Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 45

La bibliothèque libre.

XLV. État actuel de iſles Angloiſes.

Aux Indes Occidentales, les iſles Britanniques ſont en général plus étendues que fertiles. Des montagnes, qu’on ne ſauroit cultiver, occupent beaucoup d’eſpace dans quelques-unes, & d’autres ſont formées en tout ou en partie, d’une craie très-peu productive. Les meilleures ſont défrichées depuis long-tems, & ont beſoin du ſecours des engrais imparfaits & rares dans cette partie du Nouveau-Monde. Preſque toutes ont été dépouillées des forêts qui les couvroient originairement, & ſe trouvent exposées à des séchereſſes qui ruinent ſouvent les travaux entrepris avec le plus d’attention & de dépenſe.

Auſſi l’augmentation des denrées n’a-t-elle pas proportionnellement ſuivi la multiplication des bras employés pour les obtenir. Il y a de nos jours, dans ces colonies, près de quatre cens mille eſclaves dont les ſueurs forment à peine les deux tiers du revenu qu’avec les mêmes moyens on obtient ſur un ſol plus riche.

Le nombre des blancs a diminué aſſez généralement, à meſure que celui des nous augmentoit. Ce n’eſt pas qu’il n’y eût, pour remplacer ceux qui périſſoient ou qui diſparoiſſoient avec la fortune qu’ils avoient acquiſe, autant d’hommes indigens ou désœuvrés, en Angleterre, que dans les premiers tems de l’émigration : mais cet eſprit d’aventure, que la nouveauté des objets & le concours des circonſtances avoient fait éclore, a été arrêté ou étouffé. D’un côté, l’eſpace qu’occupoient les petites cultures a été fondu ſucceſſivement dans les ſucreries qui exigent un terrein fort vaſte ; de l’autre, les propriétaires de ces grandes plantations ont réduit, le plus qu’il étoit poſſible, des agens dont les ſalaires étoient devenus un fardeau peſant.

Depuis cette révolution, les iſles Britanniques ont plus que jamais à craindre des ravages ou une invaſion. Leurs colons, tous enrégimentés, furent autrefois en force ſuffiſante pour repouſſer du moins un ennemi foible & mal armé. Si la marine de la métropole ceſſoit aujourd’hui un moment de les protéger, elles pourroient être, la plupart, emportées par un coup de main. C’eſt beaucoup que, dans l’état où elles ſont, les milices puiſſent contenir les noirs, plus malheureux ſous la domination Angloiſe que ſous aucune autre : car il ſemble que l’eſclavage ſoit d’autant plus dur chez les nations libres qu’il y eſt plus injuſte & plus étranger. Telle eſt donc la marche de l’homme vers l’indépendance, qu’après avoir ſecoué le joug, il veut l’impoſer ; & que le cœur le plus impatient de la ſervitude devient le plus amoureux de la domination !

Jamais les Indes Occidentales ne furent aſſujetties à aucun impôt par la Grande-Bretagne. Seulement en 1663, la Barbade & les autres iſles, excepté la Jamaïque, s’engagèrent librement à lui payer à perpétuité quatre & demi pour cent pour toutes celles de leurs productions qui ſeroient exportées. Une ſi grande généroſité parut depuis onéreuſe & le poids en fut allégé autant qu’il étoit poſſible. Comme cette obligation eſt acquittée avec des denrées, on ne livre guère au gouvernement que celles qui ont quelque imperfection ; & l’on n’eſt pas plus ſcrupuleux ſur le poids que ſur la qualité. De cette manière le fiſc ne reçoit que les deux tiers du don, qui lui fut anciennement accordé.

C’eſt encore trop pour des établiſſemens chargés de fournir eux-mêmes à leurs dépenſes intérieures. Elles furent très-conſidérables, lorſque ces colonies régloient leur organiſation, ou élevoient des fortifications jugées néceſſaires à leur sûreté. Les taxes étoient multipliées à cette époque ; & chaque événement fâcheux en amenoit de nouvelles, parce qu’on trouvoit plus ſage de demander des contributions au citoyen, que d’avoir recours à des engagemens publics. Le tems a diminué les beſoins. Il a fallu même pourvoir, avec plus d’économie, à ceux qui reſtoient, parce que les reſſources des cultivateurs ne ſont plus les mêmes. Les tributs ſont actuellement peu de choſe, & on pourroit les réduire encore, ſi, par une contradiction manifeſte avec l’eſprit républicain, qui eſt un eſprit de déſintéreſſement, ceux qui rempliſſent les places d’adminiſtration n’exigeoient de trop gros ſalaires.

Mais c’eſt un inconvénient inévitable chez un peuple commerçant. Libre ou non, il vient à n’aimer, à n’eſtimer que les richeſſes. La ſoif de l’or étant plus l’ouvrage de l’imagination que du beſoin, on ne ſe raſſaſie pas de tréſors comme des alimens des autres paſſions. Celles-ci ſont iſolées & n’ont qu’un tems ; elles ſe combattent ou ſe ſuccèdent. La paſſion de l’argent nourrit & ſatiſfait toutes les autres, du moins elle y ſupplée à meſure qu’elle les uſe par les moyens qu’elle fournit de les aſſouvir. Il n’eſt point d’habitude qui ſe fortifie plus par l’uſage que celle d’amaſſer : elle ſemble s’irriter également par les jouiſſances de la vanité & par les privations de l’avarice. L’homme riche a toujours beſoin de remplir ou de groſſir ſon tréſor. C’eſt une expérience conſtante qui s’étend des individus aux nations.

Depuis que le commerce a élevé des fortunes conſidérables dans toute l’Angleterre, la cupidité y eſt devenue le mobile univerſel & dominant. Les citoyens qui n’ont pas pu ou qui n’ont pas voulu s’attacher à cette profeſſion la plus lucrative, n’ont pas renoncé cependant au lucre, dont les mœurs & l’opinion leur faiſoient un beſoin. Même en aſpirant à l’honneur, ils couroient aux richeſſes. Dans la carrière des loix & des vertus, qui doivent ſe chercher & s’appuyer mutuellement, dans la gloire de ſiéger au parlement, ils ont vu le moyen d’agrandir leur fortune. Pour ſe faire élire membres de ce corps puiſſant, ils ont corrompu les ſuffrages du peuple, & n’ont pas plus rougi de revendre à la cour ce peuple que de l’avoir acheté. Chaque voix eſt devenue vénale dans le sénat de l’empire. Un miniſtre célèbre avoit le tarif des probités, & s’en vantoit publiquement, à la honte des Anglois. C’étoit, diſoit-il, un devoir de ſa place d’acheter les repréſentans de la nation pour les faire voter, non pas contre, mais ſelon leur conſcience. Eh ! que dit la conſcience où l’argent a parlé ? Si l’eſprit mercantile a pu répandre dans la métropole la contagion de l’intérêt perſonnel, comment n’auroit-il pas infecté les colonies dont il eſt le principe & le ſoutien ? Eſt-il bien vrai que chez la fière Albion, un citoyen aſſez généreux pour ſervir la patrie par amour de la gloire, ſeroit un homme du monde & d’un ſiècle qui ne ſont plus ? Iſle ſuperbe, puiſſent tes ennemis ne plus s’abandonner à ce vil eſprit d’intérêt ? Tu leur rendras, un jour, tout ce qu’ils ont perdu.

Cependant tout reſpire l’opulence dans les établiſſemens Anglois des Indes Occidentales : c’eſt que les actes d’une autorité arbitraire qui déſolent tant d’autres contrées n’y ſont pas connus : c’eſt que ces vils inſtrumens du fiſc qui ruinent le fonds pour établir la forme ne s’y trouvent pas : c’eſt que la culture du ſucre y a été ſubſtituée aux productions de peu de valeur : c’eſt que les plantations appartiennent généralement à des hommes riches ou à des aſſociations puiſſantes qui ne les laiſſent Jamais manquer des moyens néceſſaires pour la meilleure exploitation : c’eſt que ſi des haſards malheureux réduiſent un colon à faire des emprunts, il les obtient facilement & à bon marché, parce que ſes poſſeſſions reſtent hypothéquées à ſon créancier, & que le paiement eſt aſſuré aux époques convenues : c’eſt que ces iſles ſont moins exposées au dégât & à l’invaſion que les poſſeſſions des puiſſances riches en productions & foibles en vaiſſeaux : c’eſt que les événemens des guerres les plus opiniâtres & les plus meurtrières n’empêchent jamais & ne retardent que rarement l’exportation de leurs denrées : c’eſt que les ports Britanniques ouvrent toujours à leurs principales récoltes un débouché plus avantageux que leurs rivaux n’en peuvent eſpérer ailleurs. Auſſi les terres ſe vendent-elles conſtamment à un très-haut prix dans les iſles Angloiſes. On voit un égal empreſſement parmi les Européens, parmi les Américains, pour en acheter.

Ce ſol auroit été plus recherché encore, ſi les Indes Occidentales euſſent été moins sévèrement fermées aux navigateurs étrangers ; ſi elles avoient eu la liberté de choiſir elles-mêmes leurs acheteurs ſur tout le globe : mais des loix, dont il n’a jamais été poſſible d’éluder les diſpoſitions, ont concentré leurs liaiſons dans les limites de l’empire Britannique, avec les provinces nationales de l’un & l’autre hémiſphère.

Ces colonies ne voient croître ſur leur territoire ni vivres pour leur ſubſiſtance, ni bêtes de ſomme pour leurs travaux, ni bois pour leurs édifices. Ces objets de néceſſité première leur étoient fournis par l’Amérique Septentrionale qui recevoit en paiement du rum & d’autres productions pour trois ou quatre millions chaque année. Les troubles qui ont divisé la vieille & la nouvelle Angleterre ont interrompu cette communication, au grand détriment des iſles. Juſqu’à ce que des beſoins impérieux la faſſent r’ouvrir ou qu’il ſe forme des combinaiſons qui la remplacent ; les Indes Occidentales n’auront de débouché que celui que leur fournira la Grande-Bretagne.

À l’époque où nous écrivons, l’Angleterre reçoit tous les ans, des iſles qu’elle occupe dans les Indes Occidentales, pour environ quatre-vingt-treize millions de denrées, en y comprenant ſeize ou dix-ſept millions qu’elles paient au fiſc, & le rum que l’Irlande reçoit directement en paiement des ſalaiſons qu’elle fournit à ces colonies.

Preſque tout le ſucre, qui forme les trois quarts du produit des iſles, ſe conſomme dans le royaume même ou eſt porté en Irlande. Ce n’eſt que rarement qu’on en envoie à Hambourg ou dans d’autres marchés.

Les exportations que fait la Grande-Bretagne des productions de ſes iſles, ne s’élèvent pas annuellement au-deſſus de ſept ou huit millions de livres. Ajoutez à cette ſomme ce qu’elle doit gagner ſur les cotons, qu’elle manufacture avec tant de ſuccès & qui ſe répandent dans une grande partie du globe, & vous aurez une idée aſſez juſte des avantages que cet empire retire des Indes Occidentales.

Les iſles reçoivent en paiement leurs meubles & leur vêtement, les uſtenſiles néceſſaires à leurs fabriques, beaucoup de quincaillerie & les eſclaves qui doivent exploiter leurs terres. Mais combien il s’en faut que ce qu’on leur envoie approche de ce qu’on obtient d’elles ! Il faut prélever les frais de navigation, les aſſurances, la commiſſion, ou le bénéfice du marchand. Il faut prélever l’intérêt de ſeize millions ſterlings ou de trois cens ſoixante millions tournois, que ces colonies doivent à la métropole. Il faut prélever ce que les propriétaires des plus riches plantations dépenſent en Angleterre, où ils réſident habituellement. Si l’on excepte les poſſeſſions acquiſes ou aſſurées par les traités de 1763, dont les plantations naiſſantes ont encore beſoin d’avances, les autres poſſeſſions des Indes Occidentales voient à peine arriver dans leurs rades la quatrième partie des valeurs qui en ſont ſorties.

C’étoit la capitale de l’empire qui faiſoit autrefois preſque tous les envois : c’étoit elle qui recevoit preſque tous les retours. Un pareil déſordre bleſſoit juſtement les gens éclairés. Mais du moins Londres eſt le plus beau port de l’Angleterre ; Londres conſtruit des vaiſſeaux & fabrique des marchandiſes ; Londres fournit des matelots à la navigation & des bras au commerce ; Londres eſt dans une province tempérée, féconde & centrale. Tout peut y arriver, tout peut en ſortir. Elle eſt vraiment le cœur du corps politique, par ſa ſituation locale. Cette cité n’eſt pas remplie de ſuperbes oiſifs, qui ne font qu’embarraſſer & ſurcharger un peuple laborieux. C’eſt le ſiège de la nation aſſemblée. La, le palais du prince n’eſt ni vaſte, ni vuide. Il y règne par ſa préſence, qui vivifie tout. Le sénat y dicte des loix, au gré du peuple qu’il repréſente. Il n’y craint pas l’aſpect du monarque, ni les attentats du miniſtère. Londres n’eſt point parvenue à ſa grandeur, par l’influence du gouvernement, qui force & ſubordonne toutes les cauſes phyſiques : mais par l’impulſion naturelle des hommes & des choſes, par une forte d’attraction du commerce. C’eſt la mer, c’eſt l’Angleterre, c’eſt le monde entier, qui veulent que Londres ſoit riche & peuplé.

Cependant cet entrepôt immenſe a perdu, avec le tems, quelque choſe de l’eſpèce de monopole, qu’il exerçoit ſur les colonies & ſur les provinces. Briſtol, Liverpool, Lancaſter, Glaſcou, ont pris une part aſſez conſidérable à ce grand mouvement. Il ſe ſerait même établi une concurrence, plus univerſelle, ſi des mœurs nouvelles, le dégoût d’une vie retirée, le déſir d’approcher du trône, une molleſſe & une corruption qui ont paſſé toutes les bornes, n’euſſent réuni à Londres ou ſur ſon territoire, le tiers de la population du royaume, & principalement les grands conſommateurs.