Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 32

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XXXII. Meſures priſes par la France pour préſerver la Guadeloupe de l’invaſion.

Mais la France peut-elle s’aſſurer de jouir long-tems & tranquillement de cette poſſeſſion ? Si l’ennemi qui attaqueroit la colonie ne vouloit que ravager la Grande-Terre, y enlever les eſclaves & les beſtiaux, il ſeroit impoſſible de l’en empêcher, ou même de l’en punir, à moins qu’on ne lui opposât une armée. Le fort Louis, qui défend cette partie de l’établiſſement, n’eſt qu’un misérable fort à étoile, incapable d’une réſiſtance un peu opiniâtre. Tout ce que l’on pourroit ſe promettre, ce ſeroit d’empêcher que la dévaſtation ne s’étendît plus loin. La nature du pays offre pluſieurs portions plus heureuſes les unes que les autres, pour arrêter sûrement un aſſaillant, quelle que ſoit ſa valeur, quelles que ſoient ſes forces. Il ſeroit donc obligé de ſe rembarquer, pour aller attaquer la Guadeloupe proprement dite.

Sa deſcente ne pourroit s’opérer qu’à la baie des Trois-Rivières & à celle du Baillif ; ou plutôt ces deux endroits ſeroient plus avantageux au ſuccès de ſon entrepriſe, parce qu’ils l’approcheroient plus près que tous les autres du fort Saint-Charles de la Baſſe-terre, & qu’ils lui préſenteroient moins d’obſtacles à ſurmonter.

Qu’il préfère de ces deux plages celle qu’il lui plaira, il ne trouvera en arrivant à terre, qu’un terrein couvert de bois, coupé de rivières, de chemins creux, de gorges, d’eſcarpemens, qu’il faudra paſſer ſous le feu des partis François. Lorſque, par la ſupériorité de ſes forces, il aura vaincu ces difficultés, il ſera arrêté par la hauteur du grand Camp. C’eſt un plateau que la nature a entouré de la rivière du Gallion, & de ravines effroyables. L’art y a ajouté des parapets, des barbettes, des flancs, des embrâſures, pour donner à l’artillerie qu’on y a placée la meilleure direction qu’il étoit poſſible. Ce retranchement, quoique redoutable, doit être pourtant forcé. On ne préſume pas qu’un général intelligent pût jamais ſe déterminer à laiſſer derrière lui un poſte de cette nature. Ses convois ſeroient trop exposés, & il ne pourroit que difficilement ſe procurer tout ce qui eſt néceſſaire pour ſes opérations du ſiège du fort Saint-Charles.

Si ceux qui furent chargés les premiers de mettre en sûreté la Guadeloupe, euſſent été gens de guerre, ou même ſimplement ingénieurs, ils n’auroient pas manqué de prendre la poſition qui ſe trouve entre la rivière de la grande Anſe & celle du Gallion, pour leur point à fortifier. Leur place auroit eu du côté de la mer un front qui auroit renfermé un baſſin capable de contenir une quarantaine de navires, qui eût inquiété les vaiſſeaux ennemis au large, & qui eût été lui-même hors d’inſulte. Ses fronts, du côté des rivières de la Grande-Anſe & du Gallion euſſent été inacceſſibles, étant aſſis ſur le ſommet de deux eſcarpemens fort roides. Le quatrième front auroit été le ſeul attaquable, & il étoit aisé de le renforcer autant qu’on auroit voulu.

En ſe déterminant à la poſition actuelle du fort Saint-Charles, les ouvrages qu’on y conſtruiſit auroient dû au moins ſe flanquer, ſe défiler réciproquement de la mer & des hauteurs. Mais on s’éloigna ſi fort des bons principes, que les feux des fortifications furent tout-à-fait mal dirigés, que l’intérieur des ouvrages étoit vu à découvert de toutes parts, qu’on pouvoit battre les revêtemens par le pied.

Tel étoit le fort Saint-Charles, lorſqu’en 1764 on voulut s’occuper du ſin de le mettre en état de défenſe. Peut-être eût-il convenu de le raſer, & de placer les nouvelles fortifications ſur la poſition qu’on a indiquée. On ſe borna à revêtir d’ouvrages extérieurs le mauvais fort élevé par des mains mal habiles ; d’y ajouter deux baſtions du côté de la mer ; un bon chemin couvert qui règne tout autour avec des glacis, partie coupés & partie en pente douce ; deux grandes places d’armes rentrantes, ayant chacune un bon réduit, & derrière elles de bonnes tenailles, avec caponnières & poternes de communication au corps de la place ; deux redoutes, l’une ſur la prolongation de la capitale de l’une des deux places d’armes, & l’autre à l’extrémité d’un excellent retranchement fait le long de la rivière du Gallion, & dont le terre-plein eſt défendu par le canon tiré d’un autre retranchement fait ſur le ſommet de l’eſcarpement du bord opposé de la même rivière ; des foſſés larges & profonds ; une citerne & un magaſin à poudre, à l’épreuve de la bombe ; enfin, aſſez de ſouterreins pour loger le tiers de la garniſon. Tous ces dehors bien entendus, ajoutés au fort, mettront un commandant actif & expérimenté, en état de ſoutenir avec deux mille hommes, un ſiège de deux mois, & peut-être davantage. Quoi qu’il en puiſſe être de la réſiſtance qu’oppoſera la Guadeloupe aux attaques de ſes ennemis, il eſt tems de s’occuper de Saint-Domingue.