Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 30

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XXX. Ce qu’eſt actuellement la Nouvelle-Jerſey, & ce qu’elle peut devenir.

La colonie eſt couverte de troupeaux & abondante en grains. Le chanvre y a fait plus de progrès que dans aucune des contrées voiſines. On y a ouvert avec ſuccès, une mine d’excellent cuivre. Ses côtes ſont acceſſibles, & le port d’Amboi, ſa capitale, eſt aſſez bon. Aucun des moyens de proſpérité, propres à cette partie du globe, ne lui manque. Cependant, elle eſt toujours reſtée dans une obſcurité profonde. Son nom eſt preſque ignoré dans l’ancien monde, & n’eſt guère plus connu dans le nouveau. En ſeroit-elle plus malheureuſe ? Je ne le crois pas.

Qu’on parcoure l’hiſtoire des nations anciennes & modernes, & l’on n’en verra preſque aucune, dont la ſplendeur ne ſe ſoit accrue aux dépens de ſa félicité. Des peuples, dont il ne ſeroit fait aucune mention dans les triſtes annales du monde, n’auroient été ni agreſſeurs, ni attaqués. Ils n’auroient pas troublé la paix des autres. Des ennemis éloignés ou voiſins, n’auroient pas troublé la leur. Ils n’auroient point eu de héros qui fuſſent rentrés dans leur patrie, chargés de dépouilles de l’ennemi. Ils n’auroient point eu d’hiſtorien qui racontât ou leurs misères ou leurs crimes. On n’y auroit point frémi d’âge en âge, à l’aſpect de ces monumens, qui retracent par-tout l’effuſion du ſang, des fers portés au loin ou brisés chez ſoi. Des factions politiques ne les auroient point déchirés. Des opinions abſurdes ne les auroient point enivrés. L’oppreſſion de la tyrannie n’y auroit point fait couler des larmes, ni ſuſcité des révoltes. On ne s’y ſeroit point délivré d’un deſpote par le poignard ; on n’y eût point exterminé ſes ſatellites : car tels ſont les événemens qui, de tout tems, ont donné de la célébrité aux nations. Au milieu d’une longue & profonde tranquilité, on y auroit cultivé les campagnes, chanté quelques hymnes traditionnels à Dieu ; & répété, pendant des ſiècles, les mêmes chanſons à l’amour. Pourquoi faut-il que la peinture séduiſante de ce bonheur ſoit chimérique ? Il n’a point exiſté. Il exiſteroit, qu’au milieu de nations turbulentes & ambitieuſes, il ſeroit impoſſible qu’il durât. Quelles que puiſſent être les cauſes de l’obſcurité de la Nouvelle-Jerſey, nous lui devons donc nos conſeils ſur ſon état actuel & ſur ſon état à venir.

Sa pauvreté ne lui permettant pas, dans les commencemens, d’avoir un commerce direct avec les marchés étrangers ou éloignés, elle étoit réduite à vendre ſes denrées à Philadelphie, & plus ordinairement à New-York. Ces deux villes lui donnoient en échange quelques marchandiſes de la métropole, quelques denrées des iſles. Leurs plus riches négocians lui firent même des avances, qui la mirent de plus en plus dans la dépendance. Malgré l’accroiſſement de ſes cultures & de ſes productions, elle n’eſt pas encore ſortie de cette eſpèce de ſervitude. Des états d’une vérité inconteſtable que nous avons ſous les yeux, démontrent qu’en 1769, la Nouvelle-Jerſey n’expédia aucun bâtiment pour l’Europe, & qu’elle n’envoya aux Indes Occidentales que vingt-quatre bateaux, dont la charge ne valoit que 56 965 l. 19 ſols 9 d. Tout le reſte de ſes richeſſes territoriales fut livré aux colonies voiſines, qui en firent elles-mêmes le commerce.

Cette ſituation eſt ruineuſe & aviliſſante. La Nouvelle-Jerſey doit conſtruire elle-même des navires, dont la nature lui a donné tous les matériaux. Elle doit les lancer dans des mers diverſes, puiſque les hommes ne lui manquent plus. Elle doit porter ſes productions aux peuples, qui ne les ont encore reçues que par des agens intermédiaires. Elle doit tirer de la première main l’induſtrie étrangère, que des circuits inutiles lui ont fait payer juſqu’ici trop cher. Alors, elle pourra former des projets vaſtes, ſe livrer à de grandes entrepriſes, s’élever au rang où ſes avantages ſemblent l’appeler, & approcher des provinces qui l’ont trop long-tems étouffée de leur ombre ou offuſquée par leur éclat.

Puiſſent les vues que je préſente & les exhortations que j’adreſſe à la Nouvelle-Jerſey, ſe réaliſer ! Puiſſé-je vivre aſſez long-tems pour en être le témoin & m’en réjouir ! Le bonheur de mes ſemblables, à quelque diſtance qu’ils exiſtâſſent de moi ; ne m’a jamais été indifférent : mais je me ſuis ſenti remué d’un vif intérêt, en faveur de ceux que la ſuperſtition ou la tyrannie ont chaſſé de leur pays natal. J’ai compati à leurs peines. Lorſqu’ils ſe ſont embarqués, j’ai élevé mes yeux vers le ciel. Ma voix s’eſt mêlée au bruit des vents & des flots, qui les portoient au-delà des mers ; & je me ſuis écrié, à pluſieurs repriſes, qu’ils proſpèrent ! qu’ils proſpèrent ! qu’ils trouvent dans les régions déſertes & ſauvages qu’ils vont habiter, une félicité égale ou même ſupérieure à la nôtre ; & s’ils y fondent un empire, qu’ils ſongent à ſe garantir eux-mêmes & leur poſtérité, des fléaux dont ils ont ſenti les coups.

Fin du dix-ſeptième Livre.