Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 3

La bibliothèque libre.

III. Par quels hommes furent peuplées les iſles Angloiſes.

Dans l’embrâſement univerſel, des eſprits moins ardens cherchèrent un refuge paiſible vers les iſles de l’Amérique, dont la nation Angloiſe venoit de s’emparer. La tranquilité qu’ils y trouvèrent, multiplia les émigrations. À meſure que l’incendie gagnoit la métropole, on vit les colonies s’accroître & ſe peupler. Aux citoyens qui fuyoient les factions, ſe joignirent bientôt les royaliſtes opprimés par les républicains, dont les armes avoient enfin prévalu.

Sur les traces des uns & des autres, on vit paſſer au Nouveau-Monde, ces hommes inquiets, pleins de feu, à qui de fortes paſſions donnent de grands déſirs, inſpirent des pro- jets vaſtes, qui bravent les dangers, les haſards & les travaux, dont ils ne voient que deux iſſues, la mort ou la fortune ; qui ne connoiſſent que les extrémités de l’opulence, ou de la misère : également propres à renverſer ou à ſervir la patrie, à la dévaſter ou à l’enrichir.

Les iſles furent encore l’aſyle des négocians, que le malheur de leurs affaires, ou les pourſuites de leurs créanciers, avoient réduits à l’indigence & plongés dans l’oiſiveté. Forcés de manquer à leurs engagemens, cette diſgrâce fut pour eux la route de la proſpérité. Après quelques années, on les vit rentrer avec éclat, & monter à la plus haute conſidération, dans les provinces d’où l’ignominie & un abandon univerſel les avoient bannis.

Cette reſſource étoit encore plus néceſſaire à de jeunes gens, que la première efferveſcence de l’âge des plaiſirs, avoit entraînés dans les excès de la débauche & du dérangement. S’ils n’euſſent quitté leur pays, la honte & le décri, qui ne manquent jamais de flétrir l’âme, les auroient empêchés d’y recouvrer les bonnes mœurs & l’eſtime publique. Mais dans une nouvelle terre, ou l’expérience du vice pouvoit devenir pour eux une leçon de ſageſſe, où ils n’avoient à effacer aucune impreſſion de leurs fautes, ils trouvèrent après le naufrage, une planche qui les ramena au port. Leur travail répara les déſordres de leur conduite ; & des hommes ſortis de l’Europe en brigands qui la déſhonoroient, y retournèrent honnêtes, & furent d’utiles citoyens.

Tous ces divers colons eurent à leur diſpoſition, pour défricher & cultiver leurs terres, les ſcélérats des trois royaumes d’Angleterre, qui pour des crimes capitaux, avoient mérité la mort : mais que par un eſprit de politique humaine & raiſonnée, on faiſoit vivre & travailler pour le bien de la nation. Tranſportés aux iſles, où ils devoient paſſer un certain nombre d’années dans l’eſclavage, ces malfaiteurs contractèrent dans les fers le goût du travail, & des habitudes qui les remirent ſur la voie de la fortune. On en vit qui, rendus à la ſociété par la liberté, devinrent cultivateurs, chefs de famille, & propriétaires des meilleures habitations : tant cette modération dans les loix pénales, ſi conforme à la nature humaine qui eſt foible & ſenſible, capable du bien même après le mal, s’accorde avec l’intérêt des états civilisés !