Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 4

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IV. Gouvernement, habitudes, vertus, vices, guerres des ſauvages qui habitoient le Canada

Les habitans de cet âpre climat étoient cependant peu vêtus. Un manteau de buffle ou de caſtor, ſerré par une ceinture de cuir ; une chauſſure de peau de chevreuil : c’étoit leur habillement avant leur commerce avec nous. Ce qu’ils y ont ajouté depuis, a toujours excité les lamentations de leurs vieillards ſur la décadence des mœurs.

Peu de ces ſauvages connoiſſoient la culture, encore n’étoit-ce que celle du maïs qu’ils abandonnoient aux femmes, comme indigne des ſoins de l’homme indépendant. Leur plus vive imprécation contre un ennemi mortel, c’étoit qu’il fût réduit à labourer un champ ; la même que celle que Dieu prononça contre le premier homme. Quelquefois ils s’abaiſſoient juſqu’à la pêche : mais leur vie & leur gloire étoient la chaſſe. Toute la nation y alloit comme à la guerre ; chaque famille, chaque cabane, comme à ſa ſubſiſtance. Il falloit ſe préparer à cette expédition par des jeûnes auſtères, n’y marcher qu’après avoir invoqué les dieux. On ne leur demandoit pas la force de terraſſer les animaux, mais le bonheur de les rencontrer. Hormis les vieillards arrêtés par la décrépitude, tous ſe mettoient en campagne, les hommes pour tuer le gibier, les femmes pour le porter & le sécher. Au gré d’un tel peuple, l’hiver étoit la belle ſaiſon de l’année : l’ours, le chevreuil, le cerf & l’orignal, ne pouvoient fuir alors avec toute leur viteſſe, à travers quatre à cinq pieds de neige. Ces ſauvages que n’arrêtoient ni les buiſſons, ni les ravines, ni les étangs, ni les rivières, & qui paſſoient à la courſe la plupart des animaux légers, faiſoient rarement une chaſſe malheureuſe. Mais au défaut de gibier, on vivoit de gland. Au défaut de gland, on ſe nourriſſoit de la sève ou de la pellicule qui naît entre le bois & la groſſe écorce du tremble & du bouleau.

Dans l’intervalle d’une chaſſe à l’autre, on faiſoit, on réparoit les arcs & les flèches, les raquettes qui ſervoient à courir ſur la neige, les canots ſur leſquels on devoit paſſer les lacs & les rivières. Ces meubles de voyage & quelques pots de terre, formoient toute l’induſtrie, tous les arts de ces peuples errans. Ceux d’entre eux qui s’étoient réunis en bourgades, ajoutaient à ces travaux les ſoins qu’exigoient leur vie plus sédentaire ; ils y joignoient la précaution de paliſſader, de défendre leurs cabanes contre les irruptions. Les ſauvages s’abandonnoient alors, dans une sécurité profonde, à la plus entière inaction. Ce ſentiment inquiet de ſa propre foibleſſe ; cette laſſitude de tout & de ſoi-même, qu’on appelle ennui ; ce beſoin de fuir la ſolitude & de ſe décharger ſur autrui du fardeau de ſa vie, étoient inconnus à ce peuple content de la nature & de ſa deſtinée.

Leur ſtature étoit taillée en général dans les plus belles proportions : mais plus propres à ſupporter les fatigues de la courſe, que les peines du travail, ils avoient moins de vigueur que d’agilité. Avec des traits réguliers, ils avoient cet air féroce que leur donnoient ſans doute l’habitude de la chaſſe & le péril de la guerre. Leur peau étoit d’un rouge obſcur & ſale. Cette couleur déſagréable leur venoit de la nature qui hâle tous les hommes, continuellement exposés au grand air. Elle étoit augmentée par la manie qu’ont toujours eue les peuples ſauvages de ſe peindre le corps & le viſage, ſoit pour ſe reconnaître de loin, ſoit pour ſe rendre plus agréables dans l’amour ou plus terribles à la guerre. À ce vernis, ils joignoient des frictions de graiſſe de quadrupède ou d’huile de poiſſon, uſage familier & néceſſaire pour ſe garantir de la piqûre inſoutenable des moucherons & des inſectes qui couvrent tous les pays que l’homme laiſſe en friche. Ces onguens étoient préparés & mêlés avec des ſucs ou des matières rouges qui, peut-être, étoit le poiſon le plus mortel pour les mouſtics. Ajoutez à ces enduits qui pénètrent & dénaturent la couleur de la peau, les fumigations qu’on oppoſe encore à tous ces inſectes, ou que reſpirent ces peuples dans leurs cabanes, où ils ſe chauffent tout l’hiver, où ils boucanent leurs viandes. C’en étoit aſſez pour leur donner un teint hideux à nos regards, mais beau ſans doute, ou du moins ſupportable à leurs yeux peu délicats. Du reſte ils avoient la vue, l’odorat, l’ouïe, tous les ſens d’une fineſſe ou d’une ſubtilité qui les avertiſſoient de loin ſur leurs dangers ou leurs beſoins. Ceux-ci étoient bornés ; mais leurs maladies l’étoient bien davantage. Ils ne connoiſſoient guère que celles qui pouvoient naître de leurs exercices quelquefois trop violens, ou de la ſurabondance de nourriture qu’ils prenoient après des diètes exceſſives.

Leur population étoit peu nombreuſe, & peut-être n’étoit-ce pas un malheur. Les nations policées doivent déſirer la multiplication des hommes, parce que, gouvernées par des chefs ambitieux d’autant plus portés à la guerre qu’ils ne la font pas, elles ſont réduites à la néceſſité de combattre pour envahir ou pour repouſſer, parce qu’elles n’ont jamais allez de terrein & d’eſpace pour leur vie entreprenante & diſpendieuſe. Mais les peuples iſolés, errans, gardés par les déſerts qui les séparent, par les courſes qui les dérobent aux irruptions, par la pauvreté qui les garantit de faire ou de ſouffrir des injuſtices, ces peuples ſauvages n’ont pas beſoin d’être multipliés. Pourvu qu’ils le ſoient aſſez pour réſiſter aux animaux féroces, pour repouſſer un ennemi qui n’eſt jamais fort, pour ſe ſecourir mutuellement, tout eſt bien. Plus ils le ſeroient au-delà ; plus promptement ils auraient dévaſté les lieux qu’ils habitent, plutôt ils ſeroient forcés de les quitter pour en aller chercher d’autres, le ſeul, ou moins le plus grand inconvénient de leur vie précaire.

Indépendamment de ces réflexions qui pouvoient bien ne s’être pas préſentées aux ſauvages du Canada d’une manière ſi développée, la nature des choſes ſuffiſoit ſeule pour arrêter leur population. Quoiqu’ils habitâſſent des contrées abondantes en gibier & en poiſſon, il y avoit des ſaiſons, & quelquefois des années où cette unique reſſource leur manquoit : la famine faiſoit alors d’horribles ravages chez des nations trop éloignées les unes des autres pour ſe donner des ſecours. Leurs guerres ou leurs hoſtilités paſſagères, mais causées par des haines éternelles, étoient très-deſtructives. Des chaſſeurs continuellement exercés à pourſuivre leur nourriture qui fuyoit devant eux, à déchirer l’animal qu’ils avoient ſurpris à la courſe ; des hommes dont l’oreille étoit familiarisée aux cris de la mort, & la vue à l’effuſion du ſang, devoient dans les combats, ſe montrer plus impitoyables encore, s’il eſt poſſible, que ne le ſont nos peuples frugivores. Enfin malgré les éloges qu’on donne à l’éducation la plus dure, & qui séduiſirent Pierre-le-Grand, au point qu’il ordonna de ne laiſſer boire que de l’eau de la mer aux enfans de ſes matelots, étrange épreuve qui leur coûta la vie à tous ; il eſt certain qu’un grand nombre de jeunes ſauvages périſſoient par la faim, par la ſoif, par le froid & par les fatigues. Ceux même dont le tempérament étoit aſſez vigoureux pour réſiſter aux exercices communs dans ces climats, pour traverſer les plus grandes rivières à la nage, pour faire des chaſſes de deux cens lieues, pour ſe défendre du ſommeil durant pluſieurs jours, pour ſe paſſer long-tems de nourriture : ces hommes en étoient moins propres à la génération, & ſentoient tarir en eux les germes de la vie. Peu parvenoient à la carrière que l’on fournit dans nos ſociétés, où les habitudes ſont plus uniformes & plus tranquilles.

L’auſtérité de l’éducation Spartiate, la pratique des rudes travaux, & l’uſage des nourritures groſſières, ont fait une illuſion dangereuſe. Les philoſophes séduits par le ſentiment des maux de l’humanité, ont voulu conſoler les malheureux que la fortune avoit condamnés à ce genre de vie, en leur perſuadant que c’étoit le plus ſain & le meilleur. Les gens riches n’ont pas manqué d’adopter un ſyſtême qui leur endurciſſoit tranquillement le cœur, & les diſpenfoit de la compaſſion & de la bienfaiſance. Non : il n’eſt pas vrai que les hommes occupés des pénibles arts de la ſociété, vivent auſſi long-tems que l’homme qui jouit du fruit de leurs ſueurs. Le travail modéré fortifie, le travail exceſſif accable. Un payſan eſt un vieillard à ſoixante ans, tandis que les citoyens de nos villes qui vivent dans l’opulence avec quelque ſageſſe, atteignent & paſſent ſouvent quatre-vingts ans. Les gens de lettres même, dont les occupations ſont peu favorables à la ſanté, comptent dans leur claſſe un aſſez grand nombre d’octogénaires. Loin des livres modernes, ces cruels ſophiſmes dont on berce les riches & les grands qui s’endorment ſur les labeurs du pauvre, fermant leurs entrailles à ſes gémiſſemens, & détournent leur ſenſibilité de deſſus leurs vaſſaux, pour la porter toute entière ſur leurs chiens & ſur leurs chevaux !

On trouva dans le Canada trois langues mères, l’Algonquine, la Siouſe & la Huronne. On jugea que ces langues étoient primitives, parce qu’elles renfermoient chacune un grand nombre de ces mots imitatifs qui peignent les choſes par le ſon. Les dialectes qui en dérivoient, ſe multiplioient preſqu’autant que les bourgades. On n’y remarquoit point de termes abſtraits, parce que l’eſprit des ſauvages, eſprit encore enfant, ne s’écarte guère loin des objets & des tems préſens ; & qu’avec peu d’idées on a rarement beſoin de les généraliſer, & d’en repréſenter pluſieurs dans un ſeul ſigne. Mais d’ailleurs le langage de ces peuples preſque toujours animé d’un ſentiment prompt, unique & profond, remué par les grandes ſcènes de la nature, prenoit dans leur imagination ſenſible & forte, un caractère vivant & poétique. L’étonnement & l’admiration, dont leur ignorance même les rendoit ſuſceptibles, les entrainoient violemment à l’exagération. Leur âme s’exprimoit comme leurs yeux voyoient : c’étoit toujours des êtres phyſiques qu’ils retraçoient avec des couleurs ſenſibles, & leurs diſcours devenoient pittoreſques. Au défaut de termes de convention pour rendre certaines idées composées ou compliquées, ils employoient des expreſſions figurées. Le geſte, l’attitude ou l’action du corps, l’inflexion de la voix ſuppléoient ou achevoient ce qui manquoit à la parole. Les métaphores étoient plus hardies, plus familières dans leur converſation, qu’elles ne le ſont dans la poéſie même épique des langues de l’Europe. Leurs harangues dans les aſſemblées publiques, étoient ſur-tout remplies d’images, d’énergie & de mouvement. Jamais peut-être aucun orateur Grec ou Romain, ne parla avec autant de force & de ſublimité qu’un chef de ces ſauvages. On vouloit les éloigner de leur patrie : Nous ſommes, répondit-il, nés ſur cette terre ; nos pères y ſont enſevelis. Dirons-nous aux oſſemens de nos pères, levez-vous, & venez avec nous dans une terre étrangère ?

Il eſt aifé de penſer que de pareilles nations ne pouvoient pas être auſſi douces, auſſi foibles que celles du midi de l’Amérique. On éprouva qu’elles avoient cette activité, cette énergie qu’on trouve chez les peuples du Nord, à moins qu’ils ne ſoient, comme les Lapons, d’une eſpèce fort différente de la nôtre. Elles n’étoient guère parvenues qu’à ce degré de lumière & de police où l’inſtinct ſeul peut conduire les hommes dans un petit nombre d’années : & c’eſt chez ces peuples que les philoſophes peuvent étudier l’homme de la nature.

Ils étoient divisés en pluſieurs petites nations, dont le gouvernement étoit à-peu-près le même. Quelques-unes reconnoiſſoient des chefs héréditaires ; d’autres s’en donnoient d’électifs ; la plupart n’étoient dirigés que par leurs vieillards. C’étoient de ſimples aſſociations fortuites & toujours libres, unies ſans aucun lien. La volonté générale n’y aſſujettiſſoit pas même la volonté particulière. Les déciſions étoient de ſimples conſeils, qui n’obligoient perſonne, ſous la moindre peine. Si, dans une de ces ſingulières républiques, on ordonnoit la mort d’un homme, c’étoit plutôt une eſpèce de guerre contre un ennemi commun, qu’un acte judiciaire exercé ſur un ſujet ou un citoyen. Au défaut du pouvoir coërcitif, les mœurs, l’exemple, l’éducation, le reſpect pour les anciens, l’amour des parens, maintenoient en paix ces ſociétés ſans loix comme ſans biens. La raiſon qui n’avoit pas été y comme parmi nous, dénaturée par les préjugés & violée par des actes de force, leur tenoit lieu de préceptes de morale, & d’ordonnance de police. La concorde & la sûreté ſe maintenoient ſans l’entremiſe du gouvernement. Jamais l’autorité ne bleſſoit ce puiſſant inſtinct de la nature, l’amour de l’indépendance, qui, éclairé par la raiſon, produit en nous celui de l’égalité.

De-là, ces égards, que les ſauvages obſervent réciproquement entre eux. Ils ſe prodiguent des marques d’eſtime, par un retour de celle que chacun exige pour ſoi-même. Prévenans & réſervés, ils pèſent leurs paroles, ils écoutent avec attention. Leur gravité, qu’on prendroit pour de la mélancolie, eſt ſur-tout remarquable dans leurs aſſemblées nationales. Chacun y harangue à ſon tour, ſelon ſon âge, ſon expérience & ſes ſervices. Jamais on n’eſt interrompu, ni par un reproche indécent, ni par un applaudiſſement déplacé. Les affaires publiques y ſont maniées avec un déſintéreſſement inconnu dans nos gouvernemens, où le bien de l’état ne ſe fait preſque jamais que par des vues perſonnelles ou par eſprit de corps. Il n’eſt pas rare de voir un orateur ſauvage qui eſt en poſſeſſion des ſuffrages, avertir ceux qui défèrent à ſes conſeils, qu’un autre eſt plus digne de leur confiance.

Ce reſpect mutuel, entre les habitans d’une bourgade, règne entre les peuples, dès que la guerre ceſſe. Les envoyés ſont reçus, ſont traités avec l’amitié qu’on doit à des hommes qui viennent parler de paix ou d’alliance. Ce n’eſt jamais pour un projet de conquête, ni pour un intérêt de domination que négocient des nations errantes, qui n’ont pas même l’idée d’un domaine. Celles même qui s’arrêtent dans des habitations fixes, ne diſputent à perſonne le droit de s’établir dans leur canton, pourvu qu’on ne les inquiète pas. La terre, diſent-ils, eſt faite pour tous les hommes ; aucun n’y doit poſſéder la portion de deux. Toute la politique des ſauvages ſe réduit donc à former des ligues contre un ennemi trop nombreux & trop fort, à ſuſpendre des hoſtilités trop meurtrières. Eſt-on convenu de la trêve ou de l’union ? On s’en donne mutuellement le gage, par des colliers de porcelaine. C’eſt une eſpèce de coquillage ou de colimaçon. Les blancs ſont trop communs ; on en fait peu de cas. Les violets plus rares, & les noirs, qui le ſont encore davantage, ſont les plus eſtimés. On leur donne une forme cylindrique ; on les perce ; on les diſtribue en branches & en colliers. Les branches d’environ un pied de long, portent des grains enfilés à la ſuite les uns des autres. Les colliers ſont de larges ceintures, où les grains, diſposés par rangs, ſont aſſujettis par de petites bandelettes de cuir, dont on forme un tiſſu aſſez propre. La meſure, le poids & la couleur de ces coquillages, décident de l’importance des affaires. Ils ſervent de bijoux, de regiſtres & d’annales. C’eſt le lien des peuples & des individus. C’eſt un gage inviolable & ſacré, qui donne la ſanction aux paroles, aux promeſſes, aux traités. Les chefs de bourgades, ſont les dépoſitaires de ces faſtes de la nation. Ils en connoiſſent la ſignification ; ils en interprètent le ſens. C’eſt avec ces caractères de convention, qu’ils tranſmettent l’hiſtoire du pays à la génération naiſſante.

Comme les ſauvages n’ont point de richeſſes, ils ſont bienfaiſans. On le voit ; on le ſent dans le ſoin qu’ils prennent des orphelins, des veuves & des infirmes. Ils partagent libéralement le peu qu’ils ont de proviſions, avec ceux dont la chaſſe, la pêche ou les récoltes ont trompé les eſpérances. Leurs tables & leurs cabanes, ſont jour & nuit ouvertes aux étrangers & aux voyageurs. C’eſt dans les fêtes que brille ſur-tout cette hoſpitalité généreuſe, qui fait un bien public des avantages d’un particulier. C’eſt moins par ce qu’il poſſède, que par ce qu’il donne, qu’un ſauvage aſpire à la conſidération. Ainſi la proviſion d’une chaſſe de ſix mois, eſt ſouvent diſtribuée en un jour ; & celui qui régale a bien plus de plaiſir que tous ceux qu’il a invités.

Tous les peintres des mœurs ſauvages, ne placent point la bienveillance dans leurs tableaux. Mais la prévention ne leur a-t-elle pas fait confondre, avec le caractère naturel, une antipathie de reſſentiment ? Ces peuples n’aiment, n’eſtiment, ni n’accueillent les Européens. L’inégalité des conditions, que nous croyons ſi néceſſaire pour le maintien des ſociétés, eſt, aux yeux d’un ſauvage, le comble de la démence. Ils ſont également ſcandalisés, que chez nous ; un homme ait lui ſeul plus de bien que pluſieurs autres ; & que cette première injuſtice en entraîne une ſeconde, qui eſt d’attacher plus de conſidération à plus de richeſſes. Mais ce qui leur ſemble une baſſeſſe, un aviliſſement au-deſſous de la ſtupidité des bêtes ; c’eſt que des hommes qui ſont égaux par la nature, ſe dégradent juſqu’à dépendre des volontés ou des caprices d’un ſeul homme. Le reſpect que nous avons pour les titres, les dignités, & ſurtout pour la nobleſſe héréditaire, ils l’appellent inſulte, outrage pour l’eſpèce humaine. Quand on ſait conduire un canot, battre l’ennemi, conſtruire une cabane, vivre de peu, faire cent lieues dans les forêts, ſans autre guide que le vent & le ſoleil, ſans autre proviſion qu’un arc & des flèches : c’eſt alors qu’on eſt un homme ; & que faut-il de plus ? Cette inquiétude qui nous fait paſſer tant de mers, pour chercher une fortune qui fuit devant nos pas, ils la croient plutôt l’effet de notre pauvreté que de notre induſtrie. Ils rient de nos arts, de nos manières, de tous ces uſages, qui nous inſpirent plus de vanité, à meſure qu’ils s’éloignent plus de la nature. Leur franchiſe & leur bonne-foi, ſont indignées des fineſſes & des perfidies, qui ont fait la baſe de notre commerce avec eux. Une foule d’autres motifs, appuyés quelquefois ſur le préjugé, ſouvent ſur la raiſon, ont rendu les Européens odieux aux ſauvages. Ils ſont devenus, par repréſailles, durs & cruels envers nous. L’averſion & le mépris que nous leur avons fait concevoir pour nos mœurs, les ont toujours éloignés de notre ſociété. On n’a jamais pu façonner aucun d’eux aux délices de notre aiſance ; tandis qu’on a vu des Européens renoncer à toutes les commodités de l’homme civil, pour aller prendre dans les forêts l’arc & la maſſue de l’homme ſauvage.

Cependant un ſentiment inné de bienveillance, les ramène quelquefois à nous. Un bâtiment François s’étoit brisé, à l’entrée de l’hiver, ſur les rochers d’Anticoſti, Ceux des matelots qui, dans cette iſle déſerte & ſauvage, avoient échappé aux rigueurs des frimats & de la famine, formèrent, des débris de leur navire, un radeau qui, au printems, les conduiſit dans le continent. Une cabane de ſauvages s’offrit à leurs regards expirans. Mes frères, leur dit affectueuſement le chef de cette famille ſolitaire, les malheureux ont droit à notre commisération & à notre aſſiſtance ; nous ſommes hommes, & les misères de l’humanité nous touchent dans les autres comme dans nous-mêmes. Ces expreſſions d’une âme tendre, furent ſuivies de tous les ſecours qui étoient au pouvoir de ces généreux ſauvages.

Européens, ſi fiers de vos gouvernemens, de vos loix, de vos inſtitutions, de vos monumens, de tout ce que vous appeliez votre ſageſſe, permettez que je vous arrête un moment. Je viens de vous expoſer avec ſimplicité & ſans art le tableau de la vie & des mœurs du ſauvage. Je ne vous ai ni diſſimulé ſes vices, ni exagéré les vertus, La ſenſation que mon récit vous a fait éprouver, je vous demande de la conſerver juſqu’à ce que le plus beau génie, l’homme le plus éloquent d’entre vous ait apprêté ſes crayons & vous ait peint avec toute la force, avec toute la magie de ſon coloris les biens & les maux de vos contrées ſi policées. Son tableau vous tranſportera d’admiration, je n’en doute point : mais croyez-vous qu’il laiſſe dans vos âmes l’émotion délicieuſe que vous reſſentez encore ? L’eſtime, l’amour, la vénération, que vous venez d’accorder à des ſauvages, vous l’inſpirera-t-il pour vos compatriotes ? Vous ne ſeriez que de misérables ſauvages dans les forêts ; le dernier des ſauvages ſeroit un homme reſpectable dans vos cités.

Une ſeule félicité manquoit aux Américains : le bonheur d’aimer paſſionnément les femmes. En vain ont-elles reçu de la nature une taille avantageuſe, de beaux yeux, des traits agréables, des cheveux noirs, longs & bien placés. Tous ces agrémens ne ſont comptés que durant le tems de leur indépendance. À peine ont-elles ſubi le joug de l’hymen, que l’époux même qu’elles chériſſent uniquement, devient inſenſible à des charmes qu’elles prodiguoient avant le mariage. À la vérité, le genre de vie où cet état les condamne, n’eſt pas favorable à la beauté. Leurs traits s’altèrent ; elles perdent en même tems, & le déſir & le pouvoir de plaire. Laborieuſes, actives infatigables ; on les voit labourer la terre, jeter la ſemence, faire la moiſſon ; tandis que leurs maris, dédaignant de courber la tête & le dos ſous le joug de l’agriculture, s’amuſent à chaſſer, à pêcher, à tirer de l’arc, à exercer ſur la terre l’empire de l’homme.

Pluſieurs de ces nations ont l’uſage de la pluralité des femmes. Les peuples même, qui ne pratiquent pas la polygamie, ſe ſont du moins réſervé le divorce. L’idée d’un lien indiſſoluble n’eſt pas encore entré dans l’eſprit de ces hommes libres juſqu’à la mort. Quand les gens mariés ne ſe conviennent pas, ils ſe séparent de concert, & partagent entre eux les enfans. Rien ne leur paroit plus contraire aux loix de la nature & de la raiſon, que le ſyſtême opposé des chrétiens. Le grand eſprit y diſent-ils, nous a créés pour être heureux ; & ce ſeroit l’offenſer, que de vivre dans un état de contrainte & de chagrin. Cette morale eſt d’accord avec le langage que tenoit un Miamis à l’un de nos miſſionnaires. Nous ne pouvions plus bien vivre enſemble, ma femme & moi. Mon voiſin n’étoit pas mieux avec la ſienne. Nous avons changé de femme, & nous ſommes tous contens.

Un écrivain illuſtre, & qu’il faut encore admirer quand on n’eſt pas de ſon avis, penſe que l’amour n’eſt point, chez les Américains, un principe d’induſtrie, de génie & de mœurs, comme il l’eſt en Europe ; parce que les Américains, dit-il, ont un ſixième ſens plus foible qu’il ne l’eſt chez les Européens. On prétend que ces ſauvages ne connoiſſent ni les tourmens, ni les délices de la plus ardente des paſſions. L’air & la terre, dont l’humidité contribue ſi fort à la végétation, leur donnent peu de chaleur pour la génération. La même sève qui couvre les campagnes de forêts & les arbres de feuilles, y fait croître chez les hommes, comme chez les femmes, de longues chevelures, liſſes, épaiſſes, fortes & tenaces. Des hommes qui n’ont guère plus de barbe que les eunuques, ne doivent pas abonder en germes reproductifs. Le ſang de ces peuples eſt aqueux & froid. Les mâles y ont quelquefois du lait aux mamelles. De-là ce penchant tardif pour les femmes ; cette averſion qui les en éloigne dans le flux menſtruel, & dans les tems de groſſeſſe ; cette ardeur foible & paſſagère, qui ne ſe réveille que dans certaines ſaiſons de l’année. De-là cette vivacité d’imagination qui les rend ſuperſtitieux, peureux dans les ténèbres comme des enfans, auſſi portés à la vengeance que des femmes, poëtes & figurés dans leurs diſcours ; ſenſibles, en un mot, mais peu paſſionnés. Enfin, de-là venoit ſans doute en partie ce défaut de population, qu’on a toujours remarqué chez eux. Ils ont peu d’enfans, parce qu’ils n’aiment pas aſſez les femmes : & c’eſt un vice national, que les vieillards ne ceſſoient de reprocher aux jeunes gens.

Mais ne pouroit-on pas dire que la paſſion pour les femmes, languit moins par le tempérament des ſauvages, que par leur caractère moral ? Les plaiſirs de l’amour y ſont trop faciles, pour y exciter puiſſamment les déſirs. Parmi nous, en effet, eſt-ce dans les ſiècles où le luxe favoriſe l’incontinence, qu’on voit les hommes aimer le plus les femmes, & les femmes porter le plus d’enfans ? Dans quels pays l’amour fut-il une ſource d’héroïſme & de vertu, quand les femmes n’y encouragoient pas leurs amans par les refus de la pudeur, par la honte qu’elles attachoient aux foibleſſes de leur ſexe ? C’eſt à Sparte, c’eſt à Rome, c’eſt en France même, dans les tems de la chevalerie, que l’amour a fait entreprendre & ſouffrir de grandes choſes. C’eſt-là que ſe mêlant à l’eſprit public, il aidoit ou ſuppléoit au patriotiſme. Comme il étoit plus difficile de plaire toujours à une femme que d’en séduire pluſieurs, le règne de l’amour moral prolongeoit le pouvoir de l’amour phyſique, en le réprimant, en le dirigeant, en le trompant même par des eſpérances, qui perpétuoient les déſirs & conſervoient les forces. Mais cet amour qui jouiſſoit peu, produiſoit beaucoup. Aimer n’étoit pas un art ; c’étoit une paſſion. Engendrée par l’innocence même, elle ſe nourriſſoit de ſacrifices, au lieu de s’éteindre dans les voluptés.

Quant aux ſauvages, s’ils aiment moins les femmes que ne font les peuples policés ; ce n’eſt pas peut-être faute de vigueur & de penchant à la population. Mais le premier beſoin de l’homme, arrête chez eux les cris du ſecond. Le ſoin de leur nourriture, épuiſe preſque toutes leurs forces. La chaſſe & les courſes ne leur laiſſent ni les moyens, ni le loiſir de peupler. Toute nation errante, ne ſera jamais féconde. Que deviendroient des femmes, obligées de ſuivre leurs maris à cent lieues, avec des enfans ſur leur ſein ou dans leurs bras ? Que deviendroient ces enfans eux-mêmes, privés d’une mamelle qui tariroit en chemin ? La chaſſe empêche donc la multiplication des hommes & la guerre la détruit. Un ſauvage guerrier réſiſte aux pièges séducteurs, dont les jeunes filles cherchent à l’envelopper. Quand la nature oblige ce ſexe à pourſuivre celui qui fuit, & qu’elles vont ſolliciter les hommes juſques dans leur lit ; ceux qui ſont moins touchés de la gloire militaire que des charmes de la beauté, ſe laiſſent aller à la tentation. Mais les vrais guerriers, à qui l’on apprend de bonne-heure que la fréquentation des femmes énerve le courage & la force, ne ſe rendent pas. Le Canada n’eſt donc point déſert par l’avarice de la nature, mais par le genre de vie de ſes habitans. Auſſi propres à la génération que nos peuples du Nord, ils uſent toute leur vigueur à leur conſervation. La faim ne leur permet pas d’écouter l’amour. Si les peuples du Midi donnent tout à cette ſeconde paſſion, c’eſt que la première eſt promptement ſatiſfaite à très-peu de frais. Dans un pays où la nature produit beaucoup, & l’homme conſomme peu, toute la ſurabondance des forces ſe porte vers la population, qui, d’ailleurs, eſt ſecondée par la chaleur du ciel. Dans un climat où les hommes ſont plus voraces que la nature n’eſt prodigue, le tems & les facultés de l’eſpèce humaine ſont abſorbés par des fatigues qui nuiſent à la multiplication.

Mais la preuve que les ſauvages ne ſont pas moins ſenſibles que nous à la paſſion des femmes, c’eſt qu’ils aiment bien plus leurs enfans. Une mère allaite ſon fils juſqu’à l’âge de quatre ou cinq ans, & quelquefois juſqu’à ſix ou ſept. Dès l’âge le plus tendre, on reſpecte en eux leur indépendance naturelle. Jamais on ne les bat, jamais on ne les gronde, pour ne pas abattre cet eſprit libre & martial qui doit former un jour, la baſe de leur caractère. On évite même d’employer des raiſons trop fortes pour les perſuader ; parce que ce ſeroit une eſpèce de violence qu’on feroit à leur volonté. Comme on ne leur apprend que ce qu’ils doivent ſavoir, ils ſont les enfans les plus heureux de la terre. S’ils viennent à mourir, les parens les pleurent amèrement. On voit quelquefois deux époux aller, après ſix mois, verſer des larmes ſur le tombeau d’un enfant, & la mère y faire couler du lait de ſes mamelles.

Des liens plus durables encore chez les ſauvages, ce ſont ceux de l’amitié. L’amitié n’eſt pas précisément un devoir, puiſqu’on ne peut pas la commander : mais c’eſt une union plus agréable, plus tendre & même plus forte que celles qui ſont formées par la nature ou par les inſtitutions ſociales. Tous ceux que ce ſentiment délicieux a rapprochés s’accordent réciproquement des conſeils dans les conjonctures difficiles, des conſolations dans les malheurs, de l’appui dans les démarches, des ſecours dans l’infortune. Loin de chercher à diminuer les obligations de cette vertu, l’imagination ſe plaît à les exagérer. On veut qu’elle ne puiſſe pas exiſter, ſans un parfait abandon de ſoi-même, ſans une entière renonciation à ſes intérêts perſonnels en faveur de la perſonne véritablement chérie.

Il n’eſt pas donné à tous les hommes de jouir des douceurs de l’amitié. Pluſieurs, à raiſon de la froideur & de la séchereſſe de leur caractère, ne peuvent ni l’éprouver, ni la faire naître. Comment entreroit-elle dans le cœur d’un riche ? Il n’eſt touché que de ſon opulence actuelle, du déſir de l’augmenter, de la crainte de la perdre. Il ne faut au puiſſant que des adulateurs dont l’œil timide n’oſe s’élever juſqu’à lui, des âmes avilies qui implorent baſſement ſa protection. Quel appas pourroit-il trouver dans une communication intime que la dernière claſſe des citoyens pourroit goûter auſſi-bien ou mieux que lui ? L’homme diſſipé eſt également incapable d’affections profondes & durables : le faſte, la variété des plaiſirs ; c’eſt tout ce qui l’occupe. Ses jouiſſances ſont extérieures ; ſon âme n’entre pour rien dans ſes attachemens.

Chez les ſauvages, l’amitié n’eſt jamais altérée par cette foule d’intérêts opposés qui, dans nos ſociétés, affoibliſſent toutes les liaiſons, ſans en excepter les plus douces & les plus ſacrées. C’eſt là que le cœur d’un homme ſe choiſit un cœur pour y dépoſer ſes pensées, ſes ſentimens, ſes projets, ſes peines, ſes plaiſirs. Tout devient commun entre deux amis. Ils s’attachent pour jamais l’un à l’autre ; ils combattent à côté l’un de l’autre ; ils meurent conſtamment ſur le corps l’un de l’autre. Alors même, ils ont la douce perſuaſion que leur séparation ne ſera que momentanée, & qu’ils le rejoindront dans un autre monde, pour ne ſe plus quitter, & ſe rendre à jamais les plus grands ſervices. Un Iroquois chrétien, mais qui ne ſe conduiſoit pas ſelon les maximes de l’évangile, étoit menacé des peines éternelles. Il demanda ſi ſon ami enterré depuis peu de jours étoit en enfer. J’ai de fortes raiſons pour croire qu’il n’y a pas été précipité, répondit le miſſionnaire. S’il en eſt ainſi, je ne veux pas y aller, reprit le ſauvage. Il s’engagea, ſur le champ, à changer de mœurs ; & ſa vie fut toujours depuis très-édifiante.

Les ſauvages ont une pénétration & une ſagacité qui étonnent tout homme qui ne ſait pas combien nos arts & nos méthodes ont rendu notre eſprit pareſſeux ; parce que nous n’avons preſque jamais que la peine d’apprendre, & très-rarement le beſoin de penſer. S’ils n’ont cependant rien perfectionné, non plus que les animaux en qui on remarque le plus d’adreſſe, c’eſt peut-être que ces peuples, n’ayant que des idées relatives aux premiers beſoins, l’égalité qui règne entre eux met chaque ſauvage dans la néceſſité de les acquérir, & de paſſer toute la vie à faire ſon cours de connoiſſances uſuelles : d’où il réſulte que la ſomme des idées de chaque ſociété des ſauvages n’eſt pas plus grande que la ſomme des idées de chaque individu.

Au lieu de méditations profondes, les ſauvages ont des chanſons. Leur chant, dit-on, eſt monotone. Mais ceux qui l’ont jugé tel, avoient-ils une oreille propre & faite à les bien entendre ? La première fois qu’on parle devant nous une langue étrangère, tout nous y paroît continu, dit & prononcé du même ton, ſans aucune inflexion, ſans proſodie. On ne commence à diſtinguer les mots, les ſyllabes, à s’apercevoir que les unes ſont plus ſourdes, les autres plus aiguës, ont plus ou moins de durée, qu’après une allez longue expérience. Ne faudroit-il pas, du moins, autant de tems pour prononcer ſur la mélodie d’un peuple, qui doit être toujours ſubordonnée à ſa langue ?

Leurs danſes ſont preſque toujours une image de la guerre ; & communément exécutées les armes à la main. Elles ſont ſi vraies, ſi rapides, ſi terribles, qu’un Européen qui les voit pour la première fois, ne peut s’empêcher de frémir. Il croit qu’en un inſtant la terre va être couverte de ſang & de membres épars, & que de tous les danſeurs, de tous les ſpectateurs, il ne réitéra pas un ſeul homme. N’eſt-il pas ſingulier que dans les premiers âges du monde & chez les ſauvages, la danſe ſoit un art d’imitation ; & qu’elle ait perdu ce caractère dans les pays policés, où elle ſemble réduite à un certain nombre de pas exécutés ſans action, ſans ſujet, ſans conduite ? Mais il en eſt des danſes comme des langues : elles deviennent abſtraites, ainſi que les idées dont elles ſont composées. Les ſignes en ſont plus allégoriques, à proportion que l’eſprit des peuples eſt plus raffiné. De même qu’un mot dans une langue ſavante exprime pluſieurs idées ; un pas, une attitude ſuffit pour rappeler pluſieurs ſentimens dans une danſe raiſonnée. C’eſt la faute des danſeurs ou des ſpectateurs, qui n’ont pas d’imagination, quand les uns ne donnent pas & que les autres ne voient point de caractère & d’expreſſion à quelque danſe figurée. D’ailleurs, les ſauvages ne peuvent peindre que des paſſions fortes & des mœurs féroces ; les images en doivent être plus expreſſives dans leurs danſes, qui ſont le langage des geſtes, le premier & le plus naïf de tous les langages. Les nations policées & paiſibles ont à peindre des paſſions douces avec des images fines, propres à réveiller des idées ſubtiles. Cependant il faudroit quelquefois ramener les danſes à leur origine, y retracer des mœurs ſimples, y faire revivre les premiers ſentimens de la nature par des mouvemens qui les repréſentent ; & s’éloigner des traces antiques & ſavantes des Grecs & des Romains, pour revenir aux images vigoureuſes & parlantes des ſauvages du Canada.

Ceux-ci, toujours livrés uniquement à la paſſion qui les occupe, ont une ſorte de fureur pour le jeu comme tous les gens oiſifs, & ſur-tout pour les jeux de haſard. Ces hommes ordinairement ſi taciturnes, ſi modérés, ſi maîtres d’eux-mêmes, ſi déſintéreſſés, deviennent au jeu forcenés, avides, turbulens ; ils y perdent le repos, la raiſon & tout ce qu’ils poſſèdent. Dénués de la plupart des choſes, curieux de ce qu’ils voient, &, dès qu’il leur plaît, preſſés de l’avoir, & d’en jouir, ils ſe livrent tout entiers aux moyens d’acquérir les plus prompts & les moins pénibles. C’eſt une ſuite de leurs mœurs ; c’eſt encore une ſuite de leur caractère. L’aſpect du bonheur préſent dérobe toujours à leurs yeux le mal qui peut le ſuivre. Leur prévoyance ne va pas même du jour à la nuit. Ce ſont alternativement des enfans imbéciles, & des hommes terribles. Tout dépend du moment.

Le jeu ſuffiroit pour les mener à la ſuperétation ; quand ils ne ſeroient pas ſujets par leur nature à ce fléau de l’eſpèce humaine. Mais comme ils n’ont pas beaucoup de médecins ou de charlatans en ce genre, ils ſouffrent moins de cette maladie que les peuples policés ; ils y apportent mieux tous les tempéramens de la raiſon. Les Iroquois ſuppoſent confusément un premier être qui règle à ſon gré le cours du monde. Ils ne s’affligent pas du mal que cet être permet ou laiſſe faire. Quand il leur arrive un événement fâcheux : l’Homme d’en haut l’a voulu, diſent-ils ; & il y a peu-être plus de philoſophie dans cette ſoumiſſion que dans tous les raiſonnemens, toutes les déclamations de nos philoſophes. La plupart des autres nations ſauvages adorent ces deux principes, qui ne tardent pas à naître dans l’eſprit humain, dès qu’il a conçu des ſubſtances inviſibles. Quelquefois c’eſt un fleuve, une forêt, la lune & le ſoleil qu’ils adorent ; en un mot des êtres en qui ils ont remarqué une certaine puiſſance & du mouvement ; parce que par-tout où ils voient un mouvement dont ils ignorent la cauſe, ils ſuppoſent une âme.

Ils ſemblent avoir quelque idée d’une autre vie : mais comme ils n’ont aucun principe de moralité, ils ne la croient pas deſtinée à la punition du crime, à la récompenſe de la vertu. Ils penſent que le chaſſeur infatigable, le guerrier ſans peur & ſans pitié ; l’homme qui aura tué ou brûlé beaucoup d’ennemis, & rendu ſa bourgade victorieuſe, à ſa mort paſſera dans une terre abondante, où toutes ſortes d’animaux raſſaſieront ſa faim. Mais ceux qui auront vieilli ſans gloire & dans l’indolence, ſeront relégués à jamais dans un ſol ſtérile, où la famine & les maladies les aſſiégeront éternellement. Leurs dogmes ſont faits pour leurs mœurs & pour leurs beſoins. Ils croient à des plaiſirs & à des peines qu’ils connoiſſent. Ils ont plus d’eſpérances que de craintes ; ils ſont heureux juſques dans leurs erreurs. Cependant ils ſont tourmentés par des ſonges.

Rien n’eſt ſi naturel à l’ignorance que d’attacher du myſtère aux ſonges ; que de les rapporter à quelque être puiſſant qui prend le moment où toutes nos facultés ſont ſuſpendues & liées par le ſommeil, pour veiller ſur nous en l’abſence de nos ſens. C’eſt comme une âme étrangère qui s’introduit en nous, pour nous avertir de ce qui ſe paſſe au loin dans l’avenir, toujours préſent à l’être qui l’a déjà créé, quand nous ne le voyons pas encore. Ce préjugé qui ne s’élève que dans un état de ſociété commencée, fait chez les peuples policés les révélations, les apparitions, les communications avec la divinité. Nul ne devient prophète, ſans avoir eu des ſonges. C’eſt le premier pas du métier : celui qui ne rêve pas, ne prédit peint.

Dans les climats âpres & rudes du Canada, chez des peuples qui ne vivent que de chaſſe, les nerfs ſont quelquefois douloureuſement affectés par l’intempérie de l’air, par les fatigues & les longues diètes. Alors les ſauvages ont des ſonges ; & ces ſonges ſont triſtes & funeſtes. Ils rêvent qu’ils ſont entourés d’ennemis ; ils voient leur bourgade ſurpriſe nager dans le ſang ; ils reçoivent des outrages, des bleſſures ; on leur enlève leurs femmes, leurs enfans, leurs amis. À leur réveil, ils prennent ces viſions pour un avis des dieux ; & la crainte qui met cette opinion, dans leur âme, ajoute à leur férocité par la mélancolie dont elle teint toutes leurs idées & leurs ſombres regards. Les vieilles femmes, inutiles au monde, rêvent pour la sûreté de l’état, comme parmi nous les indolens prieur & chantent. Quelques vieillards imbéciles rêvent avec elles, pour les affaires publiques où ils n’ont point d’influence. Des jeunes gens inhabiles à la chaſſe, à la guerre, à la fatigue rêvent auſſi, pour avoir part à l’adminiſtration de la peuplade. Vainement on a travaillé durant deux ſiècles à diſſiper des illuſions ſi profondément enracinées. Vous autres Chrétiens, ont conſtamment répondu les ſauvages, vous vous moquez de la foi que nous accordons aux ſonges, & vous exigez que nous croyons des choſes infiniment moins vraiſemblables. On voit ainſi toujours chez ces nations le germe du ſacerdoce & des plus grands maux.

Sans ces affections mélancoliques & ces rêves, il n’y auroit rien de ſi rare que les querelles entre les particuliers. Des Européens qui ont vécu long-tems dans ces contrées, aſſurent qu’ils n’ont jamais vu un ſauvage en colère. Sans la ſuperſtition, il n’y auroit rien de ſi rare que les querelles de nation à nation.

Les querelles des particuliers ſont ordinairement apaisées par le corps de l’état. La conſidération que la nation témoigne à l’offensé, calme ſon amour-propre, & diſpoſe ſon âme à la paix. Il eſt plus difficile d’éviter les démêlés & de pacifier les hoſtilités entre deux peuples.

La chaſſe eſt un germe de guerre. Dès que deux troupes, séparées par des forêts de cent lieues, viennent à ſe rencontrer dans leurs courſes, à s’intercepter le gibier, elles ne tardent pas à tourner contre elles-mêmes les flèches qu’elles réſervoient aux ours. Dès-lors une légère eſcarmouche eſt la ſemence d’une diſcorde éternelle. Le parti vaincu jure aux vainqueurs une vengeance implacable, une haine nationale qui vivra dans leur ſang & renaîtra de leurs cendres. Cependant ces querelles s’éteignent quelquefois dans les bleſſures des deux bandes, quand, de part & d’autre, ce n’eſt qu’une jeuneſſe bouillante qui, dans l’impatience de ſon âge, eſt allée au loin faire l’eſſai de ſes premières armes. Mais la rage des peuples entiers ne s’allume pas légèrement.

Quand il y a ſujet de guerre, ce n’eſt pas un homme qui en juge, qui la décide & la déclare. La nation s’aſſemble, & le chef parle. Il expoſe les griefs & les injures. On pèſe, on balance les dangers & les ſuites d’une rupture. Les orateurs vont droit à leur but, ſans s’arrêter, ſans s’écarter, ſans prendre le change. Les intérêts ſont diſcutés avec une force de raiſon & d’éloquence, qui naît de l’évidence & de la ſimplicité des objets ; avec une impartialité même, dont la chaleur des paſſions laiſſe encore les eſprits plus ſuſceptibles, que ne fait parmi nous la complication des idées. Si la guerre eſt décidée à l’unanimité des voix, à l’acclamation univerſelle, les alliés y ſont invités. Rarement ils s’y refuſent, parce qu’ils ont toujours quelque injure à venger, des morts à remplacer par des priſonniers.

Enſuite on s’occupe à choiſir un chef. Lorſqu’un certain nombre d’hommes ſe réuniſſent pour exécuter une entrepriſe d’un intérêt commun, il faut que quelqu’un d’entre eux ſoit chargé de diriger les mouvemens de la multitude dont il faut qu’il ſoit l’âme commune, l’âme qui commande auſſi impérieuſement à tous, qu’aux membres du corps qu’elle habite, & qu’elle en ſoit auſſi promptement, auſſi fidèlement ſervie. Au moment où cette identité ceſſe, le déſordre s’introduit. Ce n’eſt plus une armée qui tend au même but : ce ſont des officiers iſolés, des ſoldats séparés qui s’abandonnent à des deſſeins particuliers. Cette ſubordination, qui lie cent mille têtes, deux cens mille bras à un même général, eſt la qualité principale qui diſtingue nos guerriers modernes des guerriers anciens. Chez ces derniers, chacun ſe déſignoit ſon ennemi, & alloit le défier au milieu de la mêlée. Un combat n’étoit qu’un grand nombre de duels exécutés en même tems ſur un champ de bataille. Il n’en eſt pas ainſi de nos jours. Ce ſont de profondes, larges & denſes maſſes d’hommes alignés & preſſés, ſe mouvant en tout ſens comme un ſeul. Autrefois, c’étoit un duel d’homme à homme ; à préſent, c’eſt un duel de maſſe à maſſe. Le moindre défaut de ſubordination ameneroit la confuſion, & la confuſion un horrible maſſacre & une défaite humiliante.

L’éloignement qu’ont les ſauvages du Canada pour tout ce qui peut gêner leur indépendance, ne les a pas empêchés d’apercevoir la néceſſité d’un chef militaire. Des capitaines les ont toujours menés au combat ; & dans la préférence qu’ils leur accordoient, la phyſionomie étoit conſultée. Ce moyen de juger des hommes ſeroit peut-être défectueux & ridicule chez des peuples qui, formés dès l’enfance à contraindre leur air & tous leurs mouvemens, n’ont plus de phyſionomie, ſont pleins de diſſimulation & de paſſions factices. Mais le premier coup-d’œil ne trompe guère les ſauvages qui, guidés par la nature ſeule, en connoiſſent la marche. Après l’air guerrier, on cherche une voix forte ; parce que dans des armées qui marchent ſans tambours, ſans clairons pour mieux ſurprendre l’ennemi, rien n’eſt plus propre à ſonner l’alarme, à donner le ſignal du combat, que la voix terrible d’un chef qui crie & frappe en même tems. Mais ce ſont ſur-tout les exploits qui nomment un général. Chacun a droit de vanter ſes victoires, pour marcher le premier au péril ; de dire ce qu’il a fait pour prouver ce qu’il veut faire ; & les ſauvages trouvent qu’un héros balafré, qui montre ſes cicatrices, a très-bonne grâce à ſe louer.

Celui qui doit guider les autres dans le chemin de la victoire, ne manque jamais de les haranguer. « Camarades, dit-il, les os de nos frères ſont encore découverts. Ils crient contre nous ; il faut les ſatiſfaire. Jeuneſſe, aux armes ; rempliſſez vos carquois ; peignez-vous de couleurs funèbres qui portent la terreur. Que les bois retentiſſent de nos chants de guerre. Déſennuyons nos morts par les cris de la vengeance. Allons nous baigner dans le ſang ennemi, faire des priſonniers, & combattre tant que l’eau coulera dans les rivières, que l’herbe croîtra dans nos champs, que le ſoleil & la lune reſteront fixés au firmament ».

À ces mots, les braves qui brillent de courir les haſards de la guerre, vont trouver le chef, & lui diſent : Je veux riſquer avec toi. Je le veux bien, répond-il ; nous riſquerons enſemble. Mais comme on n’a ſollicité perſonne, de peur qu’un faux point d’honneur ne fit marcher des lâches, il faut ſubir bien des épreuves avant d’être reçu ſoldat. Si le jeune homme qui n’a pas encore vu l’ennemi témoignoit la moindre impatience, quand, après de longues diètes, on l’expoſe à l’ardeur du ſoleil, aux rudes gelées de la nuit, aux piqûres ſanglantes des inſectes, on le déclareroit incapable, indigne de porter les armes. Eſt-ce ainſi que ſe forment les milices de nos armées ? Quelle cérémonie triſte ! Quel préſage funeſte ! Des hommes qui n’ont pu ſe dérober, par la fuite, à ces levées de troupes, ou s’y ſouſtraire par des privilèges & de l’argent, ſe traînent l’œil baiſſé, le viſage pâle & concerné, devant un délégué, dont les fonctions ſont odieuſes, & la probité ſuſpecte aux peuples. Des parens déſolés & tremblans ſemblent accompagner leurs fils à la mort. Un billet noir ſort d’une urne fatale, & déſigne les victimes que le prince dévoue à la guerre. Une mère dans le déſeſpoir, preſſe & retient vainement ſur ſon ſein le fils qu’on arrache de ſes bras. Maudiſſant le jour de ſon hymen, de ſon enfantement, elle dit à ce fils un éternel adieu. Non, ce n’eſt pas à ce prix qu’on fait de vrais ſoldats. Ce n’eſt pas dans cet appareil de deuil & de conſternation que les ſauvages ſe préſentent à la victoire : c’eſt du milieu des feſtins, des chants, des danſes, qu’ils ſe mettent en marche. Les jeunes mariées ſuivent un jour ou deux leurs époux : mais ſans donner aucun ſigne de chagrin ou de triſteſſe. Des femmes qui ne pouſſent pas un cri dans les douleurs de l’accouchement, oſeroient-elles amollir par des pleurs, même de tendreſſe, les défenſeurs, les vengeurs de la patrie ?

Ils ont pour toutes armes, une eſpèce de javelot hériſſé de pointe d’os ; ils ont un caſſe-tête. Avant l’arrivée des Européens, ce n’étoit qu’une petite maſſue d’un bois très-dur, de figure ronde, avec un côté tranchant. Aujourd’hui, c’eſt une petite hache, qu’ils manient avec une dextérité ſurprenante. La plupart n’ont aucune arme défenſive : mais s’il leur arrive d’attaquer les paliſſades qui entourent les bourgades, ils ſe couvrent le corps d’un bois léger. Quelques-uns d’entre eux, qui ſe faiſoient une manière de cuiraſſe d’un tiſſu de jonc, y renoncèrent, dès qu’ils virent qu’elle n’étoit pas à l’épreuve des armes à feu.

L’armée ſe fait ſuivre, dans ſes expéditions, par les rêveurs qui, ſous le nom de jongleurs, décident trop ſouvent des opérations. Elle marche ſans étendards, Tous les guerriers, preſque nus pour être plus agiles au combat, ſe barbouillent le corps avec du charbon, pour paroître plus terribles ; ou avec de la terre, pour ſe cacher de loin & mieux ſurprendre l’ennemi. Malgré leur intrépidité naturelle ; malgré leur averſion pour le déguiſement, les guerres qu’ils ſe font ſe tournent en ruſes. Cet art de ruſer, commun à toutes les nations, ſoit ſauvages, ſoit policées, quoiqu’il ſemble contraire à la bravoure, au préjugé de l’honneur ; cet art eſt devenu néceſſaire aux petites nations du Canada. Elles ſe ſeroient toutes abſolument détruites, ſi, loin de n’aimer la victoire que teinte du ſang des vainqueurs, on n’eût mis la gloire des chefs à ramener tous leurs compagnons. L’honneur eſt donc d’accabler l’ennemi ſans qu’il s’y attende. Une fineſſe de ſens, que tout cultive & rien n’émouſſe, apprend à ces peuples à diſcerner les lieux par où l’on a paſſé. Par la vue ou l’odorat, ils découvrent, dit-on, des vertiges ſur l’herbe la plus courte, ſur la terre sèche & dure, ſur la pierre même ; ils voient, à la manière dont ces traces ſont imprimées, quelle nation elles déſignent. Peut-être ne les reconnoiſſent-ils qu’aux feuilles dont les forêts jonchent continuellement la terre.

Lorſqu’on a le bonheur d’arriver à l’improviſte près de l’ennemi, il ſe fait une décharge générale de flèches, & l’on fond ſur lui le caſſe-tête à la main. S’il eſt ſur ſes gardes, ou trop bien retranché, on ſe retire, s’il eſt poſſible ; ſinon, il faut ſe battre juſqu’à la mort ou la victoire. Celui qui l’emporte achève les bleſſés qu’il ne pourroit emmener, arrache aux morts leur chevelure pour toute dépouille, & fait des priſonniers.

Le vainqueur laiſſe ſur le champ de bataille ſon caſſe-tête, où il a eu ſoin de tracer la marque de ſa nation, celle de ſa famille, & ſur-tout ſon portrait ; c’eſt-à-dire, un ovale, avec les figures peintes ſur ſon viſage. D’autres peignent toutes ces marques d’honneur, ou plutôt de victoire, ſur un tronc d’arbre, ou ſur une écorce, avec du charbon broyé dans un mélange de couleurs. On ajoute à ce trophée l’hiſtoire, non-ſeulement de la bataille, mais de toute la campagne, en caractères hiéroglyphiques. Après le portrait du général, vient le nombre de ſes ſoldats, marqué par autant de lignes ; celui des priſonniers, par autant de marmouſets ; celui des morts, par des figures humaines ſans tête. Ce ſont-là les ſignes parlans & techniques qui ont précédé, chez toutes les ſociétés, l’art de l’écriture & de l’imprimerie, & les nombreuſes bibliothèques qui ſurchargent les palais des riches oiſifs, & la tête des ſavans.

L’hiſtoire des guerres eſt courte chez les ſauvages : ils ſe hâtent de l’écrire. Comme les fuyards pourroient revenir en force ſur leurs pas, le vainqueur ne les attend point. Sa gloire eſt de marcher avec précipitation, ſans jamais s’arrêter en route, juſqu’à ce qu’il ſoit arrivé ſur ſon territoire & dans ſa bourgade. C’eſt-là qu’on le reçoit avec les tranſports de la plus vive joie, avec des éloges qui ſont ſa récompenſe. Enſuite on s’occupe du ſort des priſonniers, unique fruit de la victoire.

Les heureux ſont ceux qu’on choiſit pour remplacer les guerriers que la nation a perdus dans l’action qui vient de ſe paſſer, ou dans des occaſions plus éloignées. Cette adoption a été ſagement imaginée, pour perpétuer des peuples qu’un état de guerre continuelle auroit bientôt épuisés. Les priſonniers, incorporés dans une famille, y deviennent couſins, oncles, pères, frères, époux ; enfin ils y prennent tous les titres du mort qu’ils remplacent ; & ces tendres noms leur donnent tous ſes droits, en même tems qu’ils leur impoſent tous ſes engagemens. Loin de ſe refuſer aux ſentimens qu’ils doivent à la famille dont ils ſont faits membres, ils n’ont pas même d’éloignement à prendre les armes contre leurs compatriotes. C’eſt pourtant un étrange renverſement des liens de la nature. Il faut qu’ils ſoient bien foibles pour changer ainſi d’objet avec les viciſſitudes de la fortune. C’eſt que la guerre en effet, ſemble rompre tous les nœuds du ſang, & n’attacher plus l’homme qu’à lui-même. De-là vient, chez les ſauvages, cette union entre les amis, plus forte que celle des parens. Ceux qui combattent & meurent enſemble ſont plus étroitement liés que ceux qui ſont nés enſemble ou ſous le même toit. Quand la guerre ou la mort a brisé la parenté, qui eſt cimentée par la nature, ou celle qui eſt formée par le choix, le ſort qui donne des chaînes au ſauvage priſonnier, lui donné auſſi de nouveaux parens & d’autres amis. La convention générale & l’uſage ont fait cette loi ſingulière, qui, ſans doute, eſt née de la néceſſité.

Mais quelquefois un captif refuſe cette adoption, & quelquefois il en eſt exclu. Un priſonnier, grand & bien fait, avoit perdu pluſieurs doigts à la guerre. On ne s’en étoit pas d’abord aperçu. Mon ami, lui dit la veuve à laquelle il étoit deſtiné, nous t’avions choiſi pour vivre avec nous, mais dans la ſienniſon où je te vois, incapable de combattre & de nous défendre, que ferois-tu de la vie ? La mort vaut mieux pour toi. Je le crois, répondit le ſauvage. Eh bien ! répliqua la femme, tu ſeras attaché ce ſoir au poteau du bûcher. Pour la propre gloire, & pour l’honneur de notre famille qui t’avoit adopté, ſouviens-toi de ne pas démentir ton courage. Il le promit, & tint parole. Durant trois jours il ſouffrit les plus cruels tourmens, avec une conſtance qui les bravoit, une gaieté qui les défioit. Sa nouvelle famille ne l’abandonna pas ; elle l’encouragea même par des éloges, lui fourniſſant de quoi boire & de quoi fumer au milieu des ſupplices. Quel mélange de vertus & de férocité ! Tout eſt grand chez ces peuples qui ne ſont pas aſſervis. C’eſt le ſublime de la nature dans ſes horreurs & ſes beautés.

Les captifs que perſonne n’adopte ſont bientôt condamnés à la mort. On y prépare les victimes par tout ce qui peut, ce ſemble leur faire regretter la vie. La meilleure chère, les traitemens & les noms les plus doux, rien ne leur eſt épargné. On leur abandonne même quelquefois des filles juſqu’au moment de leur arrêt. Eſt-ce commisération ou raffinement de barbarie ? Un héraut vient enfin dire au malheureux que le bûcher l’attend. Mon frère, prends patience, tu vas être brûdé. Mon frère, répond le priſonnier, c’eſt fort bien ; je te remercie.

Ces mots ſont reçus avec un applaudiſſement univerſel. Mais les femmes l’emportent dans la commune joie. Celle à qui le priſonnier eſt livré, invoque auſſi-tôt l’ombre d’un père, d’un époux, d’un fils, de l’être le plus cher qui lui reſte à venger. Approche, crie-t-elle à cette ombre, je te prépare un feſtin. Viens boire à longs traits Le bouillon que je te deſtine. Ce guerrier va être mis dans la chaudière. On lui appliquera des haches ardentes ſur tout le corps. On lui enlèvera la chevelure. On boira dans ſon crâne. Tu ſeras vengée & ſatiſfaite.

Cette furie fond alors ſur le patient, qui eſt attaché à un poteau près d’un braſier ardent ; & frappant ou mutilant ſa victime, elle donne le ſignal de toutes les cruautés. Il n’eſt pas une femme, il n’eſt pas un enfant dans la peuplade que ce ſpectacle aſſemble, qui ne veuille avoir part à la mort, aux tourmens du malheureux captif. Les uns lui ſillonent la chair avec des tiſons ardens ; d’autres la tranchent en lambeaux ; d’autres lui arrachent les ongles ; d’autres lui coupent les doigts, les rôtiſſent, & les dévorent à ſes yeux. Rien n’arrête ſes bourreaux que la crainte de hâter ſa mort : ils s’étudient à prolonger ſon ſupplice durant des jours entiers, & quelquefois une ſemaine.

Au milieu de ces tourmens, le héros chante d’une manière barbare, mais héroïque, la gloire de ſes anciennes victoires ; il chante le plaiſir qu’il eut autrefois d’immoler ſes ennemis. Sa voix expirante ſe ranime pour exprimer l’eſpoir qu’il a d’être vengé, pour reprocher à ſes persécuteurs de ne ſavoir pas venger leurs pères qu’il a maſſacrés. Il choiſit pour braver les bourreaux le moment où leur rage eſt un peu ralentie ; il cherche à la rallumer pour que l’excès de ſes ſouffrances déploie l’excès de ſon courage. C’eſt un combat de la victime contre ſes bourreaux ; c’eſt un défi horrible entre la conſtance à ſouffrir & l’acharnement à torturer. Mais la gloire l’emporte. Soit que l’ivreſſe de l’enthouſiaſme ôte ou ſuſpende le ſentiment de la douleur ; ſoit que l’habitude & l’éducation opèrent ces prodiges d’héroïſme, le patient meurt, ſans que le feu ni le fer aient pu lui arracher une larme, un ſoupir. Fanatiques de toutes les religions vaines & fauſſes, vantez encore la conſtance de vos martyres ! Le ſauvage de la nature efface tous vos miracles.

Cette inſenſibilité vient-elle du climat, ou du genre de vie ? Un ſang plus froid, des humeurs plus épaiſſes, un tempérament que l’humidité de l’air & du ſol rend plus flegmatique, peuvent, ſans doute, émouſſer au Canada l’irritabilité du genre nerveux. Des hommes continuellement exposés à toutes les injures des ſaiſons, aux fatigues de la chaſſe, aux périls de la guerre, en contractent une rigidité de fibres, une habitude à ſouffrir, qui ſe change en une ſorte d’impaſſibilité. On dit que les ſauvages n’éprouvent preſque point les convulſions de l’agonie, ſoit qu’ils meurent d’une maladie ou d’une bleſſure. Leur imagination n’attachant aucune crainte aux approches ni aux ſuites de la mort, ne leur donne pas une ſenſibilité factice, contre laquelle la nature les a prémunis. Toute leur vie phyſique & morale les porte à braver cette mort, que tout nous apprend à redouter ; à ſurmonter cette douleur, que notre molleſſe irrite. Mais ce qui devroit nous étonner plus encore que l’intrépidité dans les tourmens, c’eſt la férocité des ſauvages dans la vengeance. On frémit de penſer que l’homme peut devenir le plus cruel des animaux. En général, ſoit dans les nations, ſoit dans les particuliers, la vengeance n’eſt point atroce chez les peuples où règnent les bonnes loix, par ce que ces loix qui gardent les citoyens, les préſervent des offenſes. La vengeance n’eſt pas un ſentiment fort vif dans les guerres des grands peuples, parce qu’ils ont peu à craindre de leurs ennemis. Mais chez de petites nations, où chaque individu tient une grande portion de l’état dans ſes mains, où l’enlèvement d’un ſeul homme menace la ſociété de ſa ruine, les guerres ne peuvent être que la vengeance de tous contre tous. Chez des hommes indépendans, qui ont une eſtime d’eux-mêmes que des hommes aſſervis ne peuvent avoir ; chez des ſauvages, dont les affections ſont peu étendues & fort vives, on doit venger ſans meſure les outrages, parce qu’ils attaquent toujours la perſonne dans quelque endroit infiniment ſenſible ; on doit pourſuivre juſqu’à la dernière goutte de ſang, le meurtrier d’un ami, d’un fils, d’un frère, d’un concitoyen. Ces ombres toujours chéries, crient toujours vengeance du fond de leurs tombeaux. Elles errent dans les forêts, parmi les accens lugubres des oiſeaux de la nuit ; elles apparoiſſent dans les phoſphores & les éclairs ; & la ſuperſtition parle pour elles, dans les âmes affligées ou courroucées.

Une réflexion ſe préſente. Si l’on conſidère la haine que les ſauvages ſe portent de horde à horde ; leur vie dure & diſetteuſes ; la continuité de leurs guerres ; leur peu de population ; les pièges ſans nombre que nous ne ceſſons de leur tendre, on ne pourra s’empêcher de prévoir, qu’avant qu’il ſe ſoit écoulé trois ſiècles, ils auront diſparu de la terre. Alors que penſeront nos deſcendans de cette eſpèce d’hommes, qui ne ſera plus que dans l’hiſtoire des voyageurs ? Les tems de l’homme ſauvage ne ſeront-ils pas pour la poſtérité, ce que ſont pour nous les tems fabuleux de l’antiquité ? Ne parlera-t-elle pas de lui, comme nous parlons des centaures & des lapithes ? Combien ne trouvera-t-on pas de contradictions dans leurs mœurs, dans leurs uſages ? Ceux de nos écrits qui auront échappé à l’oubli des tems, ne paſſeront-ils pas pour des romans ſemblables à celui que Platon nous a laiſſé ſur l’ancienne Atlantide ? Combien s’élèveront ſur les beaux ouvrages de notre ſiècle, de diſputes philoſophiques ? De même que nous inclinons aujourd’hui, malgré l’inſtabilité dont nous ſommes les témoins & le jouet, à croire que l’état actuel d’une eſpèce quelconque de créatures, ſur-tout lorſqu’il eſt immémorial & univerſel, doit être ſon état néceſſaire & primordial : alors, il y aura des eſprits ſyſtématiques qui prouveront par une infinité de raiſons, priſes de la dignité de l’eſpèce humaine, de ſes hautes deſtinées, de la nobleſſe de ſon ſort pendant ſa vie, de l’état merveilleux qui l’attend après ſa mort, de la ſageſſe de la providence, qui ne paroit avoir que des grandes vues ſur l’homme ; ils prouveront qu’il n’a jamais été nud, errant, ſans police, ſans loix, réduit enfin à la condition animale. Selon que cette opinion ſera contraire ou favorable aux opinions théologiques qui régneront alors, elle ſera orthodoxe ou hétérodoxe. On ſera peut-être hérétique, impie, philoſophe, haï, persécuté, flétri, mis aux fers, brûlé même, pour oſer aſſurer un jour, que l’homme fut tel qu’il eſt au Canada, d’après le témoignage même de nos miſſionnaires. Voilà, gens de foi, gens de loi, fanatiques ou politiques, hommes fourbes ou féroces par état ou par caractère, voilà comme vous vous mentez à vous-mêmes ; contre la nature qui vous accuſe ; contre la terre qui vous confond ; contre le Dieu même que vous invoquez pour témoin de vos impoſtures, pour garant de vos injuſtices ! Prophètes à venir, tyrans de nos neveux ! puiſſent ces lignes, que la vérité inſpire à l’écrivain qui vous parle d’avance, durer aſſez long-tems pour vous démentir !

Sans doute il eſt important aux générations futures, de ne pas perdre le tableau de la vie & des mœurs des ſauvages. C’eſt, peut-être, à cette connoiſſance que nous devons tous les progrès que la philoſophie morale a fait parmi nous. Juſqu’ici les moraliſtes avoient cherché l’origine & les fondemens de la ſociété, dans les ſociétés qu’ils avoient ſous leurs yeux. Suppoſant à l’homme des crimes, pour lui donner des expiateurs ; le jettant dans l’aveuglement pour devenir ſes guides & ſes maîtres, ils appelaient myſtérieux, ſurnaturel & céleſte, ce qui n’eſt que l’ouvrage du tems, de l’ignorance, de la foibleſſe ou de la fourberie.

Mais depuis qu’on a vu que les inſtitutions ſociales ne dérivoient ni des beſoins de la nature, ni des dogmes de la religion, puiſque des peuples innombrables vivoient indépendans & ſans culte, on a découvert les vices de la morale & de la légiſlation dans l’établiſſement des ſociétés. On a ſenti que ces maux originels venoient des fondateurs & des légiſlateurs, qui, la plupart, avoient créé la police pour leur utilité propre, ou dont les ſages vues de juſtice & de bien public avoient été perverties par l’ambition de leurs ſucceſſeurs, & par l’altération des tems & des mœurs. Cette découverte a déjà répandu de grandes lumières : mais elle n’eſt encore pour l’humanité que l’aurore a un beau jour. Trop contraire aux préjugés établis, pour avoir pu ſi-tôt produire de grands biens, elle en fera jouir, ſans doute, les races futures ; & pour la génération préſente, cette perſpective riante doit être une conſolation. Quoi qu’il en ſoit, nous pouvons dire que c’eſt l’ignorance des ſauvages qui a éclairé, en quelque ſorte, les peuples policés.