Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 47

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XLVII. La partie de S. Domingue occupée par les François peut être attaquée par les Eſpagnols qui en poſſèdent l’autre partie.

Les meſures qu’il conviendroit de prendre, pour prévenir les ravages qu’il ſeroit poſſible aux Eſpagnols de commettre dans l’intérieur de Saint-Domingue, méritent auſſi quelque attention.

La Caſtille, qui occupe encore les deux tiers de cette iſle, la poſſédoit toute entière, lorſqu’un peu avant le milieu du dernier ſiècle, quelques François hardis & entreprenans allèrent y chercher un refuge contre les loix ou contre la misère. On voulut les repouſſer ; &, quoique ſans autre appui que leur courage, ils ne craignirent pas de ſoutenir la guerre contre un peuple armé ſous une autorité régulière. Ils furent avoués de leur nation, lorſqu’on les crut aſſez forts pour ſe maintenir dans leurs uſurpations ; & on leur envoya un chef. Le brave homme, qui fut choiſi pour commander le premier à ces intrépides aventuriers, ſe pénétra de leur eſprit au point de propoſer à ſa cour la conquête de l’iſle entière. Il répondoit ſur ſa tête du ſuccès de cette entrepriſe, pourvu qu’on lui envoyât une eſcadre aſſez forte, pour bloquer le port de la capitale.

Pour avoir négligé un projet d’une exécution plus sûre & plus facile qu’elle ne le paroiſſoit de loin, le miniſtère de Verſailles laiſſa ſes ſujets exposés à des attaques continuelles. Ce n’eſt pas qu’on ne les repouſſât conſtamment avec ſuccès, qu’on ne portât même la déſolation ſur le territoire ennemi : mais ces hoſtilités nourriſſoient dans l’âme des nouveaux colons l’amour du brigandage ; elles les détournoient des travaux utiles & arrêtoient les progrés de la culture, qui doit être le but de toute ſociété bien dirigée.

La faute qu’avoit faite la France, en ſe refuſant à l’acquiſition de l’iſle entière, l’expoſa au péril de perdre ce qu’elle y poſſédoit. Pendant que cette couronne étoit occupée à ſoutenir la guerre de 1688 contre toute l’Europe, les Eſpagnols & les Anglois, qui craignoient également de la voir ſolidement établie à Saint-Domingue, unirent leurs forces pour l’en chaſſer. Le début de leurs opérations leur faiſoit eſpérer un ſuccès complet, lorſqu’ils ſe brouillèrent d’une manière irréconciliable. Ducaſſe, qui conduiſoit la colonie avec de grands talens & beaucoup de gloire, profita de leur diviſion pour les attaquer ſucceſſivement. D’abord, il inſulta la Jamaïque, où tout fut mis à feu & à ſang. De-là ſes armes alloient ſe tourner contre San-Domingo, dont il étoit comme aſſuré de ſe rendre maître ; lorſque les ordres de ſa cour arrêtèrent cette expédition.

La maiſon de Bourbon monta ſur le trône d’Eſpagne, & la nation Françoiſe perdit l’Eſpérance de conquérir Saint-Domingue. Les hoſtilités que les traités d’Aix-la-Chapelle, de Nimègue & de Riſwick, n’y avoient pas même ſuſpendues, ceſſèrent enfin entre deux peuples qui ne pouvoient s’aimer. Celui qui avoit établi des cultures tira quelque avantage de ce rapprochement. Depuis un tems ſes eſclaves profitoient des diviſions nationales, pour briſer leurs chaînes, & ſe retirer dans un territoire où ils trouvoient la liberté ſans travail. Cette déſertion fut ralentie par l’obligation que contractèrent les Eſpagnols, de ramener les tranſfuges à leurs voiſins pour la ſomme de 250 livres par tête. Quoique la convention ne fût pas trop exactement obſervée, elle devint un frein puiſſant juſques aux brouilleries qui divisèrent les deux nations en 1718. À cette époque les nègres quittèrent en foule leurs ateliers. Cette perte fît revivre dans l’âme des François le projet de chaſſer entièrement de l’iſle, des voiſins preſque auſſi dangereux par leur indolence même, que d’autres l’auroient été par leur inquiétude. La guerre ne dura pas aſſez longtems pour amener cette révolution. À la fin des troubles, Philippe V ordonna de reſtituer tout ce qu’on pourroit ramaſſer d’eſclaves fugitifs. On les avoit embarqués pour les conduire à leurs anciens maîtres ; lorſque le peuple ſoulevé les remit en liberté, par un de ces mouvemens qu’on ne ſauroit déſapprouver, s’il eût été inſpiré par l’amour de l’humanité, plutôt que par la haine nationale. Il ſera toujours beau de voir des peuples révoltés contre l’eſclavage des nègres. Ceux-ci s’enfoncèrent, dit-on, dans des montagnes inacceſſibles, où ils ſe ſont multipliés au point d’offrir un aſyle aſſuré à tous les eſclaves qui peuvent les y aller joindre. C’eſt-là, que, grâces à la cruauté des nations civilisées, ils deviennent libres & féroces comme des tigres ; dans l’attente peut-être d’un chef & d’un conquérant qui rétabliſſe les droits de l’humanité violée, en s’emparant d’une iſle que la nature ſemble avoir deſtinée aux eſclaves qui la cultivent, & non aux tyrans qui l’arroſent du ſang de ces victimes.

Les combinaiſons actuelles de la politique n’ordonnent pas que l’Eſpagne & la France ſe faſſent la guerre. Si quelque événement mettoit les deux nations aux priſes, malgré le pacte des couronnes ; ce ſeroit vraiſemblablement un feu paſſager, qui ne donneroit ni le loiſir, ni le projet de faire des conquêtes qu’on ſeroit obligé de reſtituer. Les entrepriſes, de part & d’autre, ſe réduiroient donc à des ravages. Mais alors la nation qui ne cultive pas, du moins à Saint-Domingue, ſe trouveroit redoutable par ſa misère même, à celle dont la culture a fait des progrès. Un gouverneur Caſtillan ſentoit ſi bien l’avantage que lui donnoient l’indolence & la pauvreté des ſiens, qu’il écrivit au commandant François que, s’il le forçoit à une invaſion, il détruiroit plus dans une lieue, qu’on ne le pourrait faire en dévaſtant tout le pays ſoumis à ſes ordres.

Cette poſition démontre que, ſi l’Europe voyoit commencer les hoſtilités entre les deux peuples, le plus actif devroit demander la neutralité pour cette iſle. Il aurait dû même, dit-on ſouvent, ſolliciter la ceſſion abſolue d’un territoire inutile ou onéreux à ſon poſſeſſeur. Nous ignorons ſi la cour de Verſailles a jamais manifeſté cette ambition. Mais combien il falloit ſuppoſer le miniſtère Eſpagnol éloigné de cette complaiſance, quand il ſe montroit ſi difficile ſur la fixation des limites confuſes & incertaines des deux nations ! Ce traité, vivement déſiré, long-tems projeté, entamé même à pluſieurs repriſes, a été enfin conclu en 1776.