Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 5

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Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 207_Ch5-230_Ch6).

V. Marine.

Les anciens nous ont tranſmis preſque tous les arts, qui ſont reſſuſcités avec les lettres : mais nous l’emportons ſur eux dans la marine militaire. Tyr & Sydon, Carthage & Rome, n’ont preſque vu que la Méditerranée ; & pour courir cette mer, il ne falloit que des radeaux, des galères & des rameurs. Les combats alors pouvoient être ſanglans : mais l’art de la conſtruction & de l’armement des flottes ne devoit pas être ſavant. Pour traverſer de l’Europe en Afrique, il ne falloit, pour ainſi dire, que des bateaux plats, qui débarquoient des Carthaginois ou des Romains : car ce furent preſque les ſeuls peuples qui rougirent la mer de leur ſang. Les Athéniens & les républiques de l’Aſie, firent heureuſement plus de commerce que de carnage.

Après que ces nations fameuſes eurent laiſſé la terre & la mer à des brigands & à des pirates, la marine reſta durant douze ſiècles dans le néant où étoient tombés tous les autres arts. Ces eſſains de barbares, qui dévorèrent le cadavre & le ſquelette de Rome, vinrent de la mer Baltique, ſur des radeaux ou des pirogues, ravager & parler nos côtes de l’océan : mais ſans s’écarter du continent. Ce n’étoient point des voyages, mais des deſcentes qui ſe renouvelloient chaque jour. Les Danois & les Normands n’étoient point armés en courſe, & ne ſavoient guère ſe battre que ſur terre.

Enfin, le haſard ou la Chine donna la bouſſole à l’Europe, & la bouſſole lui donna l’Amérique. L’aiguille aimantée montrant aux navigateurs de combien ils s’approchoient ou s’éloignoient du Nord, les enhardit à tenter les plus longues courſes, à perdre la terre de vue durant des mois entiers. La géométrie & l’aſtronomie apprirent à meſurer la marche des aſtres, à fixer par eux les longitudes, & à eſtimer à-peu-près de combien on avançoit à l’eſt ou à l’oueſt. Dès-lors on devoit ſavoir à quelle hauteur, à quelle diſtance on ſe trouvoit de toutes les côtes de la terre. Quoique la connoiſſance des longitudes ſoit beaucoup plus inexacte que celle des latitudes, l’une & l’autre eurent bientôt aſſez hâté les progrès de la navigation, pour faire éclore l’art de la guerre navale. Cependant, elle débuta par des galères qui étoient en poſſeſſion de la Méditerranée. La plus fameuſe bataille de la marine moderne, fut celle de Lepante, qui fut livrée il y a deux cens ans, entre deux cens cinq galères des Chrétiens, & deux cens ſoixante des Turcs. L’Italie qui a tout trouvé & n’a rien gardé, l’Italie ſeule avoit conſtruit ce prodigieux armement ; mais alors elle avoit le double du commerce, des richeſſes, de la population qui lui reſtent aujourd’hui. D’ailleurs, ces galères n’étoient ni ſi longues, ni ſi larges que celles de nos jours, comme l’atteſtent encore d’anciennes carcaſſes qui ſe conſervent dans l’arſenal de Veniſe. La chiourme conſiſtoit en cent cinquante rameurs, & les troupes n’étoient que de quatre-vingts hommes par bâtiment. Aujourd’hui Veniſe a de plus belles galères, & moins de puiſſance ſur cette mer qu’elle épouſe, & que d’autres ſillonnent & labourent.

Mais les galères étoient bonnes pour des forçats ; il falloit de plus forts vaiſſeaux pour des ſoldats. L’art de la conſtruction s’accrut avec celui de la navigation. Philippe II, roi de toutes les Eſpagnes & des deux Indes, employa tous les chantiers d’Eſpagne & de Portugal, de Naples & de Sicile, qu’il poſſédoit alors, à conſtruire des navires d’une grandeur, d’une force extraordinaires ; & ſa flotte prit le nom de l’invincible armada. Elle étoit composée de cent trente vaiſſeaux, dont près de cent étoient les plus gros qu’on eût encore vus ſur l’océan. Vingt caravelles, ou petits bâtimens, ſuivoient cette flotte, voguoient & combattoient ſous ſes ailes. L’enflure Eſpagnole du ſeizième ſiècle, s’eſt prodigieuſement appeſantie ſur une deſcription exagérée & pompeuſe de cet armement ſi formidable. Mais ce qui répandit la terreur & l’admiration il y a deux ſiècles, ſerviroit de risée aujourd’hui. Les plus grands de ces vaiſſeaux ne ſeroient que du troiſième rang dans nos eſcadres. Ils étoient ſi peſamment armés & ſi mal gouvernés, qu’ils ne pouvoient preſque ſe remuer, ni prendre le vent, ni venir à l’abordage, ni obéir à la manœuvre dans des tems orageux. Les matelots étoient auſſi lourds que les vaiſſeaux étoient maſſifs, les pilotes preſqu’auſſi ignorans que les matelots.

Les Anglois, qui connoiſſoient déjà toute la foibleſſe & le peu d’habileté de leurs ennemis ſur la mer, ſe reposèrent du ſoin de leur défaite ſur leur inexpérience. Contens d’éviter l’abordage de ces peſantes machines, ils en brûlèrent une partie. Quelques-uns de ces énormes galions furent pris, d’autres déſemparés. Une tempête ſurvint. La plupart avoient perdu leurs ancres ; ils furent abandonnés par l’équipage à la fureur des vagues, & jetés, les uns ſur les côtes occidentales de l’Écoſſe, les autres ſur les côtes d’Irlande. À peine la moitié de cette invincible flotte put retourner en Eſpagne ; où ſon délabrement, joint à l’effroi des matelots, répandit une conſternation dont la nation ne ſe releva plus : abattue à jamais par la perte d’un armement qui lui avoit coûté trois ans de préparatifs, où ſes forces & ſes revenus s’étoient comme épuisés.

La chute de la marine Eſpagnole fit paſſer le ſceptre de la mer aux mains des Hollandois. L’orgueuil de leurs anciens tyrans ne pouvoit être mieux puni, que par la proſpérité d’un peuple forcé, par l’oppreſſion, à briſer le joug des rois. Lorſque cette république levoit la tête hors de ſes marais, le reſte de l’Europe étoit plongé dans les guerres civiles par le fanatiſme. Dans tous les états, la persécution lui préparoit des citoyens. L’inquiſition que la maiſon d’Autriche vouloit étendre dans les pays de ſa domination ; les bûchers que Henri II allumoit en France ; les émiſſaires de Rome que Marie appuyoit en Angleterre : tout concourut à donner à la Hollande un peuple immenſe de réfugiés. Elle n’avoit ni terres, ni moiſſons pour les nourrir. Il leur fallut chercher une ſubſiſtance par mer, dans le monde entier. Liſbonne, Cadix & Anvers, faiſoient preſque tout le commerce de l’Europe ſous un même ſouverain, que ſa puiſſance & ſon ambition rendoient l’objet de la haine & de l’envie. Les nouveaux républicains, échappés à ſa tyrannie, excités par le reſſentiment & le beſoin, ſe firent corſaires, & ſe formèrent une marine aux dépens des Eſpagnols & des Portugais, qu’ils déteſtoient. La France & l’Angleterre, qui ne voyoient que l’humiliation de la maiſon d’Autriche dans les progrès de la république naiſſante, l’aidèrent à garder des conquêtes & des dépouilles, dont elles ne connoiſſoient pas encore tout le prix. Ainſi les Hollandois s’aſſurèrent des établiſſemens par-tout où ils voulurent porter leurs armes, s’affermirent dans leurs acquiſitions, avant qu’on pût en être jaloux, & ſe rendirent inſenſiblement les maîtres de tout le commerce par leur induſtrie, & de toutes les mers, par la force de leurs eſcadres.

Les troubles domeſtiques de l’Angleterre favorisèrent quelque tems cette proſpérité, lourdement acquiſe dans des pays éloignés, Mais enfin Cromwel éveilla dans ſa patrie la jalouſie du commerce, Elle étoit natuſelle à un peuple inſulaire. Partager avec lui l’empire de la mer, c’étoit le lui céder. Les Hollandais réſolurent de le garder. Au lieu de s’allier avec l’Angleterre, ils s’exposèrent courageuſement à la guerre. Ils combattirent long-tems avec des forces inégales ; & cette opiniâtreté contre les revers, leur conſerva, du-moins, une honorable rivalité. La ſupériorité dans la conſtruction, dans la forme des vaiſſeaux, donna ſouvent la victoire à leurs ennemis : mais les vaincus ne firent point de pertes déciſives.

Cependant, ces longs & terribles combats avoient épuisé, du moins ralenti, la vigueur des deux nations, lorſque Louis XIV, voulant profiter de leur affoibliſſement réciproque, aſpira à l’empire des mers. En prenant les rênes de ſon royaume, ce prince n’avoit trouvé dans ſes ports que huit ou neuf vaiſſeaux demi-pourris ; encore n’étoient-ils ni du premier, ni du ſecond rang. Richelieu avoit ſu jeter une digue devant la Rochelle, mais non créer une marine, dont Henri IV & ſon ami Sully devoient pourtant avoir conçu le projet : mais tout ne pouvoit naître à la fois que dans le beau ſiècle de la nation Françoiſe. Louis, qui ſaiſiſſoit, du-moins, toutes les idées de grandeur qu’il n’enfantoit pas, fit paſſer dans l’âme de ſes ſujets la paſſion qui le dévoroit. Cinq ports furent ouverts à la marine militaire. On créa des chantiers & des arſenaux, également commodes & magnifiques. L’art des conſtructions, encore très-imparfait par-tout, reçut des règles moins incertaines. Un code fort ſupérieur à celui des autres nations, & qui depuis leur ſervit de guide, obtint la ſanction des loix. Des hommes de mer ſortirent, pour ainſi dire, comme tout formés du ſein de l’océan. En moins de vingt ans, les rades du royaume comptèrent cent vaiſſeaux de ligne.

Ces forces s’eſſayèrent d’abord contre les Barbareſques, qui furent châtiés. Enſuite elles firent baiſſer Le pavillon à l’Eſpagne. De-là, ſe meſurant avec les flottes, tantôt séparées, tantôt combinées, de l’Angleterre & de la Hollande, preſque toujours elles emportèrent l’honneur & l’avantage du combat, La première défaite mémorable qu’eſſuya la marine Françoiſe, fut en 1692, lorſque avec quarante vaiſſeaux, elle attaqua vis-à-vis de la Hogue quatre-vingt-dix vaiſſeaux Anglais & Hollandois, pour donner à l’Angleterre un roi qu’elle ne vouloit pas, & qui ne ſouhaitoit pas trop de l’être. Le parti le plus nombreux eut la victoire. Jacques II ſentit un plaiſir involontaire, en voyant triompher le peuple qui le repouſſoit ; comme ſi dans ce moment, l’amour aveugle de la patrie l’eût emporté contre lui dans ſon cœur, ſur l’ambition du trône. Depuis cette journée, la France vit décliner ſes forces navales, & il étoit impoſſible qu’il fut autrement.

Accoutumé à mettre plus de fierté que de méthode dans ſes entrepriſes, plus jaloux de paroître puiſſant que de l’être en effet, Louis XIV avoit commencé par poſer le faîte de ſa marine guerrière, avant d’en avoir aſſuré les fondemens. L’unique baſe ſolide qu’on eût pu lui donner, c’eût été une navigation marchande, vive, étendue ; & il n’en exiſtoit preſque pas un commencement dans le royaume. Le commerce des Indes Orientales ne faiſoit que de naître. Les Hollandois s’étoient approprié le peu de denrées gue produiſoient alors les iſles de l’Amérique. On n’avoit pas ſongé à donner aux grandes pêcheries l’extenſion dont elles étoient ſuſceptibles. Les rades du Nord ne recevoient pas un navire François, & celles du Sud n’en voyoient que rarement. L’état avoit abandonné juſqu’à ſon cabotage à des étrangers. N’étoit-ce donc pas une néceſſité qu’au premier échec remarquable que recevroit cet orgueilleux étalage de puiſſance, le coloſſe croulât, & que l’illuſion fût diſſipée ?

L’Angleterre prit dès-lors une ſupériorité, qui l’a portée au comble de la proſpérité. Une nation, qui ſe voit aujourd’hui la première ſur toutes les mers, s’imagine aisément qu’elle y a eu toujours de l’empire. Tantôt elle fait remonter ſa puiſſance maritime juſqu’au tems de Céſar ; tantôt elle veut avoir régné ſur l’océan, du-moins au neuvième ſiècle. Peut-être un jour, les Corſes, qui ne ſont rien, quand ils ſeront devenus un peuple maritime, écriront & liront dans leurs faſtes, qu’ils ont toujours dominé ſur la méditerranée. Telle eſt la vanité de l’homme ; il a beſoin d’agrandir ſon néant dans le paſſé comme dans l’avenir. La vérité ſeule, qui ſubſiſte avant & après les nations, dit qu’il n’y a point eu de marine en Europe depuis l’ère chrétienne juſqu’au ſeizième ſiècle. Les Anglois eux-mêmes n’en avoient pas beſoin, tant qu’ils furent les maîtres de la Normandie & des côtes de la France.

Lorſque Henri VIII voulut équiper une flotte, il fut obligé de louer des vaiſſeaux de Hambourg, de Lubeck, de Dantzick : mais ſur-tout de Gènes & de Veniſe, qui ſavoient ſeules conſtruire & conduire une marine ; qui fourniſſoient les navigateurs & les amiraux ; qui donnoient à l’Europe un Colomb, un Améric, un Cabot, un Verezani, ces hommes divins, par qui le monde eſt devenu ſi grand. Elizabeth eut beſoin d’une force navale contre l’Eſpagne. Elle permit à des citoyens d’armer des vaiſſeaux, pour courir ſur les ennemis de l’état. Cette permiſſion forma des ſoldats matelots. La reine alla voir un vaiſſeau qui avoit fait le tour du monde ; elle y embraſſa Drake, en le créant chevalier. Elle laiſſa quarante-deux vaiſſeaux de guerre à ſes ſucceſſeurs. Jacques I & Charles I ajoutèrent quelques navires aux forces navales qu’ils avoient reçues avec le trône : mais les commandans de cette marine étoient pris dans la nobleſſe, qui, contente des honneurs, laiſſoit les travaux à des pilotes. L’art ne faiſoit point de progrès.

Le parti qui détrôna les Stuarts, avoit peu de nobles. Les vaiſſeaux de ligne furent donnés à des capitaines d’une naiſſance commune, mais d’une habileté rare dans la navigation. Ils perfectionnèrent, ils illuſtrèrent la marine Angloiſe,

Charles II, en remontant ſur le trône, la trouva forte de cinquante-ſix vaiſſeaux. Elle s’augmenta ſous ſon règne, juſqu’au nombre de quatre-vingt-trois bâtimens, dont cinquante-huit étoient de ligne. Cependant elle déclina vers les derniers jours de ce prince. Mais Jacques II, ſon frère, la rétablit dans ſon premier éclat, l’éleva même à plus de ſplendeur. Grand amiral avant d’être roi, il avoit inventé l’art de commander la manœuvre ſur les flottes, par les ſignaux des pavillons. Heureux, s’il avoit mieux entendu l’art de gouverner un peuple libre ! Quand le prince d’Orange, ſon gendre, prit ſa couronne, la marine Angloiſe étoit composée de cent ſoixante-trois vaiſſeaux de toute grandeur, armés de ſept mille canons, & montés par quarante-deux mille hommes d’équipage. Cette force doubla pendant la guerre pour la ſucceſſion d’Eſpagne. Elle a fait depuis des progrès tels, que l’Angleterre ſe croit en état de balancer ſeule par ſes forces navales, toute la marine de l’Univers. Cette puiſſance eſt ſur mer, ce qu’étoit Rome ſur la terre, quand elle tomba de ſa grandeur.

La nation Angloiſe regarde ſa marine comme le rempart de ſa sûreté, comme la ſource de ſes richeſſes. C’eſt dans la paix, comme dans la guerre, le pivot de ſes eſpérances. Auſſi lève-t-elle, & plus volontiers, & plus promptement, une flotte qu’un bataillon. Elle n’épargne aucun moyen de dépenſe, aucune reſſource de politique pour avoir des hommes de mer.

Les fondemens de cette puiſſance furent jetés au milieu du dernier ſiècle, par ce fameux acte de navigation, qui aſſuroit aux Anglois toutes les productions de leur vaſte empire & qui leur promettoit une grande partie de celles des autres régions. Par cette loi, on ſembloit dire à chaque peuple de ne penſer qu’à ſoi. Cependant cette leçon a été inutile juſqu’à nos jours ; & aucun gouvernement ne l’a priſe pour règle de ſa conduite. Il eſt poſſible que les yeux s’ouvrent & qu’ils s’ouvrent bientôt : mais la Grande-Bretagne aura toujours joui pendant plus d’un ſiècle des fruits de ſa prévoyance, & peut-être acquis, dans ce long intervalle, aſſez de force pour perpétuer ſes avantages. On doit la croire diſposée à employer tous les moyens poſſibles, pour arrêter l’exploſion de cette mine que le tems creuſe d’une main lente ſous les fondemens de ſa fortune, & à déclarer la guerre au premier qui tentera d’y mettre le feu. Ses flottes redoutables attendent avec impatience le ſignal des hoſtilités. Leur activité & leur vigilance ont redoublé, depuis qu’il a été décidé que les priſes appartiendroient en totalité aux officiers & à l’équipage du vaiſſeau vainqueur ; depuis que l’état a accordé une gratification de cent trente-deux livres dix ſols à chacun des combattans qui s’élanceroit ſur un navire ennemi, pris ou coulé à fond. Cet appât du gain ſera, s’il le faut, augmenté par d’autres récompenſes. Les nations, ſi habituellement divisées par leurs intérêts & leurs jalouſies, ſe concerteront-elles pour réprimer tant d’audace ; & ſi une ſeule l’entreprend séparement, ſortira-t-elle avec ſuccès de cette terrible lutte ?

La marine eſt un nouveau genre de puiſſance qui a donné, en quelque ſorte, l’univers à l’Europe. Cette partie ſi bornée du globe, a acquis, par ſes eſcadres, un empire abſolu ſur les autres beaucoup plus étendues. Elle s’y eſt emparée des contrées qui étoient à ſa bienséance, & a mis dans ſa dépendance les habitant & les productions de toutes. Une ſupériorité ſi avantageuſe durera toujours, à moins que quelque événement, qu’il eſt impoſſible de prévoir, ne dégoûtât nos deſcendans d’un élément fécond en naufrages. Tant qu’il leur reſtera des flottes, elles prépareront les révolutions, elles promèneront les deſtins des peuples, elles ſeront le levier du monde.

Mais ce n’eſt pas ſeulement aux extrémités de la terre ou dans des régions barbares que les vaiſſeaux ont porté la terreur & dicté des loix. Leur action s’eſt fait vivement ſentir, même au milieu de nous, & a dérangé les anciens ſyſtêmes. Il s’eſt formé un nouvel équilibre. Du continent, la balance du pouvoir a paſſé aux nations maritimes. Comme la nature de leurs forces les rapprochoit de tous les pays qui bordoient l’océan & ſes différens golfes, il leur a été poſſible de faire du bien ou du mal à plus d’états : elles ont donc dû avoir plus d’alliés, plus de conſidération & plus d’influence, Ces avantages ont frappé les gouvernemens que leur ſituation mettoit à portée de les partager ; & il n’en eſt preſque aucun qui n’ait fait plus ou moins d’efforts, des efforts plus ou moins heureux pour y réuſſir.

Puiſque la nature a décidé que les hommes s’agiteroient éternellement ſur notre planète, & qu’ils la fatigueroient ſans ceſſe par leur inquiétude, c’eſt un bonheur pour les tems modernes que les forces de la mer faſſent une diverſion à celles de la terre. Une puiſſance qui a des côtes à garder ne peut aisément franchir les barrières de ſes voiſins. Il lui faut des préparatifs immenſes ; des troupes innombrables ; des arſenaux de toute eſpèce ; une double proviſion de moyens & de reſſources pour exécuter ſes projets de conquête. Depuis que l’Europe navigue, elle jouit d’une plus grande sécurité. Ses guerres ſont peut-être auſſi fréquentes, auſſi ſanglantes : mais elle en eſt moins ravagée, moins affoiblie. Les opérations y ſont conduites avec plus de concert, de combinaiſon, & moins de ces grands effets qui dérangent tous les ſyſtêmes. Il y a plus d’efforts & moins de ſecouſſes. Toutes les paſſions y ſont entraînées vers un certain bien général, un grand but politique, un heureux emploi de toutes les facultés phyſiques & morales qui eſt le commerce.

L’importance où s’eſt élevée la marine conduira, avec le tems, tout ce qui y a un rapport plus ou moins prochain au degré de perfection dont il eſt ſuſceptible. Juſqu’au milieu du dernier ſiècle, des routines vagues préſidoient à la conſtruction des vaiſſeaux. On ne ſait ce que la mer veut, étoit encore un proverbe. À cette époque, la géométrie porta ſon attention ſur cet art qui devenoit tous les jours plus intéreſſant, & y appliqua quelques-uns de ſes principes. Depuis elle s’en eſt occupée plus sérieuſement, & toujours avec ſuccès. Cependant on eſt bien éloigné des démonſtrations, puiſqu’il règne tant de variété dans les dimenſions que ſuivent les différens ateliers.

À meſure que la marine devenoit une ſcience, c’étoit une néceſſité qu’elle fût étudiée par ceux qui ſuivoient cette profeſſion. On parvint lentement, mais enfin on parvint à leur faire comprendre que les commandans qui auroient des idées générales fondées ſur des règles mathématiques, auroient une grande ſupériorité ſur des officiers qui, n’ayant que des habitudes, ne pourroient juger des choſes qu’ils auroient à faire que par leur analogie avec celles qu’ils auroient déjà vues. Des écoles s’ouvrirent de tous les côtés, & de jeunes gens y furent inſtruits dans la tactique navale & dans d’autres connoiſſances auſſi importantes.

C’étoit quelque choſe, mais ce n’étoit pas tout. Dans un métier où la diſpoſition, de la mer & des courans, le mouvement des vaiſſeaux, la force & la variété des vents, les fréquens accidens du feu, la rupture ordinaire des voiles & des cordages, cent autres circonſtances multiplient à l’infini les combinaiſons ; où, ſous le tonnerre du canon & au milieu des plus grands dangers, il faut prendre ſur le champ un parti qui décide de la victoire & de la fuite ; où les réſolutions doivent être ſi rapides qu’elles paroiſſent plutôt l’effet du ſentiment que le fruit de la réflexion : dans une telle profeſſion, la théorie la plus ſavante ne ſauroit ſuffire. Dénuée de ce coup-d’œil sûr & rapide que la pratique ſeule & la pratique la plus ſuivie peut donner, elle perdroit en méditations le tems de l’action. Il faut donc que l’expérience achève l’homme de mer que l’étude des ſciences exactes aura commencé. Cette réunion doit ſe faire avec le tems par-tout où il y a des navigateurs, mais nulle part auſſi promptement que dans une iſle, parce que les arts ſe perfectionnent plutôt où ils ſont d’une néceſſité plus indiſpenſable.

Par la même raiſon, il y aura de meilleurs & plus de matelots, mais ſeront-ils traités avec la juſtice & l’humanité qui leur ſont dues ? Un d’eux, qui a heureuſement échappé aux feux dévorans de la ligne, à l’horreur des tempêtes, à l’intempérie des climats, revient d’un voyage de pluſieurs années & des extrémités du globe. Son épouſe l’attend avec impatience ; ſes enfans ſoupirent après la vue d’un père dont on leur a cent fois répété le nom ; lui-même il charme ſes ennuis par le doux eſpoir de revoir bientôt ce qu’il a de plus cher au monde ; il hâte par ſes déſirs le moment délicieux où il ſoulagera ſon cœur dans les tendres embraſſemens de ſa famille. Tout-à-coup, à l’approche du rivage, à la vue de ſa patrie, on l’arrache avec violence du navire où, pour enrichir ſes concitoyens, il vient de braver les flots, & il ſe voit précipité par d’infâmes ſatellites dans une flotte où trente, quarante mille de ſes braves compagnons doivent partager ſon infortune juſqu’à la fin des hoſtilités. C’eſt vainement que leurs larmes couleront, c’eſt vainement qu’ils réclameront les loix ; leur deſtinée eſt irrévocablement fixée. Voilà une foible image des atrocités de la preſſe Angloiſe.

Dans nos gouvernemens abſolus, c’eſt une autre méthode plus cruelle peut-être en effet, quoique en apparence plus modérée. Le matelot y eſt enrôlé & enrôlé pour ſa vie. On le met en mouvement, on le retient dans l’inaction, quand on veut & comme on veut. Un caprice décide de ſa ſolde, un caprice règle l’époque où elle lui ſera payée. Durant la paix, durant la guerre, il n’a jamais de volonté qui lui ſoit propre : ſans ceſſe il eſt ſous la verge d’un deſpote ſubalterne le plus ſouvent injuſte, féroce & intéreſſé. La plus grande différence que j’obſerverois entre la preſſe & les claſſes, c’eſt que l’une eſt une ſervitude paſſagère, & que l’eſclavage des autres n’a point de terme.

Cependant vous trouverez des apologiſtes, des admirateurs peut-être de ces uſages inhumains. Il faut, vous dira-t-on, que dans l’état de ſociété, les volontés particulières ſoient ſoumiſes à la volonté générale, & que les convenances des individus ſoient ſacrifiées aux beſoins publics. Telle a été la pratique de toutes les nations & de tous les âges. C’eſt ſur cette baſe unique que les inſtitutions, bien ou mal conçues, ont été fondées. Jamais elles ne s’écarteront de ce point central ſans précipiter l’époque inévitable de leur ruine.

Sans doute, la république doit être ſervie, & doit l’être par ſes citoyens : mais n’eſt-il pas de la juſtice que chacun y contribue ſelon ſes moyens ? Faut-il que pour conſerver à un millionnaire, ſouvent injuſte, la jouiſſance entière de ſa fortune & de ſes délices, on réduiſe l’infortuné matelot au ſacrifice des deux tiers de ſon ſalaire, des beſoins de ſa famille, du plus précieux des biens, la liberté. La patrie ne ſeroit-elle pas ſervie avec plus de zèle, de vigueur & d’intelligence par des hommes qui lui voueroient volontairement les facultés phyſiques & morales qu’ils ont acquiſes ou exercées ſur toutes les mers, que par des eſclaves néceſſairement & ſans ceſſe occupés du ſoin de briſer leurs chaînes ? Mal-à-propos, les adminiſtrateurs des empires diroient-ils pour juſtifier leur conduite atroce que ces navigateurs refuſeroient aux combats leurs bras & leur courage, ſi on ne les y traînoit contre leurs penchans. Tout aſſure qu’ils ne demanderoient pas mieux que d’exercer leur profeſſion ; & il eſt démontré que quand ils y auroient quelque répugnance, des néceſſités toujours renaiſſantes les y forceroient.

Le dirons-nous ? & pourquoi ne le dirions-nous pas ? les gouvernemens ſont auſſi convaincus que ceux qui les cenſurent du tort qu’ils font à leurs matelots : mais ils aiment mieux ériger la tyrannie en principe, que de convenir de l’impoſſibilité où ils ſont d’être juſtes. Dans l’état actuel des choſes, tous, quelques-uns principalement, ont élevé leurs forces navales plus haut que leur fortune ne le permettoit. Juſqu’ici leur orgueil n’a pu ſe réſoudre à deſcendre de cette grandeur exagérée dont ils s’étoient enivré, dont ils avoient enivré leurs voiſins. Le moment arrivera pourtant, & il ne doit pas être éloigné, où ce ſera une néceſſité de proportionner les armemens aux reſſources d’un fiſc obéré. Ce ſera une époque heureuſe pour l’Europe ſi elle ſuit un ſi bel exemple. Cette partie du monde, qui compte aujourd’hui trois cens quatre-vingt-douze vaiſſeaux de ligne, & quatre fois plus de bâtimens de guerre d’un ordre inférieur, tirera de grands avantages de cette révolution. L’océan ſera ſillonné alors par moins de flottes, & ſur-tout par des flottes moins nombreuſes. La navigation marchande s’enrichira des débris de la marine militaire ; & le commerce recevra dans l’univers entier une extenſion nouvelle.