Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 16

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 94_Ch16-102_Ch17).

XVI. Ce qui diſtingue la Caroline Septentrionale.

La Caroline Septentrionale eſt une des plus grandes provinces du continent. Malheureuſement elle n’offre pas des avantages proportionnés à ſon étendue. Le ſol y eſt généralement plus plat, plus ſablonneux, plus rempli de marais que dans la Caroline Méridionale. Ces triſtes plaines ſont couvertes de pins ou de cèdres, ce qui annonce un terrein ingrat ; & ſemées, par intervalle, d’un petit nombre de chênes trop gras pour être employés à la conſtruction des vaiſſeaux. Les côtes, généralement barrées par un banc de ſable qui en écarte les navigateurs, n’appellent pas plus impérieuſement la population que l’intérieur des terres. Enfin le pays eſt plus exposé que les contrées limitrophes aux ouragans qui viennent du ſud eſt.

Ces motifs éloignèrent, ſans doute, les Anglois de la Caroline Septentrionale, quoique ce fût la première plage qu’ils euſſent découverte dans le Nouveau-Monde. Aucun des nombreux expatriés que leur caractère ou leur ſituation pouſſoient dans cet autre hémiſphère, n’y portoit ſa misère ou ſon inquiétude. Ce ne fut que tard que quelques vagabonds, ſans aveu, ſans loix, ſans projets s’y fixèrent. Mais, avec le tems, les terres devinrent rares dans les autres colonies ; & alors les hommes, qui n’étoient pas en état d’en acheter, refluèrent dans une région qui leur en offroit gratuitement. On voit aujourd’hui, dans la province, ſelon le congrès, trois cens mille âmes, où l’on ne compte que très-peu d’eſclaves. Peu de ces habitans ſont Anglois, peu ſont Irlandois, peu ſont Allemands. La plupart ont une origine Écoſſoiſe ; & il faut en dire la raiſon.

Ces montagnards, dont un grand peintre a depuis peu ſi fièrement tracé le caractère, ne furent aſſervis ni par les Romains, ni par les Saxons, ni par les Danois, Leur bravoure repouſſa toute invaſion ; & les coutumes étrangères s’arrêtèrent au pied de leurs inacceſſibles demeures. Iſolés du reſte du globe, ils montroient dans leurs manières la politeſſe des cours, ſans en avoir les vices ; dans leur maintien, une fierté qui leur étoit inſpirée par la nobleſſe de leur origine ; dans leur cœur toute la délicateſſe de notre point d’honneur, ſans ſes ombrages minutieux. Comme l’induſtrie n’en avoit pas fait des machines, & que la nature de leur ſol & de leur climat ne les appeloit que dans deux ſaiſons aux travaux champêtres, ils avoient de très-longs loiſirs. C’étoit la chaſſe, c’étoit la guerre, c’étoit la danſe qui les conſommoient, ou, à leur défaut, des converſations animées par des expreſſions pittoreſques, par des pensées originales. La plupart étoient muſiciens. Des écoles s’ouvroient par-tout pour la jeuneſſe. Sous chaque toît, on trouvoit au moins un hiſtorien pour rappeler les grands événemens, & un poète pour les chanter. Les lacs, les forêts, les antres, les cataractes ; la majeſtueuſe grandeur de tous ces objets qui les entouroient, donnoit de l’élévation à leur eſprit, jetoit une teinte de mélancolie ſur leur caractère, & entretenoit un enthouſiaſme ſacré au fond de leur âme. Ces peuples s’eſtimoient ſans mépriſer les autres nations. Leur aſpect en impoſoit à l’homme civilisé, dans lequel ils ne voyoient qu’un de leurs ſemblables, de quelque titre qu’il fût décoré. L’étranger qui ſe préſentoit étoit reçu avec une affection ſimple & cordiale. Ils conſervoient longtems le reſſentiment de l’injure faite à l’un d’entre eux : les liens du ſang la rendoient commune à tous. Après un combat, ils panſoient les plaies de leur ennemi avant les leurs. Toujours armés, l’uſage habituel des inſtrumens homicides leur en ôtoit la crainte, Ils croyoient aux eſprits. Si l’éclair brilloit pendant la nuit ; ſi le tonnerre grondoit ſur leur tête ; ſi l’orage briſoit les arbres autour de leurs maiſons & en ébranloit la couverture, ils imaginoient qu’un héros oublié leur reprochoit leur ſilence. Ils prenoient leurs inſtrumens ; ils entonnoient un hymne en ſon honneur ; ils l’aſſuroient que ſa mémoire ne finiroit plus parmi les enfans des hommes. Ils ajoutoient foi aux preſſentimens & à la divination. Tous ſe ſoumettoient au culte établi. Jamais la ſuperſtition ne ſuſcita des querelles, ne répandit une goutte de ſang.

Ces mœurs ne changeoient point & ne pouvoient changer. Les Écoſſois formoient un grand nombre de tribus appellées clans, dont chacune portoit un nom différent, & vivoit ſur les terres d’un ſeigneur particulier. C’étoit le patriarche héréditaire d’une famille dont ils deſcendoient tous, ſans qu’aucun ignorât à quel degré de deſcendance. Le château étoit comme un bien commun où chacun étoit aſſuré de trouver un accueil honorable, où chacun accouroit au bruit d’une guerre. Tous révéroient dans leur chef leur propre dignité, tous aimoient leur ſang dans les autres membres de la confédération. Tous ſupportoient patiemment leur ſort, parce qu’il n’avoit jamais rien d’humiliant. De ſon côté, le chef étoit un père commun, autant par reconnoiſſance que par intérêt.

Cet ordre de choſes ſubſiſta pendant une longue ſuite de ſiècles, ſans la moindre altération. À la fin, les ſeigneurs contractèrent l’habitude de paſſer une grande partie de leur vie, en voyages, à Londres, ou à la cour. Ces abſences répétées détachèrent d’eux des vaſſaux qui les voyoient moins, & qui n’en étoient plus ſecourus. Alors des hommes, qu’aucun lien d’affection ne retenoit plus dans leurs ſtériles & ſauvages montagnes, ſe diſpersèrent. Pluſieurs allèrent chercher une autre patrie dans pluſieurs provinces Américaines. Le plus grand nombre ſe réfugia dans la Caroline Septentrionale.

Ces colons ſont rarement raſſemblés. Auſſi ſont-ils les moins inſtruits des Américains, les plus indifférens pour l’intérêt public. La plupart vivent épars ſur leurs plantations, ſans ambition & ſans prévoyance. On leur trouve peu d’ardeur pour le travail, & rarement ſont-ils bons cultivateurs. Quoiqu’ils aient le gouvernement Anglois, les loix n’ont que très-peu de force. Leurs mœurs domeſtiques ſont meilleures que leurs mœurs ſociales ; & il eſt preſque ſans exemple qu’un homme ait eu quelque liaiſon avec une eſclave. C’eſt le porc, c’eſt le lait, c’eſt le mais qui font leur nourriture ; & l’on n’a d’autre intempérance à leur reprocher qu’une paſſion démeſurée pour les liqueurs fortes.

Les premiers malheureux, qu’un ſort errant jeta ſur ces ſauvages rives, ſe bornoient à couper du bois qu’ils livroient aux navigateurs qui ſe préſentoient pour l’acheter. Bientôt, ils demandèrent au pin qui couvroit le pays, de la térébenthine, du goudron, de la poix. Pour avoir de la térébenthine, il leur ſuffiſoit d’ouvrir, dans le tronc de l’arbre, des ſillons qui, prolongés juſqu’à ſon pied, aboutiſſoient à des vaſes diſposés pour la recevoir. Vouloient-ils du goudron ? Ils élevoient une platte-forme circulaire de terre glaiſe, où ils entaſſoient des piles de pin : on mettoit le feu à ce bois, & la réſine en découloit dans des barils placés au-deſſous. Le goudron ſe réduiſoit en poix, ſoit dans de grandes chaudières de fer où on le faiſoit bouillir, ſoit dans des foſſes de terre glaiſe où on le jettoit en fuſion. Avec le tems, la province parvint à fournir à l’Europe des cuirs, un peu de cire, quelques fourrures, dix ou douze millions peſant d’un tabac inférieur ; & aux Indes Occidentales, beaucoup de cochon ſalé, beaucoup de maïs, beaucoup de légumes ſecs, une petite quantité de mauvaiſes farines, & pluſieurs objets de moindre importance. Cependant, les exportations de la colonie ne paſſoient pas douze ou quinze cens mille livres.


Le ſoin de voiturer ſes propres denrées n’a pas occupé la Caroline Septentrionale. Ce que ſon ſol fournit au nouvel hémiſphère a été enlevé juſqu’ici par les navigateurs du nord de l’Amérique qui lui portoient en échange des eaux-de-vie de ſucre, dont elle n’a pas diſcontinué de faire une conſommation immenſe. Ce qu’elle livre pour l’ancien a paſſé par les mains des Anglois qui lui fourniſſoient ſon vêtement, les inſtrumens de ſa culture, & quelques nègres.

Dans toute l’étendue des côtes, il n’y a que Brunſwick qui puiſſe recevoir les navires deſtinés à ces opérations. Ceux qui ne tirent que ſeize pieds d’eau abordent à cette ville bâtie preſqu’à l’embouchure de la rivière du cap Fear, vers l’extrémité méridionale de la province. Wilgminton, ſa capitale, placée plus haut ſur le même fleuve, n’admet que des bâtimens beaucoup plus petits.