Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 13

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 77_Ch13-85_Ch14).

XIII. À quel point la Virginie a pouſſé ſa population & ſon commerce. Quelles ſont ſes mœurs.

La Virginie, comme la plupart des autres Colonies, n’attira d’abord que des vagabonds, qui n’avoient ni famille, ni fortune. Leur travail leur donna bientôt quelque aiſance, & ils déſirèrent d’en partager les douceurs avec des compagnes. Comme il n’y avoit point de femmes dans la province, & qu’ils n’en vouloient que d’honnêtes, ils donnèrent 2 250 liv. pour chaque jeune perſonne qu’on leur amenoit d’Europe avec un certificat de ſageſſe & de vertu. Cet uſage ne dura pas long-tems. Lorſqu’il ne reſta plus de doute ſur la ſalubrité, ſur la fertilité du pays, des familles entières, même d’une condition honorable, ſe tranſportèrent dans la Virginie. La population augmentoit aſſez rapidement, lorſque le fanatiſme en vint arrêter les progrès.

La religion du gouvernement fut la première, & quelque tems la ſeule qu’on pratiqua dans cette contrée. Des non-conformiſtes paſſèrent auſſi les mers. Leurs opinions ou leurs cérémonies révoltèrent ; & la loi ſe permit en 1642, de chaſſer de la province ceux des habitans qui n’étoient pas de la communion Anglicane. L’impérieuſe loi de la néceſſité fit depuis révoquer ce décret funeſte : mais une tolérance ſi tardive, & qui étoit viſiblement accordée avec répugnance, ne produiſit pas le grand effet qu’on en attendoit. Il n’y eut qu’un petit nombre de Preſbytériens, de Quakers, de Réfugiés François qui osâſſent ſe fier à ce repentir. Le culte de Henri VIII continua à être dominant & comme excluſif.

Cependant avec le tems, les hommes ſe multiplièrent ſur cette terre dont la réputation de fécondité augmentoit toujours.

La paſſion des richeſſes qui infeſtoit de plus en plus l’ancien continent, donna ſans interruption des citoyens à cette partie du nouveau. On y en compte ſix cens cinquante mille, ſi les calculs du congrès ne ſont pas exagérés. Dans ce dénombrement ſont compris les eſclaves. L’opinion commune les porte à cent cinquante mille. Ce fut en 1620 que les Hollandois introduiſirent les premiers de ces malheureux dans la colonie.

Les travaux de ces hommes blancs, de ces hommes noirs, donnent aux deux hémiſphères du bled, du maïs, des légumes ſecs, du fer, du chanvre, des cuirs, des fourrures, des ſalaiſons, du bray, des bois, des mâtures, & ſur-tout des tabacs généralement ſupérieurs à ceux du Maryland, ſans être cependant de la même perfection dans toutes les parties de la province. La préférence eſt accordée à ceux de la rivière d’York. On donne le ſecond rang à ceux de la rivière James. Ceux qui croiſſent ſur les bords du Rappahanok & au ſud du Potowmak ſont les moins eſtimés.

Depuis 1752 juſques & compris 1755, la Grande-Bretagne reçut de la Virginie & du Maryland réunis trois millions cinq cens un mille cent dix quintaux de tabac, ce qui fit pour chacune des quatre années huit cens ſoixante-quinze mille deux cens quatre-vingts quintaux. Elle en exporta deux millions neuf cens quatre-vingt-neuf mille huit cens quintaux, ou ſept-cens quarante-ſept mille quatre cens cinquante quintaux tous les ans, ce qui réduiſit ſa conſommation annuelle à cent vingt-ſept mille huit cens trente quintaux.

Depuis 1763, juſques & compris 1770, les deux colonies n’envoyèrent à leur métropole que ſix millions cinq cens mille quintaux de tabac, ou huit cens douze mille cinq cens quintaux chacune des huit années. Il n’en fut vendu à l’étranger que cinq millions cent quarante-huit mille quintaux, ou ſix cens quarante-trois mille cinq cens quintaux par année, de ſorte que la nation en conſomma tous les ans cent ſoixante-neuf mille quintaux.

Dans l’intervalle des deux époques, l’importation diminua donc année commune de ſoixante-deux mille ſept cens quatre-vingts quintaux, l’exportation de cent trois mille neuf cens cinquante quintaux ; & la conſommation angloiſe augmenta de quarante-un mille cent ſoixante-dix quintaux chaque année.

L’uſage du tabac n’a pas diminué en Europe. La paſſion pour cette ſuperfluité s’eſt même accrue, malgré les gros droits dont tous les gouvernemens l’ont comme accablée. Si ce qu’en fourniſſoit l’Amérique Septentrionale trouve de jour en jour parmi nous moins de débouchés, c’eſt que la Hollande, c’eſt que l’Alſace, c’eſt que le Palatinat, c’eſt que principalement la Ruſſie en ont pouſſé la culture avec beaucoup de vivacité.

En 1769, la Virginie & le Maryland réunis, vendirent de leurs denrées pour 16 195 577 liv. 4 s. 7 d., ſomme dont les deux tiers appartenoient au premier de ces établiſſemens. Le tabac fut la principale des productions, puiſqu’une colonie en exporta cinquante-ſept millions trois cens trente-ſept mille ſept cens quatre-vingt-quinze livres peſant, & l’autre vingt-cinq millions ſept cens quatre-vingt-un mille ſept cens ſoixante-neuf livres.

En Virginie, les vaiſſeaux occupés de l’extraction de ces denrées, ne les trouvent pas réunies dans un petit nombre d’entrepôts, comme dans les autres états commerçans du globe. Ils ſont réduits à former leur chargement en détail dans les plantations même, placées à plus ou moins de diſtance de l’océan ſur des rivières navigables, depuis cent juſqu’à deux cens milles. Cet uſage fatigue les navigateurs, & ralentit leur marche. La Grande-Bretagne qui ne perd jamais de vue la conſervation de ſes hommes de mer, & qui compte pour beaucoup la multiplication de Leurs voyages, déſira, ordonna même qu’à l’embouchure des fleuves fuſſent bâties des villes où ſeroient envoyées les productions de la province. Les voies d’inſinuation, la contrainte des loix, tout fut preſqu’également inutile. On ne vit s’élever que quelques foibles bourgades qui ne remplirent jamais que la moindre partie du but que la métropole s’étoit proposé. Williamſbourg même, quoique le ſiège du gouverneur, des aſſemblées, des cours de juſtice & des études ; quoique décoré des plus beaux édifices publics du continent ſeptentrional ; quoique la capitale de la colonie depuis la ruiné de James-Town, n’a pas deux mille habitans.

Des hommes qui préfèrent la tranquilité de la vie champêtre au tumultueux séjour des cités, devroient être naturellement économes & laborieux : il n’en fut jamais ainſi dans la Virginie. Toujours, ſes habitans mirent beaucoup de recherche dans l’ameublement de leurs maiſons. Toujours, ils ſe plurent à recevoir ſouvent leurs voiſins & à les recevoir avec oſtentation. Toujours, ils aimèrent à étaler le plus grand luxe aux yeux des navigateurs Anglois que les affaires conduiſoient dans leurs plantations. Toujours, ils ſe livrèrent à cette molleſſe, à cette incurie ſi ordinaire aux régions où l’eſclavage eſt établi. Auſſi les engagemens de la province furent-ils habituellement très-conſidérables. Au commencement des troubles, on les croyoit de 25 000 000 livres. Cette ſomme prodigieuſe appartenoit aux négocians de la Grande-Bretagne pour des noirs ou pour d’autres objets qu’ils avoient fournis. La confiance de ces hardis prêteurs étoit ſpécialement fondée ſur une loi injuſte qui aſſuroit leur paiement de préférence à toutes les autres dettes, même antérieurement contractées.

La colonie a de grands moyens pour ſortir d’une ſituation, en apparence, ſi déſeſpérée. Elle en ſortira, lorſqu’elle mettra plus de ſimplicité dans ſes mœurs, plus de modération dans ſes dépenſes. Elle en ſortira, lorſque profitant des reſſources d’un ſol immenſe & aſſez fécond, elle variera, elle perfectionnera ſes cultures. Elle en ſortira, lorſqu’elle ne tirera pas de l’étranger les meubles les plus communs & de l’uſage le plus général. Elle en ſortira, lorſque ſes ateliers ne ſe borneront pas à employer quelques foibles portions d’un coton trop mauvais, pour être demandé par les manufactures de l’Europe. Elle en ſortira, lorſque ſes caiſſes publiques moins expoliées & mieux réglées permettront la diminution des impôts, beaucoup plus conſidérables dans cette province que dans aucune autre de ce continent. Pluſieurs de ces conſeils peuvent intéreſſer les deux Carolines.