Humain, trop humain/IX
Société du Mercure de France, (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5, p. 417-476).
Ennemis de la vérité. — Les convictions sont des
ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges.
Monde renversé. — On critique plus sévèrement un penseur quand il émet une proposition qui
nous est désagréable ; et pourtant il serait plus
raisonnable de le faire quand sa proposition nous
est agréable.
Homme de caractère.— Un homme paraît avoir
du caractère beaucoup plus souvent parce qu’il
suit toujours son tempérament, que parce qu’il suit
toujours ses principes.
La seule chose qui soit nécessaire. — Une seule chose est nécessaire à avoir : ou bien un esprit léger de nature ou bien un esprit rendu léger par l’art et la science.
La passion pour des choses. — Qui met sa passion à des choses (sciences, bien de l’État, intérêts
de la civilisation, arts) enlève beaucoup d’ardeur à
sa passion pour les personnes (même si ce sont des
représentants de ces choses, comme des hommes
d’État, des philosophes, des artistes sont représentants de leurs créations).
Le repos dans l’action. — Comme une chute d’eau
en se précipitant devient plus lente et plus aérienne,
ainsi d’ordinaire le grand homme accomplit l’action
avec plus de calme que ne le faisait attendre son
désir orageux avant l’action.
Pas trop profondément. — Les personnes qui ont
embrassé une cause dans toute sa profondeur lui
restent rarement fidèles à jamais. Ils ont justement
mis la profondeur au jour : il y a là toujours beaucoup de mauvais avoir.
Illusion des idéalistes. — Tous les idéalistes
s’imaginent que les causes qu’ils servent sont meilleures par essence que toutes les autres causes du
monde, et ne veulent pas croire que si leur cause
doit réussir en général, elle a besoin précisément
du même fumier puant qui est nécessaire à toutes
les autres entreprises humaines.
Observation de soi-même. — L’homme est très
bien défendu contre lui-même, contre tout espionnage et tout siège par lui-même ; il ne peut d’ordinaire apercevoir de lui-même guère plus que ses
ouvrages extérieurs. La citadelle proprement dite
lui est inaccessible, même invisible, à moins que
des amis et des ennemis ne fassent les traîtres et
ne l’introduisent lui-même par un chemin dérobé.
La juste fonction. — Les hommes exercent
rarement une fonction dont ils ne croient ou ne se
persuadent qu’elle est foncièrement plus importante que toutes les autres. Il en va de même aux
femmes avec leurs amants.
Noblesse de pensée. — La noblesse de pensée consiste pour une grande part en bon cœur et en
défaut de méfiance, et contient ainsi précisément
ce sur quoi les hommes intéressés et amis du succès
aiment à passer avec des airs de supériorité et de
raillerie.
Buts et voies. — Bien des gens sont téméraires
en ce qui touche la voie une fois prise, peu en ce
qui touche le but.
Ce qui indigne dans une manière de vivre particulière. — Tous les régimes de vivre très particuliers
soulèvent les hommes contre celui qui les embrasse ;
ils se sentent rabaissés, comme des êtres communs, par la conduite extraordinaire dont cet
homme fait son apanage.
Privilège de la grandeur. — C’est le privilège
de la grandeur de procurer beaucoup de bonheur
par des dons minimes.
Noble sans le vouloir. — L’homme se comporte
noblement sans le vouloir, quand il s’est accoutumé à ne vouloir rien des hommes et à leur
donner toujours.
Condition de l’héroïsme. — Si quelqu’un veut
devenir un héros, il faut qu’au préalable le serpent
soit devenu dragon, autrement il lui manque son
ennemi légitime.
Ami. — Le partage des joies, non des souffrances,
fait l’ami.
Utiliser le flux et le reflux. — Il faut, en vue
de la connaissance, savoir utiliser ce courant intérieur qui nous porte vers une chose, et à son tour
celui qui, après un temps, nous en éloigne.
Se complaire à soi-même. — On dit « se complaire
à une chose », mais c’est en réalité se complaire à
soi-même par le moyen de cette chose.
Le modeste. — Qui est modeste à l’égard des personnes, en montre d’autant plus de prétention à
l’égard des choses (cité, état, société, temps, humanité). C’est sa vengeance.
Envie et jalousie. — Envie et jalousie sont les
parties honteuses de l’âme humaine. La comparaison peut sans doute se continuer.
Le plus noble des hypocrites. — Ne pas du tout
parler de soi, c’est une très noble hypocrisie.
Dépit. — Le dépit est une maladie corporelle qui
n’est nullement supprimée par le seul fait que la
cause du dépit est écartée par la suite.
Représentants de la vérité. — Ce n’est pas quand
il est dangereux de dire la vérité qu’elle trouve le
plus rarement des représentants, mais lorsque c’est
ennuyeux.
Plus fâcheux encore que des ennemis. — Les personnes chez lesquelles nous n’avons pas la conviction de trouver une attitude sympathique en
toutes circonstances, tandis que nous sommes obligés par quelque motif (p. ex. la reconnaissance)
de conserver de notre côté l’apparence d’une sympathie absolue, tourmentent notre imagination
beaucoup plus que nos ennemis.
La pleine nature. — Si nous nous trouvons si à
l’aise dans la pleine nature, c’est qu’elle n’a pas
d’opinion sur nous.
Chacun supérieur en une chose. — Dans les relations du monde civilisé, chacun se sent supérieur
à un autre en une chose au moins ; c’est là-dessus
que repose la bienveillance générale, parce que
chacun est un homme capable à l’occasion de rendre service et qui, par conséquent, peut sans honte
accepter un service.
Motifs de consolation. — Lors d’un décès, on a
le plus souvent besoin de motifs de consolation,
non pas tant pour adoucir la vivacité de sa douleur que pour avoir une excuse de se sentir consolé si facilement.
La fidélité aux convictions. — Celui qui a beaucoup à faire garde ses convictions et ses points
de vue généraux, presque immuablement. — De
même, tout homme qui travaille au service d’une idée : il n’éprouvera plus jamais l’idée elle-même,
il n’en a plus le temps ; que dis-je ? il est contre
son intérêt de la tenir encore pour discutable.
Moralité et quantité. — La moralité supérieure
d’un homme en comparaison avec celle d’un autre
ne consiste souvent qu’en ce que ses fins sont quantitativement plus grandes. L’autre est retenu en
bas par le fait de s’occuper de petitesses dans un
cercle étroit.
La vie, fruit de la vie. — L’homme a beau
s’étendre tant qu’il veut par sa connaissance, s’apparaître aussi objectivement qu’il veut ; à la fin il
n’en retire toujours que sa propre biographie.
La nécessité d’airain. — La nécessité d’airain
est une chose dont les hommes s’aperçoivent, au
cours de l’histoire, qu’elle n’est ni d’airain ni nécessaire.
Tiré de l’expérience. — L’absurdité d’une chose
n’est pas une raison contre son existence, c’en
est plutôt une condition.
Vérité. — Personne ne meurt aujourd’hui des
vérités mortelles ; il y a trop de contre-poisons.
Vue fondamentale. — Il n’y a pas harmonie
préétablie entre le progrès de la vérité et le bien
de l’humanité.
Destinée humaine. — Qui pense un peu profond
sait bien qu’il aura toujours tort, qu’il agisse et
juge comme il veut.
La vérité Circé. — L’erreur a des bêtes fait
des hommes, la vérité serait-elle en état de refaire
de l’homme une bête ?
Danger de notre civilisation. — Nous sommes
d’un temps dont la civilisation est en danger de
périr par les moyens de civilisation.
Grandeur signifie direction. — Aucun cours
d’eau n’est par lui-même grand et riche ; c’est de
recevoir et d’emmener tant d’affluents secondaires qui le rend tel. Il en est de même de toutes les
grandeurs de l’esprit. Il s’agit seulement qu’un
homme donne la direction, qu’ensuite tant d’affluents suivront nécessairement, et pas du tout
qu’il soit lui-même dès le commencement pauvre
ou riche de dons naturels.
Conscience faible. — Les hommes qui parlent
de leur importance pour l’humanité ont à l’égard
de la justice bourgeoise commune, dans le maintien des engagements, des promesses, une conscience faible.
Vouloir être aimé. — L’exigence d’être aimé est
la plus grande des prétentions.
Mépris des hommes. — L’indice le moins équivoque de mépris des hommes est qu’on ne donne
à chacun de valeur que comme moyen d’atteindre
sa propre fin, ou point du tout.
Adhérents par contradiction. — Celui qui a
porté les hommes à la fureur contre lui a toujours
gagné un parti en sa faveur.
Oublier ses aventures. — Qui pense beaucoup,
et pense pratiquement, oublie facilement ses propres
aventures, mais non pas aussi les idées qu’elles ont
évoquées.
Tenir à une opinion. — L’un tient à son opinion,
parce qu’il s’imagine y être arrivé de lui-même,
l’autre parce qu’il l’a apprise avec peine et est fier
de l’avoir comprise : tous deux en conséquence par
vanité,
Redouter la lumière. — La bonne action redoute
la lumière aussi anxieusement que la mauvaise :
l’une craint que la révélation n’amène la douleur
(sous forme de châtiment), l’autre que la révélation
ne fasse évanouir le contentement (c’est à savoir
ce pur contentement de soi-même, qui cesse aussitôt qu’une satisfaction de vanité vient s’y adjoindre).
La longueur de la journée. — Quand on a beaucoup de choses à y mettre, la journée a cent
poches.
Génie tyrannique. — Lorsque, dans une âme,
un plaisir incoercible à se conduire en tyran s’éveille et entretient constamment le feu, alors un
talent même médiocre (chez les politiques, les
artistes) devient peu à peu une force naturelle
presque irrésistible.
La vie de l’ennemi. — Qui vit de combattre un
ennemi a intérêt à le laisser en vie.
Plus considérable. — On prend la chose obscure
non expliquée pour plus considérable que la chose
claire expliquée.
Évaluation des services rendus. — Nous apprécions les services que quelqu’un nous rend d’après
la valeur qu’il y attache, non d’après celle qu’ils
ont pour nous.
Infortune. — La distinction qu’on trouve dans
l’infortune (comme si c’était un signe de platitude,
de manque d’ambition, de vulgarité, que de se
sentir heureux) est si grande que si l’on dit à quelqu’un : « Mais que vous êtes heureux ! », il
proteste ordinairement.
Imagination de l’inquiétude. — L’imagination de
l’inquiétude est ce méchant gnome à figure de
singe qui saute encore sur le dos de l’homme, juste
alors qu’il a déjà le plus à porter.
Avantage d’adversaires insipides. — On ne reste
parfois fidèle à une cause que parce que ses adversaires ne cessent pas d’être insipides.
Prix d’une profession. — Une profession délivre
de pensées ; en cela réside sa grande bénédiction.
Car elle est un rempart derrière lequel on peut
légitimement se retirer quand les soucis et les soins
de toute sorte viennent nous assaillir.
Talent. — Le talent de plus d’un homme apparaît moindre qu’il n’est, parce qu’il s’est toujours
mis à de trop grosses tâches.
Jeunesse. — La jeunesse est désagréable ; car
à cet âge il n’est pas possible ou pas raisonnable d’être productif en quelque sens que ce soit.
Pour de grandes fins. — Celui qui se propose
ouvertement de grandes fins et par la suite se
rend compte en secret qu’il est trop faible pour
elles, n’a d’ordinaire pas assez de force non plus
pour y renoncer ouvertement, et devient alors
inévitablement hypocrite.
Dans le courant. — De fortes eaux entraînent
avec elles beaucoup de cailloux et de broussailles,
de forts esprits beaucoup de têtes sottes et brouillées.
Dangers de l’affranchissement d’esprit. — À l’affranchissement d’esprit sérieusement raisonné
d’un homme, ses passions et ses appétits aussi
espèrent en secret découvrir leur avantage.
Incarnation de l’esprit. — Quand un homme
pense beaucoup et prudemment, ce n’est pas seulement son visage, mais aussi son corps, qui prend :
un air de prudence.
Mal voir et mal entendre. — Qui voit peu voit
toujours trop peu ; qui entend mal entend toujours
quelque chose de trop.
Contentement de soi-même dans la vanité. — L’homme vain ne veut pas tant se distinguer que
se sentir distingué, c’est pourquoi il ne repousse
aucun moyen de se tromper et de se duper soi-même. Ce n’est pas l’opinion des autres, mais son
opinion sur leur opinion qui lui tient au cœur.
Vain par exception. — L’homme qui pour l’ordinaire se suffit à lui-même est par exception vain et
accessible à la gloire et aux louanges, lorsqu’il est
malade de corps. C’est que dans la mesure où il est
en train deseperdre, il doit chercher à se reprendre
de l’extérieur, dans une opinion étrangère.
Les « spirituels ». — Celui-là n’a point d’esprit,
qui cherche l’esprit.
Avis aux chefs de parti. — Quand on peut amener
les gens à se déclarer ouvertement pour quelque chose, on les a la plupart du temps amenés aussi
par là à se déclarer pour elle intérieurement ; ils
veulent désormais être trouvés conséquents.
Mépris. — Être méprisé par d’autres est plus
sensible à l’homme que de l’être par soi-même.
Lacet de la gratitude. — Il y a des âmes serviles
qui poussent si loin la reconnaissance des services rendus qu’elles s’étranglent elles-mêmes avec
le lacet de la gratitude.
Truc de prophète. — Pour deviner à l’avance les
façons d’agir d’hommes ordinaires, il faut admettre
qu’ils font toujours la moindre dépense d’esprit
pour se libérer d’une situation désagréable.
L’unique droit de l’homme. — Qui se sépare de la
tradition est la victime de l’extraordinaire ; qui
reste dans la tradition en est l’esclave, C’est toujours àsa perte qu’on s’achemine dans les deux cas.
Au-dessus de l’animal. — Quand l’homme éclate de
rire, il surpasse tous les animaux par sa vulgarité.
Demi-science. — Celui qui parle un peu une langue
étrangère y prend plus de joie que celui qui la
parle bien. Le plaisir est chez le demi-savant.
Serviabilité dangereuse. — Il y a des gens qui
veulent rendre la vie pénible aux hommes sans
autre raison que de leur offrir par après leur
recelte pour soulager la vie, par exemple leur christianisme.
Zèle et conscience. — Zèle et conscience sont
souvent antagonistes, en ce que le zèle veut prendre
les fruits verts de l’arbre, mais que la conscience
les y laisse pendre trop longtemps, jusqu’à ce
qu’ils tombent et s’écrasent.
Suspecter. — Les hommes qu’on ne peut pas
souffrir, on cherche à se les rendre suspects.
Les circonstances manquent. — Beaucoup de gens
attendent toute leur vie l’occasion d’être bons à leur manière.
Manque d’amis. — Le manque d’amis fait conclure
à l’envie ou à la prétention. Plus d’un ne doit ses
amis qu’à la circonstance heureuse qu’il n’a pas
d’occasion d’envie.
Danger dans la pluralité. — Avec un talent de
plus, on est souvent sur un pied moins sûr qu’avec
un talent de moins : de même que la table se tient
mieux sur trois que sur quatre pieds.
Servir de modèle aux autres. — Qui veut donner un bon exemple doit ajouter à sa vertu un
grain de folie : alors on imite et l’on s’élève en
même temps au-dessus de ce qu’on imite, — ce
que les hommes aiment.
Servir de plastron. — Les mauvais propos d’autrui sur nous ne s’adressent souvent pas proprement à nous, mais sont l’expression d’un dépit,
d’une maussaderie provenant de raisons tout
autres.
Facilement résigné. — On souffre peu de souhaits inexaucés, si l’on a exercé son imagination à enlaidir le passé.
En danger. — On est le plus en danger d’être
écrasé lorsqu’on vient d’esquiver une voiture.
Selon la voix le rôle. — Celui qui est forcé de
parler plus haut qu’il n’y est habitué (comme devant
un demi-sourd ou devant un grand auditoire) exagère ordinairement les choses qu’il doit communiquer. — Plus d’un devient conspirateur, colporteur
de calomnies, intrigant, uniquement parce que sa
voix se prête surtout bien au chuchotement.
Amour et haine. — L’amour et la haine ne sont
pas aveugles, mais aveuglés par le feu qu’ils
portent eux-mêmes avec eux.
Attaqué avec avantage. — Les hommes qui ne
peuvent rendre complètement clairs au monde
leurs services cherchent à s’attirer une forte hostilité. Ils ont alors la consolation de penser que
celle-ci se met au travers de leurs services et de leur
reconnaissance — et que beaucoup d’autres ont la même opinion : chose très avantageuse pour l’estime qu’on fait d’eux.
Confession. — On oublie sa faute quand on l’a
confessée à un autre, mais d’ordinaire l’autre ne
l’oublie pas.
Contentement de soi-même. — La toison d’or du
contentement de soi-même garantit contre les
horions, mais non contre les coups d’épingle.
Ombre dans la flamme. — La flamme n’est pas
aussi lumineuse pour elle-même que pour les autres
qu’elle éclaire : de même aussi le sage.
Opinions propres. — La première opinion qui
nous arrive quand on nous interroge à l’improviste sur une chose n’est d’ordinaire pas la nôtre,
mais seulement l’opinion courante, qui appartient
à notre caste, notre situation, notre origine : les
opinions propres émergent rarement à la surface.
Origine du courage. — L’homme ordinaire est
courageux et invulnérable comme un héros, lorsqu’il ne voit pas le péril, qu’il n’a pas d’yeux pour
lui. Au rebours, le héros porte son unique point
vulnérable au dos, partant là où il n’a point d’yeux.
Danger dans le médecin. — Il faut être né pour
son médecin, autrement on périt par son médecin.
Vanité miraculeuse. — Celui qui par trois fois
a prophétisé le temps avec assurance et a réussi,
celui-là, au fond de son âme, croit un peu à son
don prophétique. Nous admettons le miraculeux,
l’irrationnel, quand il flatte notre estime de nous-mêmes.
Profession. — Une profession est l’échine de la
vie.
Danger de l’influence personnelle. — Celui qui
sait qu’il exerce sur un autre une grande influence
intérieure doit lui laisser la bride sur le cou, et
même le voir volontiers lui résister à l’occasion et
lui-même l’y amener : autrement, il se fera inévitablement un ennemi.
Admettre son héritier. — Qui a fondé quelque
chose de grand dans une pensée désintéressée songe
à se procurer des héritiers pour elle. C’est le signe
d’une nature tyrannique et sans noblesse de voir
dans tous les héritiers possibles de son œuvre des
adversaires et de vivre toujours en état de défense
contre eux.
Demi-science. — La demi-science est plus triomphante que la science complète : elle voit les choses plus simples qu’elles ne sont, et par là fait son
opinion plus compréhensible et plus convaincante.
Non apte à être homme de parti. — Qui pense
beaucoup n’est pas aple à être homme de parti :
il fait trop tôt passer sa pensée à travers le parti.
Mauvaise mémoire. — L’avantage de la mauvaise
mémoire est qu’on jouit plusieurs fois des mêmes
choses pour la première fois.
Se faire de la peine. — Le manque de scrupule
de la pensée est souvent le signe d’une disposition intérieure inquiète qui cherche à s’étourdir.
Martyr. — L’adepte d’un martyr souffre plus
que le martyr.
Vanité retardataire. — La vanité de beaucoup
de gens qui n’auraient pas besoin d’être vains est
une habitude gardée et devenue grande, qui date du
temps où ils n’avaient pas encore le droit de croire
en eux, et ne faisaient que mendier cette croyance
auprès d’autrui en petite monnaie.
Punctum saliens de la passion. — Celui qui est
en passe d’entrer en colère ou dans une passion
d’amour violente, atteint un point où d’âme est
pleine comme un tonneau ; toutefois il faut encore
le surcroît d’une goutte d’eau, de la bonne volonté
pour la passion (que l’on nomme d’ordinaire aussi
la mauvaise). Il ne faut que ce petit grain, alors
le tonneau déborde.
Pensée de mauvaise humeur. — Il en est des hommes comme des tas de charbons dans la forêt. Ce
n’est que lorsque les jeunes hommes ont flambé, et sont charbonnés comme ceux-là, qu’ils deviennent utilisables.
Tant qu’ils brûlent et fument, ils sont peut-être plus intéressants, mais
inutiles et trop souvent incommodes. — L’humanité
emploie sans compter tous les individus comme
combustible pour chauffer ses grandes machines : mais pourquoi donc les machines, si tous les
individus (c’est-à -dire l’humanité) ne sont bons
qu’à les entretenir ? Des machines qui sont leur
fin à elle-mêmes, est-ce là l’umana commedia ?
De la petite aiguille de la vie. — La vie se compose
de rares moments isolés d’une extrême importance
et d’intervalles en nombre infini, dans lesquels
c’est tout au plus si les ombres de ces moments
planent autour de nous. L’amour, le printemps,
toute belle mélodie, la montagne, la lune, la mer
— tout ne parle qu’une fois entièrement au cœur : si
même il arrive qu’ils prennent la parole tout à fait.
Car beaucoup de gens n’ont pas même ces moments et sont eux-mêmes des intervalles et des
pauses dans la symphonie de la vie réelle.
Assaillir ou envahir. — Nous commettons souvent la faute de traiter en ennemi une tendance ou
un parti ou une époque, parce que nous n’arrivons par hasard qu’à voir leur côté extérieur, leur étiolement ou les « défauts de leurs qualités », qui y
sont nécessairement attachés — peut-être parce
que nous-mêmes nous y avons principalement
participé. Alors nous leur tournons le clos et cherchons une direction opposée ; mais le meilleur
serait de rechercher les bons côtés importants ou
de les créer en soi-même. Il est vrai qu’il faut un
regard plus fort et une volonté meilleure pour faire
progresser ce qui se fait et n’est point achevé que
pour le pénétrer et le renier dans son imperfection.
Modestie. — Il y a une modestie vraie (qui est
de reconnaître que nous ne sommes pas notre propre ouvrage) ; et elle convient bien sans doute
au grand esprit, parce qu’il peut justement comprendre l’idée de pleine irresponsabilité (même
pour le bien qu’il crée). L’immodestie du grand
homme n’est pas odieuse en ce qu’il sent sa force,
mais parce qu’il ne veut éprouver sa force qu’en
blessant les autres, en les traitant en maître et en
observant jusqu’à quel point ils le tolèrent. Ordinairement, cela prouve même le manque de sentiment assuré de sa force et fait par là douter les
hommes de sa grandeur. En ce sens, l’immodestie
ne fût-ce qu’au point de vue de l’habileté, est fort
à déconseiller.
La première pensée de la journée. — Le meilleur
moyen de bien commencer chaque journée est : à
son réveil, de réfléchir si l’on ne peut pas ce jour-là faire plaisir au moins à un homme. Si cela pouvait être admis pour remplacer l’habitude religieuse
de la prière, les autres hommes auraient un avantage à ce changement.
La prétention, moyen dernier de consolation. — Si l’on se rend compte d’un insuccès, de son insuffisance intellectuelle, de sa maladie, en y voyant
le sort où l’on était prédestiné, l’épreuve que l’on
doit subir, ou le châtiment d’une faute intérieure,
on se rend par là son propre être plus intéressant
et l’on s’élève par la pensée au-dessus de ses semblables. Le pécheur orgueilleux est une figure connue dans toutes les sectes cléricales.
Végétation du bonheur. — Tout près de la douleur du monde et souvent sur son sol volcanique,
l’homme a établi son petit jardin de bonheur. Que
l’on considère la vie avec l’œil de l’homme qui ne
veut que la connaissance de son être, ou de celui
qui s’abandonne et se résigne, ou de celui qui prend
son plaisir à la difficulté vaincue, — partout on trouve quelque bonheur poussé à côté de l’infortune — et d’autant plus de bonheur que le sol est
plus volcanique, — il serait seulement ridicule de
dire que par ce bonheur la souffrance elle-même est
justifiée.
La route des ancêtres. — Il est raisonnable que
quelqu’un perfectionne en lui-même le talent où
son père ou son grand-père ont dépensé leur peine,
au lieu de se mettre à son tour à quelque chose
de nouveau : il s’enlève autrement la possibilité
d’arriver à la perfection dans quelque matière que
ce soit. C’est pourquoi le proverbe dit : « Par
quelle route dois-tu chevaucher ? — Par celle de tes
ancêtres. »
Vanité et ambition éducatrices. — Tant qu’un
homme n’est pas devenu l’instrument de l’intérêt
général des hommes, l’ambition peut le tourmenter ; mais si son but est atteint, s’il travaille par
nécessité comme une machine pour le bien de tous,
la vanité peut alors venir ; elle l’humanisera en détail,
le rendra plus sociable, plus supportable, plus
indulgent, alors que l’ambition a achevé en lui le
gros œuvre (le rendre utile).
Novices en philosophie. — Vient-on de recevoir
la sagesse d’un philosophe, on s’en va par les rues
avec le sentiment d’être réformé et devenu un
grand homme ; car on ne trouve que des gens qui
ne connaissent pas cette sagesse, par conséquent
on a sur tout une nouvelle décision inconnue à
proposer : parce qu’on reconnaît un Code, on pense
dès lors pouvoir se poser aussi en juge.
Plaire en déplaisant. — Les hommes qui préfèrent
choquer, et par là déplaire, désirent la même chose
que ceux-qui veulent ne pas choquer et plaire, seulement à un degré bien plus haut et indirectement,
au moyen d’une marche intermédiaire par laquelle
en apparence ils s’éloignent de leur but. Ils veulent
l’influence et la puissance, et par cette raison montrent leur supériorité, même de manière à causer
une impression désagréable ; car ils savent que
celui qui enfin est parvenu à la puissance plaît
presque en tout ce qu’il fait et dit, et que là même
où il déplaît, il a l’air encore malgré tout de plaire.
— L’esprit libre aussi, ét de même le croyant, veulent la puissance afin de plaire un jour par elle ;
si à cause de leur théorie un mauvais destin, persécution, prison, supplice, les menace, ils prennent
plaisir à la pensée que de cette façon leur théorie se gravera dans l’humanité par le fer et le feu ; ils
l’acceptent comme un moyen douloureux, mais efficace, bien qu’agissant tardivement, d’arriver encore
malgré tout à la puissance.
Casus belli et analogues. — Le prince qui, une
fois la décision prise de faire la guerre au voisin,
invente un casus belli, ressemble au père qui donne
à un enfant une mère supposée, qui désormais doit
passer pour telle. Et n’est-il pas vrai que presque
tous les motifs ouvertement donnés de nos actions
sont de pareilles mères supposées ?
Passion et droit. — Personne ne parle plus passionnément de son droit que celui qui, au fond de
l’âme, a un doute sur son droit. En tirant la passion de son côté, il veut étourdir la raison et son
doute : ainsi il gagne la bonne conscience et avec
elle le succès auprès des autres hommes.
Artifice de l’abstinent. — Qui proteste contre le
mariage, à la manière des prêtres catholiques,
cherchera à l’entendre dans sa conception la plus
basse, la plus vulgaire. De même, qui repousse
l’estime de ses contemporains, en saisira l’idée
d’une façon basse ; il se facilite ainsi l’abstinence et la résistance. Au reste, celui qui se refuse
beaucoup de choses dans l’ensemble s’accordera
facilement de l’indulgence dans le détail. Il serait possible que celui qui s’est élevé au-dessus de l’approbation des contemporains, ne voulût pas pour cela
se refuser la satisfaction de petites vanités.
Âge de la prétention. — C’est entre la vingt-sixième et la trentième année que s’étend chez les
hommes de talent la période propre de la prétention ; c’est le temps de la maturité première avec un
fort reste d’acidité. On réclame à raison de ce qu’on
sent en soi, d’hommes qui n’en voient rien ou peu,
de l’honneur et du respect, et l’on se venge de ce
que d’abord ils font défaut par ce regard, ce geste
de prétention, ce son de voix, qu’une oreille et
qu’un œil fins reconnaissent dans toutes les productions de cet âge, que ce soient poèmes, philosophies, ou peintures et musique. Les hommes d’expérience plus âgés en sourient et songent avec
émotion à ce bel âge de la vie, où l’on se fâche contre la destinée de ce qu’on est tant et paraît si peu.
Plus tard on paraîtra réellement plus, — mais on a
perdu la ferme conviction d’être beaucoup ; qu’on
reste donc toute sa vie fou incorrigible de vanité.
Illusoire et pourtant utile. — Comme pour côtoyer un précipice ou franchir un ruisseau profond sur
une poutre, on a besoin d’un garde-fou, non pour
s’y retenir, — car il se briserait aussitôt avec
l’homme — mais pour donner à l’œil l’idée de la
sécurité : de même on a besoin, à ses débuts, de
personnes qui nous rendent inconsciemment le service de ce garde-fou. Il est vrai qu’elles ne nous
aideraient pas, si nous voulions réellement nous
appuyer sur elles dans un grand danger, mais elles
donnent l’impression tranquillisante de la protection dans le voisinage (exemples, les pères, maîtres,
amis, tels qu’ils sont en effet tous les trois d’ordinaire).
Apprendre à aimer. — Il faut apprendre à aimer,
apprendre à être bon, et cela dès la jeunesse ; si
l’éducation et le sort ne nous donnent pas l’occasion de nous exercer à ces sentiments, notre âme
devient sèche et même impropre à l’intelligence de
toutes ces tendres inventions d’hommes aimants. De
même, la haine doit être apprise et nourrie, si
l’on veut être un bon haïsseur : autrement le germe
en mourra aussi peu à peu.
Les ruines servant de parure. — Tels qui passent par beaucoup de transformations d’esprit conservent quelques idées et habitudes d’états antérieurs, lesquelles alors se dressent dans leur pensée et leur conduite nouvelle comme un fragment
d’antiquité inexplicable et de muraille grise : souvent pour l’ornement de tout le paysage.
Amour et respect. — L’amour désire, la crainte
évite. À cela tient que l’on ne peut être ensemble
aimé et respecté par la même personne, du moins
dans le même temps. Car celui qui respecte reconnaît la puissance, c’est-à-dire qu’il la craint ; son
état est une crainte respectueuse. Mais l’amour ne
reconnaît aucune puissance, rien qui sépare, distingue, établisse supériorité et infériorité de rang.
C’est parce qu’il ne respecte pas que les hommes
ambitieux ont en secret ou ouvertement de la
répugnance contre le fait d’être aimés,
Préjugé en faveur des hommes froids. — Les
hommes qui prennent feu aisément se refroidissent
vite, et sont par là peu sûrs en général. C’est pourquoi il y a pour ceux qui sont toujours froids ou
se posent comme tels, ce préjugé favorable que ce
sont des hommes particulièrement dignes de confiance et sûrs : on les confond avec ceux qui prennent feu lentement et le conservent longtemps.
Le danger des opinions libres. — Le léger contact
avec des opinions libres procure une excitation,
comme une sorte de cri de joie ; si on lui donne
davantage, on commence à frotter les endroits jusqu’à ce qu’enfin il se produise une plaie ouverte et
douloureuse : c’est-à-dire jusqu’à ce que l’opinion
libre commence à nous troubler, à nous torturer
dans l’orientation de notre existence, dans nos
rapports sociaux.
Désir d’une profonde douleur. — La passion laisse,
quand elle est passée, un regret obscur d’elle-même,
et nous jette encore, tandis qu’elle disparaît, un
regard séducteur. Il faut bien qu’il y ait une sorte
de plaisir à être frappé de ses fouets. Les sentiments médiocres paraissent vides en comparaison
on aime, à ce qu’il paraît, encore mieux le déplaisir
violent que le plaisir plat.
Mauvaise humeur contre les autres et contre le monde. — Lorsque, comme si souvent, nous mettons notre mauvaise humeur au compte d’autrui,
tandis que nous la sentons réellement s’adresser
à nous, nous nous efforçons, au fond, d’embrumer
et d’abuser notre jugement ; nous voulons motiver cette mauvaise humeur a posteriori, par les bévues,
les défauts des autres, et nous perdre ainsi de vue
nous-mêmes. — Les hommes d’une religion stricte,
qui sont contre eux-mêmes des juges impitoyables,
sont en même temps ceux qui ont dit le plus de
mal de l’humanité : un saint qui garde pour lui les
péchés et pour les autres les vertus n’a jamais existé ;
pas plus que celui qui, suivant le prétexte du Bouddha, cache aux gens ce qu’il a de bien et ne laisse
voir que ce qu’il a de mauvais.
Cause et effet confondus. — Nous cherchons inconsciemment les principes et les opinions théoriques
qui sont appropriés à notre tempérament, si bien
qu’à la fin il semble que ce soient les principes et
les théories qui aient créé notre caractère. Notre
pensée et notre jugement sont censés, après coup,
d’après les apparences, être la cause de notre être :
mais dans le fait c’est notre être qui est cause que
nous pensons et jugeons de telle ou telle manière. — Et qu’est-ce qui nous détermine à cette comédie presque inconsciente ? L’indolence et le laisser-aller, et, non pour la moindre part, le désir de la
vanité d’être trouvé logique d’un bout à l’autre,
uniforme en être et en pensée ; car cela procure de
la considération, donne de la confiance et de la
puissance.
Âge et vérité. — Les jeunes gens aiment l’intéressant et le singulier, peu importe à quel point
il est vrai ou faux. Les esprits plus mûrs aiment,
de la vérité, ce qu’il y a en elle d’intéressant et de
singulier. Les cerveaux bien mûris enfin aiment
la vérité, même dans les choses où elle apparaît nue
et simple et cause à l’homme vulgaire de l’ennui,
parce qu’ils ont observé que la vérité a coutume de
dire ce qu’elle possède de plus élevé en esprit, avec
l’air de la simplicité.
Les hommes mauvais poètes. — Tout comme les
mauvais poètes, dans la seconde partie du vers,
cherchent l’idée pour la rime, de même les hommes,
dans la seconde partie de la vie, devenus plus
inquiets, ont coutume de chercher les actions, les
situations, les relations, qui cadrent avec celles de
leur vie antérieure, en sorte qu’extérieurement tout
soit d’accord ; mais leur vie n’est plus dominée et
toujours à nouveau déterminée par une pensée forte,
elle est remplacée par l’intention de trouver une
rime.
Ennui et jeu. — Le besoin nous contraint au
travail dont le produit apaise le besoin : le réveil toujours nouveau des besoins nous habitue au travail. Mais dans les pauses où les besoins sont
apaisés et, pour ainsi dire, endormis, l’ennui vient
nous surprendre. Qu’est-ce à dire ? C’est l’habitude
du travail en général qui se fait à présent sentir !
comme un besoin nouveau, adventice ; il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus
fort des besoins. Pour échapper à l’ennui, l’homme
travaille au delà de la mesure de ses autres besoins
ou il invente le jeu, c’est-à -dire le travail qui ne
doit apaiser aucun autre besoin que celui du travail
en général. Celui qui est saoul du jeu et qui n’a
point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à
danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement bienheureux et paisible : c’est la vision de
bonheur des artistes et des philosophes.
Enseignement par les portraits. — Si l’on considère une série de portraits de soi-même, des jours
de la première enfance à la maturité virile, on
constate, avec une agréable surprise, qu’il y a plus
de ressemblance entre l’homme et l’enfant qu’entre
l’homme et l’adolescent : qu’ainsi vraisemblablement, d’une manière analogue, il s’est produit dans
l’intervalle une aliénation temporaire du caractère essentiel, dont la force accumulée, ramassée,
de l’homme fait s’est de nouveau rendue maîtresse.
À cette remarque correspond cette autre, que toutes les fortes influences de passions, de maîtres,
d’événements politiques, qui nous entraînent dans
la jeunesse, paraissent ramenées plus tard à une
mesure fixe : assurément, elles continuent de vivre
et d’agir en nous, mais le sentiment et la pensée
fondamentale n’en ont pas moins la prévalence et
les emploient sans doute comme sources de force,
mais non plus comme régulatrices, ainsi que cela
se fait bien aux environs de la vingtième année.
De même encore, la pensée et le sentiment de
l’homme fait paraissent plus conformes à ceux de
son âge enfantin — et ce fait intérieur a son expression dans les traits extérieurs que j’ai mentionnés.
Son de la voix des âges. — Le ton sur lequel les
jeunesgensparlent, louent, blâment, font des vers,
déplaît aux gens plus âgés, parce qu’il est trop
haut et néanmoins en même temps sourd et incertain comme le son poussé dans une salle voûtée,
qui, à travers le vide, acquiert une telle force de
résonance ; car la plupart de ce que les jeunes gens
pensent n’a pas jailli du plein de leur propre nature,
mais c’est une résonance, un écho de ce que l’on
pense, dit, loue, blâme dans leur voisinage. Mais
les sentiments (de sympathie et d’aversion) résonnent en eux bien plus fort que les motifs qui les
causent, et ainsi se produit, lorsqu’ils rendent la
parole à leur sentiment, ce ton sourd d’écho qui
décèle l’absence ou la pauvreté de motifs. Le ton
de l’âge plus mûr est précis, bref, modérément
élevé, mais, comme tout ce qui est clairement articulé, portant très loin. La vieillesse enfin apporte
dans le son de voix quelque douceur et indulgence,
et, pour ainsi dire, le sucre : dans bien des cas, à la
vérité, elle le rend aussi plus aigre.
Hommes arriérés et avancés. — Le caractère désagréable, qui est plein de méfiance, qui sent avec
envie tout heureux succès de ses confrères et de ses
proches, qui est violent et furieux contre les opinions dissidentes, montre qu’il appartient à un
stade antérieur de la civilisation, qu’il est donc
une survivance ; car la manière dont il a commerce
avec les hommes était la bonne et convenable pour
les conditions d’un âge du droit du plus fort ; c’est
un homme arriéré. Un autre caractère, qui est riche
de sympathie, se fait partout des amis, ressent
aveccordialité tout ce qui croît et grandit, partage
tous les plaisirs de l’honneur et des succès d’autrui, et ne prétend pas au privilège de connaître
seul le vrai, mais est rempli d’une confiance modeste
— c’est un homme avancé, qui lutte pour une civilisation supérieure des hommes. Le caractère désagréable dérive des temps où les grossiers fondements de la société humaine étaient encore à jeter
l’autre vit à des étages plus hauts, aussi éloigné
que possible de l’animal sauvage, qui, enfermé
dans les caves, sous les assises de la civilisation,
fait rage et hurle.
Consolation pour les hypocondres. — Si un grand
penseur est momentanément sujet aux tortures de
soi-même de l’hypocondrie, il peut se dire pour
se consoler : « C’est ta propre grande force dont
ee parasite se nourrit et s’accroît ; si elle était
moindre, tu aurais moins à souffrir. » Ainsi peut
aussi parler l’homme d’État, lorsque la jalousie et
le sentiment de la vengeance, d’une façon générale
la tendance au bellum omnium contra omnes, pour
laquelle, étant le représentant d’une nation, il doit
nécessairement avoir un grand don naturel, s’insinue à l’occasion même dans ses relations personnelles et lui rend la vie dure.
Retiré du présent. — Il y a de grands avantages
à se retirer un jour de son temps dans une forte
mesure, et pour ainsi dire à se laisser entraîner de
son rivage sur l’océan des conceptions passées du
monde. De là, regardant vers le rivage, on en embrasse pour la première fois sans doute la configuration d’ensemble, et quand on s’en rapproche, on
a l’avantage de le comprendre mieux en tout que
ceux qui ne l’ont jamais quitté.
Semer et récolter sur des défauts personnels. — Des hommes comme Rousseau s’entendent à utiliser leurs faiblesses, leurs lacunes, leurs fautes,
comme un fumier pour leur talent. Si celui-là se
plaint de la corruption et de la décadence de la
société comme d’une funeste conséquence de la
civilisation, il y a là au fond une expérience personnelle dont l’amertume lui donne cette âpreté
d’une condamnation générale et empoisonne les
flèches qu’il tire ; il se soulage d’abord comme individu et pense à chercher un remède qui sera d’utilité pour la société directement, mais indirectement et grâce à elle, pour lui.
Avoir l’esprit philosophique. — D’ordinaire on
fait des efforts pour procurer à toutes les situations
et à tous les événements de la vie une seule direction de conscience, une seule espèce de points de
vue — c’est ce qu’on appelle principalement avoir
l’esprit philosophique. Mais pour l’enrichissement
de la connaissance, il peut y avoir plus d’intérêt
à ne pas s’uniformiser de la sorte, mais à écouler
la voix légère des diverses situations de la vie ; celles-ci portent avec elles leur point de vue propre. C’est ainsi qu’on prend une part reconnaissante à la vie et à l’existence de beaucoup, en ne
se traitant pas soi-même comme un individu fixé,
consistant, un.
Au feu du mépris. — C’est un nouveau pas fait
vers l’indépendance que d’oser enfin exprimer des
vues qui passent pour faire honte à qui les
propage ; en ce cas les amis même et les connaissances ont coutume d’être inquiets. C’est encore
un feu par lequel doit passer la nature bien douée ;
elle s’appartient ensuite plus encore à elle-même.
Sacrifice. — Le grand sacrifice est, lorsqu’il y a
choix, préféré à un petit : c’est que pour le grand
sacrifice nous nous dédommageons en nous admirant nous-mêmes, ce qui ne nous est pas possible
dans le petit.
L’amour en tant qu’artifice. — Qui veut apprendre à connaître réellement quelque chose de nouveau (que ce soit un homme, un événement, un
livre), fait bien d’adopter cette nouveauté avec tout
l’amour possible, de détourner promptement sa vue
de ce qu’il y trouve d’hostile, de choquant, de faux, même de l’oublier : si bien qu’à l’auteur d’un livre,
par exemple, on donne la plus grande avance et
que d’abord, comme dans une course, on souhaite, le cœur palpitant, qu’il atteigne son but.
Par ce procédé, on pénètre en effet la chose jusqu’au cœur, jusqu’à son point émouvant : et c’est
ce qui s’appelle justement apprendre à connaître.
Une fois là, le raisonnement fait après coup ses
restrictions ; cette estime trop haute, cette suspension momentanée du pendule critique, n’était qu’un
artifice pour prendre à la pipée l’âme d’une chose.
Penser trop de bien et trop de mal du monde. — Qu’on
pense trop de bien ou trop de mal des choses, on
y trouve toujours l’avantage de recueillir une plus
grande satisfaction : car avec une trop bonne opinion préconçue, nous mettons d’ordinaire plus de
douceur dans les choses (les événements) qu’elles
n’en contiennent réellement. Une trop mauvaise
opinion préconçue cause une déception agréable :
l’agrément qui de soi était dans les choses s’accroît
de l’agrément de la surprise.
— Un tempérament,
sombre fera d’ailleurs dans l’un et l’autre cas l’expérience inverse.
Hommes profonds. — Ceux qui ont leur force
dans la profondeur des impressions — on les nomme d’habitude hommes profonds — sont, en
face de toute apparition soudaine, relativement
calmes et résolus : car au premier moment
l’impression était encore superficielle, elle ne devient
qu’ensuite profonde. Ce sont les choses et les
personnes longuement prévues et attendues qui
excitent le plus de telles natures et les rendent presque
incapables de présence d’esprit lorsqu’elles arrivent enfin,
Relation avec le Moi supérieur. — Tout homme
a son bon jour , où il trouve son Moi supérieur ;
et la véritable humanité veut qu’on n’apprécie
chacun que d’après cet état et non d’après les jours
ouvrables de dépendance et de servilité. On doit,
par exemple, juger et honorer un peintre d’après
la vision la plus haute qu’il a été capable d’avoir
et de rendre. Mais les hommes eux-mêmes ont des
relations très diverses avec ce Moi supérieur et sont
souvent leurs propres comédiens, en ce sens qu’ils
recommencent toujours à imiter dans la suite ce
qu’ils sont dans ces moments. Beaucoup vivent dans
la frayeur et l’humilité devant leur idéal et
voudraient le renier : ils ont peur de leur Moi supérieur,
parce que, quand il parle, il parle arrogamment. En
outre il jouit de la liberté mystérieuse de venir et
départir comme il veut ; c’est pourquoi on l’appelle
souvent un don des dieux, tandis qu’en réalité c’est tout le reste qui est un don des dieux (du hasard) :
mais lui est de l’homme même.
Hommes solitaires. — Bien des hommes sont si
accoutumés à être seuls avec eux-mêmes qu’ils ne
se comparent pas du tout à d’autres, mais qu’ils
déroulent le monologue de leur existence dans un
cîatd’esprit paisible et gai, en bonnes conversations
avec eux-mêmes, et même en rires. Mais si on les
amène à se comparer à autrui, ils inclinent à une
subtile dépréciation d’eux-mêmes : au point qu’ils
faut les forcer à rapprendre d’autrui une bonne et
juste idée de soi : et encore, de cette idée apprise,
ils voudront toujours retirer et corriger quelque
chose. — Il faut donc concéder à certains hommes
leur solitude et ne pas être assez sot, comme on
fait souvent, pour les en plaindre.
Sans mélodie. — Il y a des hommes à qui un
perpétuel repos sur soi-même et une disposition
harmonique de toutes leurs facultés est tellement
propre que toute activité en vue d’un but leur répugne. Ils ressemblent à une musique qui ne se compose que d’accords harmoniques longuement tenus,
sans que jamais s’y montre même le commencement d’un mouvement mélodique enchaîné. Tout
mouvement communiqué du dehors ne sert qu’à redonner aussitôt à l’esquif un nouvel équilibre
sur la mer de la consonance harmonique. Les hommes modernes éprouvent de coutume une impatience extrême quand ils rencontrent de pareilles
natures qui ne produisent
rien sans qu’on puisse
dire d’elles qu’elles ne sont rien. Mais il y a des
dispositions particulières où leur vue amène cette
question extraordinaire : À quoi bon en somme de
la mélodie ? pourquoi ne nous suffit-il pas que notre
vie se reflète paisiblement dans un lac profond ? —
Le moyen-âge était plus riche que le nôtre en natures
pareilles. Qu’il est rare de rencontrer encore un
homme qui peut ainsi vivre sans cesse en paix et
joie avec lui-même, même dans la foule, se disant
comme Gœthe : « Le meilleur est le calme profond
où je vis et grandis à l’égard du monde, acquérant ce qu’il ne saurait me prendre par le fer et le
feu ! »
Vie et aventures. — Quand on voit comment certaines gens savent s’arranger avec leurs aventures — leurs aventures insignifiantes de chaque jour —
de sorte qu’elles deviennent un terrain qui porte
fruit trois fois l’an ; tandis que d’autres — et combien ! — sont entraînés par les coups de mer des
vicissitudes les plus houleuses, des courants les
plus variés des temps et des peuples, et cependant
restent toujours légers, toujours à la surface, comme du liège : on est à la fin tenté de diviser
l’humanité en une minorité (une minimalité) d’hommes qui savent faire de peu beaucoup, et une
majorité de ceux qui savent faire de beaucoup peu
de chose ; bien mieux, on tombe sur des maîtres
en sorcellerie à rebours qui, au lieu de créer de
rien le monde, créent du monde un rien.
Sérieux dans le jeu. — À Gênes, du haut d’une
tour j’entendis, au moment du crépuscule du soir,
un long air de clochettes : il ne voulait pas finir
et résonnait, comme insatiable de lui-même, par-dessus le murmure des rues, dans le ciel du soir et
la brise marine, si triste, si puéril en même temps,
si mélancolique. Alors je pensai aux paroles de
Platon et je les sentis tout à coup au fond du coeur :
Tout ce qui est humain ensemble ne vaut pas le grand sérieux, et pourtant — —
De la conviction et de la justice. — Ce que
l’homme dans la passion dit, promet, résout, le
tenir ensuite dans le sang-froid et le calme —
c’est un devoir à mettre au nombre des plus lourds
fardeaux qui pèsent sur l’humanité. Être obligé
d’admettre à jamais les conséquences de la coIère,
de la vengeance enflammée, du dévouement enthousiaste — cela peut éveiller contre ces sentiments une amertume d’autant plus grande que c’est
justement à leur égard que partout, et notamment
chez les artistes, on pratique un culte idolâtre. Les
artistes payent cher l’estime accordée aux passions
et l’ont toujours fait ; il est vrai qu’ils exaltent
aussi les satisfactions terribles des passions qu’un
homme tire, lui-même de ces explosions de vengeance suivies de mort, de mutilation, d’exil volontaire, et cette résignation du cœur brisé. Toujours
les curieux désirs de passions se tiennent en
éveil, il semblerait qu’ils disent : « Sans passions,
vous n’aurez point vécu. »
— Pour avoir juré
fidélité (peut-être même à un être purement fictif,
comme un Dieu), pour avoir dévoué son cœur à
un prince, un parti, une femme, un ordre religieux, un artiste, un penseur, dans un état d’illusion aveugle, qui nous enveloppait de séduction
et faisait apparaître ces êtres comme dignes de
tous les respects, de tous les sacrifices, — est-on
lié enfin indissolublement ? Certes, ne nous sommes-nous pas alors trompés nous-mêmes ? N’était-ce
pas une promesse hypothétique, sous la condition,
qui, à dire le vrai, ne s’est pas réalisée, que ces
êtres à qui nous nous consacrions seraient réellement ce qu’ils paraissaient être dans notre imagination ? Sommes-nous obligés à être fidèles à
nos erreurs, même avec l’idée que par cette fidélité
nous portons dommage à notre Moi supérieur ? —
Non, il n’y a point de loi, point d’obligation de ce genre ; nous devons être traîtres, pratiquer l’infidélité, abandonner toujours et toujours notre idéal.
Nous ne passons pas d’une période de la vie à
l’autre sans causer et aussi sans ressentir par là
les douleurs de la trahison. Faudrait-il que, pour
échapper à ces douleurs, nous nous missions en
garde contre les transports de notre sentiment ? Le
monde alors ne deviendrait-il pas trop vide, trop
spectral ? Demandons-nous plutôt si ces douleurs,
lors d’un changement de conviction sont nécessaires ou si elles ne dépendent pas d’une opinion
et d’une appréciation erronées. Pourquoi admire-t-on celui qui reste fidèle à sa conviction, et méprise-t-on celui qui en change ? Je crains que la
réponse ne doive être : parce que chacun suppose
que seuls des motifs de bas intérêt ou de crainte
personnelle causent un tel changement. Autrement
dit : on croit au fond que personne ne modifie ses
opinions tant qu’elles lui sont avantageuses, où du
moins qu’elles ne lui font point tort. Mais s’il
en est ainsi, c’est là un fâcheux témoignage sur
l’importance intellectuelle de toutes les convictions.
Examinons un peu comment les convictions naissent et voyons si l’on n’en fait pas beaucoup trop
de cas : cela montrera que le changement de convictions aussi est toujours mesuré à une échelle
fausse et que jusqu’ici nous avions coutume de
souffrir trop de ce changement.
Une conviction est la croyance d’être, sur un
point quelconque de la connaissance, en possession de la vérité absolue. Cette croyance suppose
donc qu’il y a des vérités absolues ; en même
temps, que l’on a trouvé les méthodes parfaites
pour y parvenir ; enfin que tout homme qui a des
convictions applique ces méthodes parfaites. Ces
trois conditions montrent tout de suite que l’homme des convictions n’est pas l’homme de la pensée
scientifique ; il est devant nous à l’âge de l’innocence théorique, il est un enfant, quelle que soit
sa taille. Mais des siècles entiers ont vécu dans ces
idées puériles, et c’est d’eux qu’ont jailli les plus
puissantes sources de force de l’humanité. Ces
hommes innombrables qui se sacrifiaient pour
leurs convictions croyaient le faire pour la vérité
absolue. Tous avaient tort en cela : vraisemblablement jamais un homme ne s’est encore sacrifié pour
la vérité ; du moins l’expression dogmatique de sa
croyance a dû être anti-scientifique ou demi-scientifique. Mais on voulait proprement se faire donner
raison parce qu’on pensait devoir avoir raison. Se
laisser arracher sa croyance, cela voulait dire mettre
peut-être en question son bonheur éternel. Dans une
occasion de cette extrême importance, la « volonté »
était par trop clairement le souffleur de l’intelligence. L’hypothèse préalable de tout croyant de cette tendance était de ne pas pouvoir être réfuté ;
les raisons contraires se montraient-elles très fortes, il lui restait toujours ce recours de calomnier
la raison en général et peut-être même d’arborer
le « credo quia absurdum est », drapeau de
l’extrême fanatisme. Ce n’est pas la lutte des opinions qui a rendu l’histoire si violente, mais bien
la lutte de la foi dans les opinions, c’est-à-dire des
convictions. Si pourtant tous ceux qui se faisaient
de leur conviction une idée si grande, qui lui offraient des sacrifices de toute nature et n’épargnaient à son service ni leur honneur, ni leur vie,
avaient consacré seulement la moitié de leur force
à rechercher de quel droit ils s’attachaient à cette
conviction plutôt qu’à cette autre, par quelle voie
ils y étaient arrivés : quel aspect pacifique aurait
pris l’histoire de l’humanité ! Combien eut été plus
grand le nombre des connaissances ! Toutes ces
scènes cruelles qu’offre la persécution des hérétiques de tout genre nous eussent été épargnées par
deux raisons : d’abord parce que les inquisiteurs
auraient dirigé avant tout leur inquisition sur eux-mêmes, et en auraient fini avec la prétention de
défendre la vérité absolue ; puis parce que les partisans eux-mêmes de principes aussi mal fondés
que le sont les principes de tous les sectaires et les
« croyants au droit » auraient cessé de les partager après les avoir étudiés.
Des temps où les hommes avaient accoutumé de
croire à la possession des vérités absolues dérive
un profond malaise dans toutes les attitudes sceptiques et relatives prises à l’égard de n’importe
quel problème de la connaissance ; on préfère le plus
souvent se vouer pieds et poings liés à une conviction
qui est celle de personnes ayant de l’autorité (pères,
amis, maîtres, princes), et l’on éprouve, à ne point
le faire, une espèce de remords. Ce penchant est
fort compréhensible et ses conséquences n’autorisent pas de vifs reproches contre le développement
de la raison humaine. Mais peu à peu l’esprit
scientifique doit mûrir dans l’homme cette vertu de
l’abstention prudente, cette sage modération qui
est plus connue dans le domaine de la vie pratique
que dans celui de la vie théorique, et que par
exemple Gœthe a représentée dans Antonio, comme
un objet d’amertume pour tous les Tasse, autrement dit pour les natures antiscientifiques et en
même temps dépourvues d’activité. L’homme des
convictions a en soi un droit de ne pas comprendre
cet homme de la pensée prudente, le théoricien
Antonio ; l’homme de science au contraire n’a pas
le droit de blâmer pour cela l’autre, il l’observe de
haut et sait en outre, dans certaines occasions, que
l’autre viendra encore se raccrocher à lui, comme
Tasse finit par faire pour Antonio.
Celui qui n’a point traversé des convictions
diverses, mais reste engagé dans la croyance qui
l’a d’abord pris en son filet, est, dans tous les cas,
par suite de son immutabilité même, un représentant de cultures arriérées ; il est, par ce manque
d’éducation (qui suppose toujours éducabilité), dur,
inintelligent, rebelle à tout enseignement, sans
douceur, être éternellement soupçonneux, sans
scrupules, qui prend tous les moyens de faire prévaloir son opinion, parce qu’il ne peut même pas
comprendre qu’il doive y avoir des opinions autres ;
il est, à cet égard, peut-être une source d’énergie,
et même salutaire, dans des civilisations devenues
trop libres et trop molles, mais seulement par ce
qu’il excite fortement à le contredire : car à cette
occasion la délicate nature de la civilisation nouvelle, contrainte à lutter avec lui, prend elle-même
de la force.
Nous sommes au fond encore les mêmes
hommes que ceux de l’époque de la Réforme : et
comment pourrait-il en être autrement ? Mais le
fait qu’il y a quelques moyens que nous ne nous
permettons plus pour assurer le triomphe à notre
opinion nous distingue de cette époque et prouve
que nous appartenons à une civilisation plus élevée. Celui qui de nos jours encore, à la façon des hommes
de la Réforme, combat et renverse les opinions par
des soupçons, par des explosions de rage, trahit
clairement qu’il aurait brûlé ses adversaires s’il
avait vécu en d’autres temps, et qu’il aurait eu
recours à tous les moyens de l’Inquisition, s’il
avait vécu en adversaire de la Réforme. Cette Inquisition était alors raisonnable, car elle ne représentait autre chose que le grand état de siège qui
devait être mis sur tout le royaume de l’Église,
lequel, comme tout état de siège, autorisait aux
mesures les plus extrêmes, dans la conviction
préalable (que nous ne partageons plus aujourd’hui) qu’on possédait la vérité dans l’Église et
qu’il fallait à tout prix, par tous les sacrifices, la
conserver pour le salut de l’humanité. Mais de nos
jours on ne concède si aisément à personne qu’il
possède la vérité : les méthodes exactes de la
recherche ont assez répandu de méfiance et de prudence pour que tout homme qui défend violemment
ses opinions en paroles et en actes fasse l’effet
d’un ennemi de notre civilisation actuelle, ou du
moins d’un rétrograde. En effet, cette déclaration
emphatique, que l’on possède la vérité, vaut maintenant très peu au prix de l’autre déclaration, plus
modeste, il est vrai, et moins retentissante, de la
recherche de la vérité, qui n’est jamais lasse de
rapprendre et de faire de nouvelles expériences.
Au reste, la recherche méthodique de la vérité
est elle-même le résultat de ces temps où les convictions tenaient la campagne les unes contre les
autres. Si chacun ne s’était pas intéressé à sa
« vérité », c’est-à-dire au maintien de son droit, il
n’existerait point de méthode de recherche ; mais
ainsi, dans la lutte éternelle des prétentions de
divers individus à la vérité absolue, on avançait
pas à pas à la découverte de principes irréfutables,
d’après lesquels on pût examiner le droit des prétendants et apaiser le conflit. D’abord on se décidait suivant des autorités, ensuite on se faisait
mutuellement la critique des voies et moyens par
où la soi-disant vérité avait été trouvée ; entre
temps, il y avait une période où l’on tirait les conséquences du principe adverse et l’on pouvait les
trouver pernicieuses et malfaisantes : d’où il résultait
alors au jugement de chacun que la conviction de
l’adversaire contenait une erreur. La lutte personnelle des penseurs a finalement si bien aiguisé les
méthodes que l’on put réellement découvrir des
vérités et que les fausses démarches des méthodes
précédentes furent mises à nu aux yeux de tous.
Dans l’ensemble, les méthodes scientifiques sont
une conquête de la recherche pour le moins aussi considérable que n’importe quel autre résultat :
c’est en effet sur l’entente de la méthode que repose
l’esprit scientifique, et tous les résultats des
sciences ne pourraient, si ces méthodes venaient à
se perdre, empêcher un nouveau triomphe de la
superstition et de l’absurdité. Les gens d’esprit
ont beau apprendre autant qu’ils veulent des résultats de la science ; on s’aperçoit toujours à leur conversation, et particulièrement aux hypothèses qu’ils
y proposent, que l’esprit scientifique leur fait défaut :
ils n’ont pas cette défiance instinctive contre les
écarts de la pensée, qui, à la suite d’un long exercice, a pris racine dans l’âme de tout homme de
science. Il leur suffit de trouver sur un sujet une
hypothèse quelconque, ils sont alors tout feu tout
flamme pour elle et croient qu’ainsi tout est dit.
Avoir une opinion signifie par là même chez eux :
en devenir aussitôt fanatique et finalement la
prendre à cœur comme une conviction. Ils s’échauffent, à propos d’une chose inexpliquée, pour la
première fantaisie qui leur passe en tête et qui ressemble à une explication : d’où résultent continuellement, notamment dans le domaine de la politique, les plus fâcheuses conséquences. — C’est
pourquoi chacun devrait de nos jours avoir appris
à connaître au moins une science à fond : alors il
saura toujours ce que c’est qu’une méthode et combien est nécessaire la plus extrême prudence. C’est
particulièrement aux femmes qu’il faut donner ce conseil ; car elles sont maintenant incurablement
victimes de toutes les hypothèses, surtout si celles-ci donnent l’impression de l’ingénieux, du séduisant, du vivifiant, du fortifiant. Plus on observe
avec exactitude, plus on s’aperçoit que la grande
majorité des gens cultivés demande encore au penseur des convictions et rien que des convictions, et
qu’une petite minorité seulement veut une certitude.
Ceux-là désirent être fortement entraînés, pour
acquérir eux-mêmes par là un surcroît de force ;
ceux-ci, le petit nombre, ont cet intérêt pour les
choses mêmes qui fait abstraction des avantages
personnels, même dudit surcroît de force. C’est
sur la première classe, de beaucoup prédominante,
que l’on compte partout où le penseur se prend et
se donne pour un génie, partant se considère intérieurement comme un être supérieur, qui a droit
à l’autorité. En tant que le génie de toute espèce
entretient le feu des convictions et éveille de la
défiance envers l’idée prudente et modeste de la
science, il est un ennemi de la vérité, quand même
il se croirait au plus haut point parmi ses amants.
Il y a, il est vrai, une toute autre espèce de génie,
celui de la justice ; et je ne puis absolument me
résoudre à l’estimer inférieur à quelque génie que
ce soit, philosophique, politique ou artistique. Il
consiste à se détourner, avec une cordiale répugnance, de tout ce qui aveugle et égare le jugement sur les choses ; il est par conséquent un ennemi des convictions, car il veut donner à chaque
objet, vif ou mort, réel ou imaginaire, ce qui lui
revient — et pour cela il lui faut en avoir une
connaissance nette ; il met donc chaque objet
dans le meilleur jour et en fait le tour avec des
yeux attentifs. Finalement, il donne même à son
ennemie, la myope « conviction » (comme l’appellent les hommes : — chez les femmes, elle se
nomme « foi ») ce qui revient à la conviction —
pour l’amour de la vérité.
Des passions naissent les opinions : la paresse d’esprit les fait cristalliser en convictions. — Or qui se
sent un esprit libre, infatigable à la vie, peut empêcher cette cristallisation par un changement constant ; et s’il est en tout point une boule de neige
pensante, il aura dans la tête en somme, non des
opinions, mais seulement des consciences et des
vraisemblances mesurées avec précision.
— Mais nous, qui sommes des êtres mixtes, et tantôt
enflammés par le feu, tantôt refroidis par l’esprit, plions le genou devant la Justice comme
devant l’unique déesse que nous reconnaissions
au-dessus de nous. Le feu qui est en nous nous
fait d’ordinaire injustes et, aux yeux de cette déesse,
impurs ; jamais il ne nous est donné en cet état de lui prendre la main, jamais alors ne plane sur nous
le grave sourire de sa complaisance. Nous la vénérons comme l’Isis voilée de notre vie ; pleins de
honte, nous lui apportons en tribut et en sacrifice
notre douleur, quand le feu nous brûle et menace
de nous dévorer. C’est l’esprit qui nous sauve d’être
entièrement consumés et réduits en charbons ; il
nous arrache de temps en temps de l’autel des sacrifices à la justice ou bien nous cache dans un tissu
d’asbeste. Délivrés du feu, nous marchons alors,
poussés par l’esprit, d’opinion en opinion, à travers
le changement des partis, trahissant
noblement
toutes les choses qui peuvent en somme être trahies
— et cependant sans un sentiment de culpabilité.
Le voyageur. — Celui qui veut seulement dans une certaine mesure arriver à la liberté de la raison n’a pas le droit pendant longtemps de se sentir sur terre autrement qu’en voyageur, — et non pas même pour un voyage vers un but final : car il n’y en a point. Mais il se proposera de bien observer et d’avoir les yeux ouverts pour tout ce qui se passe réellement dans le monde ; c’est, pourquoi il ne peut attacher trop fortement son cœur à rien de particulier ; il faut qu’il y ait toujours en lui quelque chose du voyageur, qui trouve son plaisir au changement et au passage. Sans doute un pareil homme aura des nuits mauvaises, où il sera las et trouvera fermée la porte de la ville qui devait lui offrir un repos ; peut-être qu’en outre, comme en Orient, le désert s’étendra jusqu’à cette porte, que les bêtes de proie hurleront tantôt loin, tantôt près, qu’un vent violent se lèvera, que des brigands lui raviront ses bêtes de somme. Alors peut-être l’épouvantable nuit descendra pour lui comme un second désert sur le désert, et son cœur sera-t-il las de voyager. Qu’alors l’aube se lève pour lui, brûlante comme une divinité de colère, que la ville s’ouvre, il y verra peut-être sur les visages des habitants plus encore de désert, de saleté, de fourbe, d’insécurité que devant les portes — et le jour sera pire presque que la nuit. Ainsi peut-il en arriver parfois au voyageur ; mais ensuite viennent, en compensation, les matins délicieux d’autres régions et d’autres journées, où dès le point du jour il voit dans le brouillard des monts les chœurs des Muses s’avancer en dansant à sa rencontre, où plus tard, lorsque paisible, dans l’équilibre de l’âme des matinées, il se promène sous des arbres, verra-t-il de leurs cimes et de leurs frondaisons tomber à ses pieds une foison de choses bonnes et claires, les présents de tous les libres esprits qui sont chez eux dans la montagne, la forêt et la solitude, et qui, tout comme lui, à leur manière tantôt joyeuse et tantôt réfléchie, sont voyageurs et philosophes. Nés des mystères du matin, ils songent à ce qui peut donner au jour, entre le dixième et le douzième coup de cloche, un visage si pur, si pénétré de lumière, si joyeux de clarté, — ils cherchent la philosophie d’avant-midi.