Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 5

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V. Les François prennent part, mal-à-propos, aux guerres des ſauvages.

Le caractère des Américains ſeptentrionaux, tel qu’on vient de le tracer, s’étoit ſinguliérement développé dans la guerre des Iroquois & des Algonquins. Ces deux peuples, les plus nombreux du Canada avoient forme entre eux une eſpèce de confédération. Les premiers, qui travaillent la terre, faiſoient part de leurs productions à leurs alliés, qui, de leur côté, devoient partager avec eux le fruit de leur chaſſe. La défenſe étoit réciproque entre ces deux nations, liées par leurs beſoins. Durant la ſaiſon où la neige interrompoit tous les travaux de la culture, elles vivoient enſemble. Les Algonquins chaſſoient, & les Iroquois ſe contentaient d’écorcher les bêtes, de faire sécher les viandes, de préparer les peaux.

Une année, il arriva qu’un parti d’Algonquins, peu adroits ou peu exercés à la chaſſe, y réuſſit mal. Les Iroquois, qui les ſuivoient, demandèrent la permiſſion d’eſſayer s’ils ſeroient plus heureux. Cette complaiſance, qu’on avoit eue quelquefois, leur fut refusée. Une dureté ſi déplacée les aigrit. Ils partirent à la dérobée pendant la nuit, & revinrent avec une chaſſe très-abondante. La confuſion des Algonquins fut extrême. Pour en effacer juſqu’au ſouvenir, ils attendirent que les chaſſeurs Iroquois fuſſent endormis, & leur caſſèrent à tous la tête. Cet aſſaſſinat fit du bruit. La nation offensée demanda juſtice. Elle lui fut refusée avec hauteur. On ne lui laiſſa pas même l’eſpérance de la plus légère ſatiſfaction.

Les Iroquois, outrés de ce mépris, jurèrent de périr ou de ſe venger : mais n’étant pas aſſez forts pour tenir tête à leur ſuperbe offenſeur, ils allèrent au loin s’eſſayer & s’aguerrir, contre des nations moins redoutables. Quand ils eurent appris à venir en renards, à attaquer en lions, à fuir en oiſeaux, c’eſt leur langage, alors ils ne craignirent plus de ſe meſurer avec l’Algonquin.

Ils firent la guerre à ce peuple, avec une férocité proportionnée à leur reſſentiment.

C’eſt dans le tems où le feu de ces haines embrâſoit le Canada, que les François y parurent. Les Montagnez, qui habitoient le bas du fleuve Saint-Laurent ; les Algonquins qui occupoient ſes rives, depuis Québec juſqu’à Montréal ; les Hurons, répandus, autour du lac qui porte leur nom ; quelques peuples moins conſidérables, errans dans les intervalles, favorisèrent l’établiſſement de ces étrangers. Réunies contre les Iroquois, ſans pouvoir leur réſiſter, ces diverſes nations virent dans leurs nouveaux hôtes une reſſource ineſpérée, dont ils ſe promirent un ſuccès infaillible. Jugeant des François comme s’ils les avoient connus, ils ſe flattèrent de les engager dans leur querelle, & ils ne ſe trompèrent pas. Champlain, qui auroit dû profiter de la ſupériorité des lumières que les Européens ont ſur les Américains, pour chercher des moyens de pacification, ne tenta pas même de les réconcilier. Épouſant avec ardeur les intérêts de ſes voiſins, il alla chercher avec eux leur ennemi.

Le pays des Iroquois s’étendoit près de quatre-vingts lieues en long, ſur un peu plus de quarante en largeur. Ses limites étoient le lac Erié, le lac Ontario, le fleuve Saint-Laurent, & les contrées fameuſes depuis, ſous le nom de Nouvelle-York & de Pennſyſvanie. L’eſpace compris entre ces vaſtes bornes, étoit fertilisé par de belles rivières. On y voyoit cinq nations, qui, réduites de nos jours à moins de quinze cens guerriers, en comptoient alors environ vingt mille. Elles formoient une espèce de ligue ou d’association, assez semblable à celle des Suisses ou de la Hollande. Leurs députés s’assembloient tous les ans pour faire le festin d’union, & pour délibérer sur les intérêts de la république.

Quoique les Iroquois ne s’attendissent pas à être provoqués par des ennemis si souvent vaincus, ils ne furent pas surpris. Le combat s’engagea avec une égale confiance de part & d’autre. Les uns la fondoient sur leur supériorité habituelle ; les autres, sur le secours du nouvel allié, dont les armes à feu ne pouvoient manquer d’entraîner la victoire. En effet, Champlain & les deux François qui l’accompagnoient, n’eurent pas plutôt tué à coups d’arquebuse, deux chefs Iroquois, & blessé mortellement le troisième, que l’armée entière, également étonnée & consternée, prit la fuite.

Un changement d’attaque lui fit changer de défense. Dans la campagne suivante, elle crut devoir se retrancher contre des armes qu’elle ne connoissoit pas. Mais cette précaution fut inutile. Malgré l’opiniâtreté de la résistance, les retranchemens furent emportés par les ſauvages, ſoutenus d’un feu plus vif & de plus de François que dans la première expédition. Preſque tous les Iroquois furent tués ou pris. Ceux qui avoient échappé au combat, furent culbutés dans une rivière, où ils ſe noyèrent.

On peut conjecturer que cette nation auroit été détruite, ou forcée à vivre en paix, ſi les Hollandois, qui, en 1610, avoient fondé à ſon voiſinage la colonie de la Nouvelle-Belge, ne lui euſſent pas fourni des armes & des munitions. Peut-être même l’engagoient-ils ſourdement à continuer les hoſtilités, parce que les pelleteries qu’elle enlevoit alors à ſes ennemis, formoient un plus grand objet que le produit de ſes propres chaſſes. Quoi qu’il en ſoit, le poids que cette liaiſon avoit mis dans la balance, rétablit une égalité de force entre les deux partis. On ſe faiſoit réciproquement beaucoup de mal, ſans qu’il en réſultât que de l’affoibliſſement pour l’un & pour l’autre. Ce flux & reflux perpétuel de ſuccès & de diſgraces, qui, dans les gouvernemens où l’intérêt eſt plus conſulté que la vengeance, auroit infailliblement ramené la tranquilité, ne faiſoit que nourrir les haines, qu’augmenter l’acharnement d’une infinité de petites peuplades, qui n’avoient d’autre but que leur mutuel anéantiſſement. Les plus foibles nations diſparurent en effet de la face de la terre, & les autres ſe réduiſirent inſenſiblement à rien.