Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 17

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 102_Ch17-109_Ch18).

XVII. Ce qui diſtingue la Caroline Méridionale.

La Caroline Méridionale fournit au commerce des deux mondes les mêmes objets que la Caroline Septentrionale : mais en moindre quantité. Elle a principalement tourné les travaux vers le riz & vers l’indigo.

Le riz eſt une plante allez ſemblable au bled par ſon port, la couleur, la forme & la diſpoſition de ſon feuillage. La panicule qui termine la tige eſt composée de petites fleurs diſtinctes les unes des autres, qui ont quatre écailles inégales, ſix étamines & un piſtil ſurmonté de deux ſtyles. Ce piſtil devient une graine blanche, très-farineuſe, couverte de deux écailles intérieures, qui ſont plus grandes, jaunâtres, chargées de petites aſpérités, & relevées de pluſieurs côtes ſaillantes, dont la moyenne ſe termine par une arête ou barbe aſſez longue. Cette plante ne ſe plaît que dans les terreins bas, humides, même marécageux & un peu inondés. L’époque de ſa découverte remonte à la plus haute antiquité.

L’Égypte s’en occupa dans les premiers tems, malheureuſement pour elle. Le pernicieux effet de cette culture, la rendit la contrée la plus mal-ſaine du monde connu, ſans ceſſe ravagée par des épidémies, & conſtamment affligée de maladies cutanées, qui paſſèrent de cette région dans les autres, où elles ſe ſont perpétuées pendant des ſiècles, & où elles n’ont ceſſé que par la cauſe contraire à celle qui les avoit produites, le deſſèchement des marais, la ſalubrité de l’air & des eaux. La Chine & les Indes Orientales doivent éprouver les mêmes calamités, ſi l’art n’oppoſe des préſervatifs à la nature, dont les bienfaits ſont quelquefois accompagnés de maux, ou ſi la chaleur de la Zone-Torride ne diſſipe promptement les vapeurs humides & malignes qui s’exhalent des rizières. Ce qui eſt connu, c’eſt que celles du Milanez n’offrent que des cultivateurs livides & hydropiques.

On n’eſt pas d’accord ſur la manière dont le riz s’eſt naturalisé à la Caroline. Mais ſoit qu’elle le doive à un naufrage, qu’on l’y ait porté avec des eſclaves, ou qu’il y ait été envoyé d’Angleterre : toujours eſt-il certain que le ſol ſembloit l’appeler. Cependant, il ſe multiplia très-lentement, parce que les colons, obligés d’envoyer leurs récoltes dans les ports de la métropole, qui les tranſportoit en Eſpagne & en Portugal ou s’en faiſoit la conſommation, retiroient un ſi mince prix de leur denrée, qu’à peine rendoit-elle les frais de culture. En 1730, une adminiſtration plus éclairée permit l’exportation directe de ce grain au-delà du cap Finiſtère. Quelques années après, elle la permit aux Indes Occidentales ; & alors la province, aſſurée de vendre avantageuſement le bon riz en Europe, & le riz inférieur ou gâté en Amérique, s’en occupa capitalement. Cette production croît, par les ſoins des nègres, dans les marais voiſins des côtes. À une plus grande diſtance de l’océan, les mêmes bras font naître, mais avec moins de danger, l’indigo.

Cette plante, originaire de l’Indoſtan, réuſſſit d’abord au Mexique, puis aux Antilles, & enfin dans la Caroline Méridionale. Dans cette province, les premiers eſſais ne donnèrent que des produits d’une qualité très-inférieure : mais ce germe de teinture acquiert tous les jours plus de perfection. Ses cultivateurs ne déſeſpèrent pas même de ſupplanter, avec le tems, les Eſpagnols & les François dans tous les marchés. Ils fondent leur eſpoir ſur l’étendue de leur ſol, ſur l’abondance & le bon marché des ſubſiſtances, principalement ſur l’uſage où ils ſont de labourer leurs champs avec des animaux, & d’y ſemer l’indigo comme le bled ; tandis que dans les Indes Occidentales, c’eſt l’eſclave qui prépare les terres, c’eſt l’eſclave qui jette la graine dans des trous diſposés de diſtance en diſtance pour la recevoir.

Si, contre toute apparence, cette révolution dans le commerce arrivoit jamais, la Caroline Méridionale, qui compte actuellement deux cens cinquante mille habitans moitié blancs, moitié noirs, & dont les exportations, en y comprenant celles de la Caroline Septentrionale, s’élevèrent, en 1769 à 10 601 336 livres, la Caroline Méridionale verſoir bientôt doubler ſa population & ſes cultures. C’eſt déjà, de toutes les provinces du continent ſeptentrional, la plus riche. Auſſi le goût des commodités y eſt-il général : auſſi les dépenſes s’y élèvent-elles juſqu’au luxe. Cette magnificence ſe faiſoit ſurtout remarquer naguère dans les enterremens. On y raſſembloit le plus grand nombre de citoyens qu’il étoit poſſible ; on leur ſervoit des mets recherchés ; on leur prodiguoit les vins les plus exquis, les liqueurs les plus rares. Aux vaſes précieux qu’on avoit, étoient ajoutés ceux des parens, des voiſins, des amis, il étoit ordinaire de voir des fortunes arriérées ou dérangées par ces funérailles. Les ſanglans & ruineux démêlés des colonies avec leur métropole, ont mis fin à ces profuſions : mais ſans abolir un uſage peut-être plus extravagant.

Dès l’origine de l’établiſſement, les miniſtres de la religion imaginèrent de louer indiſtinctement dans le temple toutes celles de leurs ouailles, qui termineroient leur carrière. Jamais ce ne furent les actions ou les vertus du mort qui furent la meſure des éloges : mais la rétribution plus ou moins forte qui devoit ſuivre l’oraiſon funèbre. Ainſi donc, tandis que le prêtre catholique trafiquoit, dans nos contrées, de la prière ; le miniſtre hétérodoxe, plus odieux, trafiquoit dans l’autre hémiſphère de la louange pour les morts.

Étoit-il un moyen plus sûr d’avilir la vertu, d’affoiblir l’horreur du vice, & de corrompre dans les eſprits, les vraies notions de l’une & de l’autre ? Quoi de plus ſcandaleux pour tout un auditoire chrétien, que l’impudence d’un orateur évangélique, préconiſant un citoyen abhorré pour ſon avarice, ſa dureté, ſes débauches ; un mauvais père, un fils ingrat, des époux diſſolus, & plaçant dans le ciel ceux que le juge tout puiſſant avoit précipités dans le fond des enfers, ſi ſa bonté lui a permis d’en creuſer.

La Caroline Méridionale n’a que trois villes dignes de ce nom ; & elles ſont en même tems des ports.

Georges-Town, ſitué à l’embouchure de la rivière de Black, eſt encore peu de choſe : mais ſa ſienniſon doit le rendre un jour plus conſidérable.

Beaufort ou Port-Royal, ne ſortira pas de ſa médiocrité, quoique ſa rade puiſſe recevoir les plus grands vaiſſeaux & les mettre en sûreté.

C’eſt Charles-Town, capitale de la colonie, qui eſt actuellement le marché important, & qui le deviendra néceſſairement de plus en plus.

Le canal qui y conduit, eſt ſemé de récifs & embarraſſé par un banc de ſable : mais avec le ſecours d’un bon pilote, on arrive sûrement au port. Il peut recevoir juſqu’à trois cens voiles ; & les navires de trois cens cinquante à quatre cens tonneaux y entrent dans tous les tems avec leur chargement entier.

La ville occupe un grand eſpace au confluent de l’Aſhley & de la Coper, deux rivières navigables. Elle a des rues bien alignées, la plupart fort larges, deux mille maiſons commodes, & quelques édifices publics, qui paſſeroient pour beaux, en Europe même. Le double avantage qu’a Charles-Town d’être l’entrepôt de toutes les productions de la colonie qui doivent être exportées & de tout ce qu’elle peut conſommer de marchandifes étrangères, y entretient un mouvement rapide & y a ſucceſſivement élevé des fortunes fort confidérables.

Les deux Carolines ſont encore bien éloignées du point de grandeur ou il leur eft permis d’aſpirer. Celle du Nord ne demande pas à fon ſol toutes les productions qu’il lui offre ; & celles dont elle paroît s’occuper un peu, ſont comme abandonnées au hafard. On remarque plus d’intelligence, plus d’activité dans celle du Sud : Mais elle n’a pas vu ou aſſez vu, jufqu’où la culture de l’olivier & de la ſoie pourroit pouſſer fa fortune. Ni l’une, ni l’autre n’ont défriché le quart du terrein, qui peut être utilement exploité. C’eft un travail réfervé aux générations futures, & à une plus grande population. Alors, ſans doute, il s’établira quelque induſtrie dans des provinces où il n’en exiſteroit pas de trace, ſi les réfugiés François n’y avoient porté une manufacture de toiles.