Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 26

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XXVI. Dangers qui menacent la Jamaïque dans ſon propre ſein.

Lorſque les Eſpagnols furent obligés d’abandonner la Jamaïque à l’Angleterre, ils y laiſſèrent un aſſez grand nombre de nègres & de mulâtres, qui, las de leur eſclavage, prirent la réſolution de ſauver, dans les montagnes, une liberté que ſembloit leur offrir la fuite de leurs tyrans vaincus. Après avoir établi des réglemens qui devoient aſſurer leur union, ils plantèrent du maïs & du cacao dans les lieux les plus inacceſſibles de leur retraite. Mais l’impoſſibilité de ſubſiſter juſqu’au tems de leur récolte, les força de deſcendre dans la plaine, pour y dérober des vivres. Le conquérant ſouffrit ce pillage d’autant plus impatiemment, qu’il n’avoit rien à perdre, & déclara la guerre la plus vive à ces raviſſeurs. Pluſieurs furent maſſacrés. Le plus grand nombre ſe ſoumit. Cinquante ou ſoixante ſeulement, trouvèrent encore des rochers, pour y vivre ou mourir libres.

La politique, qui a des yeux & point d’entrailles, vouloit qu’on achevât d’exterminer ou de réduire cette poignée de fugitifs, échappés à la chaîne ou au carnage.

Mais les troupes, qui périſſoient, ou s’épuiſoient de fatigue, ne goûtèrent pas un ſyſtême de deſtruction, qui devoit leur coûter encore du ſang. On y renonça, dans la crainte de les ſoulever. Cette condeſcendance eut des ſuites funeſtes. Les eſclaves que l’horreur du travail ou la peur des châtimens, jetoit dans le déſeſpoir, ne tardèrent pas à chercher un aſyle dans les bois, où ils étoient sûrs de trouver des compagnons prêts à les aſſiſter. Le nombre des fugitifs augmenta tous les jours. On les vit bientôt déſerter par eſſaims, après avoir maſſacré leurs maîtres, & dépouillé les habitations, qu’ils livroient aux flammes. Inutilement on employoit contre eux des partiſans actifs, auxquels on aſſura 900 livres pour chaque noir maſſacré, dont ils préſenteroient la tête. Cette rigueur ne changea rien ; & la défection n’en devint que plus générale.

Le nombre des rebelles accrut leur audace ; Juſqu’en 1690, ils s’étoient bornés à fuir. Mais enfin ſe croyant aſſez forts, même pour attaquer, on les vit fondre par bandes séparées ſur les plantations Angloiſes, où ils firent des dégâts horribles. En vain furent-ils repouſſés avec perte dans leurs montagnes ; en vain pour les y contenir, conſtruiſit-on des forts de diſtance en diſtance, avec des corps-de-garde : malgré ces précautions, les ravages recommencèrent à diverſes repriſes. Le reſſentiment de la nature violée par une police barbare, mit tant de fureur dans l’âme des noirs, achetés par les blancs, que ceux-ci, pour couper, diſoient-ils, la racine du mal, réſolurent, en 1735, d’employer toutes les forces de la colonie, à détruire un ennemi juſtement implacable.

Auſſi-tôt les loix militaires prennent la place de toute adminiſtration civile. Tous les colons ſe partagent en corps de troupes. On ſe met en mouvement ; on marche aux rebelles, par différentes routes. Un parti ſe charge d’attaquer la ville de Nauny, que les noirs avoient bâtie eux-mêmes dans les montagnes bleues. Avec du canon, on réussit à réduire une place construite sans règles, défendue sans artillerie. Mais les autres entreprises n’ont qu’un succès équivoque, ou balancé par des pertes. Les esclaves plus glorieux d’un triomphe qu’abattus de dix revers, s’enorgueillissent de ne plus voir dans leurs tyrans que des ennemis à combattre. S’ils sont vaincus, ce n’est pas sans vengeance. Leur sang est au moins confondu avec celui de leurs barbares maîtres. Ils vont au-devant de l’épée de l’Européen, pour lui plonger un poignard dans le cœur. Les réfugiés, forcés de céder au nombre ou à l’adresse, se retranchent dans des lieux inaccessibles, & s’y dispersent en petites troupes résolus de n’en plus sortir, & bien assurés d’y vaincre. Après neuf mois de combats & de courses, on abandonne enfin le projet de les soumettre.

Ainsi l’emportera tôt ou tard, sur des armées nombreuses, aguerries, & même disciplinées, un peuple défefpéré par l’atrocité de la tyrannie ou l’injustice de la conquête, 5’il a le courage de souffrir la faim plutôt que le joug ; s’il joint à l’horreur d’être aſſervi, la réſolution de mourir ; s’il aime mieux être effacé du nombre des peuples, que d’augmenter celui des eſclaves. Qu’il cède la plaine à la multitude des troupes, à l’attirail des armes, à l’étalage des vivres, des munitions & des hôpitaux, & qu’il ſe retire au cœur des montagnes, ſans bagage, ſans toit, ſans proviſions ; la nature ſaura bien l’y nourrir & l’y défendre. Qu’il y reſte, s’il le faut des années, pour attendre que le climat, la chaleur, l’oiſiveté, la débauche aient dévoré ou conſumé ces camps nombreux d’étrangers, qui n’ont ni butin à eſpérer, ni gloire à recueillir. Qu’il deſcende quelquefois avec les torrens, pour ſurprendre l’ennemi dans ſes tentes, & ravager ſes lignes. Qu’il brave enfin les noms injurieux de brigand & d’aſſaſſin, que lui prodiguera ſans honte une grande nation, aſſez lâche pour s’armer toute entière contre une poignée d’hommes chaſſeurs, & aſſez foible pour ne pouvoir les vaincre.

Telle fut la conduite des nègres avec les Anglois. Ceux-ci rebutés de courſes & d’armemens inutiles, tombèrent dans un découſagement univerſel. Les plus pauvres d’entre eux n’oſoient accepter les terreins, que le gouvernement leur offroit au voiſinage des montagnes. Des établiſſemens plus éloignés des rebelles aguerris, furent négligés, ou même abandonnés. Pluſieurs endroits de l’iſle, qui, par leur aſpect, annonçoient le plus de fécondité, reſtèrent dans leur état inculte.

Dans cette ſituation, Trelaunay fut chargé de l’adminiſtration de la colonie. Ce gouverneur ſage & ſans doute humain, ne tarda pas à ſentir que des hommes, qui, depuis près d’un ſiècle, vivoient de fruits ſauvages, nus, exposés à toutes les injures de l’air ; qui, toujours aux priſes avec un aſſaillant plus fort & mieux armé, ne ceſſoient de combattre pour la défenſe de leur liberté, ne ſeroient jamais réduits par la force ouverte. Il eut donc recours aux voies de conciliation. On leur offrit, non-ſeulement des terres en propriété, mais la liberté, mais l’indépendance. Ces ouvertures furent accueillies favorablement. Le traité conclu avec eux en 1739, porta que le chef qu’ils choiſiroient eux-mêmes, recevrait ſa commiſſion du gouvernement Anglois ; qu’il ſe rendroit tous les ans dans la capitale de la colonie, s’il en étoit requis ; que deux blancs réſideroient habituellement auprès de lui, pour maintenir une harmonie utile aux deux nations ; & qu’il prendroit les armes avec tous les ſiens, ſi la colonie étoit jamais attaquée.

Tandis que Trelaunay faiſoit cet accommodement au nom de la couronne, l’aſſemblée générale de la colonie propoſa ſon arrangement particulier. Dans ce ſecond accord, le nouveau peuple s’engagea à ne plus donner de retraite aux eſclaves fugitifs ; & on lui aſſura une ſomme fixe pour chaque déſerteur qu’il dénonceroit, une récompenſe plus conſidérable pour ceux qu’il rameneroit dans leurs plantations. Depuis ce pacte honteux, la petite république rétrograda toujours. Elle ne compte plus dans ſon ſein que treize cens individus, hommes, femmes, enfans, répartis dans cinq ou ſix villages.

Soit que ce qui venoit de ſe paſſer eût inſpiré de l’audace, ou que la dureté du joug Anglois eût ſoulevé la haîne, les nègres eſclaves réſolurent d’être libres auſſi. Pendant que la guerre d’Europe embrasoit l’Amérique, ces malheureux convinrent, en 1760, de prendre tous les armes le même jour, de massacrer leurs tyrans, & de s’emparer du gouvernement. Mais l’impatience de la liberté déconcerta l’unanimité du complot, en prévenant le moment de l’exécution. Quelques-uns des conspirateurs mirent, avant le tems convenu, le feu aux habitations, en poignardèrent les maîtres ; & ne se voyant pas en état de résister à toutes les forces de l’isle, que leur entreprise prématurée avoit réunies en un moment, ils se réfugièrent dans les montagnes. De cet asyle impénétrable, ils ne cessèrent de faire des sorties meurtrières & destructives. Les Anglois, dans leur désespoir, furent réduits à rechercher à prix d’argent, le secours des nègres sauvages, dont ils avoient été forcés de reconnoître l’indépendance par le sceau d’un traité. On leur promit une forte somme, pour la tête de chaque esclave qu’ils auroient tué de leur main. Ces lâches Africains, indignes de la liberté qu’ils avoient recouvrée, n’eurent pas honte de vendre le sang de leurs frères : ils les poursuivirent, ils en tuèrent un grand nombre par ſurpriſe. Enfin les conjurés affoiblis & trahis par leur propre race, reſtèrent long-tems dans le ſilence & l’inaction.

On croyoit le feu de la conſpiration éteint ſans retour, lorſque les révoltés accrus par le renfort des déſerteurs qui s’étoient échappés de diverſes plantations, reparurent avec une nouvelle fureur. Les troupes réglées, les milices, un corps nombreux de matelots, tout ſe réunit contre des eſclaves. On les combattit, on les vainquit en pluſieurs rencontres. Il y en eut beaucoup de tués & de pris. Le reſte ſe diſperſa dans les bois & dans les rochers. Tous les priſonniers furent fuſillés, pendus ou brûlés. Ceux qu’on croyoit les auteurs de la conſpiration furent attachés vivans à des gibets où ils périrent lentement, exposés & conſumés au ſoleil ardent de la Zone-Torride, ſupplice plus cuiſant, plus affreux que celui du bûcher. Cependant leurs tyrans ſavouroient avec avidité les tourmens de ces misérables, dont le ſeul crime étoit d’avoir voulu recouvrer par la vengeance des droits que l’avarice & l’inhumanité leur avoient ravis.

Le même eſprit de barbarie dicta les meſures qu’on prit pour prévenir de nouveaux ſoulèvemens. Un eſclave eſt fuſtigé dans les places publiques, s’il joue à quelque jeu que ce ſoit, s’il oſe aller à la chaſſe, ou s’il vend autre choſe que du lait ou du poiſſon. Il ne peut ſortir de l’habitation où il ſert, ſans être accompagné d’un blanc, ou ſans une permiſſion par écrit. S’il bat du tambour, ou s’il fait uſage de quelque inſtrument bruyant, ſon maître ſera condamné à une amende de 225 liv. C’eſt ainſi que les Anglois, ce peuple ſi jaloux de ſa liberté, ſe joue de celle des autres hommes. C’eſt à cet excès de barbarie que le commerce & l’eſclavage des nègres ont dû conduire des uſurpateurs. Tels ſont les progrès de l’injuſtice & de la violence. Pour conquérir le Nouveau-Monde, il a fallu ſans doute en égorger les habitans. Pour les remplacer, il falloit acheter des nègres, ſeuls propres au climat, aux travaux de l’Amérique. Pour tranſplanter ces Africains qu’on deſtinoit à cultiver la terre ſans y rien poſſéder, il a fallu les prendre par force & les rendre eſclaves. Pour les tenir dans l’eſclavage, il faut les traiter durement. Pour empêcher ou punir les révoltes que doit exciter la dureté de la ſervitude, il faut des ſupplices, des châtimens, des loix atroces contre des hommes qui le ſont devenus.

Mais enfin la cruauté même a ſon terme dans ſa nature deſtructive. Un moment ſuffit ; une deſcente heureuſe à la Jamaïque y peut faire paſſer des armes à des hommes qui ont l’âme ulcérée, & le bras levé contre leurs oppreſſeurs. Le François qui ne ſongera qu’à nuire à ſon ennemi, ſans prévoir que la révolte des nègres dans une colonie les peut ſoulever dans toutes, ira hâter une révolution pendant la guerre. L’Anglois placé entre deux feux perdra ſa force, ſon courage, & laiſſera la Jamaïque en proie à des eſclaves & à des conquérans, qui ſe la diſputeront par de nouvelles horreurs. Voilà l’enchaînement de l’injuſtice. Elle s’attache à l’homme par des nœuds qui ne ſe rompent qu’avec le fer. Le crime engendre le crime ; le ſang attire le ſang, & la terre demeure un théâtre éternel de déſolation, de larmes, de misère & de deuil, où les générations viennent ſucceſſivement ſe baigner dans le carnage, s’arracher les entrailles, & ſe renverſer dans la pouſſière.