Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 3

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III. Les François tournent leurs vues vers le Canada.

François I y avoit envoyé en 1523 le Florentin Verazzani, qui ne fit qu’obſerver l’iſle de Terre-neuve, & quelques côtes du continent ; mais ſans s’y arrêter.

Onze ans après, Jacques Cartier, habile navigateur de Saint-Malo, reprit les projets de Verazzani. Les deux nations, qui étoient les premières débarquées au Nouveau-Monde, crièrent à l’injuſtice, en voyant qu’on y couroit ſur leurs traces. Eh quoi ! dit plaiſamment François I, le roi d’Eſpagne & le roi de Portugal partagent tranquillement entre eux toute l’Amérique, ſans ſouffrir que j’y prenne part comme leur frère ! Je voudrais bien voir l’article du teſtament d’Adam, qui leur lègue ce vaſte héritage ?

Cartier alla plus loin que ſon prédéceſſeur. Il entra dans le fleuve Saint-Laurent : mais, après avoir échangé avec les ſauvages quelques marchandiſes d’Europe contre des pelleteries, il ſe rembarqua pour la France, où l’on oublia par légèreté, une entrepriſe qu’on paroiſſoit n’avoir formée que par imitation.

Heureuſement les Normands, les Bretons, les Baſques continuèrent à faire la pêche de la morue ſur le grand banc, le long des côtes de Terre-neuve, dans tous les parages voiſins. Ces hommes intrépides, qui avoient de l’expérience, ſervirent de pilotes aux aventuriers qui, depuis 1598, tentèrent de fonder des colonies dans ces contrées déſertes. Aucun de ces premiers établiſſemens ne proſpéra ; parce qu’ils furent tous dirigés par des compagnies excluſives, qui n’avoient ni les talens qu’il falloit pour choiſir les meilleures poſitions, ni des fonds ſuffiſans pour attendre le retour de leurs avances. Un monopole remplaça rapidement un monopole ; mais en vain : c’étoit toujours avec une avidité ſans vues & ſans moyens. Tous ces différens corps ſe ruinoient l’un après l’autre, ſans que l’état gagnât rien à leur perte. Tant d’expéditions avoient conſommé plus d’hommes, d’argent & de vaiſſeaux, que n’en coûtoit à d’autres puiſſances la fondation de grands empires. Enfin Samuel de Champlain remonta bien avant le fleuve Saint-Laurent, & jeta ſur ſes bords, en 1608, les fondemens de Québec, qui devint le berceau, le centre, la capitale de la Nouvelle-France ou du Canada.

L’eſpace illimité qui s’ouvroit devant cette colonie, offrait à ſes premiers regards des forêts ſombres, épaiſſes & profondes, dont la ſeule hauteur affectoit l’ancienneté. Des rivières ſans nombre venoient de loin arroſer ces pays immenſes. L’intervalle qu’elles laiſſoient, étoit coupé d’une multitude de lacs. On en comptoit quatre, dont la circonférence embraſſoit depuis deux cens juſqu’à cinq cens lieues. Ces eſpèces de mers intérieures communiquoient entre elles ; & leurs eaux après avoir formé le fleuve Saint-Laurent, alloient groſſir conſidérablement le lit de l’océan. Tout dans cette région intacte du Nouveau-Monde, portoit l’empreinte du grand & du ſublime, La nature y déployoit un luxe de fécondité, une magnificence, une majeſté qui commandoit la vénération ; mille grâces ſauvages qui ſurpaſſoient infiniment les beautés artificielles de nos climats. C’eſt-là qu’un peintre, un poëte auroit ſenti ſon imagination s’exalter, s’échauffer, & ſe remplir de ces idées qui deviennent ineffaçables dans la mémoire des hommes ! Toutes ces contrées exhaloient, reſpiroient un air de longue vie.

Cette température qui, par la poſition du climat, devoit être délicieuſe, ne perdoit rien de ſa ſalubrité par la rigueur ſingulière d’un froid long & violent. Ceux qui n’attribuent cette ſingularité qu’aux bois, aux ſources, aux montagnes dont ce pays eſt couvert, n’ont pas tout conſidéré. D’autres obſervateurs ajoutent à ces cauſes du froid, l’élévation du terrein, un ciel tout aérien, & rarement chargé de vapeurs, la direction des vents qui viennent du Nord au Midi, par des mers toujours glacées.