Histoire socialiste/Le règne de Louis-Philippe/P4-02

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4. LA RÉACTION.


CHAPITRE II

LES CONSERVATEURS-BORNES


L’élection de Ledru-Rollin ; son programme « socialiste » — L’attentat Quénisset : un procès de complicité morale. — La convention du droit de visite et la réforme électorale. — Les chemins de fer devant la Chambre. — Un discours de Thiers sur les chemins de fer. — La loi d’expropriation et les intérêts capitalistes. — Les élections générales du 9 juillet 1842. — Mort du duc d’Orléans.


Le 23 juin 1841, Garnier-Pagès était mort, à peine âgé de quarante ans. Les démocrates ressentirent vivement cette perle, qui les privait d’un orateur parlementaire d’une activité et d’une éloquence redoutables pour le pouvoir. Son frère fut jugé trop jeune pour être présenté aux électeurs du Mans. Les uns songeaient à présenter Michel (de Bourges), d’autres plus modérés soutenaient dans les conseils du parti la candidature de Ledru-Rollin. Celui-ci l’emporta, malgré la résistance des rédacteurs du National, et tous eurent le profond étonnement, lorsqu’il fit sa profession de foi aux électeurs, de trouver en lui un radical nettement accentué.

Dans la Grèce de Samarez, Pierre Leroux ne nous donne pas tout le secret de l’évolution qui s’accomplit alors en Ledru-Rollin, mais nous raconte comment il fut amené lui-même à rédiger le programme du candidat des démocrates. « Je me rappelle, dit-il, le jour où Démosthène Ollivier vint aux Batignolles me demander de faire un programme — un programme socialiste, entendez-vous ! — pour Ledru-Rollin qui allait se présenter au Mans, où Ici socialistes avaient des partisans… Je fis bien quelques difficultés ; j’avais je ne sais quels pressentiments. Enfin, je cède, j’écris un programme. Ledru l’emporte, brode dessus un discours, et il est nommé. »

Ce discours prononcé par un orateur qui avait un tempérament de tribun et en possédait tous les moyens extérieurs : taille avantageuse, physionomie belle, voix puissante, entraîna les électeurs, qui lui donnèrent l’unanimité moins quatre voix, tant est grande l’action de la parole sur les foules. Les bourgeois du Mans acceptèrent le programme en faveur de l’homme. Ils avaient entendu l’homme, qu’avaient-ils besoin de lire le programme !

Qu’y avait-il dans ce programme, que le Courrier de la Sarthe publia, ainsi que le discours, le jour de l’élection ? Il débutait ainsi : « En répondant à votre appel, eh venant à vous, je vous dois compte de ma foi politique. Cette foi vive, inébranlable, je la puise à la fois dans mon cœur et dans ma raison. Dans mon cœur qui me dit, à la vue de tant de misères dont sont assaillies les classes pauvres, que Dieu n’a pas voulu les condamner à des douleurs éternelles, à un ilotisme sans fin. Dans ma raison qui répugne à l’idée qu’une société puisse imposer à un citoyen des obligations, des devoirs, sans lui départir en revanche une portion quelconque de souveraineté. » Le suffrage universel ainsi affirmé, Ledru-Rollin ajoutait : « La régénération politique ne peut être qu’un acheminement et un moyen d’arriver à de justes améliorations sociales. »

Si vague qu’il fût, si pâle qu’il nous paraisse, ce programme souleva une grande émotion dans la classe ouvrière. Elle crut qu’elle allait avoir à la Chambre un défenseur véhément et infatigable. Martin-Nadaud, se remémorant l’impression de ses camarades et les siennes propres, dit, dans ses Mémoires de Léonard, que « ceux qui furent témoins de l’effet produit sur les masses par sa profession de foi affirmèrent que Louis-Philippe reçut ce jour-là un coup tellement violent et formidable qu’il le ressentit jusqu’au moment de la perte de son trône en 1848 ». Ce fut sur cette impression que le ministère, prenant le texte de quelques véhémences oratoires, traduisit le nouveau député devant le jury, pour délit de presse et de parole. Voilà où en étaient à cette époque la liberté de parler et la liberté électorale. Le jury de Maine-et-Loire condamna Ledru-Rollin et Hauréau, le gérant du Courrier de la Sarthe. Mais un vice de forme amena l’affaire devant la Cour de cassation. Ledru-Rollin y apostropha le ministère public en ces termes :

« Et vous, procureur général, qui vous donne l’investiture ? Le ministère " ? Moi, électeur, je chasse les ministres. Au nom de qui parlez-vous ? au nom du roi. Moi, électeur, l’histoire est là pour le dire, je fais et je défais les rois. Procureur général, à genoux, à genoux, devant ma souveraineté ! »

Mais cette souveraineté qu’il reconnaissait à l’immense peuple des salariés, était soigneusement limitée aux réformes politiques et à de bonnes lois sociales destinées à sauver la propriété des attaques du communisme. La Cour de cassation admit le vice de forme et renvoya Ledru-Rollin devant le jury de la Mayenne, qui l’acquitta. Hauréau n’ayant pu juridiquement présenter un moyen de cassation, demeura condamné ; — et ainsi apparut une fois de plus le vice d’un mécanisme judiciaire, où la forme emporte le fond. Ledru-Rollin alla siéger à la Chambre, où, contre toute attente, son éloquence ne trouva guère l’occasion de se déployer. Plus exercé à remuer des sentiments qu’à discuter des faits et à manier des chiffres, il était dépaysé dans cette assemblée de propriétaires et de gens d’affaires. Leur critique avisée d’hommes voués au culte des intérêts positifs, eut vite percé l’ignorance où il était de leur métier. Socialiste, il en eût tout de même vu assez pour les harceler d’une critique incessante. Mais il n’avait de socialiste que son programme, et l’on a vu que le socialisme en était bien vague et bien incertain, à la mesure du socialisme de Pierre Leroux, qui lui-même ne se formula jamais.

Il fut donc, lui si admirablement doué pour les luttes oratoires, à peu près condamné au silence, au grand chagrin de Cormenin, qui lui reprochait « de ne point se laisser aller au grand courant de la Chambre ». Il prononça cependant quelques bons discours, revint fréquemment sur la question du paupérisme, mais en termes généraux, et sans apporter une solution au mal qu’il dénonçait.

Garnier-Pagès n’avait pas été, certes, plus socialiste que lui. Mais du moins, ne s’était-il pas fait élire sur un programme déclaré socialiste. Et on pouvait doublement regretter sa perte, lorsqu’en face de la quasi-inertie de son successeur, on se rappelait son apostrophe à Guizot qui en 1837, présentait le travail comme un « frein nécessaire » pour la classe ouvrière, et sans lequel les classes moyennes ne seraient plus en sécurité.

« Comment ! lui avait répliqué Garnier-Pagès, vous seriez conduits à cette extrémité que vous n’aurez peut-être pas comprise, car elle est effrayante ; à cette extrémité, dis-je, que ces hommes si dangereux, s’ils avaient des loisirs devant eux, s’ils avaient une assez grande somme de temps, par suite de bien matériel, pour s’occuper des affaires du pays, menaceraient la tranquillité publique ! Comment ! nous ne serons tranquilles qu’alors qu’il y aura assez de misère pour qu’ils soient forcés de travailler ! »

Le procès de Ledru-Rollin n’avait pas découragé le ministère, qui poursuivait son système de répression de la presse à outrance. Dociles à la voix de leur chef, les procureurs généraux s’étaient emparés de la circulaire de Martin (du Nord), dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, et les tribunaux ne chômaient point. En quelques semaines, le National était saisi trois fois, poursuivi deux fois, puis une troisième ; trois fois le jury l’acquitta. Dans les départements, le jury acquittait également les journaux poursuivis. Le ministère allait avoir sa revanche sur les journalistes détestés.

Le 13 septembre, au moment où, revenant de l’armée d’Afrique, le duc d’Aumale passait dans le faubourg Saint-Antoine avec son état-major, un malheureux ouvrier, aigri jusqu’à l’exaspération par les souffrances endurées dans les pénitentiers militaires dont il avait réussi à s’évader, tira sur le prince, sans l’atteindre. Il se nommait Quénisset et était scieur de long. L’instruction établit qu’il appartenait à la société des Égalitaires, sous le nom de Papart, et se mit en mesure d’établir la complicité des membres de son groupe, qui furent arrêtés et impliqués dans l’accusation.

Un de ceux-ci, Lannois, écrivit de sa prison à Dupoty, le rédacteur en chef du Journal du Peuple, pour lui demander de prendre sa défense et celle de ses camarades, dénoncés par « le traître Papart ». Lannois lui demandait également d’inviter le National à défendre les accusés devant l’opinion. Les Égalitaires étaient de fervents lecteurs du Journal du Peuple. Leur appel à Dupoty était donc on ne peut plus naturel. Le procureur général Hébert voulut y voir une complicité effective du journal dans la préparation d’un coup de main, dont l’attentat de Quénisset devait être le signal. Cette doctrine devait être reprise quarante ans plus tard, en République, et envoyer le journaliste anarchiste Cyvoct au bagne. Il en est sorti, mais attend encore aujourdhui la revision d’une infâme procédure.

Cette injure à tous les principes du droit, qui établissait le délit de complicité morale, embarrassa les journalistes ministériels eux-mêmes, qui n’osèrent soutenir une aussi monstrueuse doctrine. Quénisset disparaissait dans ce procès intenté aux idées républicaines et socialistes ; c’était au journaliste qui défendait ces idées d’avoir à répondre du complot et de l’attentat. Le ministère en avait fait une question de principe, si une telle expression ne jure pas d’être employée à propos d’une semblable pratique, et l’on vit Guizot et Martin (du Nord) suivre les débats de la Chambre des Pairs avec une attention passionnée.

Quelques Pairs protestèrent contre cette doctrine. Cousin, un philosophe, montra plus d’esprit juridique que Portalis et les autres jurisconsultes qui soutenaient l’accusation, lorsqu’il dit : « Donnez-moi des preuves et je serai sévère ; mais je ne saurais condamner un homme pour ses opinions, quelque détestables qu’elles puissent être. Montrez-moi des faits ; c’est sur des faits seulement qu’un juge doit prononcer. » Et l’économiste Rossi et le duc de Broglie ayant soutenu la thèse de la complicité morale, il la réfuta en termes saisissants : « le suis donc coupable de complicité morale, s’écria-t-il, puisque je défends Dupoty contre vous. »

Dupoty ne fut pas condamné comme chef du complot, mais comme complice. La Presse, de Girardin, résolument ministérielle pourtant, ne put s’empêcher de protester en ces termes : « S’il est une vérité immuable, sacrée, tutélaire, c’est que la politique ne doit jamais intervenir dans les décisions de la justice. La société a d’autres moyens de se défendre ; quand elle croit n’avoir plus que celui-là pour se sauver, elle est perdue. »

Les journalistes de Paris se réunirent aux délégués de la presse des départements et rédigèrent une protestation en suite de laquelle la plupart d’entre eux s’abstinrent désormais de rendre compte des débats de la Chambre des Pairs. Les démocrates firent paraître quotidiennement le Journal du Peuple, et en donnèrent la direction à Cavaignac et à Dubosc. Cavaignac revenait d’Algérie, d’où il avait envoyé une série d’articles intéressants sur la nouvelle colonie, si peu connue en France, notamment au Journal du Peuple, à la Revue du Progrès, de Louis Blanc, et à la Revue Indépendante.

Il n’était plus le démocrate figé dans le culte de la Convention qu’on avait connu en 1834. Sa fréquentation en Algérie avec les officiers saint-simoniens lui avait ouvert des horizons nouveaux. On le vit bien au programme que publia le Journal du Peuple en annonçant sa transformation à ses lecteurs. « Le travailleur est abandonné à la commandite du capital privé, y était-il dit ; il faut que l’État arrive ici avec son crédit supérieur, et le place comme un recours entre le capital privé et le travailleur. En 89, on nationalisa le sol accaparé par les riches et les privilégiés ; nous disons qu’il faut en présence du capital industriel, nationaliser le crédit accaparé par les privilégiés et les riches. »

Les rédacteurs se déclarèrent tellement partisans de la propriété, de la famille et du mariage, qu’ils entendaient mettre ces biens à la portée des travailleurs. Mais ceux-ci devaient se rendre dignes de leur émancipation sociale, être aptes à en jouir pleinement et avec conscience. Le programme leur rappelait qu’à côté de leurs droits, ils avaient des devoirs. Nous relevons parmi les signataires, outre le nom de Cavaignac, ceux de Louis Blanc, David (d’Angers), Esquiros, Félix Pyat et Schœlcher. Faute d’argent, le Journal du Peuple quotidien ne parut que quatre mois, mais la cruelle revanche prise par Guizot contre la presse de gauche ne devait pas mettre fin à ses embarras de ce côté.

En attendant, il subissait un grave échec à la Chambre ; voici à quel propos et dans quelles conditions : D’autant plus fidèle à sa politique d’entente avec l’Angleterre que le ministère Palmerston avait succombé aux assauts répétés des tories, Guizot avait entamé des négociations avec le nouveau ministère dirigé par Robert Peel, relatives au droit de visite.

Ce qui rendait intolérable aux Français le droit de visite pour la répression de la traite des esclaves, c’est qu’il pouvait être pour l’Angleterre un moyen de domination sur les mers. Sa marine, en effet, couvrait l’Atlantique. Donner aux marines des États d’Europe et d’Amérique le droit d’arrêter les navires de commerce de n’importe quelle nation et de s’assurer qu’ils ne se livraient pas à la traite, c’était, pensait-on, mettre en fait aux mains de la marine anglaise un pouvoir dont celle-ci pourrait abuser pour gêner le commerce des nations rivales par mille tracasseries.

Guizot avait signé, le 20 décembre, une convention avec l’Angleterre et les autres puissances, sous réserve de l’approbation des Chambres françaises. Cette approbation, la Chambre des Députés la refusa après une vive discussion. Mais un député ministériel, Jacques Lefèvre, sauva les apparences ; tout en combattant la convention, il déposa et fit adopter un amendement à l’adresse, ainsi conçu ;

« Nous avons aussi la confiance qu’en accordant son concours à la répression d’un trafic criminel, notre gouvernement saura préserver de toute atteinte les intérêts de notre commerce et l’indépendance de notre pavillon. » Le ministère était battu, mais il ne s’en alla pas, d’abord parce que, connaissant le sentiment de la Chambre, il avait déclaré ne pas poser la question de confiance ; d’autre part l’amendement Jacques Lefevre lui laissait en réalité les mains libres pour le moment où l’attention de la Chambre se serait rendormie sur ce point. On le sentit si bien à Londres, que le protocole de la convention laissa en blanc la place où la France devait mettre sa signature et que les puissances attendirent patiemment le moment où Guizot pourrait l’y déposer sans ameuter l’opinion publique.

Cet écueil à peine franchi, le ministère se heurta contre un autre, qui fit une assez large brèche à l’honorabilité apparente de ses agents les plus élevés. Au cours d’une discussion sur la politique intérieure, Billault produisit une lettre du procureur général de Riom à Martin (du Nord), dans laquelle ce magistrat répondait à peu près en ces termes au ministre qui lui demandait instamment de hâter le procès des citoyens de Clermont impliqués dans les troubles relatifs au recensement :

« D’après la composition actuelle du jury, un acquittement est infaillible ; mais M. le préfet m’assure que les dispositions pour le jury de 1842 sont faites de telle façon que la condamnation sera à peu près certaine. » Un député, Isambert, avait vu également la lettre et vint le dire à la tribune. Devant la majorité confuse et démoralisée, Martin (du Nord) paya d’audace, proclama l’intégrité des magistrats et des fonctionnaires, et déclara que la lettre du procureur général avait été falsifiée et qu’elle disait : « La liste du jury pour 1842 donnera des jurés probes et libres, comme la loi le veut. »

C’était, en même temps qu’un aveu, l’insulte jetée à la face des jurés de la liste de 1841. Ceux de la liste de 1842, les « jurés probes et libres » la vengèrent en acquittant tous les accusés. Et pourtant, que de précautions prises par le préfet du Puy-de-Dôme pour satisfaire les désirs du ministère ! Pour nous en donner une idée, Elias Regnault nous montre, d’après Billault, ce qui se fit à Paris dans le même moment.

« Les listes du département de la Seine, dit-il, avaient été arrêtées ainsi que le veut la loi. 1.500 noms choisis par le préfet sur les 22.000 électeurs y avaient été inscrits. Les épurations du préfet furent cependant jugées insuffisantes. 1.100 noms furent rayés par les agents du ministère et remplacés par autant de noms dévoués à la politique ministérielle. Parmi eux se trouvaient environ 400 fonctionnaires publics. »

De tels incidents, et la manière dont une Chambre asservie passait condamnation sur eux, ne pouvaient que favoriser le mouvement en faveur de la réforme. Il fit sur le ministère, averti par ses amis, notamment par Lamartine et Émile de Girardin, assez d’impression pour le forcer à en délibérer en conseil avec le roi, d’autant que des propositions très modérées allaient être soumises à la discussion de la Chambre et qu’il semblait bien difficile de les écarter. Mais, soutenu énergiquement par le duc d’Orléans, Louis-Philippe ne voulut rien entendre et donna ordre à ses ministres de s’opposer à toute modification électorale et de laisser à l’argent toute sa puissance politique.

Les propositions de réforme vinrent en discussion dans les premiers jours de février. L’une, déposée par Ganneron, ramenait la question des incompatibilités, proposait que nul député ne fût nommé fonctionnaire au cours de son mandat, ni pendant l’année qui suivrait sa rentrée dans la vie privée. L’autre, de Ducos, proposait l’adjonction des capacités à la liste des électeurs censitaires et mettait le savoir sur le même pied que la richesse.

Le ministère les combattit toutes deux. Dans une éloquente réplique, Lamartine qualifia le conservatisme de Guizot et son implacable immobilisme : « Si c’était là, s’écria-t-il, tout le génie de l’homme d’État chargé de diriger un gouvernement, il n’y aurait pas besoin d’homme d’État : une borne y suffirait. » Le mot fit fortune, et désormais Guizot et sa majorité ne furent plus connus que sous le nom de conservateurs-bornes.

Mais la Chambre était impatiente de revenir aux affaires. Par leurs organes, notamment le Journal des Débats, les capitalistes la pressaient de s’occuper des chemins de fer, de leur donner les douze cents millions dont ils avaient besoin pour construire le réseau projeté et l’exploiter à leur profit. Le ministère présenta donc un vaste projet d’ensemble, reliant Paris à la Belgique par Lille et Valenciennes, à l’Angleterre par Rouen, le Havre et Dieppe, à l’Allemagne par Nancy et Strasbourg, à la Méditerranée par Lyon, Marseille et Cette, à l’Espagne par Tours et Bordeaux, à l’océan par Nantes, au centre par Bourges ; de plus, une ligne devait relier la Méditerranée au Rhin par Lyon et Dijon.

Thiers combattit le système d’ensemble. Il invoqua d’abord les arguments budgétaires. « Je crois, dit-il, et je déclare tout de suite que les finances de la France sont, sinon les plus puissantes (car il y a à côté les finances anglaises), mais sont, avec les finances anglaises, les plus puissantes de l’Europe. » Mais, ajoutait-il, « nos finances sont engagées pour plusieurs années, sérieusement et gravement engagées ». Et il montrait le budget de 1841 qui, avec ses 1,282 millions de dépenses et ses 1,166 millions de recettes seulement, s’était soldé par un déficit de 116 millions. Or, en face de ce déficit, il n’en fallait pas moins payer les 800 millions de dépenses supplémentaires engagées par le ministère du 1er mars.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


« C’est un état de choses auquel vous avez contribué, riposta un député.

— Oui, déclara Thiers, nous avons contribué à imposer cette charge, en avertissant le pays qu’il y avait des travaux de haute nationalité qu’il était urgent d’achever, et qui étaient indispensables pour la sécurité du pays. »

Et, aux applaudissements de son ancienne majorité, il couvrit ses actes du drapeau de la France et s’écria : « Je m’honore d’avoir eu ce courage-là ! »

Puisque lui, Thiers, avait dépensé ce milliard à la défense du pays, ou plutôt à fanfaronner tout en prévoyant la reculade finale dont il avait imposé le désagrément à son successeur, il était clair que celui-ci n’avait plus les ressources suffisantes pour entreprendre une œuvre aussi considérable que l’établissement d’un réseau complet de chemins de fer. D’ailleurs, ajouta-t-il, on s’est beaucoup trop engoué des chemins de fer.

Non qu’il les estimât inutiles, comme on l’a prétendu. Dans cette séance du 10 mai, il déclarait croire « à l’immense avenir des moyens de viabilité qui ont consisté à substituer à la faiblesse des animaux le moteur tout puissant, quoique dangereux, qu’est la vapeur ». Mais il trouvait que le ministère voulait faire trop grand, il lui reprochait d’éparpiller ses moyens en entreprenant tout le réseau à la fois. Et il présentait en ces termes, lui qui ne voyait grand qu’en matière militaire, la conception du ministère :

« Vous ressemblez à ces habitants d’une ville, comme Paris par exemple, qui avaient plusieurs ponts à construire sur la Seine. Qu’auriez-vous dit si ces habitants de Paris au lieu de faire d’abord un pont, puis un autre, et de s’assurer le moyen de passer la rivière une fois, avant de chercher à la passer sur plusieurs points, avaient commencé à faire une arche de tous les ponts de la Seine. »

Voilà les arguments, voilà le style qui ont fait à Thiers, dans les chambres de la monarchie de Juillet, la réputation d’un orateur. Lui qui n’avait pas trouvé assez de millions pour les opposer à la puissance militaire de nos voisins, il rabaissait leurs moyens économiques pour les besoins de sa thèse. Il raillait ceux qui nous menaçaient de leur concurrence commerciale pour passer à l’exécution du réseau, et déclarait que l’Allemagne n’avait pas vingt kilomètres de chemins de fer de plus que nous.

Quel que fût son désir de vaincre le ministère, celui de la Chambre, qui était de donner aux capitalistes, sous le couvert de l’intérêt public, un immense terrain d’exploitation, l’emporta. Le fouriériste Toussenel résuma fort exactement à cette époque l’attitude respective des capitalistes et du gouvernement dans ces débats qui vont de 1837 à 1844 :

« Un capitaliste se présente : « Voici, dit-il, une ligne de chemin de fer qui me va, qu’on me la donne ! « Et le gouvernement la lui donne. Si la spéculation s’annonce bien, le spéculateur la garde ; mais si la chose ne se place pas avantageusement, si le spéculateur est forcé d’opérer avec son capital, il en est quitte pour renoncer à la concession et pour la rendre au gouvernement, en disant qu’il a changé d’avis sur l’affaire de l’autre jour. De l’intérêt du peuple et du Trésor, pas un mot dans tout ceci. On appellera le peuple quand il y aura quelque chose à garantir, le moment ne tardera pas ».

La Chambre vota le projet du gouvernement qui mettait à la charge de l’État l’achat et le nivellement des terrains, les travaux d’art, viaducs, tunnels, etc., et à celle de la compagnie la pose des rails, le matériel et les frais d’exploitation. Les départements traversés par les chemins de fer devaient fournir à l’État une part contributive, répartie entre les communes par les conseils généraux.

Toussenel donne très pittoresquement, quant au Nord (qui fut d’ailleurs réservé), le schéma de l’opération : « L’État, dit-il, fera les frais du chemin (cent cinquante millions environ), et cédera gratuitement cette voie à M. de Rothschild ; M. de Rothschild fera l’avance du matériel (soixante millions) dont la valeur lui sera remboursée au bout de quarante ans, à dire d’estimation ; et, pour l’intérêt de cette avance, M. de Rothschild touchera quinze ou vingt millions par an. »

Un an auparavant, une loi avait été votée, qui était la préface obligée de la loi sur les chemins de fer. La loi du 3 mai 1841 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique portait une atteinte grave au principe de la propriété individuelle. Tout comme la loi de 1833, reconnue insuffisante, elle payait bien au propriétaire le sol qu’elle lui enlevait, mais, comme le dit Elias Regnault avec une touchante naïveté, elle accoutumait « l’individu à se sacrifier à la société dans ce qu’il avait de plus personnel et de plus intime, sans résistance, sans trouble, sans murmure ».

En réalité, l’intérêt capitaliste l’emportait ici sur les vieux sentiments patriarcaux de la propriété, du berceau des ancêtres. On donnait à l’État un droit d’expropriation plus étendu et plus expéditif, afin qu’il pût en faire profiter les compagnies de chemins de fer. On sacrifiait la propriété immobilière du passé à la propriété mobilière du présent et de l’avenir, la terre à l’argent, la rente au profit capitaliste.

Les propriétaires s’aperçurent bien vite d’ailleurs qu’ils pouvaient y gagner. Ils devinrent capitalistes eux-mêmes, spéculèrent sur les terrains et coururent après les expropriations. Nous les verrons opérer, dans un prochain chapitre où nous examinerons la transformation du vieux Paris entreprise par le préfet Rambuteau.

Ainsi se coupent un à un les liens qui attachent la propriété à l’homme et l’homme à la propriété. Ainsi disparaît le matérialisme primitif de la possession des choses pour elles-mêmes, et s’élève la notion de la jouissance que les choses produisent avec plus d’abondance et de sécurité lorsqu’elles sont, par la mobilisation de la propriété, entrées dans un premier cercle de sociabilité, stade préliminaire obligé de leur socialisation finale.

Cent mille francs en titres sur vingt exploitations industrielles et commerciales font l’homme plus libre, plus réellement maître de sa propriété, qu’une terre de cent mille francs, dont le revenu est soumis à tant de variations, à tant d’aléas. Les possédants le comprirent assez vite : les non-possédants ne devaient pas tarder à l’apprendre à leur tour et à demander leur part dans les produits d’une propriété transformée, produits qui étaient l’œuvre de leurs mains et de leur cerveau.

La loi des chemins de fer fut la dernière de cette législature, et le 9 juillet, les élections générales eurent lieu. Le ministère garda sa majorité, mais les républicains revinrent renforcés. Sur dix élus de l’opposition à Paris, qui nommait douze députés, deux étaient républicains : Hippolyte Carnot et Marie ; Ledru-Rollin était réélu dans la Sarthe et Garnier-Pagès jeune était élu dans l’Eure.

Quelques jours après, le 13 juillet, à Neuilly, un accident privait la monarchie de son plus ferme espoir : le duc d’Orléans était tué net, en sautant de sa voiture dont les chevaux s’étaient emballés. Il laissait, pour succéder à un vieillard de soixante-dix ans, un frêle enfant de quatre ans, le comte de Paris, qui devait attendre vainement dans l’exil un retour de fortune et léguer à son fils une espérance plus vague encore, un titre de prétendant plus facilement transmissible que celui de roi des Français.