Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 26

La bibliothèque libre.

XXVI. la Martinique peut-elle être conquiſe ?

Encore eſt-elle exposée à l’invaſion. Mais quoique cent endroits de ſes côtes offrent à l’ennemi les facilités d’une deſcente, il ne l’y fera pas. Elle lui deviendroit inutile, par l’impoſſibilité de tranſporter à travers un pays extrêmement haché, ſon artillerie & ſes munitions au fort Royal qui fait toute la défenſe de la colonie. C’eſt vers ce parage ſeul qu’il tournera ſes voiles.

Au devant de ce chef-lieu, eſt un port célèbre ſitué ſur la partie latérale d’une large baie, dans laquelle on ne s’enfonce qu’en courant des bordées, qui doivent décider du ſort de tout vaiſſeau forcé d’éviter le combat. S’il a le déſavantage d’être dégréé, de n’être qu’un mauvais boulinier, d’eſſuyer quelque accident de la variation des rafales, des courans & des raz de marée ; il tombera dans les mains d’un aſſaillant qui ſaura louvoyer plus heureuſement. La fortereſſe même peut devenir le témoin inutile & honteux de la défaite d’une eſcadre ; comme elle l’a été cent fois de la priſe des navires marchands.

L’intérieur du port eſt détérioré, depuis que, pour oppoſer une digue aux Anglois dans la dernière guerre, on y a fait couler à fond les carcaſſes de pluſieurs navires. On a relevé ces bâtimens : mais il reſte beaucoup de dépenſes à faire, pour voir diſparoître les amas de ſable qui s’étoient élevés autour d’eux, & pour remettre les choſes dans l’état où elles étoient. Ces travaux ne ſouffriront ni délai, ni retardement ; puiſque le port, quoique d’une grandeur médiocre, eſt le ſeul où les vaiſſeaux de tous les rangs puiſſent hiverner ; le ſeul où ils trouveront des mâts, des voiles, des cordages, & une grande facilité à ſe procurer de l’eau excellente qui y arrive de plus d’une lieue, par un canal très-bien entendu.

C’eſt à ſon voiſinage que l’aſſaillant fera toujours ſon débarquement, ſans qu’il ſoit poſſible de l’en empêcher, quelques précautions que l’on prenne. La guerre de campagne qu’on pourroit lui oppoſer ne ſeroit pas longue ; & l’on ſeroit bientôt réduit à s’enſevelir dans des fortifications.

Autrefois elles ſe réduiſoient à celles du fort Royal, où l’ignorance avoit fait enfouir ſous une chaîne de montagnes des dépenſes extravagantes. Tout l’art des plus habiles ingénieurs n’a pu donner une grande force de réſiſtance à des ouvrages conſtruits au haſard par l’incapacité même, ſans aucun plan ſuivi. Il a fallu ſe borner à ajouter un chemin couvert, un rempart, & des flancs aux parties de la place qui en étoient ſuſceptibles. Cependant le travail le plus important a été de creuſer dans le roc, qui ſe prête aisément à tout ce qu’on en veut faire, des ſouterreins aérés, ſains, propres à mettre en sûreté les munitions de guerre & de bouche, les malades, les ſoldats, ceux des habitans à qui l’attachement pour la métropole, inſpireroit le courage de défendre la colonie. On a pensé que des hommes qui, après avoir bravé les périls ſur un rempart, trouveroient un repos aſſuré dans ces ſouterreins, y oublieraient aisément leurs peines, & ſe préſenteroient avec une nouvelle vigueur aux aſſauts de l’ennemi. Cette idée eſt heureuſe & ſage. Elle appartient, ſi ce n’eſt pas à un gouvernement patriotique, du moins à quelque miniſtre éclairé par un eſprit d’humanité.

Mais la bravoure qu’elle doit exciter ne ſuffiſoit pas pour conſerver une place qui eſt dominée de tous les côtés. On a donc cru qu’il falloit chercher une poſition plus avantageuſe ; & on l’a trouvée dans le morne Garnier, plus haut de trente-cinq à quarante pieds que les points les plus élevés du Patate, du Tartanſon & du Cartouche, qui tous plongent ſur le fort Royal.

Sur cette élévation, a été conſtruite une citadelle composée de quatre baſtions. Ceux du front, le chemin couvert, les citernes, les magaſins à poudre, tous ces moyens de défenſe ſont prêts. Il ne reſte plus à conſtruire que les cazernes & quelques autres bâtimens civils. Alors, quand même les redoutes & les batteries établies pour réduire l’ennemi à aller faire ſa deſcente plus loin que l’ance à la caſe où il a pris terre à la dernière invaſion, n’opéreroient pas l’effet qu’on s’en eſt promis, la colonie oppoſeroit une réſiſtance d’environ trois mois. Quinze cens hommes défendront Garnier trente ou trente-ſix jours contre une armée de quinze mille hommes ; & douze cens hommes ſe ſoutiendront vingt ou vingt-cinq jours dans le fort Royal, qui ne peut être aſſailli qu’après la priſe de Garnier. Voilà ce qu’on peut attendre d’une dépenſe de 10 000 000 de liv.

Une dépenſe ſi conſidérable a paru déplacée à ceux qui étoient que c’eſt à la marine ſeule de protéger les colonies. Dans l’impuiſſance où l’on étoit, diſent-ils, d’élever en même tems des fortifications & de conſtruire des vaiſſeaux ; il falloit préférer les moyens de première néceſſité, à des reſſources qui ne ſont que du ſecond ordre. S’il eſt ſur-tout dans le caractère de l’impétuoſité Françoiſe d’attaquer plutôt que de ſe défendre, c’eſt à elle de détruire des fortereſſes & non d’en conſtruire ; ou plutôt il ne lui convient d’élever que de ces remparts aîlés & mobiles qui vont porter la guerre, au lieu de l’attendre. Toute puiſſance qui aſpire au commerce, aux colonies, doit avoir des vaiſſeaux qui enfantent des hommes & des richeſſes, qui augmente la population & la circulation, tandis que des baſtions & des ſoldats ne ſervent qu’à conſumer des forces & des vivres. Ce que la cour de Verſailles peut ſe promettre des dépenſes qu’elle a faites à la Martinique : c’eſt que ſi cette iſle eſt attaquée par le ſeul ennemi qui ſoit à craindre, on aura le tems de la ſecourir. Le génie Anglois va lentement dans les ſièges. Il marche toujours en règle. Rien ne le détourne d’achever les ouvrages d’où dépend la sûreté des aſſaillans. La vie du ſoldat lui eſt plus précieuſe que le tems. Peut-être cette maxime, ſi ſensée en elle-même, n’eſt-elle pas bien appliquée dans le climat dévorant de l’Amérique : mais c’eſt la maxime d’un peuple chez lequel le ſoldat eſt un homme au ſervice de l’état, & non pas un mercenaire aux gages du prince. Quoi qu’il en ſoit du ſort à venir de la Martinique, il eſt tems de connoître le ſort actuel de la Guadeloupe.