Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P4-01

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4. LA RÉACTION.



CHAPITRE PREMIER


LES FORTIFICATIONS DE PARIS


Le ministère Soult-Guizot. — Le traité du 15 juillet devant la Chambre. — Thiers et Guizot vident le sac aux secrets d’État. — Le retour des cendres de Napoléon. — Lamennais condamné. — Lacordaire arbore le froc de dominicain dans la chaire de Notre-Dame. — Le scandale des lettres de Louis-Philippe. — Les fortifications de Paris et l’attitude du parti républicain. — Le communiste Cabet proteste contre les Bastille. — Les cent soixante députés fonctionnaires repoussent la loi de incompatibilités. — Règlement des affaires d’Orient. — Les troubles du recensement : émeute à Toulouse.


Voilà donc Guizot au pouvoir. Car il ne faut pas se laisser prendre aux étiquettes : le maréchal Soult a bien le titre de président du Conseil, mais c’est Guizot qui portera les responsabilités, répondra devant les Chambres, devant le pays, devant l’histoire, de la politique de réaction et de corruption voulue par Louis-Philippe. C’est pour entrer dans les vues de ce vieil entêté, et les servir, que Guizot mettra en avant sa doctrine et sa face, également austères d’apparence, et provoquera finalement la révolution du mépris.

Guizot, qui naturellement a pris le portefeuille des Affaires étrangères, donne l’Intérieur à Duchâtel, l’Instruction publique à Villemain, les Finances à Humann, la Justice à Martin (du Nord), le Commerce à Cunin-Gridaine, les Travaux publics à Teste, la Marine à Duperré et la Guerre à Soult. Celui-ci n’aimait pas Guizot. Ses préférences étaient d’abord allées à Thiers. Mais une brouille survint, et Thiers ne fut plus pour lui que le petit « foutriquet » ; ce surnom de caserne devait rester attaché, dans le vocabulaire des faubourgs parisiens, au plus constant adversaire de la « populace », et le plus féroce.

La brusquerie brouillonne de Soult le rendait aussi inapte aux débats parlementaires qu’aux discussions du Conseil. Non qu’il n’eût des éclairs de bon sens ; et il devait même souvent, par ses boutades, embarrasser Guizot dans ses manœuvres tortueuses. Quand il était à la tribune, ses collègues tremblaient pour le sort du ministère, et il leur fallait souvent y monter pour y réparer ses sottises, qui étaient parfois des accès de franchise, des crises de scrupule. On le supportait à cause de la grande popularité que lui valait son passé militaire.

Il était la cocarde guerrière d’un cabinet de paix à outrance et d’effacement national, comme Guizot, avec son air rogue de protestant doublé de janséniste, en était l’enseigne de probité et de sincérité.

La situation de Guizot était excellente. Thiers avait crié, tempêté, remué de la terre, des armes, des millions, mais en somme n’avait accompli aucun acte diplomatique qui engageât la France à la guerre. Il avait quitté le pouvoir bien plus pour esquiver les responsabilités de la situation devant les Chambres, que faute de les pouvoir porter jusqu’au bout dans la voie belliqueuse où, au fond, il n’avait, pas plus que Louis-Philippe, le désir de s’engager. Il rentrait dans l’opposition avec le prestige usurpé d’un homme qui avait mieux aimé quitté le pouvoir que de s’incliner devant l’étranger.

Et, prenant avantage sur son successeur, non seulement de cette situation, mais encore du rôle joué par celui-ci dans son ambassade à Londres, il pouvait ainsi l’accuser de ne l’avoir pas fidèlement servi dans une mission délicate entre toutes, à un moment tout particulièrement critique. Mais qui cet ambassadeur devait-il servir ? Son ministre des Affaires étrangères, ou le roi, qui prétendit être toujours son propre ministre et correspondit toujours directement non seulement avec ses ambassadeurs, mais encore, par-dessus leur tête, avec les gouvernements européens ?

Quel avait été le rôle de Guizot à Londres ? Sentant l’hostilité irréductible de Palmerston envers la France, il s’était mis du côté des adversaires politiques de ce ministre, avait intrigué avec eux pour le renverser, lui avait de ce chef causé bien des embarras. Or, les conservateurs anglais pouvaient utiliser le concours d’un allié aussi important, mais ils ne se croyaient pas tenus pour cela de le payer autrement qu’en paroles. Ils voulaient bien renverser Palmerston du pouvoir, mais non renoncer pour leur pays aux bénéfices de sa politique en Orient.

À se mêler de la politique intérieure de l’Angleterre et à servir les tories, Guizot ne pouvait donc qu’accroître l’animosité de Palmerston, qui n’ignorait rien de ses démarches. Fit-il cette politique à l’insu de Thiers ? Évidemment non. Tout comme Louis-Philippe, Thiers escomptait la chute du ministère libéral pour resserrer les liens fort relâchés de l’entente cordiale et faciliter le règlement des affaires d’Orient. Mais il comptait aussi sur sa propre habileté, sur son action en Orient, sur la situation prépondérante que Méhémet-Ali s’était faite par sa victoire. Encore eût-il fallu que l’habileté de Thiers ne fût pas en défaut. Or, en Orient, il avançait, puis reculait. Il gardait à Constantinople un ambassadeur qui desservait sa politique, il arrêtait l’armée d’Ibrahim, puis, au nez des Anglais, favorisait la désertion de la flotte turque. Il faut avouer que cette politique incohérente n’avait pas facilité la tâche de Guizot à Londres.

À présent, celui-ci tenait-il, dans les conférences, le langage qui eût convenu ? Montrait-il la France résolue, coûte que coûte, à laisser au pacha d’Égypte ses conquêtes ? Stylé par le roi, ne laissait-il pas entendre aux  représentants des puissances que la France ne ferait pas la guerre, quoi qu’elles décidassent à l’égard de Méhémet-Ali ? 
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Il y a grande apparence que son attitude dut exprimer la pensée intime de Louis-Philippe, la sienne propre, et que les puissances, tenues en échec par les moyens purement dilatoires qui lui étaient indiqués de Paris ou suggérés par son esprit fertile en ressources, aperçurent bientôt qu’elles pourraient agir sans se gêner, et au besoin se passer du concours de la France.

Dans les Chambres françaises, on attendait Guizot au discours du trône, avec beaucoup plus d’impatience et d’anxiété que dans les cours et dans les cabinets étrangers, où l’on savait désormais à quoi s’en tenir. Ce n’est pas qu’en France on l’ignorât, mais on était curieux de savoir comment Guizot se tirerait d’affaire, et si ses déclarations seraient acceptées par la majorité qui avait suivi Thiers docilement, et l’eût suivi de même s’il était resté au pouvoir. Il faut cependant noter qu’à Londres et à Vienne on ne fut pas absolument indifférent : la Chambre pouvait avoir un sursaut de patriotisme, le peuple lui-même pouvait s’agiter et la pousser à des résolutions extrêmes, forcer Louis-Philippe à opter entre la guerre et le trône. Et on savait qu’il était fort capable de lâcher le tigre plutôt que de rester enfermé avec lui.

Si le ministère est renversé, écrivait dans ce moment Louis-Philippe à son gendre, le roi des Belges, « point d’illusions sur ce qui le remplace ; c’est la guerre à tout prix suivie d’un 93 perfectionné ». Et il lui donnait cet avis, destiné aux signataires du traité du 15 juillet : « Dépêchons-nous donc de conclure un arrangement que les cinq puissances puissent signer. » On voit par cette lettre que le roi tâchait, sans compromettre la paix, de faire rendre à la France les avantages que lui avait fait perdre le traité des quatre puissances. Il serait donc injuste de lui ôter le bénéfice moral de cette démarche en la passant sous silence, ou de n’y voir qu’une tentative de rentrée en grâce auprès des puissances, moyennant quelques concessions de forme à l’amour-propre national.

Le discours fut d’abord lu aux Pairs, selon la coutume. Il affirmait la paix à tout prix, dans un développement de phrases où étaient proclamés les droits de la France et le souci de sa dignité et de sa sécurité. Quant au traité du 15 juillet, c’était un événement de peu d’importance, destiné à régler un conflit lointain, et qui ne touchait pas aux intérêts directs et essentiels du pays. L’adresse en réponse aux discours de la couronne fut votée par les Pairs sans discussion.

Restait la Chambre où Thiers avait fait blanc d’une épée qu’il n’avait pas tirée du fourreau, mais seulement agitée en un vain bruit de ferraille. Mais l’opposition était fort réduite, et tous ceux qu’il avait enchaînés à son ministère ne l’y suivirent pas, il s’en faut. Quant aux autres, ils avaient eu peur de la guerre, s’en étaient crus délivrés lorsqu’il avait quitté le pouvoir. Leur cœur avait trop violemment battu à la baisse de la Bourse, pour ne pas lui en garder rancune. « On a souvent remarqué, dit à ce propos M. Thureau-Dangin, que, quand elles ont peur, les parties d’ordinaire les plus calmes et les plus inoffensives de la nation deviennent presque féroces. Il y avait un peu de cela dans l’exaspération dont le ministre du 1er mars était alors l’objet. »

Le débat eut le caractère d’une querelle entre le ministre du jour et celui de la veille. Guizot accusa Thiers d’avoir arrêté Ibrahim après la victoire de Nézib. Thiers accusa Guizot d’être le ministre de la paix certaine. Thiers ne méritait pas ce reproche, Guizot le savait mieux que personne, mais il n’hésita pas, afin de grouper autour de lui les intérêts alarmés, de donner à son adversaire le rôle belliqueux que celui-ci avait pris pour la galerie.

— Si vous aviez fait de meilleure politique, lui jeta Guizot, j’aurais pu faire de meilleure diplomatie.

— Vous deviez me le dire ! répliqua Thiers.

— Je n’y ai pas manqué. Relisez mes dépêches.

— Vous n’avez pas tenu compte de mes instructions.

— Il fallait m’en donner qui ne fussent pas contradictoires.

— Vous vous êtes laissé berner à Londres.

— Parce que vous me forciez à faire des mensonges trop grossiers.

— Vous ne m’avez pas dit qu’on allait traiter sans nous.

— Je vous ai averti qu’il se tramait quelque chose.

— Si vous aviez fait de meilleure politique, ajouta Guizot, j’aurais pu faire de meilleure diplomatie.

— On s’est joué de moi, avoua piteusement Guizot.

Tel fut, dépouillé de la rhétorique parlementaire, le dialogue de l’ancien ministre et de l’ancien ambassadeur. « On vit, dit M. Thureau-Dangin scandalisé, on vit les deux adversaires ne pas hésiter, pour les besoins de leur cause particulière, à vider les cartons du ministère, venant lire à la tribune les dépêches officielles, et même les lettres privées, livrant les secrets d’État, sans même s’apercevoir, dans leur étrange acharnement, de la surprise pénible qu’ils provoquaient ainsi en France et hors de France : le tout pour arriver à bien établir devant l’étranger, qui écoutait et auquel une telle démonstration ne pouvait déplaire, que si la France se trouvait dans une situation fâcheuse, elle le devait à l’incapacité, si ce n’était même à la déloyauté de tous ceux qui, à des titres différents, avaient mis la main à ses affaires. »

L’historien de la monarchie de Juillet mentionne le journal de Ch. Greville, qui déclare que « les révélations de secrets officiels et confidentiels ont été scandaleuses », et il invoque la chronique politique de Rossi dans la Revue des Deux Mondes, du 1er décembre 1840. « Nous ne croyons pas nous tromper, dit celui-ci, en affirmant que le comité diplomatique de la Convention mettait plus de réserve dans ses communications au public sur les affaires pendantes. « Il est vrai. Mais il y a, des conventionnels aux ministres de Louis-Philippe, cette distance que les premiers faisaient à la patrie et à la liberté le sacrifice de leur vie et de leur réputation, et que les seconds ne songeaient qu’à s’arracher mutuellement les profits de ce noble héritage.

La querelle des ministres de la veille et du jour atteignit forcément ceux de la surveille. Thiers avait hérité de Molé, Guizot héritait de Thiers. Les fautes initiales commandaient les fautes dernières. Garnier-Pagès fit ressortir cette solidarité et reprocha surtout à Thiers d’avoir eu des attitudes guerrières, tout en faisant des efforts pour conserver la paix.

En un discours qui fit vibrer la fibre patriotique de l’opposition de gauche, tout en donnant satisfaction aux rancunes des légitimistes, que parfois ses audaces faisaient trembler, Berryer fît le procès de la politique étrangère de Louis-Philippe, épousée servilement par ses ministres successifs. « Quatre fois en dix ans, s’écria-t-il, on a su que la France, pour ses intérêts, voulait sauver la Pologne, préserver la Belgique attaquée, assurer son ascendant en Espagne, protéger Méhémet-Ali. Oui, quatre fois vous avez fait connaître au monde la volonté de la France, et quatre fois vous avez fait accuser la France ou d’impuissance ou d’inertie : Quatre fois en dix ans, messieurs, c’est trop, beaucoup trop ! »

Que pouvait répondre Guizot ? Deux au moins de ces allégations étaient exactes. Il ne lui était pourtant pas possible de montrer à la Chambre que les audaces et les reculades de notre politique étrangère étaient dues aux conflits des ministres, cédant à l’opinion, et du roi, résolu à rassurer les puissances et à se faire accepter par elles. Il s’en tira en montrant que, déchaîner la guerre, c’était déchaîner du même coup la révolution. En cela, il fut sincère, mais il donna barre sur lui à Thiers, qui proclama que le vrai pouvoir fort est celui qui assure l’ordre à l’intérieur, tout en se faisant craindre au dehors.

Odilon Barrot revint à la question, il protesta contre l’acceptation du traité du 5 juillet par le nouveau ministère, et prétendit avec une logique un peu simpliste que Guizot ne pouvait succéder à Thiers, puisqu’il avait été son ambassadeur et le confident intime de sa politique.

L’adresse élaborée par la commission fut légèrement modifiée par la Chambre. Elle déclara que la France, « vivement émue par les événements d’Orient », veillait au maintien de l’équilibre européen et ne souffrirait pas qu’il y fût porté atteinte. Guizot accepta ce texte qui, en somme, lui laissait les mains libres, tout en permettant de le voter aux députés qui s’étaient le plus engagés dans la politique du précédent ministère, et il eut sa majorité.

Thiers, au lendemain de l’attentat de Darmès, avait ordonné des poursuites contre la presse démocratique. Il avait dit : Tue ! Son successeur assomma. Martin (du Nord) adressa aux procureurs généraux une circulaire leur recommandant de tenir plus que jamais la main à l’exécution des lois de septembre concernant la presse. À Paris, le National fut saisi deux fois, puis des poursuites furent ordonnées contre la Revue Démocratique. Le banquet annuel des réfugiés polonais fut interdit. Lamennais, poursuivi pour sa brochure, le Pays et le Gouvernement, se vit frapper durement : un an de prison.

L’ancien prêtre, qui, sous la Restauration, avait été un fanatique de théocratie renchérissant sur Joseph de Maistre lui-même, était un logicien épris d’absolu. Il avait rêvé pour l’Église, la domination universelle : elle ne pouvait la reconquérir qu’en séparant sa cause de celle des rois, en se libérant des liens qui l’attachaient aux divers pouvoirs temporels, en allant au peuple. Rome, nous le savons, s’était effrayée de ces audaces, et Grégoire XVI, qui en était à prêcher aux Polonais la soumission au tzar, l’avait désavoué dans la célèbre encyclique de 1832, qui était une véritable déclaration de guerre aux principes de 1789.

Lamennais s’était incliné, tout en faisant des réserves en ces termes, après avoir affirmé sa soumission au pape, pour toutes les choses de la foi : « Ma conscience me fait un devoir de déclarer en même temps que, selon ma ferme persuasion, si, dans l’ordre religieux, le chrétien ne sait écouter et obéir, il demeure, à l’égard de la puissance spirituelle, entièrement libre de ses opinions, de ses paroles et de ses actes dans l’ordre purement temporel. »

On voulut de lui une soumission plus entière et même qu’il cessât d’écrire. L’archevêque de Paris lui avait exprimé ses craintes à propos de l’ouvrage qu’il préparait. Il lui répondit :

« J’attaque avec force le système des rois, leur odieux despotisme, parce que le despotisme qui renverse tout droit est mauvais en soi… Je me fais donc peuple, je m’identifie à ses souffrances et à ses misères, afin de lui faire comprendre que, s’il n’en peut sortir que par l’établissement d’une véritable liberté, jamais il n’obtiendra cette liberté qu’en se séparant des doctrines anarchiques, qu’en respectant la propriété, le droit d’autrui, et tout ce qui est juste… Deux choses néanmoins, à mon grand regret, choqueront : l’indignation avec laquelle je parle des rois ; la seconde est l’intention que j’attribue aux souverains, tout en se jouant du christianisme, d’employer l’influence de ses ministres pour la faire servir à leurs fins personnelles… je ne dis pas qu’ils aient réussi dans cet abominable dessein. »

Les Paroles d’un Croyant parurent, cet ouvrage enflammé qui faisait pleurer d’enthousiasme les typographes chargés de le composer. La démocratie salua de ses acclamations ce prêtre qui arrachait le Christ à l’Église et le ramenait au milieu du peuple. La classe ouvrière lui fut reconnaissante d’avoir demandé pour elle la liberté d’association et le droit au bien-être par le travail. Le socialisme, alors, se cherchait encore, en dehors des minuscules groupes de communistes et de phalanstériens réunis autour de Buonarotti et de Tourier. La légende du Christ, enfant du peuple et démocrate, convenait à la religiosité vague des foules, leur labeur s’en trouvait divinisé, leurs aspirations imprécises vers l’émancipation totale en recevaient un reflet paradisiaque : enfin, la démocratie s’appuyait sur une tradition antique et vénérable, en même temps qu’elle semblait décrétée par le ciel lui-même, par un Dieu fait homme. Proudhon, qui venait de publier son premier Mémoire sur la propriété au moment où le ministre traquait les journaux et traînait Lamennais devant les juges, montra beaucoup d’amertume pour la stupidité, le mot est de lui, des républicains pendant toute l’agitation belliqueuse de 1840. « Nous sommes, dit-il dans une lettre à Ackermann, dans un pétrin politique dont tout le monde s’effraye, et que le National exploite merveilleusement. »

Et s’en prenant à Lamennais, il ajoute : « Il faut au parti un philosophe tel quel, et vous pouvez croire que les abstractions robespierristes de Lamennais seront prônées. Trois ou quatre hommes sont à mes yeux les fléaux de la France ; et je souscrirais volontiers une couronne civique à celui qui, par le fer, le feu ou le poison, nous en délivrerait ; ce sont Lamennais, Cormenin et A. Marrast. »

« Je n’aime pas les apostats, » dira-t-il quelques mois plus tard. Dans son procès, Lamennais a répété ses critiques des Paroles d’un croyant contre les socialistes, qu’il accuse de sacrifier la liberté de l’homme à son bien-être matériel. « Il n’y a pas jusqu’à ce cagot repenti de Lamennais, s’écrie furieusement Proudhon en janvier, qui, pour se défendre, ne m’ait dénoncé d’une manière indirecte. Je me propose de lui en témoigner incessamment ma reconnaissance d’une façon qui fera un peu baisser sa gloire. »

Lamennais allait à gauche, plus empêtré encore dans sa robe de prêtre, depuis qu’il l’avait quittée. Ce petit homme maigre, ardent et concentré, vivait dans le monde des idées et des abstractions, tout à son rêve mystique d’un mariage du christianisme et de la démocratie. Le ton prophétique de ses écrits, son style fulgurant, sa sincérité communicative, son absolutisme, eussent fait de lui un Savonarole dans un siècle de foi. Il réimprimait le Discours sur la servitude volontaire, ce Contr’un que la prudente générosité de Montaigne avait attribué à Étienne de la Boétie, tentait un moment de diriger le journal le Monde, publiait dans la Revue des Deux Mondes ses idées sur les réformes pratiques, où, imprégné de saint-simonisme, il préconisait la multiplication des établissements de crédit et l’assujettissement de tous à la loi du travail.

Mais il était mal à l’aise dans ces occupations terre à terre. L’Église avait déçu son rêve, et la démocratie poursuivait son destin loin des voies qu’il lui traçait en traits apocalyptiques. Il était dépaysé dans le parti auquel il était allé, tout autant que dans l’Église au moment où il l’avait quittée. Il ne rejoignait la démocratie que dans son idéal supérieur et dans ses critiques au jour le jour du régime de corruption ; avec elle, il accusait le gouvernement de Louis-Philippe de lâcheté à l’extérieur et d’impuissance à l’intérieur. Dans son austérité colérique, il rendait les saisons elles-mêmes complices de l’abaissement universel, et les brouillards de novembre lui faisaient écrire : « La boue, c’est Paris, et Paris, c’est la boue. Il semble, au surplus, qu’on ait fermement résolu de transformer la France à son image. »

Sa condamnation n’était pour rien dans cet aigrissement. Elle n’abattait pas son espoir, et il voyait, dans l’excès du mal, le signe du relèvement prochain : « Qu’au lieu de s’abandonner à la tristesse et au découragement, écrivait-il à ce moment, l’homme se réjouisse de sa destinée, et qu’il bénisse la suprême puissance qui la lui a faite ! Qu’il comprenne que la création n’offre d’autre mal que la limitation sans laquelle son existence serait impossible. »

Au moment où les juges frappaient Lamennais, les restes de Napoléon, ramenés de Sainte-Hélène par le prince de Joinville, étaient portés triomphalement aux Invalides, dans l’acclamation universelle d’un peuple qui comparait les gloires du passé aux humiliations du présent, sans vouloir comprendre que ce présent était la rançon du passé. Et qui le lui eût fait comprendre ? Béranger, Thiers, Victor-Hugo, Lamennais, les rédacteurs du National, ceux même de l’Atelier, n’avaient-ils pas à l’envi entretenu la légende ?

Dans son Histoire de huit ans, écrite pourtant avec le recul nécessaire, Elias Regnault n’ose toucher à la légende, de peur de frapper les républicains d’un désaveu. Racontant la translation des cendres, il parle de la « sainte mission » des envoyés de la France chargés de recueillir le « précieux dépôt » ; il respecte la « religion des souvenirs » qui a érigé un culte à « l’auguste exilé », et note avec émotion l’enthousiasme des populations dans le trajet que fit le corps sur la Seine, du Havre à Courbevoie.

Mais il déclare que « ce sentiment d’admiration si vif, si sincère, si unanime, s’adressait moins au fondateur d’une dynastie nouvelle qu’au héros qui avait si bien compris et si bien défendu la dignité nationale ». Le peuple, vraiment, faisait bien de ces distinctions ! Il est vrai que dans ce moment, « parmi les milliers de spectateurs qui saluaient la grande ombre de l’empereur, nul ne donna un souvenir au prince, son neveu, qui, à quelques lieues plus loin, languissait dans une prison ».

Il est non moins vrai qu’en juin de cette année-là, avant de tenter son coup de Boulogne, le prétendant avait essayé en vain d’intéresser les républicains à sa cause, et que Frédéric Degeorge, chargé par le National d’aller à Londres entendre ses ouvertures, avait répondu à son affirmation de l’impossibilité de la république et de la nécessité de l’empire : « Puisqu’il en est ainsi, nous vous recevrons à coups de fusil. »

De son côté, dans la Revue du Progrès, Louis Blanc avait, au même moment, répudié, en ces termes, le bonapartisme dynastique, en réponse à la brochure du prince, les Idées napoléoniennes : « Vous nous proposez ce qui fut l’œuvre de votre oncle, moins la guerre ? Ah ! monsieur, mais c’est le despotisme moins la gloire, c’est le servilisme des cours moins les exaltations de la victoire, ce sont les grands seigneurs tout couverts de broderies moins les soldats tout couverts de cicatrices, ce sont les courtisans sur nos têtes moins l’Europe à nos pieds… »

L’Europe à nos pieds, la gloire, la victoire, voilà ce que rêvait le peuple. dans cette journée du 15 décembre, en regardant passer, sous l’Arc de Triomphe où tout cela était inscrit, l’impérial cortège où Louis-Philippe jouait le rôle du maître des cérémonies bien plus que de l’héritier.

Après avoir donné cette satisfaction aux rêves de gloire, le roi s’appliqua à en donner de plus grandes à une puissance plus immédiate, et dont le concours lui était nécessaire pour tenir les foules dans la soumission à l’ordre établi. Et aux félicitations que, le ler janvier 1841, l’archevêque de Paris, Affre, lui apportait au nom de son clergé, Louis-Philippe répondait, en parlant des devoirs de son gouvernement :

« Je mets au premier rang de ces devoirs celui de faire chérir la religion, de combattre l’immoralité et de montrer au monde, quoi qu’en aient dit les détracteurs de la France, que le respect de la religion, de la morale et de la vertu est encore parmi nous le sentiment de l’immense majorité. » M. Thureau-Dangin, en se reportant à ce discours, constate avec joie le « chemin fait depuis ce lendemain de 1830 où le souverain n’osait même plus prononcer le mot de Providence ».

Qu’en était-il des sentiments réels du roi ? Ici encore, s’il faut en croire Proudhon, qui tient ce renseignement du père de M. de Schonen, un « ami intime de Louis-Philippe », celui-ci aurait fait à Schonen, cette confidence : « Je suis athée et matérialiste. » Proudhon, là dessus, s’écrie : « Eh bien ! qui est-ce qui flagorne le clergé ? » et il ajoute : « Tout le monde, à Paris, méprise Louis-Philippe, oui, tout le monde. Tout le monde a un fait de lésinerie, d’hypocrisie, de bassesse dégoûtante, de noirceur à raconter. Tout le monde. »

Louis-Philippe croyait non aux dogmes de la religion, mais à sa puissance disciplinaire, et résolu à gouverner en réaction, il employait cette puissance, tout en l’augmentant des concessions que lui faisait son gouvernement. Au mépris des lois, Lacordaire arborait, ce carême-là, l’habit du dominicain dans la chaire de Notre-Dame et réorganisait publiquement un ordre qui n’avait aucune existence légale.

Comme Montalembert, Lacordaire n’avait gardé de son contact avec Lamennais que ce que l’Église en avait reconnu utile à sa cause : la liberté d’association et d’enseignement, c’est-à-dire liberté pour les congrégations religieuses et pour les écoles congréganistes, la liberté de l’erreur n’ayant jamais été admise par le catholicisme que comme une concession temporaire imposée par la force des choses. Il ne s’était pas séparé sans une profonde douleur de celui qui l’avait dominé de toute la hauteur et de toute la force d’un esprit supérieur.

Il avait été, au moment de quitter Lamennais, déchiré « par les tourments de la conscience qui lutte contre le génie ». En se séparant de lui. il lui écrivait ces lignes qui tracent, dans certains esprits, la démarcation du sentiment et de la raison : « Peut-être vos opinions sont plus justes et plus profondes,

(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)


et, en considérant votre supériorité naturelle sur moi, je dois en être convaincu ; mais la raison n’est pas tout l’homme. »

Mais ce n’était pas en vain que le puissant cerveau de Lamennais avait opprimé quelque temps celui de Lacordaire. Celui-ci s’était fermé à la raison, mais il en avait reçu les formes extérieures. En sorte que Lamennais ne l’avait rapproché du siècle que pour l’y opposer plus directement. Cultivant le don oratoire qu’il avait, il rajeunit l’éloquence de la chaire, la rendit plus actuelle, montra, selon l’expression de Montalembert, « une heureuse facilité à maîtriser l’imagination de ses contemporains comme à utiliser leurs préjugés. » Aussi y avait-il foule à ses conférences de Notre-Dame. Pour un peu, on y eût applaudi comme au théâtre. Épousant la légende napoléonienne, il fit, nous dit son apologiste, « du météore impérial un des lieux communs les plus répugnants et les plus malavisés de la chaire chrétienne ».

De même qu’il réclamait pour l’Église la liberté d’en finir avec la liberté, il employait le vocabulaire moderne pour ramener au passé les âmes de son temps. Il trouvait des accents pittoresques et pressants pour maudire le progrès en des apostrophes telles que celle-ci, où l’amour de la nature et de la liberté est opposé à la science qui organise et aménage le monde :

« Oui, montagnes inaccessibles, neiges éternelles, sables brûlants, marais empestés, climats destructeurs, nous vous rendons grâce pour le passé et nous espérons en vous pour l’avenir ! Oui, vous nous conserverez de libres oasis, des thébaïdes solitaires, des sentiers perdus ; vous ne cesserez de nous protéger contre les forts de ce monde ; vous ne permettrez pas à la chimère de prévaloir contre la nature et de faire du globe, si bien pétri par la main de Dieu, une espèce d’horrible et étroit cachot où l’on ne respirera plus librement que la vapeur, et où le fer et le feu seront les premiers officiers d’une impitoyable autocratie. »

Son talent et la popularité qu’il lui valait, il les employa à faire accepter son habit, sa doctrine, sa congrégation reconstituée. Il opposa l’opinion publique à la loi. « On a dit que les communautés religieuses étaient interdites en France par les lois, écrivait-il dans son Mémoire pour le rétablissement des frères prêcheurs ; plusieurs l’ont nié ; d’autres ont soutenu que ces lois, supposé qu’elles existent, avaient été abrogées par la Charte. Je n’examinerai aucune de ces questions. Car je ne me présente, en ce moment, ni à la tribune ni à la barre d’une cour de justice. Je m’adresse à une autorité qui est la reine du monde, qui, de temps immémorial, a proscrit des lois, en a fait d’autres, de qui les chartes elles-mêmes dépendent… C’est à l’opinion publique que je demande protection. »

Et pour s’en concilier les parties les plus agissantes, et lier sa cause au mouvement qui se dessinait en faveur de l’association, il déclarait que « les associations religieuses, agricoles, industrielles, sont les seules ressources de l’avenir contre la perpétuité des révolutions.. Jamais, ajoutait-il, le genre humain ne reculera vers le passé ; jamais il ne demandera secours aux vieilles constitutions aristocratiques, quelle que soit la pesanteur de ses maux ; mais il cherchera dans les associations volontaires, fondées sur le travail et la religion, le remède à la plaie de l’individualisme. J’en appelle aux tendances qui se manifestent déjà de toutes parts ».

Nous trouvons ici les premières lignes de ce qu’on a appelé improprement le socialisme chrétien, et qu’il est plus juste et plus exact d’appeler le christianisme social. Ce n’est plus la protestation des conservateurs féodaux contre l’industrialisme et le machinisme, protestation utilisée par les socialistes dans leur critique du régime capitaliste. C’est un mouvement qui va côtoyer la démocratie et le socialisme, sous le regard inquiet et complice à la fois des puissances ecclésiastiques promptes à le refréner lorsqu’il ira trop loin et risquera de mettre l’Église au service du peuple, au lieu de se borner à être un moyen, imposé par le malheur des temps, pour ramener le peuple au service de l’Église.

Mais si l’Église se rapprochait d’un pouvoir qui n’avait que des grâces pour elle, le parti qui jusque-là s’était lié à l’Église, et pour lui complaire avait soulevé contre lui une révolution, le parti légitimiste ne désarmait pas. Lui aussi, dans certains de ses éléments, faisait des avances à la puissance nouvelle, à l’opinion, au sentiment démocratique naissant. Nous avons maintes fois remarqué que Berryer mettait une sorte de coquetterie à recueillir les applaudissements des démocrates. Il en était de même de Chateaubriand, qui enterrait pompeusement la monarchie défunte et faisait de ses cruelles protestations de fidélité à une dynastie sans espoir un hommage aux destins futurs de la démocratie.

La Gazette de France avait pour directeur Genou, un prêtre qui avait modifié son nom patronymique, et l’avait anobli en l’entourant de deux particules, ce qui le faisait « de Genoude ». Son idée fixe était l’alliance avec la gauche. « Aucune rebuffade, dit M. Thureau-Dangin, ne décourageait ses avances. » Il fonda même, à ses frais, une feuille démocratique, la Nation, qui vécut peu. Le premier, dans la presse, au lendemain de 1830. il avait demandé, lui, légitimiste intransigeant, le suffrage universel. Il était de cette école de conservateurs, florissante encore aujourd’hui, qui attendent toujours la réaction d’une poussée de révolution, et travaillent consciencieusement à faire, comme ils disent, sortir le bien de l’excès du mal.

Le 11 janvier 1841, il publiait dans la Gazette de France les lettres de Louis-Philippe émigré, écrites en 1807 et en 1808, dont nous avons donné des extraits dans notre première partie. Dans ces lettres, on se le rappelle, le fils de Philippe-Égalité se déclarait Anglais, demandait aux Espagnols un commandement contre les armées de Napoléon, aux puissances la souveraineté des îles Ioniennes, alors occupées par la France. Venant au lendemain du jour où Louis-Philippe avait rendu un solennel hommage aux cendres de Napoléon, cette révélation fit scandale.

Quinze jours après, un autre journal légitimiste, la France, publiait trois autres lettres, postérieures à 1830, sous le titre sensationnel de : la Politique de Louis-Philippe expliquée par lui-même. Dans la première le roi mandait à un ambassadeur, que, fidèle aux engagements pris par Charles X avec l’Angleterre, il évacuerait Alger dès que l’état des esprits en France le lui permettrait. Dans la seconde, il se faisait un mérite d’avoir sauvé la Russie, l’Autriche et la Prusse en appliquant le principe de la non-intervention. Dans la troisième, il expliquait les efforts qu’il avait faits pour endormir le civisme en éveil, se plaignait qu’on ne lui sût pas gré de ses efforts, et se promettait de « maîtriser la presse, notre plus dangereuse ennemie ».

Ces lettres furent reproduites par tous les journaux de l’opposition. Les partisans du régime étaient affolés, seuls quelques-uns niaient énergiquement leur authenticité. Le gouvernement, après une assez longue hésitation, se décida à poursuivre les journaux qui les avaient publiées, mais sans déclarer qu’elles étaient fausses. Cependant le gérant et le rédacteur de la France étaient arrêtés sous l’inculpation de faux. Quant à la Gazette de France, on se contentait d’y faire une perquisition, sans la poursuivre, ce qui était avouer que les lettres de 1807-1808 avaient bien été écrites par Louis-Philippe.

Les trois lettres publiées par la France avaient été communiquées à ce journal par une aventurière, Ida de Saint-Elme, qui signait la Contemporaine. Lorsque Guizot était ambassadeur à Londres, elle avait voulu lui vendre ces lettres, ainsi qu’un grand nombre d’autres, qu’elle disait tenir de Talleyrand. Elle en voulait soixante-quinze mille francs. Guizot marchanda : ce haut prix, maintenu par la dame, fit rompre les négociations.

Étaient-elles authentiques ? Il faut bien que le jury l’ait cru, puisqu’il acquitta ceux qui les avaient publiées, après que le ministère public eut abandonné l’accusation de faux. Une obscurité demeure, cependant. La première de ces lettres a été forgée en prenant une note verbale de Louis-Philippe à l’ambassadeur d’Angleterre et en y ajoutant un paragraphe qui ne trouve pas dans cette note. Cela ressort d’une publication qu’avait faite Larrans, un journaliste républicain, en 1834, et qu’on n’eut l’idée de rechercher qu’après le procès.

On sait qu’en langage diplomatique ce qu’on appelle une note verbale est une communication écrite. La Saint-Elme avait donc pu se la procurer si elle avait vécu dans l’intimité de Talleyrand. D’ailleurs, si tout avait été faux dans son dossier, pourquoi Guizot eût-il entamé des pourparlers pour l’acquérir ? Ce qui ne l’était pas, en tout cas, c’est l’exposé de la tactique politique, l’expression des sentiments réels de Louis-Philippe. Il s’en était, sous une autre forme, mais toujours dans le même sens, expliqué vingt fois dans ses lettres à ses ambassadeurs, au roi Léopold et à Metternich lui-même. Il est certain que si Guizot ambassadeur avait pu prévoir les ennuis que ces lettres causeraient à Guizot ministre, il n’eùt pas hésité à en donner le prix demandé.

Pour les gens que n’intéressaient pas les drames et les comédies politiques, une autre affaire, assurément plus tragique, vint à ce moment satisfaire leur curiosité. Le principal personnage en était également une femme. La condamnation qui la frappa constitue encore pour beaucoup une de ces erreurs judiciaires qui sont inhérentes à l’organisation même de la justice. C’est de l’affaire Lafarge que nous voulons parler.

Marie Capelle, héroïne de ce drame, était la fille d’un colonel d’artillerie. En 1839, alors âgée de vingt-cinq ans, elle avait épousé un maître de forges nommé Pouch-Lafarge. Celui-ci ne maintenait sa situation commerciale, fort difficile, qu’au moyen d’expédients tels que billets de complaisance souscrits par un homme à ses gages et renouvelés à l’échéance, et autres moyens peu délicats. Il avait naturellement trompé la famille Capelle sur son véritable état de fortune, et il avait enthousiasmé la jeune fille, dont il convoitait les cent mille francs de dot, en lui décrivant le château où elle serait dame et maîtresse, dans un des sites les plus pittoresques de la Corrèze.

Or, le château du Glandier était une bicoque dans un pays perdu. On se fait une idée du dépaysement de cette jeune Parisienne, habituée à un confortable presque luxueux et aux relations agréables que procure l’existence mondaine. Sa désillusion fut trop vive pour qu’elle pût cacher aux trop rares personnes qu’on voyait, son ennui, et celui qu’y ajoutaient leurs menus bavardages faits de médisance et d’envie. Aussi, mit-elle vite contre elle tout ce qui constituait la bonne société des environs.

Son mari eut bientôt recours à elle pour sortir des embarras où il était, chaque jour, plongé plus avant. Elle lui donna sa procuration afin qu’il pût réaliser, sur sa dot, les fonds nécessaires à un fort paiement. Il allait se mettre en route lorsqu’il mourut subitement. Sans hésitation, sa famille accusa la jeune femme de l’avoir empoisonné. Sans plus d’hésitation, la justice se saisit d’elle.

Devant le jury de la Corrèze, qui reflétait naturellement les passions locales, les experts furent partagés, ce qui est l’ordinaire des expertises judiciaires. Orfila concluait à l’empoisonnement par l’arsenic, Dupuytren niait la présence de l’arsenic dans les viscères du mort. Lachaud, qui défendait madame Lafarge, et dont c’était le début dans une carrière qui devait être si retentissante, demanda une nouvelle expertise à Raspail, qui la fit, mais arriva trop tard. Le jury avait prononcé une condamnation aux travaux forcés à perpétuité, qui prouvait bien, étant données la peine de mort inscrite dans le code et la grandeur du crime imputé à l’accusée, qu’il n’était pas du tout certain de sa culpabilité.

Ce drame passionna la France entière. En prison, Mme Lafarge publia ses mémoires, écrits avec esprit et d’un style aisé et vif ; le public se les arracha. La majorité était pour elle. La pression de l’opinion sur le pouvoir devait, douze ans après, lui rendre la liberté.

Tandis que les préoccupations se tournaient du côté de Mme Lafarge, la Chambre ouvrait un grand débat sur les fortifications de Paris. Le gouvernement présentait un projet comportant une enceinte continue et des forts détachés, Soult qui connaissait au moins les choses de son métier, ne croyait pas à l’utilité de l’enceinte. L’histoire a tragiquement prouvé, trente ans plus tard, qu’il avait raison. Il vint donc à la tribune combattre le projet déposé par lui-même, à la grande fureur de ses collègues et du roi. Mais, tancé vertement le soir même par le roi, le vieux militaire se tint coi désormais, et Guizot déclara à la Chambre que le ministère était unanime à demander l’enceinte continue.

L’opinion, même républicaine, n’était pas moins divisée que le ministère. Emballé par son chauvinisme organique, le National ne voyait de sécurité pour Paris que dans le mur fortifié. D’autres républicains, Cabet en tête, soutenaient avec raison que les forts étaient destinés à défendre Paris, et l’enceinte à le contenir, à l’embastiller au besoin. Cabet publia de courageuses brochures ; les Bastilles, qui exaspérèrent les gens du National. Un de ses rédacteurs le provoqua en duel. Approuvé par les ouvriers, qui lui défendirent de jouer sa vie en un stupide combat singulier, Cabet déclina le cartel et poursuivit sa campagne.

Le National ayant refusé d’insérer une lettre qu’il lui avait adressée, Cabet le poursuivit devant le tribunal, où il vint affirmer hautement sa doctrine communiste, puisée, disait-il, dans les enseignements de Socrate, de Platon et de Jésus-Christ. Louis Blanc prit parti pour Cabet, et écrivit dans la Revue du Progrès : « Nous devons à M. Cabet, au nom de la majorité du parti démocratique, de solennels remerciements pour le zèle, le courage, l’inébranlable constance qu’il a mis à repousser les Bastilles. »

Fait digne de remarque, et qui passa alors inaperçu, ne souleva pas les susceptibilités patriotiques des républicains, pourtant si prompts à s’échauffer, c’est que les fortifications de Paris furent en partie construites par des Allemands. Cela inspira au Charivari une variante des innombrables parodies de la Chanson du Rhin qui couraient alors, et où il fait chanter à ces braves travailleurs, pressés d’envahir la France pour y gagner leur pain :

« Non, ils ne t’auront pas, Rhin ! Rhin ! Rhin ! vin ! vin ! vin ! Les fortifications nous appellent, ma truelle frémit d’impatience ; en route et répétons toujours : Heug ! Heug ! Heug ! le cri des braves ! »

À la Chambre, malgré les efforts des anciens ministres pour embarrasser îe cabinet et le faire tomber, car sous cette discussion patriotique se cachaient à peine d’ardentes compétitions, mises en espoir par l’attitude boudeuse du maréchal Soult, qui rongeait visiblement son frein et qu’on ne désespérait pas de voir s’emballer, le projet de loi sur les fortifications fut voté à une assez grande majorité. Aux Pairs, Molé, aidé de Pasquier, tenta de réussir l’opération manquée à la Chambre, mais la loi fut également volée après un très vif débat.

Et il fallut bien, à la Chambre, revenir à la réforme parlementaire, à la proposition Remilly sur les incompatibilités, ajournée seulement, mais non enterrée, dans la précédente session. Le scandale des députés exerçant des fonctions publiques était au comble. Leur nombre était allé croissant. On en comptait 130 en 1828, 139 en 1832, 150 en 1839. En 1842, ils allaient être 167, puis 185 en 1846 et dépasser le chiffre de 200 en 1847. On pouvait donc, déjà en 1841, dire que les lois étaient votées par une majorité composée en majorité de fonctionnaires, puisque les fortifications de Paris le furent par 237 voix.

La Charte de 1830 et la loi du 14 septembre de la même année avaient bien soumis à la réélection les députés pourvus d’une fonction publique au cours de leur mandat, la loi de 1831 avait bien établi quelques incompatibilités entre certaines fonctions et le mandat législatif, mais c’était là, on le voit par les chiffres que nous donnons, une bien faible barrière. Si ces restrictions n’avaient pas existé, il n’y eût pas eu un député-fonctionnaire de moins.

Il semble que la situation sociale des éligibles, pour lesquels le cens était relativement élevé, dût préserver les députés de la corruption. Mais ce serait bien mal connaître la nature humaine que de le croire, et ignorer que tout pouvoir fondé sur la richesse est par là même exclusif de tout élévation morale. « Élevez le cens, disait fort justement l’orléaniste Duvergier de Hauranne, et à la séduction des bouteilles succédera celle des places. Il ne faut pas croire qu’au dessus de mille francs de revenu on soit moins disposé à se vendre qu’au dessous : seulement, en se vend pour autre chose. »

Guizot fut moins que Thiers gêné aux entournures, ayant avec lui une majorité qui ne s’était pas, comme celle de son prédécesseur, prononcée contre ce honteux système. Il put donc combattre la reprise du projet de Remilly et le faire repousser, malgré les efforts de Garnier-Pagès et de Mauguin, qui avaient présenté ce projet sous une autre forme et en avaient demandé la prise en considération. L’opposition était battue une fois de plus, sur ce terrain. Mais ses coups avaient porté dans l’opinion. La servilité des Chambres, dont l’une était nommée par le roi et dont l’autre s’emplissait de fonctionnaires, détacha d’elles peu à peu le pays, leur attira son mépris profond, attesté par la facilité avec laquelle il devait accueillir une révolution qui les fit disparaître l’une et l’autre.

D’un autre côté, la tranquillité du ministère fut assurée. La Porte avait fini par céder aux désirs des puissances et, Méhémet-Ali étant désormais enfermé dans l’Égypte, à lui en assurer la possession héréditaire moyennant l’engagement de réduire l’armée égyptienne à dix-huit mille hommes, de ne construire aucun vaisseau sans la permission du sultan et de payer à la Turquie un tribut annuel de dix millions de francs. La France ayant, par la note du 8 octobre précédent, déclaré simplement qu’elle ne permettrait pas que le pacha fût dépossédé de l’Égypte, il n’y avait aucun motif de désaccord entre elle et les quatre puissances.

Elle put donc rentrer dans le concert européen sans amoindrissement moral, et Guizot eut tout le bénéfice de l’opération, la note du 8 octobre qui limitait les prétentions de la France au profit de Méhémet-Ali ayant été l’œuvre de son prédécesseur. Sa rentrée fut facilitée par l’antagonisme irréductible de l’Angleterre et de la Russie en Orient, qui faisait de la France l’alliée naturelle de l’Angleterre sur ce terrain. Ensemble, la France et l’Angleterre firent annuler l’entente russo-turque, et les puissances signaient, le 13 juillet 1841, la convention dite des détroits, par laquelle le Bosphore et les Dardanelles étaient fermés à toutes les flottes militaires de l’Europe. Dans le même moment, les cabinets de Londres et de Paris s’accordaient pour régler les différends qu’ils avaient en Grèce et préludaient ainsi à la reprise de l’entente cordiale.

Or si, au dehors, les affaires du ministère s’arrangeaient pour ainsi dire toutes seules, et par la force des choses, il n’en devait pas être de même à l’intérieur, et sa tranquillité, assurée dans les Chambres, fut troublée par une agitation assez vive, soulevée par la maladresse du ministre des finances, qui, à propos du recensement décennal destiné au remaniement de la répartition des contributions directes, lança une circulaire où tout le monde crut voir à la fois une menace d’augmentation des impôts et une atteinte au droit des municipalités.

La loi de 1832 donnait au gouvernement la tâche du recensement des propriétés et de la population des communes, mais il attribuait aux conseils généraux et d’arrondissement la répartition des contributions entre les imposables. La presse radicale, plus désireuse de créer des embarras au ministère que de se conformer aux règles établies, prétendit que le gouvernement n’avait pas le droit de procéder au recensement. Et elle appuyait sa protestation, insoutenable en droit, sur des critiques fort justifiées sur la manière dont, en certaines localités, les agents de l’État avaient procédé à cette opération, incorporant la population flottante, détenus, soldats, etc., à la population sédentaire, afin d’augmenter arbitrairement la quote-part de ces localités.

Le fisc a toujours été impopulaire en France. Aussi la querelle ne tarda-t-elle pas à s’envenimer, et des troubles éclatèrent sur de nombreux points du territoire, à Lille, à Clermont, où des barricades furent élevées. À Toulouse, ce fut une véritable émeute : il y eut des morts et des blessés, par la brutalité maladroite du nouveau préfet, envoyé par Guizot pour faire de


(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

l’autorité à tout prix. L’émeute prit bientôt des proportions telles que le préfet dut s’enfuir. Un commissaire extraordinaire fut envoyé de Paris, on emplit la ville de troupes et la terreur ramena le calme. La municipalité et la garde nationale de Toulouse furent dissoutes.

Il resta de cette agitation une violente animosité de la bourgeoisie des villes contre le régime ; et partout où le recensement avait été fait avec la partialité que nous avons dite, les propriétaires, frappés dans leurs intérêts, passèrent à l’opposition.