Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 48

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XLVIII. Les limites entre l’Eſpagne & la France ont-elles été judicieuſement fixées à S. Domingue ?

Quelle devoit être la baſe d’une négociation juſte & raiſonnable ? l’état des poſſeſſions en 1700. À cette époque, les deux peuples, devenus amis, reſtèrent de droit les maîtres de tous les terreins qu’ils occupoient. Les uſurpations que peuvent avoir faites depuis les ſujets d’une des couronnes, ſont des entrepriſes de particulier à particulier. Pour avoir été tolérées, elles n’ont pas été légitimées. Aucune convention directe ou indirecte ne leur a imprimé le ſceau de l’approbation publique.

Or, des faits inconteſtables prouvent qu’au commencement du ſiècle, & même pluſieurs années auparavant, les poſſeſſions Françoiſes, aujourd’hui bornées au Nord par une des branches de la rivière du Maſſacre, s’étendoient juſqu’à celle de Reboue ; qu’au Sud ces limites, actuellement arrêtées à l’Anſe-à-Pitre, ſe prolongeoient juſqu’à la rivière de Neybe. Cette ſurprenante révolution s’opéra par une ſuite naturelle du ſyſtême économique des deux peuples voiſins. L’un devenu de plus en plus agricole, ſe rapprocha des ports où ſes denrées devoient trouver un débit sûr & avantageux. L’autre, reſté toujours paſteur, occupa les plages abandonnées, pour élever de plus nombreux troupeaux. Par la nature des choſes, les pâturages ſe ſont étendus ; & les champs ſe ſont rétrécis, du moins rapprochés.

Une négociation, convenablement dirigée, auroit rétabli la France dans la ſituation où elle étoit, lorſqu’elle donna un roi aux Eſpagnols. C’étoit le vœu de la juſtice ; c’étoit le vœu de la raiſon qui ne vouloit pas que des colons actifs & qui rendent utile la terre qu’ils fécondent, fuſſent immolés à un petit nombre de vagabonds, qui conſomment ſans reproduire. Cependant, par une politique dont les reſſorts nous ſont inconnus, la cour de Verſailles a renoncé à ce qu’elle avoit poſſédé anciennement, pour ſe réduire à ce qu’elle poſſédoit aux bords de la mer, à l’époque de la convention. Mais cette puiſſance a-t-elle du moins regagné dans l’intérieur des terres ce qu’elle ſacrifioit ſur la côte ? S’il faut le dire ; le moindre dédommagement ne lui a pas été accordé.

Avant le traité, la colonie Françoiſe formoit une eſpèce de croiſſant, dont la convexité produiſoit autour des montagnes un développement de deux cens cinquante lieues de côte, au Nord, à l’Oueſt, au Sud de l’iſle. C’eſt le même ordre de choſes, depuis que les limites ont été réglées. On reviendra un peu plutôt, un peu plus tard ſur cet arrangement, par une raiſon qui doit faire taire toutes les autres conſidérations.

Les établiſſemens François de l’Oueſt & du Sud ſont séparés de ceux du Nord par le territoire Eſpagnol. L’impoſſibilité où ils ſont de ſe ſecourir, les expoſe séparément à l’invaſion d’une puiſſance également ennemie des deux nations. Un intérêt commun déterminera la cour de Madrid à fixer les bornes, de manière que ſon allié y trouve les commodités dont elle a beſoin pour ſa défenſe. Or, cela ne ſe fera jamais, à moins qu’une ligne de démarcation, tirée des deux points arrêtés ſur les rives de l’Océan, ne détermine les propriétés des deux peuples. Inutilement, l’Eſpagne accorderoit pour toujours à ſon voiſin la liberté de traverſer ſes états, comme elle le lui permit paſſagèrement en 1748. Cette complaiſance ne ſerviroit de rien. Cet eſpace, de quinze & de vingt lieues, eſt coupé par des montagnes ſi eſcarpées, par des forêts ſi épaiſſes, par des ravins ſi profonds, par des rivières ſi capricieuſes, qu’il eſt militairement impraticable dans ſa ſituation actuelle. Pour le rendre utile, il faudroit de grands travaux ; & ces travaux ne ſeront jamais ordonnés que par une couronne qui opérera ſur ſon domaine. La cour de Madrid ſe déterminera d’autant plus aisément à céder cette communication, ſi néceſſaire à une nation qui fait cauſe commune avec elle, que ce terrein intermédiaire n’a que peu de valeur. Il eſt inégal, peu fertile & fort éloigné de la mer. On n’y voit que quelques troupeaux épars. Cependant les propriétaires de ce ſol inculte ſeront dédommagés par la France avec une généroſité qui étouffera tous les regrets.