Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 25

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XXV. Moyens qu’a la Jamaïque pour ſe garantir de l’invaſion.

Les Anglois ne ſe furent pas plutôt rendus maîtres de la Jamaïque, que le ſoin de rendre cette conquête utile & de s’en aſſurer la poſſeſſion, les occupa. Les défrichemens, entrepris par les Eſpagnols, & les avantages d’une rade immenſe, sûre, commode, arrêtèrent ſagement leurs regards ſur Port-Royal. La ville qu’ils y bâtirent, quoique placée dans des ſables ſur une langue de terre très-étroite, quoique privée par la nature d’eau potable & de tous les autres ſoutiens de la vie, devint en moins de trente ans, une cité célèbre. Elle dut cet éclat au mouvement rapide, qu’y entretenoient les productions de l’iſle, le butin des Flibuſtiers, le commerce ouvert avec le continent voiſin. Il y avoit peu d’entrepôts ſur le globe, où la ſoif des richeſſes & des plaiſirs eût réuni plus d’opulence & de corruption.

Un moment détruit, le 7 juin 1692, ce brillant ſpectacle. Le ciel, d’un azur clair & ſerain, devient ſombre & rougeâtre, dans toute l’étendue de la Jamaïque. Un bruit ſourd ſe répand ſous terre, des montagnes dans la plaine. Les rochers ſe fendent. Des coteaux ſe rapprochent. À la place des monts engloutis s’élèvent des marais infects. De vaſtes forêts ſont tranſportées à pluſieurs milles de leur ſituation première. Les édifices diſparoiſſent dans des gouffres, ou tombent renversés ſur leurs fondemens. Treize mille hommes trouvent la mort dans ce tombeau de l’iſle entière ; trois mille périſſent de la contagion, qui ſuit ce fléau deſtructeur. À cette époque, la nature perd, dit-on, de ſa beauté, l’air de ſa pureté, le ſol de ſa fertilité. Les Européens apprennent de ce phénomène épouvantable, ou ils ne l’apprendront jamais, à ne pas ſe repoſer ſur la poſſeſſion d’un monde qui chancelle ſous leurs pieds, qui ſemble ſe dérober à leurs avides mains.

Dans ce déſordre général. Port-Royal voit enſevelis dans les flots irrités, ou jetés au loin ſur des plages déſolées, les nombreux vaiſſeaux, dont les orgueilleux pavilsous le rendoient si fier. La ville elle-même est détruite & submergée. Vainement on la tire de ses débris. Téméraires travaux ! un nouvel ouragan renverse ses murs renaissans. Port-Royal, comme Jérusalem, ne peut être réédifié. La terre ne se laisse creuser, que pour l’engloutir encore. Par une singularité, qui confond tous les efforts & les raisonnemens de l’homme, les seules maisons qui échappent au nouveau bouleversement, restent bâties à l’extrémité d’une pointe infiniment étroite, qui s’avance plusieurs milles dans la mer : comme si l’inconstance de l’océan eût offert une base solide à des édifices que la terre-ferme sembloit rejeter.

Les habitans de Port-Royal, découragés par ces calamités répétées, se réfugient à Kingstown, situé sur la même baie. Bientôt leur activité & leur industrie, font de ce bourg, jusqu’alors obscur, une ville agréable & florissante. Les affaires même y sont peu-à-peu devenues plus vives qu’elles ne le furent à aucune époque dans les marchés qu’elle a remplacés ; parce que la colonie a plus gagné par l’augmentation de ses cultures, qu’elle n’a perdu par la diminution de ſon commerce interlope.

Cependant Port-Royal n’avoit jamais été, & Kingſtown ne devenoit pas la capitale de l’iſle. Sant-Yago de la Vega, que les Anglois ont appelé Spaniſh-Town, continuoit à jouir de cette utile prérogative. Cette ville, bâtie par les Eſpagnols à quelques milles de la mer, ſur la rivière de Cobre, la plus conſidérable du pays, ſans être navigable, étoit toujours le ſiège du corps légiſlatif, du gouverneur général, des tribunaux de juſtice, & par conséquent le séjour des colons les plus riches.

L’amiral Knowles jugea cet arrangement contraire au bien public ; &, en 1756, il fit décider par l’aſſemblée générale, que tous les reſſorts, tous les pouvoirs de l’adminiſtration, ſeroient réunis à Kingſtown. Des haines perſonnelles contre l’auteur du projet ; la dureté des meſures qu’il employoit à l’exécution ; l’attachement qu’on prend pour les lieux comme pour les choſes même ; une foule d’intérêts particuliers, que la révolution devoir néceſſairement bleſſer : toutes ces cauſes inſpirèrent à beaucoup de colons un éloignement invincible pour une innovation qui pouvoit bien avoir quelques inconvéniens : mais qui étoit appuyée ſur des raiſons déciſives & qui préſentoit de grands avantages. Les entraves, dont les oppoſans embarraſſèrent le nouveau ſyſtême, n’arrêtèrent pas l’autorité. Ce fut même le tems qu’elle choiſit pour réparer le fort Charles, qui ſert de citadelle à Port-Royal, & pour augmenter de l’autre côté de la baie les fortifications très-bien entendues de Moſquito-Point, qui dominent le canal où doivent paſſer les bâtimens deſtinés pour Kingſtown. Si au lieu d’entrer dans la baie, l’ennemi vouloit débarquer au nord de la nouvelle capitale, il ſe trouveroit arrêté dans ſa marche par Zock, fort conſtruit avec intelligence & entretenu avec ſoin dans un défilé très-ſerré, à une lieue de la ville. Dans ces différens ouvrages & dans quelques autres poſtes moins importans, ſont habituellement répartis deux régimens. Ils reçoivent une ſolde de la métropole : mais la colonie y ajoute une gratification journalière de douze ſols pour chaque ſoldat, & une gratification double pour tout officier. Ces troupes, fuſſent-elles auſſi bonnes qu’elles ſont mauvaiſes, ne préſerveroient pas l’iſle de l’invaſion & ſeroient bientôt réduites à capituler devant des forces navales, ſupérieures à celles qu’on auroit deſtinées pour les appuyer.

Quand même la Jamaïque pourroit ſe garantir des malheurs d’une invaſion étrangère, elle n’en reſteroit pas moins exposée à des dangers domeſtiques, plus à craindre encore.