Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 14

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 85_Ch14-93_Ch15).

XIV. Commencement des deux Carolines. Leur premier & leur dernier gouvernement civil & religieux.

La vaſte contrée qu’elles occupent fut découverte par les Eſpagnols peu de tems après leurs premières expéditions dans le Nouveau-Monde. Elle n’offroit point d’or à leur avarice : ils la méprisèrent. L’amiral de Coligny, plus ſage & plus habile, y ouvrit une ſource d’induſtrie aux proteſtans François : mais le fanatiſme, qui les pourſuivoit, ruina leurs eſpérances par l’aſſaſſinat de cet homme juſte, humain, éclairé. Quelques Anglois les remplacèrent vers la fin du ſeizième ſiècle. Un caprice inexplicable leur fit abandonner cet établiſſement naiſſant, pour aller cultiver une ſerre plus dure ſous un climat moins tempéré.

On ne voyoit pas un ſeul Européen dans la Caroline, lorſque les lords Berkley, Clarendon, Albermale, Craven, Aſhley ; & meſſieurs Carteret, Berkley & Colleton obtinrent, en 1663, de Charles II, la propriété de ce beau pays. Le ſyſtême légiſlatif du nouvel état fut tracé par le fameux Locke. Un philoſophe, ami des hommes, ami de la modération & de la juſtice, qui ont ſeules le droit de les gouverner, devoit fapper juſqu’aux fondemens le fanatiſme qui les a divisés dans toutes les régions, & qui les armera les uns contre les autres juſqu’à la fin des ſiècles.

L’intolérance, toute affreuſe qu’elle nous paroit, eſt une conséquence néceſſaire de l’eſprit ſuperſtitieux. Ne convient-on pas que les châtimens doivent être proportionnés aux délits ? Or quel crime plus grand que l’incrédulité aux yeux de celui qui regarde la religion comme la baſe fondamentale de la morale ? D’après ces principes, l’irréligieux eſt l’ennemi commun de toute ſociété ; l’infracteur du ſeul lien qui unit les hommes entre eux ; le promoteur de tous les crimes qui peuvent échapper à la sévérité des loix. C’eſt lui qui étouffe les remords. C’eſt lui qui rompt le frein des paſſions. C’eſt lui qui tient école de ſcélérateſſe. Quoi ! nous conduiſons au gibet un malheureux que l’indigence embuſque ſur un grand chemin, qui s’élance ſur le paſſant un piſtolet à la main, & qui demande un écu dont il a beſoin pour la ſubſiſtance de ſa femme & de ſes enfans expirant de misère ; & l’on fera grâce à un brigand infiniment plus dangereux ? Nous traitons comme un lâche celui qui ſouffre qu’en ſa préſence on parle mal de ſon ami ; & nous exigerons que l’homme religieux laiſſe l’incrédule blaſphémer à ſon aiſe de ſon maître, de ſon père, de ſon créateur. Il faut, ou dire que toute croyance eſt abſurde, ou gémir ſur l’intolérance comme ſur un mal néceſſaire. Saint Louis raiſonnoit très-conséquemment, lorſqu’il diſoit à Joinville ; ſi tu entends jamais quelqu’un parler mal de Dieu, tire ton épée & perce lui en le cœur ; je te le permets. Tant il eſt important, que dans toutes les contrées, ainſi qu’on l’aſſure de la Chine, les ſouverains & les dépoſitaires de leur autorité ne ſoient attachés à aucun dogme, à aucune ſecte, à aucun culte religieux.

Tout porte à penſer que telle étoit l’opinion de Locke. Mais n’oſant attaquer trop ouvertement les préjugés de ſon tems, également cimentés par des vertus & par des crimes, il voulut les concilier, autant qu’il étoit poſſible, avec un principe dicté par la raiſon & l’humanité. Comme les habitans ſauvages de l’Amérique n’ont, diſoit-il, aucune idée de la révélation, ce ſeroit le comble de la folie de les tourmenter pour leur ignorance. Les chrétiens qui viendroient peupler la colonie, y chercheroient, ſans doute, une liberté de conſcience que les prêtres & les princes leur refuſent en Europe : ce ſeroit donc manquer à la bonne-foi, que de les persécuter après les avoir reçus. Les juifs & les païens ne méritoient pas plus d’être rejetés pour un aveuglement que la douceur & la perſuaſion pouvoient faire ceſſer.

C’eſt ainſi que raiſonnoit le philoſophe Anglois, avec des eſprits imbus & prévenus de dogmes qu’on ne s’étoit pas encore permis de diſcuter. Par égard pour leur foibleſſe, il mit à la tolérance qu’il établiſſoit, cette reſtriction, que toute perſonne au-deſſus de dix-ſept ans, qui prétendroit à la protection des loix feroit inſcrire ſon nom dans le regiſtre de quelque communion. C’étoit une brèche à ſon ſyſtême. La liberté de conſcience ne ſouffre aucune ſorte de modification. C’eſt un compte que l’homme doit à Dieu ſeul. De quelque manière qu’on y faſſe intervenir le magiſtrat, c’eſt une injuſtice. Un déiſte pouvoit-il ſe ſoumettre à cette condition ?

Cependant la liberté civile fut beaucoup moins favorisée par Locke. Soit par complaiſance pour ceux qui l’employoient, eſpèce de baſſeſſe dont on répugne à le ſoupçonner ; ſoit que plus métaphyſicien que politique, il n’eût ſuivi la philoſophie que dans les ſentiers ouverts par Deſcartes & par Leibnitz : cet homme qui détruiſit, qui éloigna tant d’erreurs dans ſa théorie ſur l’origine des idées, ne marcha que d’un pas foible & chancelant dans la carrière de la légiſlation. L’auteur d’un ouvrage, dont la durée éterniſera la gloire de la nation Françoiſe, même lorſque le deſpotiſme aura brisé tous les reſſorts & tous les monumens du génie & de la valeur d’un peuple cher au monde par tant de qualités aimables & brillantes : Monteſquieu lui-même ne s’eſt pas aperçu qu’il faiſoit des hommes pour les gouvernemens, au lieu de faire des gouvernemens pour les hommes.

Le code de la Caroline, par une bizarrerie inconcevable dans un Anglois & dans un philoſophe, donnoit aux huit propriétaires qui la fondoient & à leurs héritiers, non-ſeulement les prérogatives de la couronne : mais encore toute la puiſſance légiſlative.

Le premier uſage que firent de leur autorité ces ſouverains, ce fut de créer trois ordres de nobleſſe. Ils appelèrent barons ceux qu’ils ne gratifioient que de douze mille acres de terre. On donna le nom de caciques à ceux qui en recevoient vingt-quatre mille ; & le titre de landgrave fut déféré aux deux qui en obtinrent quatre-vingt mille chacun. Ces conceſſions ne pouvoient jamais être aliénées en détail ; & leurs heureux poſſeſſeurs devoient ſeuls former la chambre des pairs. Les communes furent composées des repréſentans des villes & des comtés, mais avec des droits beaucoup moins conſidérables que dans la métropole. L’aſſemblée fut nommée cour Palatine. Chaque tenancier étoit obligé à une redevance annuelle d’une livre deux ſols ſix deniers par acre : mais il lui étoit libre de la racheter.

De puiſſans obſtacles s’opposèrent trop long-tems aux progrès de ce grand établiſſement.

Dès l’origine, la colonie avoit été ouverte à toutes les ſectes indiſtinctement ; toutes avoient joui des mêmes prérogatives. On avoit compris que c’étoit l’unique moyen de faire arriver promptement un état naiſſant à de grandes proſpérités. Dans la ſuite, les Anglicans, devenus jaloux des non-conformiſtes, voulurent les exclure du gouvernement, les obliger même à fermer leurs lieux de prière. Ces actes de folie & de violence furent annulés, en 1706, par la métropole, comme contraires à l’humanité, à la juſtice, à la raiſon, à la politique. Du choc de ces rêveries ſortirent des cabales & des tumultes qui détournèrent les habitans des travaux utiles pour les occuper de mille fantômes qu’on ne mépriſera jamais autant qu’ils le méritent.

Deux guerres qu’on fit aux ſauvages furent preſque auſſi extravagantes, preſque auſſi deſtructives de tout bien. Sans intérêt & ſans motif, on attaqua, on maſſacra toutes les nations errantes ou fixées entre l’océan & les Apalaches. Ce qui échappa au glaive, ſe ſoumit ou ſe diſperſa.

Cependant une conſtitution mal ordonnée fut la cauſe principale d’une inertie preſque générale. Les ſeigneurs propriétaires, imbus de principes tyranniques, tendoient de toutes leurs forces au deſpotiſme. Les colons, éclairés ſur les droits de l’homme, mettoient tout en œuvre pour éviter la ſervitude. Il falloit, ou établir un nouvel ordre de choſes, ou conſentir à voir éternellement gémir dans l’humiliation, dans la misère & dans l’anarchie ſi grands avantages. Le sénat Britannique prit enfin, en 1728, le parti de rendre ce beau domaine à la nation, & d’accorder à ſes premiers maîtres 540 000 livres de dédommagement. Granville ſeul, par des conſidérations qui ne nous ſont pas connues, fut maintenu dans ſon huitième, ſitué ſur les confins de la Virginie : mais cette partie-là même ne tarda pas à recouvrer auſſi ſon indépendance. Le gouvernement Anglois, tel qu’il ſe trouvoit déjà établi dans d’autres provinces du Nouveau-Monde, fut ſubſtitué à l’arrangement bizarre que, dans des tems d’une extrême corruption, des favoris inſatiables avoient arraché à un monarque indolent & foible. Alors le pays put eſpérer des proſpérités. Dans la vue d’en ſimplifier l’adminiſtration, il fut partagé en deux gouvernemens indépendans, ſous le nom de Caroline Méridionale & de Caroline Septentrionale.