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Honte !

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anglais
Traduction par Nathan Haskell Dole pour l'anglais, des contributeurs de Wikisource pour le français.
Crowell (p. 114).

Honte !



Il fut un temps entre 1820 et 1830 où les officiers du régiment Semenof – la fleur de la jeunesse de cette époque-là; des hommes qui étaient pour la plupart francs-maçons, et par la suite décembristes[1] – ont décidé de ne pas utiliser le châtiment corporel dans leur régiment et, malgré la stricte discipline alors requise, celui-ci continua d'être, sans châtiment corporel, un régiment modèle.

L’officier en charge de l’une des compagnies de ce même régiment Semenof, rencontrant Serge Ivanovitch Muravief – un des meilleurs hommes de son temps ou, en vérité, de tout les temps – parla d’un certain soldat, un voleur et un ivrogne, en disant qu’un tel homme ne pouvait être dompter que par les verges. Serge Muravief n’était pas d’accord avec lui, et proposa de transférer l’homme dans sa compagnie.

Le transfert fut effectué, et presque le jour suivant le soldat vola les bottes d’un camarade, les vendit pour boire, et causa du trouble. Serge Ivanovitch rassembla la compagnie, en fit sortir le soldat, et lui dit : « tu sais que dans ma compagnie nous ne frappons et ne fouettons pas les hommes, et je ne vais pas te punir. Je paierai, de ma propre poche, les bottes que tu as volées; mais je te demande, pas dans mon intérêt mais dans le tien, de revoir ta manière de vivre, et de la corriger. » Et après avoir donné à l’homme des conseils amicaux, Serge Ivanovitch le laissa partir.

L’homme se saoula et se battit de nouveau, et de nouveau il ne fut pas puni, mais seulement exhorté :-

« Tu te fais beaucoup de tort à toi-même. Si tu t’amendes, tu t’en trouveras mieux. Je te demande donc de ne plus faire ces choses-là. »

L’homme fut tellement étonné par cette nouvelle sorte de traitement qu’il changea complètement, et devint un soldat exemplaire.

Cet incident m'a été relaté par le frère de Serge Ivanovitch, Matthieu Ivanovitch, qui, comme son frère, et comme tous les meilleurs hommes de son époque, considérait le châtiment corporel comme un reste honteux de barbarie, déshonorant pour ceux qui l’infligent, plutôt que pour ceux qui le subissent. Quand il m'a raconté cette histoire, il n'a pas pu s’empêcher de verser des larmes d’émotion et de joie. Et, en fait, il était difficile pour ceux qui l’ont entendu la raconter de ne pas suivre son exemple.

Voilà comment les russe instruits considéraient le châtiment corporel il y a de cela soixante-quinze ans. De nos jours, soixante-quinze ans se sont écoulés, les petits-fils de ces hommes prennent leur place comme magistrats dans des séances, discutent calmement si tel ou tel adulte (souvent le père d'une famille, ou parfois même un grand-père) devrait être ou non fouetté, et combien de coups de verge il devrait recevoir.

Les plus avancés de ces petits-fils, se rencontrent dans des comités et des conseils du gouvernement local, rédigent des discours, des déclarations et des pétitions, à l’effet que, pour des raisons hygiéniques ou pédagogiques, il vaudrait beaucoup mieux de ne pas fouetter tous les moujiks (gens de la classe des paysans), mais seulement ceux qui ne sont pas passés par toutes les classes des écoles nationales.[2]

De toute évidence, il est arrivé un grand changement dans ce que nous appelons les classes supérieures instruites. Les hommes des années vingt, considérant que l'infliction du châtiment corporel était déshonorant pour eux-mêmes, ont été capables de s’en débarrasser même dans le service militaire où il était jugé indispensable; mais les hommes d’aujourd’hui l’appliquent calmement, non seulement aux soldats mais à n’importe quel homme d’une classe particulière du peuple russe, et dans leurs comités et leurs assemblées ils rédigent des discours et des pétitions au gouvernement, prudemment, diplomatiquement, avec toutes sortes de réserves et de circonlocutions [périphrases, - NDT], en disant qu’il y a des objections au châtiment du fouet qui se rapportent à la santé, et que son utilisation devrait être restreinte en conséquence; ou qu’il serait souhaitable de ne fouetter que les paysans qui n'ont pas passé un certain cours d’école; ou de ne pas fouetter les paysans mentionnés dans le manifeste à l’occasion du mariage du Tsar.

De toute évidence, il s'est passé un changement horrible parmi les classes soit-disant supérieures de la société Russe. Et le plus étonnant c'est qu'il est survenu précisément pendant qu'il s'est passé un changement tout aussi important dans la direction opposée, - dans la classe même qu'il est considéré nécessaire d'exposer à la torture révoltante, grossière et stupide du fouet - pendant ces mêmes soixante-quinze années, et particulièrement pendant les dernières trente années (depuis l’émancipation des serfs).[3]

Pendant que les classes gouvernantes, supérieures, sont tombés à un niveau tellement grossier et avili moralement qu’ils ont légalisé la flagellation, et peuvent en discuter calmement, la niveau mental et moral de la classe paysanne a tellement augmenté, que le châtiment corporel est devenu pour eux une torture morale, en plus d'être une torture physique.

J’ai entendu parler et lu à propos de cas de suicides commis par des paysans condamnés à la flagellation, et je ne peux pas douter que de tels surviennent, parce que j’ai moi-même vu un paysan des plus ordinaires devenir blanc comme un drap, et perdre le contrôle de sa voix, à la simple mention, dans le Tribunal du District, de la possibilité qu’elle lui soit infligée. J’ai vu comment un autre paysan, âgé de quarante ans, qui avait été condamné au châtiment corporel, pleurer quand – en réponse à ma question à savoir si la sentence avait été exécutée – il a dû répondre qu'elle l’avait été.

Je connais aussi le cas d’un paysan âgé respectable, dans mon entourage, qui a été condamné à être fouetté parce qu’il s'était querellé avec le starosta (i.e. maire[4]), sans avoir remarqué qu'il portait son insigne de service. L’homme fut amené au Tribunal du District, et de là au hangar où le châtiment est habituellement infligé. Le gardien est venu avec les verges, et le paysan s'est fait dire de se déshabiller.

« Parmen Ermil’itch, vous savez que j’ai un fils marié, » dit le paysan, en s’adressant tout tremblant au starshina (à l'aîné), et tremblant de tout son corps. « Est-ce qu'on peut éviter cela ? Vous savez que c’est un péché.»

« Ce sont les autorités, Pétrovitch; je m’en réjouirais assez moi-même, - mais il n’y a pas de remède contre cela » répliqua l’aîné, tout décontenancé.

Pétrovitch se déshabilla et se coucha.

« Christ a souffert et nous a dit d’en faire autant,» dit-il.

Le commis (aux écritures), un témoin oculaire, m'a raconté l’histoire, et a dit que la main de tout le monde tremblait, et que personne de ceux qui était présents ne pouvait regarder dans les yeux d'un autre, en sentant qu’ils étaient en train de faire quelque chose d'effroyable. Voilà les gens qu'il est jugé nécessaire, et probablement aussi avantageux pour quelque raison, de battre avec des verges comme des animaux – encore qu'il soit interdit de torturer même les animaux.

Pour le bien de notre pays chrétien éclairé, il est nécessaire de soumettre à ce châtiment des plus dégradants, des plus indécents et des plus stupides, non pas tous les habitants de ce pays chrétien éclairé, mais seulement la classe qui est la plus travailleuse, la plus utile, la plus nombreuse, et la plus morale.

Les plus hautes autorités d’un immense empire chrétien, pour prévenir la violation de la loi, dix-neuf siècles après le Christ, ne peuvent pas imaginer rien de plus sage et de plus moral que de prendre les transgresseurs, - des personnes adultes, et parfois âgées – les déshabiller, les coucher sur le sol, et leur battre le derrière avec des verges.

Les gens qui se considèrent eux-mêmes les plus avancés, qui sont les petits enfants de ceux qui, il y a soixante-quinze ans, se sont débarrassés du châtiment corporel, de nos jours, actuellement, adressent une pétition à son excellence le ministre, ou qui de droit, tout à fait sérieusement, et très respectueusement, pour qu’il n’y ait pas tant de flagellation d’adultes russes, parce que les médecins sont d’avis que ce n’est pas sain; ou que ceux qui ont un diplôme d’école ne devraient pas être fouettés; ou que ceux qui devaient être châtiés à une date proche du mariage de l'empereur devraient être graciés. Et le sage gouvernement répond à ce genre de pétitions frivoles avec un profond silence, ou même les interdit.

Peut-on sérieusement adresser des pétitions à ce sujet ? Y a–t-il vraiment une proposition à débattre? Il y a certainement des actions, perpétrées par des individus ou par des gouvernements, dont on ne peut discuter calmement, ou condamner seulement dans certaines circonstances. C'est une action de la sorte qu'est la flagellation de membres adultes d’une classe particulière du peuple russe, de nos jours, et parmi nos gens doux et chrétiennement éclairés. Pour empêcher ce genre de crimes contre toute loi, humaine et divine, on ne peut pas approcher le gouvernement diplomatiquement sous le prétexte de considérations hygiéniques, ou éducatives, ou loyalistes. De telles actions nous devons, soit ne pas parler du tout, soit aller droit au fait et toujours avec horreur et détestation. Demander que seuls les paysans qui savent lire soient exempts d’être frappés sur leurs derrières dénués, c’est comme si, dans un pays où la loi décrète que les femmes infidèles doivent être punies en étant dévêtues et exposées dans les rues, les gens adressaient des pétitions pour que ce châtiment soit seulement infligé à ceux qui ne peuvent pas tricoter des bas, ou faire quelque chose du genre.

À propos de telles actions, on ne peut pas « implorer très humblement », ou « déposer notre pétition au pied du trône, » etc.; de telles actions ne peuvent et ne doivent qu’être dénoncées. De telles actions doivent être dénoncées parce que quand on leur donne une apparence de légalité, ils déshonorent tous ceux qui vivent dans un pays où elles sont commises. Parce que s’il est légal de fouetter un paysan, cela a été mis en vigueur pour mon bien, pour assurer ma tranquillité et mon bien-être. Et cela est intolérable.

Je ne vais pas, et ne peux pas, reconnaître une loi qui enfreint toute loi, humaine ou divine; je ne peux pas m’imaginer complice de ceux qui décrètent et confirment de pareils crimes légalisés.

Si l'on doit discuter de telles abominations, il n’y a qu’une façon de le faire, à savoir qu’une telle loi ne peut pas exister; qu’aucun ukase[5], insigne, sceaux, ou ordre impérial ne peut faire d’un crime une loi. Mais qu’au contraire, le déguisement de tels crimes sous une forme légale (par exemple que les hommes adultes d’une classe – uniquement une – peuvent à la volonté d’une autre classe, une pire, - les nobles et les officiels, - être soumis à un châtiment indécent, sauvage et révoltant) montre, mieux que n'importe quoi d'autre, qu’où une telle prétendue légalisation du crime et possible, il n’y a pas de loi du tout, mais seulement la licence sauvage de la force brute.

Si quelqu’un doit parler du châtiment corporel infligé aux paysans seulement, la chose nécessaire est, non pas de défendre les droits du gouvernement local, ou d’en appeler d’un gouverneur (qui a opposé son véto à une pétition pour exempter les paysans lettrés de la flagellation) à un ministre, - et du ministre au sénat, et du sénat à l’empereur, - comme il a été proposé par l’assemblé locale de Tambov, - mais on doit proclamer sans cesse, et crier tout haut, que de telles applications d’un châtiment brutal (déjà abandonné pour les enfants) à une – et la meilleure – classe de russe, est honteuse pour tous ceux qui, directement ou indirectement, y prennent part.

Petrovitch, qui s’est étendu pour être battu après avoir fait le signe de la croix et dit, « Christ a souffert et nous a dit d’en faire autant, » a pardonné à ses tortionnaires, et après la fustigation il est resté le même homme qu’avant. Le seul résultat de la torture qui lui a été infligé a été de lui faire mépriser l’autorité qui décrète de tels châtiments. Mais pour beaucoup de jeunes,non seulement le châtiment lui-même, mais souvent même la connaissance que c’est possible, agit de manière avilissante sur leurs sentiments moraux, en rendant quelques hommes brutaux, et en désespérant les autres. Cependant, même cela n’est le principal mal. Le plus grand mal est dans la condition mentale de ceux qui organisent, sanctionnent et décrètent ces abominations, de ceux qui les utilisent comme des menaces, et de ceux qui vivent dans la conviction que de telles violations de la justice et de l’humanité sont des conditions nécessaires pour une vie bonne et qui n'est pas désordonnée. Quelle perversion morale terrible doit exister dans les esprits et les cœurs de ceux – souvent des jeunes – qui, avec un air de profonde sagesse pratique, disent (comme je l’ai moi-même entendu dire) que ça ne fera pas l'affaire de ne pas fouetter les paysans, et qu’il est mieux pour les paysans eux-mêmes d’être fouettés.

Voilà les gens pour qui il faut avoir le plus de pitié à cause de l’avilissement moral dans lequel ils sont enfoncés, et dans lequel ils stagnent.

Par conséquent, l’émancipation du peuple russe de l’influence avilissante d’un crime légalisé, est, à tout point de vue, une question d’énorme importance. Cette émancipation sera accomplie, non pas quand une exemption du châtiment corporel sera obtenu pour ceux qui ont un diplôme d’école, ou pour n’importe quel autre groupe de paysans, pas même quand tous les paysans sauf un en seront exempté; elle sera accomplie seulement quand les classes gouvernantes confesseront leur péché et se repentent humblement.[6]


14 décembre 1895.

  1. Membres du parti qui essaya, mais sans succès, de défendre par la force une constitution libérale pour la Russie quand Nicolas 1er est monté sur le trône. NDT (1895).
  2. En adressant des pétitions ouvertement pour l'abrogation de lois comme celle qui donne aux magistrats locaux le pouvoir de faire flageller des paysans, les pétitionnaires risqueraient d'être regardés de travers par ceux qui sont au pouvoir, et pourraient facilement perdre toutes les places qu'ils occupent dans le gouvernement. Mais comme membres de comités locaux de santé, ou de comités pour promouvoir l'éducation, il est parfois possible pour les gens (tout en ne semblant soucieux que de faire avancer la cause particulière qui leur est confiée) d'exprimer des protestations voilées avec le minimum de risque. NDT. (1895).
  3. Nom donné aux esclaves en Russie; l'abolition officielle du servage date de 1861, mais pris parfois quelques années pour se concrétiser. NDT.
  4. Dans « l'administration villageoise,» « le pouvoir est entre les mains du maire (starosta), élu pour trois ans, et de ses assesseurs; [cette administration] répartit les lots de terre, perçoit les impôts de l'État, fournit la liste des conscrits et fait exécuter les lois; mais pour le cas où les paysans voudraient s'opposer aux ordres de l'État ou simplement aux désirs des propriétaires.... etc.» - la "mairie" reste essentiellement « l'organe d'exécution. » (R. Girault et M. Ferro. De la Russie à l'U.R.S.S.; l'histoire de la Russie de 1850 à nos jours. Édition Nathan, 1989, page 33) NDT.
  5. Terme juridique désignant un décret ou un édit. NDT.
  6. Bien que « Honte » ait été écrit par le Comte Tolstoï en décembre 1895, et partiellement imprimé peu après dans un journal russe, ceci n'est pas seulement la première traduction anglaise publiée de l'article, mais c'est également la première fois qu'il est publié intégralement dans n'importe quelle langue; car la version russe mentionnée ci-dessus était tronquée pour satisfaire aux exigences du censeur russe, et ne parvenait pas à communiquer toute la pensée de l'auteur. La brutalité contre laquelle l'article proteste continue à être exercée en Russie, et est encore légale. L'espoir d'obtenir des résultats moraux en fouettant ceux dont nous désapprouvons la conduite n'est, cependant, pas confinée à la Russie. La question du châtiment corporel en est une qui réclame l'attention publique en Angleterre et dans certaines parties de l'Amérique aujourd'hui. NDT. (1895).

    Encore en 2015, pas moins de 140 pays pratiquent directement, ou en « sous-traitance » la torture, selon Amnistie Internationale (www.amnistie.ca); Pour ce qui est de la flagellation comme telle, elle est encore considérée légale dans plusieurs pays, et de manière encore plus large, elle est pratiquée ouvertement ou en cachette, avec ou sans variantes, comme de frapper un homme avec des câbles (www.hrw.org/sites/default/files/related_material/Prasow%20Canada%20Testimony%20May%205%202010.pdf). NDT.