Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 4

La bibliothèque libre.

IV. Sous quelle forme d’adminiſtration s’établirent les iſles Angloiſes.

Cependant l’iſle métropolitaine étoit trop occupée de ſes diſſenſions domeſtiques, pour ſonger à donner des loix aux iſles de ſa dépendance ; & les colons n’avoient pas aſſez de lumières pour combiner eux-mêmes une légiſlation propre à une ſociété naiſſante. À meſure que la guerre civile épuroit le gouvernement de l’Angleterre, ſes colonies, ſortant des entraves de l’enfance, formèrent leur conſtitution ſur le modèle de leur mère. Dans chacun de ces établiſſemens séparés, un chef repréſente le roi ; un conſeil tient lieu des pairs ; & les députés des différens quartiers, compoſent la chambre des communes. L’aſſemblée générale fait les loix, règle les impôts, juge de l’adminiſtration. L’exécution appartient au gouverneur. Il décide encore proviſoirement ſur les affaires qu’on n’a pas prévues. Ce n’eſt, il eſt vrai, qu’avec le conſeil & à la pluralité des voix : mais comme les membres de ce corps lui doivent ordinairement leur rang, il eſt rare qu’ils traverſent ſes vues.

Pour concilier ſes intérêts avec la liberté de ſes colonies, la métropole a voulu qu’on n’y pût faire aucune loi qui contrariât les ſiennes ; elle a voulu que ſes délégués jurâſſent qu’ils ne permettroient jamais que dans les lieux ſoumis à leur autorité, on s’écartât, pour quelque cauſe que ce pût être, des réglemens imaginés pour la proſpérité de ſon commerce. Cette religion du ferment a été imaginée, parce que les iſles réglant & payant elles-mêmes la majeure partie des gages de leurs chefs, il étoit à craindre que quelques-uns de ces commandans ne cherchaſſent à exciter la libéralité par leurs complaiſances. Un autre frein a été mis à la corruption. Il faut que la rétribution accordée au gouverneur s’étende à toute la durée de ſon adminiſtration, & qu’elle ſoit l’objet du premier bill qui ſe paſſe à ſon arrivée. Ces précautions parurent cependant inſuffiſantes à quelques deſpotes. Auſſi opinèrent-ils à proſcrire un uſage qui faiſoit dépendre en quelque manière ceux qui ordonnoient des hommes qui leur étoient ſubordonnés. Le parlement ſe refuſa toujours à ce changement. Craignant avec raiſon l’orgueil & l’avarice qui font paſſer les mers, il a toujours maintenu une pratique qu’il croyoit propre à arrêter la cupidité & la tyrannie. C’eſt dans le même eſprit qu’il a décerné contre les gouverneurs qui violeroient les ſtatuts des colonies, les peines infligées en Angleterre aux infracteurs des conſtitutions nationales.

Ce corps a auſſi autorisé les iſles à entretenir dans la métropole des députés chargés de leurs intérêts. Leur fonction principale eſt d’obtenir la confirmation des ſtatuts paſſés dans les colonies. Ces actes ſont proviſoirement exécutés : mais ils n’ont force de loi que lorſqu’ils ont été approuvés par le monarque. Cette ſanction une fois obtenue, ils ne peuvent être révoqués que par l’aſſemblée de la colonie elle-même, ou par le parlement qui exerce la ſuprême autorité dans tout l’empire. Les agens des iſles ſont à Londres ce que les députés du peuple ſont dans le sénat Britannique. Malheur à l’état, s’il devenoit ſourd au cri des repréſentans, quels qu’ils ſoient. Les comtés ſe ſoulèveroient en Angleterre ; les colonies ſe détacheroient en Amérique ; les tréſors des deux mondes ſeroient perdus pour l’iſle métropolitaine. L’empire entier tomberoit dans la confuſion.

Les ſources de la félicité publique n’ont pas été juſqu’ici corrompues par ce mauvais eſprit. Les établiſſemens formés dans les Indes Occidentales, ont toujours tenu à leur patrie par les liens du ſang, par les nœuds du beſoin. Leurs cultivateurs ont eu ſans ceſſe les yeux attachés ſur une mère qui velloit à leur sûreté, qui s’occupoit de leur amélioration. Semblable à l’aigle qui ne perd jamais de vue le nid de ſes aiglons, Londres voit du ſommet de ſa tour, ſes colonies croître & proſpérer ſous ſes regards attentifs. Ses innombrables vaiſſeaux couvrant de leurs voiles orgueilleuſes un eſpace de deux mille lieues, lui forment comme un pont ſur l’océan, pour communiquer ſans relâche d’un monde à l’autre. Avec de bonnes loix qui maintiennent ce qu’elles ont établi, elle n’a pas beſoin pour garder ſes poſſeſſions éloignées de troupes réglées qui ſont toujours un fardeau peſant & ruineux. Deux corps très-foibles, fixés à Antigoa & à la Jamaïque, ſuffiſent à une nation qui penſe avec raiſon que des forces navales bien entretenues, continuellement exercées, toujours dirigées vers l’utilité publique, ſont les vraies fortifications de ces utiles établiſſemens.

Par ces ſoins bienfaiſans, qu’une politique éclairée puiſa dans l’humanité même, les iſles Angloiſes furent bientôt heureuſes, mais peu riches. Leur culture ſe bornoit au tabac, au coton, au gingembre, à l’indigo. Quelques colons entreprenans allèrent chercher au Bréſil des cannes à ſucre. Elles multiplièrent prodigieuſement, mais ſans beaucoup d’utilité. On ignoroit l’art de mettre à profit cette précieuſe plante ; & on n’en tiroit qu’un foible & mauvais produit, que l’Europe rejettoit ou n’acceptoit qu’au plus vil prix. Une ſuite de voyages à Fernambuc apprit à cultiver le tréſor qu’on y avoit enlevé ; & les Portugais qui juſqu’alors avoient ſeuls fourni le ſucre, eurent en 1650, dans un allié dont l’induſtrie leur ſembloit précaire, un rival qui devoit s’approprier un jour leurs richeſſes.