Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 4

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Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 179_Ch4-207_Ch5).

IV. Guerre.

Ici j’allois parler de la guerre, ou de cette fureur qui, allumée par l’injuſtice, par l’ambition ou par la vengeance, raſſemble autour de deux chefs ennemis une multitude d’hommes armés, les précipite les uns ſur les autres, trempe la terre de leur ſang, la jonche de leurs cadavres, & prépare la pâture aux animaux qui les ſuivent, mais qui ſont moins féroces qu’eux.

Tout-à-coup je me ſuis arrêté, & me ſuis demandé, qu’eſt-ce que la paix ? Exiſte-t-elle ? Ici, au centre de ma propre cité, une mulfaçade d’intérêts opposés aux miens me preſſent, & je les repouſſe. J’ai paſſé les limites de l’eſpace que j’appelle ma patrie, on me regarde avec inquiétude ; on s’approche de moi ; on m’interroge ; qui es-tu ? d’où viens-tu ? où vas-tu ? J’obtiens un lit, & j’allois prendre un peu de repos, lorſqu’un cri ſubit me force de m’éloigner. Je ſuis proſcrit, ſi je reſte ; & demain des aſſaſſins, qui parlent ma langue, incendieront l’aſyle où je fus reçu, égorgeront celui qui me traita comme un concitoyen. La curioſité ou le déſir de m’inſtruire me promène dans une autre contrée ; je l’obſerve, je deviens ſuſpect, & un eſpion s’attache à mes pas. Ai-je le malheur d’adorer Dieu à ma manière qui n’eſt pas celle du pays ? le prêtre & le bourreau m’environnent ; je m’enfuis, en diſant avec douleur : la paix ! Cette paix ſi déſirée n’exiſte donc nulle part ?

Cependant l’homme de bien a ſes rêves ; & j’avouerai que, témoin des progrès des connoiſſances qui ont affoibli tant de préjugés, & porté dans les mœurs tant de douceur, je m’écriai : que l’eſprit de diſcorde ceſſe ou ſe perpétue entre les nations, non, il n’eſt pas poſſible que l’art infernal des combats s’éterniſe ! Il tombera dans l’oubli. Les peuples qui le perfectionnèrent ſeront maudits ; & le moment où ces redoutables inſtrumens de mort ſeront généralement brisés ne ſauroit être fort éloigné. L’univers aura enfin en exécration ces odieux conquérans qui aimoient mieux être la terreur de leurs voiſins que les pères de leurs ſujets, & envahir des provinces que de gagner des cœurs ; qui vouloient que les cris de la douleur fuſſent le ſeul hymne qui accompagnât leurs victoires ; qui élevoient les monumens lugubres deſtinés à immortaliſer leur fureur & leur vanité ſur des campagnes qu’ils avoient dépouillées, ſur des cités qu’ils avoient réduites en cendres, ſur des cadavres que leur glaive avoit entaſſés ; qui prétendoient que l’hiſtoire de leur règne ne fut que le ſouvenir des maux qu’ils auroient faits. On ne trompera pas davantage l’humanité ſur les ſujets de ſon admiration. Aveugle & rampante, elle ne ſe proſternera plus devant ceux qui la fouloient aux pieds. Les fléaux ſeront regardés comme des fléaux & des crimes éclatans ceſſeront d’occuper les veilles ou les talens des grands artiſtes. Les princes eux-mêmes partageront la ſageſſe de leur ſiècle. La voix de la philoſophie ira réveiller au fond de leurs âmes des ſentimens trop long-tems aſſoupis, & leur inſpirera de l’horreur & du mépris pour une gloire ſanguinaire. Ils ſeront affermis dans ces idées par les miniſtres de la religion, qui, uſant du privilège ſacré de leur état, les traîneront au tribunal du grand juge, où ils auroient à répondre des milliers de malheureux immolés à leurs haines ou à leurs caprices. S’il étoit arrêté dans les décrets du ciel que les ſouverains persévéreront dans leur frénéſie, ces innombrables hordes d’aſſaſſins qu’on ſoudoie, jetteront leurs armes loin d’eux. Remplis d’une juſte horreur pour leur déteſtable métier, d’une profonde indignation pour l’abus cruel qu’on faiſoit de leurs bras & de leur courage, ils enverront leurs inſensés deſpotes vuider eux-mêmes leurs querelles.

Mon illuſion dura peu. Bientôt je penſai que les diſputes des rois ne finiroient non plus que leurs paſſions, & qu’elles ne pourroient ſe décider que par le fer. Je penſai qu’on ne dégoûteroit jamais des horreurs de la guerre des peuples qui, tandis que toutes les cruautés, toutes les dévaſtations poſſibles s’exerçoient ſans ſcrupule & ſans remords ſur le théâtre des diſcordes, trouvoient encore dans leurs paiſibles foyers qu’il n’y avoit pas aſſez de ſièges, aſſez de batailles, aſſez de cataſtrophes pour ſatiſfaire leur curioſité, pour amuſer leur oiſiveté. Je penſai qu’il n’y avoit rien de raiſonnable & d’humain à ſe promettre d’un troupeau de bouchers ſubalternes qui, loin de s’abandonner au déſeſpoir, de s’arracher les cheveux, de ſe déteſter & de verſer de ruiſſeaux de larmes à l’aſpect d’une vaſte plaine, ſemée de membres déchirés, la traverſaient d’un air triomphant, trempant leurs pieds dans le ſang, marchant ſur les cadavres de leurs amis, de leurs ennemis, & mêlant des chants d’allégreſſe aux accens plaintifs des moribonds. Il me ſembla que j’entendois le diſcours d’un de ces tigres qui, mêlant la flatterie à la férocité, diſoit à un monarque conſterné à l’aſpect d’un champ de bataille jonché de membres déchirés, palpitans & encore chauds : Seigneur, ce n’eſt pas nous ; ce ſont ceux-là qui ſont trop heureux ; & arrêta dans les yeux du jeune prince des larmes prêtes à couler, des larmes qu’il auroit dû hâter en lui diſant : « Tiens, regarde les effets de ton ambition, de ta folie, de tes fureurs, des nôtres ; & ſens deſcendre ſur tes joues les gouttes de ſang qui tombent du laurier dont nous venons de ceindre ton front ». D’affligeantes réflexions me plongèrent dans la triſteſſe ; & ce ne fut pas ſur le champ que je repris le fil de mes idées, & que je dis :

La guerre fut de tous les tems & de tous les pays : mais l’art militaire ne ſe trouve que dans certains ſiècles & chez quelques peuples. Les Grecs l’inſtituèrent & vainquirent toutes les forces de l’Aſie. Les Romains le perfectionnèrent & conquirent le monde. Ces deux nations, dignes de commander à toutes les autres, puiſqu’elles s’élevèrent par le génie & la vertu, durent leur ſupériorité à l’infanterie, où l’homme ſeul eſt dans toute ſa force. Les phalanges & les légion menèrent par-tout la victoire ſur leurs pas.

Lorſque la molleſſe eut fait prévaloir la cavalerie dans les armées, Rome perdit de ſa gloire & de ſes ſuccès. Malgré la diſcipline de ſes troupes, elle ne put réſiſter à des nations barbares qui combattoient à pied.

Cependant ces hommes demi-ſauvages, qui, avec les ſeules armes & les ſeules forces de la nature, avoient ſoumis l’empire le plus étendu & le plus policé de l’univers, ne tardèrent pas à changer auſſi leur infanterie en cavalerie. Celle-ci fut proprement appelée la bataille, ou l’armée. La nobleſſe, qui poſſédoit ſeule les terres & les droits, ces apanages de la victoire, voulut monter à cheval ; & la populace eſclave fut laiſſée à pied, preſque ſans armes & ſans honneur.

Dans un tems où le cheval faiſoit la diſtinction du gentil’homme ; où l’homme n’étoit rien, & le chevalier étoit tout ; où les guerres n’étoient que des irruptions, & les campagnes qu’une journée ; où l’avantage étoit dans la célérité des marches : alors la cavalerie décidoit du ſort des armées. Durant le treizième & le quatorzième ſiècles, l’Europe n’avoit, pour ainſi dire, que de la cavalerie. L’adreſſe & la force des hommes ne ſe montroient plus à la lutte, au ceſte, dans l’exercice des bras & dans tous les muſcles du corps : mais dans les tournois, à manier un cheval, à pouſſer une lance au galop. Ce genre de guerre, plus convenable à des Tartares errans qu’à des ſociétés fixes & sédentaires, étoit un des vices du gouvernement féodal. Une race de conquérans, qui portoit par-tout ſes droits dans ſon épée ; qui mettoit ſa gloire & ſon mérite dans ſes armes ; qui n’avoit d’autre occupation que la chaſſe, ne pouvoit guère aller qu’à cheval, avec tout cet attirail d’orgueil & d’empire dont un eſprit groſſier devoit la ſurcharger. Mais des troupes d’une cavalerie peſamment armée, que pouvoient-elles pour attaquer & défendre des châteaux & des villes, où l’on étoit gardé par des murs & des eaux ?

C’eſt cette imperfection de l’art militaire qui fit durer pendant des ſiècles une guerre ſans interruption, entre la France & l’Angleterre. C’eſt faute de combattans, qu’on combattoit ſans ceſſe. Il falloit des mois pour aſſembler, pour armer, pour mener en campagne des troupes qui n’y devoient reſter que des ſemaines. Les rois ne pouvoient convoquer qu’un certain nombre de vaſſaux, & à des tems marqués. Les ſeigneurs n’avoient droit d’appeler à leur bannière que quelques tenanciers, à de certaines conditions. Les formes & les règles emportoient tout le tems à la guerre, comme elles conſument tout l’argent dans les tribunaux de juſtice. Enfin les François, las d’avoir éternellement à repouſſer les Anglois, ſemblables au cheval qui implore le ſecours de l’homme contre le cerf, ſe laiſſèrent impoſer le joug & le fardeau qu’ils portent aujourd’hui. Les rois levèrent, à leur ſolde, des troupes toujours ſubſiſtantes. Charles VII, après avoir chaſſé les Anglois avec des mercenaires, quand il licencia ſon armée, conſerva neuf mille hommes de cavalerie & ſeize mille hommes d’infanterie.

Ce fut-là l’origine de l’abaiſſement de la nobleſſe, & de l’accroiſſement de la monarchie ; de la liberté politique de la nation au-dehors, mais de ſa ſervitude civile au-dedans. Le peuple ne ſortit de la tyrannie féodale, que pour tomber un jour ſous le deſpotiſme des rois : tant le genre-humain ſemble né pour l’eſclavage ! Il fallut aſſigner des fonds à la ſolde d’une milice ; & les impôts devinrent arbitraires, illimités, comme le nombre des ſoldats. Ceux-ci furent diſtribués dans les différentes places du royaume, ſous prétexte de couvrir les frontières contre l’ennemi : mais, au fond, pour contenir & opprimer les ſujets. Les officiers, les commandans, les gouverneurs, furent des inſtrumens toujours armés contre la nation même. Ils ceſſèrent de ſe regarder, eux & leurs ſoldats, comme des citoyens de l’état, dévoués uniquement à la défenſe des biens & des droits du peuple. Ils ne connurent plus dans le royaume que le roi, prêts à égorger, en ſon nom, & leurs pères & leurs frères. Enfin la milice nationale ne fut plus qu’une milice royale.

L’invention de la poudre, qui demanda de grandes dépenſes & de grands préparatifs, des forges, des magaſins, des arſenaux, mit plus que jamais les armes dans la dépendance des rois, & acheva de donner l’avantage à l’infanterie ſur la cavalerie. Celle-ci prêtoit au feu de l’autre le flanc de l’homme & du cheval. Un cavalier démonté, étoit un homme nul ou perdu ; un cheval ſans guide, portoit le trouble & le déſordre par tous les rangs. L’artillerie & la mouſqueterie faiſoient, dans les eſcadrons, un ravage plus difficile à réparer que dans les bataillons. Enfin les hommes pouvoient s’acheter & ſe diſcipliner à moins de frais que les chevaux : c’eſt ce qui fît que les rois eurent aisément des ſoldats.

C’eſt ainſi que l’innovation de Charles VII, funeſte à ſes ſujets, du moins pour l’avenir, préjudicia, par ſon exemple, à la liberté de tous les peuples de l’Europe. Chaque nation eut beſoin de ſe tenir en défenſe contre une nation toujours armée. La politique, s’il y en eût eu dans un tems où les arts, les lettres & le commerce n’avoient point encore ouvert la communication entre les peuples, la politique étoit que les princes euſſent attaqué tous à la fois celui qui s’étoit mis dans un état de guerre continuel. Mais au lieu de l’obliger à poſer les armes, ils les prirent eux-mêmes. Cette contagion gagna d’autant plus vite, qu’elle paroiſſoit le ſeul remède au danger d’une invaſion, le ſeul garant de la sécurité des nations.

Cependant on manquoit par-tout des connoiſſances néceſſaires pour diſcipliner une infanterie, dont l’importance commençoit à ſe faire ſentir. La manière de combattre que les Suiſſes avoient employée contre les Bourguignons, les avoit rendus auſſi fameux que formidables. Avec de peſantes épées & de longues hallebardes, ils avoient toujours renversé les chevaux & les hommes de la milice féodale. Impénétrables eux-mêmes, marchant en colonnes épaiſſes, ils abattoient tout ce qui les attaquoit, tout ce qu’ils rencontroient. Chaque puiſſance voulut avoir de ces ſoldats. Mais les Suiſſes ſentant le beſoin qu’on avoit de leurs bras, & ſe faiſant acheter trop cher, il fallut ſe réſoudre à s’en paſſer, & compoſer par-tout une infanterie nationale, pour ne pas dépendre de ces troupes auxiliaires.

Les Allemands furent les premiers à recevoir une diſcipline qui ne demandoit que la force du corps, & la ſubordination des eſprits. Sortis d’une terre féconde en hommes & en chevaux, ils atteignirent preſque à la réputation de l’infanterie Suiſſe, ſans perdre l’avantage de leur cavalerie.

Les François, plus vifs, adoptèrent avec plus de peine & de lenteur, un genre de milice qui contraignoit tous les mouvemens, & qui ſembloit exiger plus de patience que de fougue. Mais le goût de l’imitation & de la nouveauté prévalut chez une nation légère, ſur cette vanité qui eſt amoureuſe de ſes uſages.

Les Eſpagnols, malgré l’orgueil qu’on leur reproche, enchérirent ſur les Suiſſes, en perfectionnant la diſcipline de ce peuple, guerrier. Ils composèrent une infanterie qui fut tour-à-tour la terreur & l’admiration de l’Europe.

À meſure que l’infanterie augmentait, ceſſoient par-tout l’uſage & le ſervice de la milice féodale, & la guerre s’étendoit de plus en plus. La conſtitution nationale n’avoit guère permis durant des ſiècles aux différens peuples, de franchir les barrières de leurs états pour aller s’égorger. La guerre ne ſe faiſoit que ſur les frontières, entre les peuples limitrophes. Quand la France & l’Eſpagne eurent eſſayé leurs armes à l’extrémité la plus reculée de l’Italie, il ne fut plus poſſible de convoquer le ban & l’arrière-ban des nations ; parce que ce n’étoient pas réellement les peuples qui ſe faiſoient la guerre, mais les rois avec leurs troupes, pour la gloire de leur perſonne ou de leur famille, ſans aucun égard au bien de leurs ſujets. Ce n’eſt pas que les princes ne tâchaſſent d’engager dans leurs querelles l’orgueil national des peuples : mais uniquement pour affaiblir ou pour ſoumettre cette indépendance, qui faiſoit encore dans quelques corps, contre l’autorité abſolue où ils s’étoient élevés par degrés.

Toute l’Europe fut en combuſtion. On vit les Allemands en Italie ; les Italiens en Allemagne ; les François dans l’une & l’autre de ces régions ; les Turcs devant Naples & devant Nice ; les Eſpagnols tout-à-la-fois, en Afrique, en Hongrie, en Italie, en Allemagne, en France, & dans les Pays-Bas. Toutes ces nations, en aiguiſant, en trempant leurs armes dans leur ſang, ſe formèrent dans la ſcience de ſe battre & de ſe détruire avec un ordre, une meſure infaillibles.

La religion mit aux priſes les Allemands contre les Allemands, les François contre les François : mais ſur-tout la Flandre avec l’Eſpagne. C’eſt dans les marais de la Hollande qu’échoua toute la fureur d’un roi bigot & deſpote ; d’un prince ſuperſtitieux & ſanguinaire ; de deux Philippes & d’un duc d’Albe. C’eſt dans les Pays-Bas qu’on vit une république ſortir des gibets de la tyrannie & des bûchers de l’inquiſition. Après que la liberté eut rompu ſes chaînes, qu’elle eut trouvé ſon aſyle dans l’océan, elle éleva ſes remparts ſur le continent. Les Hollandois imaginèrent les premiers l’art de fortifier les places : tant le génie & la création appartiennent aux âmes libres. Leur exemple fut imité par-tout. Les grands états n’avoient beſoin que de fortifier leurs frontières. L’Allemagne & l’Italie, partagées entre pluſieurs princes, furent hériſſées d’un bout à l’autre de fortes citadelles. On n’y voyage point ſans trouver chaque ſoir des portes fermées & des ponts-levis à l’entrée des villes.

Tandis que Naſſau, armé pour aſſurer l’indépendance de ſa patrie, renouvelloit la ſcience des fortifications, la paſſion de la gloire pouſſoit Guſtave à chercher, ſur les traces des anciens, les principes preſque entièrement perdus de la guerre de campagne. Il eut la gloire de les trouver, de les appliquer, de les répandre : mais, s’il en faut croire les juges les plus expérimentés, il n’y mit pas les modifications qu’auroit exigées la différence des eſprits, des conſtitutions & des armes. Ses élèves, tout grands capitaines qu’ils étoient, n’osèrent pas être plus hardis ou plus éclairés que lui ; & cette timide circonſpection empêcha les changemens, arrêta les progrès qu’on auroit dû faire. Seulement, Cohorn & Vauban ouvrirent les yeux à l’Europe ſur l’art de défendre, mais ſur-tout d’attaquer les places. Par une de ces contradictions qui ſe remarquent quelquefois dans les nations comme parmi les individus, il arriva que, malgré ſon caractère bouillant & impétueux, le François ſe montra plus propre qu’aucun peuple aux ſièges ; & qu’il parut acquérir au pied des murailles la patience & le ſens froid qui lui manquent le plus ſouvent dans les autres opérations militaires.

Le roi de Pruſſe parut, & avec lui naquit un ordre inconnu de choſes. Sans ſe laiſſer impoſer par l’exemple ou l’autorité de ceux qui l’avoient précédé, ce prince créa une tactique preſqu’entièrement nouvelle. Il fit voir que des troupes, en quelque nombre qu’elles fuſſent, pouvoient être diſciplinées & manœuvrières ; que les mouvemens des plus grandes armées n’étoient pas aſſujettis à des calculs plus compliqués ni moins certains que les plus foibles corps ; & que les mêmes reſſorts qui mettoient en action un bataillon pouvoient, bien maniés, combinés par un grand général, faire mouvoir cent mille hommes. Son génie lui fit imaginer des développemens ſavans dont perſonne n’avoit eu l’idée ; & donnant en quelque ſorte l’avantage aux jambes ſur les bras, il introduiſit dans les évolutions, dans les marches, une célérité devenue néceſſaire & preſque déciſive depuis que les armées ont été ſi malheureuſement multipliées, & qu’il a fallu leur faire occuper un front extrêmement étendu.

Ce prince qui, depuis Alexandre, n’a point eu ſon égal dans l’hiſtoire pour l’étendue & la variété des talens ; lui qui, ſans avoir été formé par des Grecs, a ſu former des Lacédémoniens ; enfin ce monarque qui mérita plus que tout autre d’attacher ſon nom à ſon ſiècle, & qui aura la gloire, puiſque c’en eſt une, d’avoir élevé la guerre à un degré de perfection, dont elle ne peut heureuſement que deſcendre ; Frédéric a vu l’Europe entière ſe jeter avec enthouſiaſme ſur ſes inſtitutions. À l’exemple du peuple Romain, qui en s’inſtruiſant à l’école de ſes ennemis, s’étoit mis en état de leur réſiſter, de les vaincre, de les aſſervir ; les nations modernes ont voulu copier un voiſin redoutable par ſa capacité militaire, & qui pouvoit devenir dangereux par ſes ſuccès. Ont-elles atteint leur but ? ſans doute, on a réuſſi à imiter quelques pratiques extérieures de ſa diſcipline : mais ſes grands principes ont-ils été bien ſaiſis, bien approfondis, bien combinés ? il ſeroit peut-être permis d’en douter.

Quand même cette doctrine ſublime & terrible ſeroit devenue commune aux puiſſances, l’uſage en ſeroit-il égal pour toutes ? Les Pruſſiens ne la perdent pas un moment de vue. Ils ne connoiſſent ni les intrigues des cours, ni les délices des villes, ni l’oiſiveté des campagnes. Leurs drapeaux ſont leur toit ; des chants guerriers, leur amuſement ; les récits de leurs premiers exploits, leur converſation ; de nouveaux lauriers, le motif de leurs eſpérances. Sans ceſſe ſous les armes, ſans ceſſe dans les exercices, ils ont continuellement ſous les yeux l’image, preſque la réalité d’une guerre ſavante & opiniâtre, ſoit qu’ils ſoient réunis dans des camps, ſoit qu’ils ſoient diſpersés dans des garniſons.

Militaires de tous les pays, oppoſez à ce tableau celui de votre éducation, de vos loix, de vos mœurs ; & comparez-vous à de tels hommes, ſi vous l’oſez. Le ſon des trompettes vous tirera, j’y conſens, de votre aſſoupiſſement. Du bal, des ſpectacles, du ſein de vos maîtreſſes, vous volerez avec ardeur au péril. Mais une fougue paſſagère tiendra-t-elle lieu de cette vigilance, de cette activité, de cette application, de cette prévoyance qui ſeules peuvent décider des opérations d’une guerre ou d’une campagne ? Un corps énervé par de molles habitudes, réſiſtera-t-il aux horreurs de la diſette, à la rigueur des ſaiſons, à la diverſité des climats ? Un eſprit dominé par le goût des plaiſirs, ſe pliera-t-il à des méditations ſuivies, profondes & sérieuſes ? Dans un cœur rempli d’objets frivoles & divers, ne s’en trouvera-t-il aucun qui ſoit l’écueil du courage ? Sur les bords du Pô, du Rhin, du Danube ; au milieu de ces deſtructions, de ces ravages qui ſuivent toujours ſes pas, un François couvert de pouſſière, épuisé de forces, dénué de tout, ne tournera-t-il pas ſes triſtes regards vers les bords rians de la Loire ou de la Seine ? Ne ſoupirera-t-il pas après ces fêtes ingénieuſes, ces douces liaiſons, ces ſociétés charmantes ; après tant de voluptés qu’il y a laiſſées & qui l’y attendent ? Imbu de l’abſurde & malheureux préjugé que la guerre, qui eſt un métier pour les autres nations, n’eſt qu’un état pour lui, ne quittera-t-il pas les camps auſſitôt qu’il croira le pouvoir, ſans expoſer trop ou vertement ſa réputation ? Si l’exemple ou les circonſtances ne lui permettent pas de ſuivre ſon inclination, n’épuiſera-t-il pas en quelques mois le revenu de dix années pour métamorphoſer un fourrage en amuſement, ou pour étaler ſon luxe à la tête d’une tranchée ? Le dégoût de ſes devoirs & ſon indifférence pour la choſe publique, ne le rendront-ils pas le jouet d’un ennemi qui aura des principes différens, & une autre conduite ?

Ce n’eſt pas au Roi de Pruſſe, c’eſt à Louis XIV qu’il faut attribuer cette exceſſive multiplication de troupes qui nous offre le ſpectacle de la guerre juſque dans le ſein de la paix. En tenant toujours ſur pied des armées prodigieuſes, l’orgueilleux monarque réduiſit ſes voiſins ou ſes ennemis à des efforts à-peu-près ſemblables. La contagion gagna même les princes, trop foibles pour allumer des incendies, trop pauvres pour les entretenir. Ils vendirent le ſang de leurs légions aux grandes puiſſances ; & le nombre des ſoldats s’éleva peu-à-peu en Europe juſqu’à deux millions.

On parle avec horreur des ſiècles de barbarie ; & cependant la guerre étoit alors un état violent, un tems d’orage : aujourd’hui, c’eſt preſque un état naturel. La plupart des gouvernemens ſont ou deviennent militaires. La perfection même de la diſcipline en eſt une preuve. La sûreté dans les campagnes, la tranquilité dans les villes, ſoit que les troupes y paſſent ou qu’elles y séjournent, la police qui règne autour des camps & dans les places de garniſon, annoncent bien que les armes ont un frein ; mais que tout eſt ſoumis au pouvoir des armes.

Heureuſement les hoſtilités de nos jours ne reſſemblent pas à celles des tems anciens. À ces époques éloignées, les provinces conquiſes étoient dévaſtées ; les villes priſes réduites en cendres ; les citoyens vaincus, égorgés ou réduits en ſervitude. La guerre eſt aujourd’hui beaucoup moins cruelle. Après le combat, il n’y a plus d’atrocités. On reſpecte les priſonniers. Les cités ne ſont plus détruites, ni les campagnes ravagées. Ce qu’on exige des peuples aſſujettis en contributions, équivaut à peine à ce qu’ils payoient d’impôts avant leur déſaſtre. Rentrent-ils à la paix dans leurs premiers liens, leur état ſe trouve n’avoir pas changé. Des traités aſſurent-ils au vainqueur leur ſoumiſſion, ils jouiſſent des mêmes avantages que tous ſes ſujets, quelquefois même de pluſieurs prérogatives très-importantes. Auſſi les nations, même les moins éclairées, s’occupent-elles peu de ces diſſenſions des princes. Auſſi regardent-elles ces querelles comme des démêlés de gouvernement à gouvernement. Auſſi verroient-elles ces événemens d’un œil tout-à-fait indifférent, ſans l’obligation de ſoudoyer les mercenaires chargés d’appuyer l’ambition, l’inquiétude ou les caprices d’un maître tyrannique.

Ces mercenaires ſont fort mal payés. Ils coûtent quatre ou cinq fois moins que le plus abject manœuvre. On ne leur donne que ce qui eſt précisément néceſſaire pour les empêcher de mourir de faim. Cependant on a multiplié à tel point les troupes, les généraux, les places fortes, l’artillerie, tous les inſtrumens de guerre, que leur entretien a fait le déſeſpoir des peuples. Pour ſubvenir à ces dépenſes, il a fallu ſurcharger toutes les claſſes de la ſociété qui, refoulant les unes ſur les autres, écraſent la dernière, la plus néceſſaire, celle des cultivateurs. L’accroiſſement des impôts, & la difficulté des recouvremens font mourir de faim & de misère ces mêmes familles qui ſont les mères & les nourrices des armées.

Si une oppreſſion univerſelle eſt le premier inconvénient de la multiplication de ſoldats, leur oiſiveté en eſt le ſecond. Qu’on les occupe ſans excès mais ſans relâche, auſſi-tôt que le bruit des armes aura ceſſé de ſe faire entendre, & leurs mœurs ſeront moins diſſolues, moins contagieuſes ; les forces pour ſupporter les fatigues de leur profeſſion ne leur manqueront plus, & leur ſanté ſera rarement altérée ; on ne les verra plus conſumés par la faim, par l’ennui & par le chagrin ; la déſertion & les querelles ceſſeront d’être communes parmi eux ; après le tems de leur ſervice, ils pourront être encore utiles à la ſociété. Pour une modique augmentation de ſolde, ils feront gaiement les chemins par leſquels ils doivent marcher ; ils aplaniront les montagnes qu’ils doivent gravir ; ils fortifieront les villes qu’ils doivent défendre ; ils creuſeront les canaux qui doivent porter leurs ſubſiſtances ; ils perfectionneront les ports dans leſquels ils doivent s’embarquer ; ils délivreront le peuple de la plus cruelle, de la plus ignominieuſe des vexations, la corvée. Après avoir expié dans des travaux utiles le malheur d’être dévoués par état à déſoler la terre, à en maſſacrer les habitans, peut-être ceſſeront-ils d’être déteſtés ; peut-être parviendront-ils un jour à l’honneur d’être comptés parmi les citoyens.

Les Romains avoient ſaiſi ces vérités, & en avoient fait la baſe de leur conduite. Comment eſt-il arrivé que nous autrefois les eſclaves, & aujourd’hui les diſciples de ces maîtres du monde, nous nous ſoyons ſi fort écartés ſur ce point important de leurs principes ? C’eſt que l’Europe a cru, c’eſt que l’Europe croit encore que des mains deſtinées à manier des armes, à cueillir des lauriers, ſeroient avilies par des inſtrumens uniquement maniés par les dernières claſſes du peuple. Juſques à quand cet abſurde préjugé formé dans des tems barbares ſubſiſtera-t-il ? Juſques à quand ſerons-nous au douzième ſiècle ?

Troiſième inconvénient : augmentation de ſoldats, diminution de courage. Peu d’hommes naiſſent propres à la guerre. Si l’on en excepte Lacédémone & Rome, où des citoyens, des femmes libres enfantoient des ſoldats ; où les enfans s’endormoient & s’éveilloient au bruit des fanfares & des chanſons guerrières ; où l’éducation dénaturoit les hommes, faiſoit d’eux des êtres d’une nouvelle eſpèce : tous les peuples n’ont jamais eu qu’un petit nombre de braves. Auſſi, moins on en lève, plus ils valent. Autrefois chez nos pères, moins policés & plus forts que nous ; les armées étoient beaucoup moins nombreuſes que les nôtres ; & les guerres plus déciſives. Il falloit être noble ou riche pour faire le ſervice militaire. C’étoit un droit, un honneur, que de prendre les armes. On ne voyoit ſous les drapeaux que des volontaires. Les engagemens finiſſoient avec la campagne. Un homme qui n’auroit pas aimé la guerre, pouvoit s’en retirer. D’ailleurs, il y avoit plus de cette chaleur de ſang & de cette fierté de ſentimens, qui fait le vrai courage. Aujourd’hui, quelle gloire de ſervir des deſpotes qui meſurent les hommes à la toiſe, les priſent par leur paie, les enrôlent par force ou par ſubtilité, les retiennent, les congédient comme ils les ont pris, ſans leur conſentement ! Quel honneur d’aſpirer au commandement des armées, ſous la maligne influence des cours, où l’on donne & l’on ôte tout pour rien ; où l’on élève & l’on dégrade par caprice des hommes ſans mérite & ſans crime ; où l’on confie le miniſtère de la guerre à un protégé, qui ne s’eſt diſtingué dans aucune occaſion, & à qui l’art n’eſt connu ni par la pratique ni par la méditation ; où une favorite trace, avec des mouches, ſur une carte étendue ſur ſa toilette, la marche que ſuivront les armées ; où pour livrer une bataille, il faut envoyer ſolliciter la permiſſion de la cour, délai funeſte pendant lequel l’ennemi a changé de poſition, & le moment de la victoire s’eſt perdu ; où, à l’inſu du prince, on a quelquefois ordonné à un général, ſous peine de diſgrâce, de ſe laiſſer battre ; où la jalouſie, la haine, mille autres motifs déteſtables font échouer les eſpérances d’une campagne heureuſe ; où, par négligence ou par foibleſſe, on laiſſe manquer les camps de vivres, de fourrages & de munitions ; où celui qui doit obéir, s’arrêter ou marcher, exécuter des mouvemens combinés, trahit ſon chef & brave la diſcipline, ſans compromettre ſa tête ? Auſſi, hormis les empires naiſſans & les momens de criſe, plus il y a de ſoldats dans un état, plus la nation s’affoiblit ; & plus un état s’affoiblit, plus on multiplie les ſoldats.

Quatrième inconvénient : la multiplication de la milice achemine au deſpotiſme. Les troupes nombreuſes, les places fortes, les magaſins & les arſenaux, peuvent empêcher les invaſions : mais en préſervant un peuple des irruptions d’un conquérant, ils ne le ſauvent pas des attentats d’un deſpote. Tant de ſoldats ne font que tenir à la chaîne des eſclaves tout faits. L’homme le plus foible eſt alors le plus fort. Comme il peut tout, il veut tout. Par les ſeules armes, il brave l’opinion & force les volontés. Avec des ſoldats, il lève des impôts ; avec des impôts, il lève des ſoldats. Il croit exercer & manifeſter ſa puiſſance, en détruiſant ce qu’il a créé ; mais il travaille dans le néant & pour le néant. Il refond perpétuellement ſa milice, ſans jamais retrouver une force nationale. C’eſt en vain qu’il arme des bras toujours levés ſur la tête du peuple. Si ſes ſujets tremblent devant les troupes, ſes troupes fuiront devant l’ennemi. Mais alors la perte d’une bataille eſt celle d’un royaume. Tous les cœurs aliénés volent d’eux-mêmes ſous un joug étranger, parce qu’avec un conquérant, il reſte de l’eſpérance, & qu’avec un deſpote, on ne ſent que la crainte. Quand les progrès du gouvernement militaire ont amené le deſpotiſme, alors il n’y a plus de nation. Les troupes ſont bientôt inſolentes & déteſtées ; les familles ſe deſſèchent & dépériſſent dans la ſtérilité de la misère & du libertinage. L’eſprit de déſunion & de haine gagne entre tous les états, alternativement corrompus & flétris. Les corps ſe trahiſſent, ſe vendent, ſe dépouillent, & ſe livrent tour-à-tour les uns les autres aux verges du deſpote. Il les crible tous, ils les vanne, il les preſſure dans ſa main, les dévore & les anéantit. Telle eſt la fin de cet art de la guerre, qui mène au gouvernement militaire. Voyons quelle eſt l’influence de la marine.