Humain, trop humain/VIII

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Traduction par Alexandre-Marie Desrousseaux Élément soumis aux droits d’auteur..
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 5p. 373--).




CHAPITRE VIII


COUP D’ŒIL SUR L’ÉTAT



438.

Demander la parole. — Le caractère démagogique et le dessein d’agir sur les masses est actuellement commun à tous les partis politiques ; tous sont dans la nécessité, en vue dudit dessein, de transformer leurs principes en grandes niaiseries à la fresque et de les peindre ainsi sur les murailles. C’est chose où il n’y a plus rien à changer, et même il est superflu de lever seulement un doigt là contre ; car en cette matière s’applique le mot de Voltaire : Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu. Depuis que cela s’est fait, il faut s’adapter aux conditions nouvelles, comme on s’y adapte lorsqu’un tremblement de terre a bouleversé les délimitations et les bornes anciennes de la figure du sol, et modifié la valeur de la propriété. En outre : s’il s’agit désormais dans toute politique de rendre la vie supportable au plus grand nombre possible, c’est affaire aussi toujours à ce plus grand nombre de déterminer ce qu’il entend par une vie supportable ; s’il se croit l’intelligence suffisante pour trouver les vrais moyens de conduire à ce but, à quoi servirait-il d’en douter ? Ils veulent dorénavant être les artisans de leur bonheur et de leur malheur ; et si ce sentiment de maîtrise de soi, l’orgueil des cinq ou six idées que leur tête renferme et met au jour, leur rend en effet la vie si agréable qu’ils supportent volontiers les conséquences fatales de leur étroitesse d’esprit : il y a peu d’objections à faire, pourvu que cette étroitesse n’aille pas jusqu’à demander que tout soit de la politique en ce sens, que chacun doive vivre et agir suivant cette mesure. Premièrement, il faut plus que jamais qu’il soit permis à quelques-uns de se retirer de la politique et de marcher un peu de côté : c’est où les pousse, eux aussi, le plaisir d’être maîtres de soi, et il peut y avoir aussi une petite fierté à se taire quand trop ou seulement beaucoup parlent. Puis on doit pardonner à ces quelques-uns, s’ils ne prennent pas si au sérieux le bonheur du grand nombre, que l’on entende par là des peuples ou des classes dans un peuple, et se paient çàret là une grimace ironique ; car leur sérieux est ailleurs, leur bonheur est une autre conception, leur but n’est pas de ceux qui se laissent saisir par toute main grossière, pourvu qu’elle ait cinq doigts. Enfin il vient — et c’est ce qui leur est accordé le plus difficilement, mais qui tout de même doit être accordé de temps à autre — un moment où ils sortent de leur solitude taciturne et essaient encore une fois la force de leurs poumons : c’est qu’alors ils s’appellent comme des égarés dans une forêt, pour se faire reconnaître et s’encourager réciproquement ; dans ces cris d’appel, il est vrai qu’on entend bien des choses qui sonnent mal aux oreilles auxquelles ils ne sont pas destinés. — Enfin, bientôt après le calme se refera dans la forêt, un calme tel qu’on percevra de nouveau clairement le bruissement, le bourdonnement et le volètement des innombrables insectes qui vivent en elle, sur elle et sous elle.

439.

Civilisation et caste. — Une civilisation supérieure ne peut naître que là où il y a deux castes distinctes de la société ; celle des travailleurs et celle des oisifs, capables d’un loisir véritable ; ou en termes plus forts, la caste du travail forcé et la caste du travail libre. Le point de vue de la division du bonheur n’est pas essentiel, quand il s’agit de la production d’une civilisation supérieure ; mais en tout cas la caste des oisifs est la plus capable de souffrances, la plus souffrante, son contentement de l’existence est moindre, son devoir plus grand. Que s’il se produit un échange entre les deux castes, de sorte que les familles les plus basses, les moins intelligentes, tombent de la caste supérieure dans l’inférieure et qu’au rebours les hommes les plus libres de celle-ci réclament l’accès à la caste supérieure : un état se trouve atteint au-dessus duquel on ne voit plus que la mer ouverte des vœux illimités. — Ainsi nous parle la voix expirante des temps antiques ; mais où y a-t-il maintenant des oreilles pour l’entendre ?

440.

Par le sang. — Ce que les hommes et les femmes ont par le sang d’avantage sur les autres et ce qui leur donne un droit indiscutable à une estime plus haute, ce sont deux arts que l’hérédité a de plus en plus accrus : l’art de savoir commander, et l’art de l’obéissance fière. — Or il se produit, partout où le commandement constitue une besogne journalière (comme dans le monde du grand négoce et de la grande industrie) quelque chose de pareil à ces races « par le sang », mais il leur manque la noble attitude dans l’obéissance, qui chez celles-là est un legs des conditions féodales et qui dans notre climat de civilisation ne doit plus s’accroître.

441.

Subordination. — La subordination, si haut prisée dans l’État militaire et administratif, nous deviendra bientôt aussi incroyable que la tactique particulière des Jésuites l’est devenue déjà ; et quand cette subordination ne sera plus possible, il y aura une quantité d’effet s des plus étonnants qui ne pourront plus se réaliser, et le monde en sera appauvri. Il faut qu’elle disparaisse, car son fondement disparaît : la foi en l’autorité absolue, en la vérité définitive ; même dans les États militaires, la contrainte physique ne suffit pas à la produire, mais il y faut l’adoration du caractère princier comme de quelque chose de surhumain. — Dans un état de liberté plus grande, on ne se subordonne que sous conditions, par suite d’un contrat réciproque, partant sous toutes réserves de l’intérêt personnel.

442.

Armées nationales. — Le plus grand inconvénient des armées nationales tant vantées de nos jou s consiste dans le gaspillage d’hommes de la civilisation la plus éminente ; ce n’est que par l’heureux accord de toutes les circonstances qu’il y a de ces hommes, — avec quelle économie et quelle réserve on devrait s’en priver, puisqu’il faut tant de temps pour créer les conditions favorables à la production de cerveaux d’organisation si délicate ! Mais de même que les Grecs sévissaient, sur le sang grec, de même aujourd’hui les Européens sur le sang européen : et le fait est que c’est relativement toujours les mieux cultivés qui sont le plus sacrifiés, ceux qui garantissent une postérité riche et excellente : en effet ils sont au premier rang dans la lutte, chargés du commandement, et de plus ce sont eux qui, par suite de leur ambition plus grande, s’exposent le plus aux dangers. — Le grossier patriotisme romain est, aujourd’hui que s’imposent des devoirs tout autres et plus élevés que patria et honor, ou quelque chose de peu honorable, ou un indice d’idées arriérées.

443.

L’espérance comme prétention. — Notre ordre social fondra lentement, comme ont fait tous les ordres antérieurs, aussitôt que le soleil d’idées nouvelles luisait avec une nouvelle ardeur sur les hommes. On ne peut désirer cette fonte qu’en l’espérant : et on ne peut raisonnablement l’espérer que si l’on attribue à soi et à ses semblables plus de force dans le cœur et dans la tête qu’aux représentants des choses existantes. Ainsi d’ordinaire cette espérance sera une prétention, un excès d’estime de soi.

444.

Guerre. — Au désavantage de la guerre on peut dire : elle rend le vainqueur brute, le vaincu méchant. En faveur de la guerre : elle introduit la barbarie dans les deux conséquences susdites, et par là ramène à la nature : elle est pour la civilisation un sommeil ou un hivernage, l’homme en sort plus fort pour le bien et pour le mal.

445.

Au service du prince. — Un homme d’État ne saurait, afin de pouvoir agir en pleine absence de scrupules, mieux faire que d’accomplir son œuvre non pour lui, mais pour un prince. L’éclat de ce désintéressement complet aveugle l’œil du spectateur, en sorte qu’il ne voit pas les perfidies et les cruautés que l’œuvre de l’homme d’État emporte avec elle.

446.

Question de puissance, non de droit. — Pour des hommes qui en toute chose considèrent l’utilité supérieure, il n’y a pas dans le socialisme, au cas où il serait réellement le soulèvement des hommes opprimés, abaissés durant des siècles contre leurs oppresseurs, un problème de droit (comprenant cette question ridicule : « dans quelle mesure doit-on céder à ses exigences ? »), mais seulement un problème de puissance (« dans quelle mesure peut-on céder à ses exigences ? ») ; c’est par conséquent comme s’il s’agissait d’une force naturelle, par exemple de la vapeur, qui ou bien est contrainte par l’homme à le servir, comme un génie des machines, ou bien, lorsqu’il y a des fautes dans la machine, c’est-à-dire des fautes de calcul humain dans sa construction, met en pièces la machine et l’homme en même temps. Pour résoudre cette question de puissance, il faut savoir quelle est la force du socialisme, sous quelle forme, dans le jeu actuel des forces politiques, il peut être utilisé en qualité de ressort puissant ; dans certaines conditions, il faudrait même tout faire pour le fortifier. L’humanité doit, à propos de toute grande force — fût-ce la plus dangereuse — penser à s’en faire un outil pour servir ses desseins. — Pour que le socialisme acquière un droit, il faut d’abord qu’on paraisse en être venu à la lutte entre les deux puissances, les représentants de l’Ancien et du Nouveau, mais qu’alors le calcul prudent des chances possibles de conservation et d’utilité chez les deux parties fasse naître le désir d’un contrat. Sans contrat, point de droit. Jusqu’à présent il n’y a sur ce terrain ni guerre ni contrats, par conséquent aussi pas de droit, pas de « devoir ».

447.

Utilisation de la petite malhonnêteté. — La puissance de la presse consiste en ce que chaque individu qui est à son service ne se sent que très peu obligé et lié. Il dit ordinairement son opinion, mais quelquefois aussi il ne la dit pas, pour servir son parti ou la politique de son pays ou enfin soi-même. Ces petits délits de malhonnêteté ou peut-être seulement de silence malhonnête ne sont pas lourds à porter pour l’individu, mais les conséquences en sont extraordinaires, parce que ces petits délits sont commis par beaucoup de geris en même temps. Chacun d’eux se dit : « Au prix d’un si petit service, je vivrai mieux, je pourrai trouver ma subsistance ; par l’absence de tels petits scrupules, je ne me rendrai pas impossible. » Comme il paraît moralement presque indifférent d’écrire ou de ne pas écrire une ligne de plus, et encore peut-être sans signature, un homme qui possède de l’argent et de l’influence peut faire de toute opinion l’opinion publique. Celui qui sait à ce propos que la plupart des hommes sont faibles dans les plus petites choses, et qui veut atteindre par eux ses propres fins, est toujours un homme dangereux.

448.

Un ton trop haut dans le réquisitoire. — Par le fait qu’une situation critique (par exemple la violation d’une constitution, la corruption et le favoritisme dans des corps politiques ou savants) est dépeinte en traits fort exagérés, cette peinture perd, il est vrai, son action sur les clairvoyants, mais elle n’en agit que plus fort sur les non clairvoyants (qu’une exposition faite avec conscience et mesure aurait laissés indifférents). Or, comme ceux-ci sont de beaucoup en majorité et logent en eux des énergies plus fortes, un plaisir plus impétueux d’agir, cette exagération devient l’occasion d’enquêtes, de châtiments, de promesses, de réorganisations. —C’est en ce sens qu’il est utile d’exagérer dans la peinture des situations critiques.

449.

Les arbitres apparents de la pluie et du beau temps en politique. — De même que le peuple suppose tacitement chez l’homme qui s’entend à la pluie et au beau temps et les annonce un peu d’avance, le pouvoir de les faire, de même aussi des gens même cultivés et savants attribuent aux grands hommes d’État, à grand renfort de foi superstitieuse, toutes les révolutions et les conjonctures importantes qui ont eu lieu durant leur gouvernement, comme une œuvre qui leur est propre, pourvu qu’il soit évident qu’ils en ont su quelque chose plus tôt que d’autres et qu’ils ont fondé là-dessus leurs calculs : on les prend donc également pour des dispensateurs de la pluie et du beau temps — et cette croyance n’est pas ce qui sert le moins à leur puissance.

450.

Nouvelle et ancienne conception du Gouvernement. — Établir entre le gouvernement et le peuple cette distinction que deux sphères séparées de puissance, l’une plus forte et plus élevée, l’autre plus faible et inférieure, traiteraient ensemble et s’uniraient, c’est un reste de sentiment politique transmis par hérédité, qui, dans la plupart des États, correspond encore exactement à la constitution historique dés relations de puissance. Quand par exemple Bismarck définit la forme constitutionnelle comme un compromis entre gouvernement et peuple, il parle conformément à un principe qui a sa raison dans l’histoire (et par là aussi, il est vrai, le grain de déraison sans lequel rien d’humain ne peut exister). Contrairement, on doit maintenant apprendre — conformément à un principe qui est une pure création de tête et qui n’est encore qu’à la veille de faire l’histoire — que le gouvernement n’est rien qu’un organe du peuple, et non pas un prévoyant et respectable « dessus » par rapport à un « dessous » accoutumé à la modestie. Avant d’admettre cet énoncé jusqu’ici non historique et arbitraire, quoique plus logique, de la conception du gouvernement, que l’on en considère au moins les suites : car les rapports entre peuple et gouvernement sont les rapports typiques les plus forts sur lesquels se modèlent involontairement les relations entre professeur et élève, maître et serviteur, père et famille, chef et soldat, patron et apprenti. Toutes ces relations, sous l’influence de la forme dominante du gouvernement constitutionnel, se modifient aujourd’hui quelque peu ; elles deviennent des compromis. Mais quelles vicissitudes et quelles déformations elles doivent subir, quels changements de nom et de nature, une fois que cette conception toute nouvelle se sera partout rendue maîtresse des cerveaux ! — il est vrai qu’il pourrait y falloir encore un siècle. À ce propos rien n’est plus à souhaiter que la prudence et l’évolution lente.

451.

Justice comme mot d’ordre de partis. — Il se peut bien que des représentants nobles (quoique pas très intelligents) des classes dirigeantes prennent cet engagement : « Nous allons traiter tous les hommes en égaux, leur reconnaître des droits égaux » ; en ce sens une conception socialiste, reposant sur la justice, est possible, mais, comme j’ai dit, seulement au sein de la classe dirigeante, qui dans ce cas exerce la justice par des sacrifices et des abdications. Au contraire, réclamer l’égalité des droits, comme le font les socialistes des classes ; assujetties, n’est jamais l’émanation de la justice, mais de la convoitise. — Si l’on montre à la bête des morceaux de viande sanglante dans son voisinage, puis qu’on les retire, jusqu’à ce qu’enfin elle rugisse : pensez-vous que ce rugissement signifie Justice ?

452.

Propriété et justice. — Quand les socialistes prouvent que le partage de la propriété dans l’humanité actuelle est la conséquence d’innombrables injustices et violences, et qu’ils déclinent in summa toute obligation envers une chose dont le fondement est si injuste : ils ne considèrent qu’un fait isolé. Tout le passé de l’ancienne civilisation est fondé sur la violence, l’esclavage, la tromperie, l’erreur ; mais nous ne pouvons pas nous-mêmes, héritiers que nous sommes de toutes ces circonstances, et concrétions de tout ce passé, l’anéantir par décret, et nous n’avons pas le droit d’en supprimer un seul morceau. Les sentiments d’injustice sont également dans les âmes des non-possédants, ils ne sont pas meilleurs que les possédants et n’ont pas un privilège moral, car ils ont eu quelque part des ancêtres possédants. Ce n’est pas de nouveaux partages par la violence, mais de transformations graduelles des idées qu’on a besoin ; il faut que chez tous la justice devienne plus forte, l’instinct de violence plus faible.

453.

L’homme de barre des passions. — L’homme d’État provoque des passions publiques pour avoir le profit de la passion contraire qu’elles éveillent. Pour prendre un exemple : un homme d’État allemand sait bien que l’Église catholique n’aura jamais des desseins identiques à ceux de la Russie, que même elle s’unirait aux Turcs plutôt qu’à elle ; d’autre part il sait que tout danger d’alliance entre France et Russie estime menace pour l’Allemagne. S’il peut alors arriver à faire de la France le foyer et le rempart de l’Église catholique, il se trouve avoir pour longtemps écarté ce danger. Il a par conséquent un intérêt à montrer de la haine contre les catholiques et, par des hostilités de toute nature, à changer ceux qui reconnaissent l’autorité du pape en une puissance politique passionnée, qui sera hostile à la politique allemande et naturellement s’amalgamera avec la France, en qualité d’adversaire de l’Allemagne : il a pour but la catholicisation de la France aussi nécessairement que Mirabeau voyait dans la décatholicisation le salut de sa patrie. — Un État se propose ainsi l’obscurcissement de millions de cerveaux chez un autre État, pour tirer son avantage de cet obscurcissement. C’est la même tendance d’esprit qui prête un appui à l’établissement dans l’État voisin de la forme républicaine — le désordre organisé, comme dit Mérimée — pour l’unique raison qu’elle admet que cette forme de gouvernement rend le peuple plus faible, plus divisé et moins propre à la guerre.

454.

Les esprits dangereux parmi les révolutionnaires. — Qu’on distingue ceux qui rêvent un bouleversement de la société en gens qui veulent atteindre quelque chose pour eux-mêmes et en gens qui le veulent pour leurs enfants et petits-enfants. Les derniers sont les plus dangereux ; car ils ont la foi et la bonne conscience du désintéressement. Les autres peuvent être assouvis : pour cela la société dominante a toujours assez de ressources et d’habileté. Le péril commence aussitôt que le but devient impersonnel ; les révolutionnaires par intérêt impersonnel peuvent considérer tous les défenseurs de l’état de choses existant comme égoïstes et par là se sentir supérieurs à eux.

455.

Importance politique de la fraternité. — Quand l’homme n’a pas de fils, il n’a pas un droit intégral à délibérer sur les besoins d’un État particulier. Il faut qu’on y ait, comme les autres, hasardé ce qu’on a de plus cher : cela seul attache solidement à l’État ; il faut que l’on considère le bonheur de sa postérité, partant qu’on ait avant tout une postérité, pour prendre à toutes les institutions et à leur changement une part équitable et naturelle. Le développement de la morale supérieure dépend de ce que chacun ait des fils ; cela l’affranchit de l’égoïsme, ou plus justement, cela étend son égoïsme dans la durée et fait qu’il poursuit avec zèle des fins qui vont au delà de son existence individuelle.

456.

Fierté des aïeux. — On peut à juste titre être fier d’une lignée ininterrompue d’aïeux bons de père en fils, — mais non pas de la lignée même ; car chacun en a tout autant. La descendance d’aïeux bons fait la vraie noblesse de naissance ; une seule solution de continuité dans cette chaîne, un seul ancêtre méchant, supprime cette noblesse. On doit demander à quiconque parle de sa noblesse : N’as-tu parmi tes ancêtres aucun homme violent, avide, extravagant, méchant, cruel ? S’il peut en toute science et conscience répondre : Non, qu’on recherche son amitié.

457.

Esclaves et ouvriers. — Le fait que nous attachons plus de prix à une satisfaction de vanité qu’à tout autre avantage (sécurité, abri, plaisirs de toute espèce) se montre à un degré ridicule en ceci, que chacun (abstraction faite de raisons politiques) souhaite l’abolition de l’esclavage et repousse avec horreur l’idée de mettre des hommes dans cet état : cependant que chacun doit se dire que les esclaves ont à tous égards une existence plus sûre et plus heureuse que l’ouvrier moderne, que le travail servile est peu de chose par rapport au travail de l’ouvrier. On proteste au nom de la « dignité humaine » : mais c’est-à-dire, pour parler simplement, cette brave vanité, qui regarde comme le sort le plus dur de n’être pas sur un pied d’égalité, d’être publiquement compté pour inférieur. — Le cynique pense autrement à ce sujet, parce qu’il méprise l’honneur ; — et c’est ainsi que Diogène fut un temps esclave et précepteur domestique.

458.

Esprits dirigeants et leurs instruments. — Nous voyons les grands politiques, et généralement tous ceux qui doivent se servir de beaucoup d’hommes pour l’exécution de leurs plans, se comporter tantôt d’une façon, tantôt d’une autre : ou bien ils choisissent avec beaucoup de recherche et de soin les hommes qui conviennent à leurs desseins et leur laissent alors une liberté relativement grande, sachant que la nature de ces personnes choisies les entraîne justement dans la direction où eux-mêmes veulent les avoir ; ou bien ils les choisissent mal, et même prennent ce qui leur tombe sous la main, mais ils forment de cette argile quelque chose qui sert à leurs fins. La seconde espèce d’esprits est la plus violente, elle exige aussi des instruments plus assujettis ; leur connaissance des hommes est d’ordinaire bien moindre, leur mépris des hommes plus grand que chez les premiers esprits, mais la machine qu’ils construisent travaille communément mieux que la machine qui sort des ateliers de ceux-là.

459.

Nécessité d’un droit arbitraire. — Les juristes disputent si c’est le droit le plus complètement, approfondi par la réflexion ou bien le plus aisé à comprendre qui doit triompher chez un peuple. Le premier, dont le modèle éminent est le droit romain, semble au profane être incompréhensible, et partant n’être pas l’expression de son sentiment du droit. Les droits populaires, par exemple les droits germaniques, étaient grossièrement superstitieux, illogiques, en partie absurdes, mais ils répondaient à des mœurs et à des sentiments nationaux héréditaires très déterminés. — Mais là où le droit, comme chez nous, n’est plus, une tradition, il ne peut être qu’un impératif, — qu’une contrainte ; — nous n’avons plus, tant que nous sommes, de sentiment du droit traditionnel, et par conséquent nous devons nous contenter des droits arbitraires, expressions de cette nécessité, qu’il faut qu’il y ait un droit. Le plus logique est alors en tout cas le plus acceptable, parce qu’il est le plus impartial : même si l’on accorde que dans tous les cas l’unité la plus petite dans le rapport de délit à peine est posée arbitrairement.

460.

Le grand homme du vulgaire. — La recette pour faire ce que le vulgaire appelle un grand homme est facile à donner. Quelles que soient les circonstances, procurez-lui quelque chose qui lui soit très agréable, ou seulement mettez-lui dans la tête que ceci ou cela lui serait très agréable, et puis le lui donnez. Mais à aucun prix tout de suite : conquérez-le par de grands efforts, ou feignez de le conquérir. Il faut que le vulgaire ait l’impression qu’il y a là Une force de volonté puissante, voire inéluctable ; pour le moins il faut qu’elle paraisse exister. La volonté forte est admirée de tout le monde, parce que personne ne l’a et parce que chacun se dit que, s’il l’avait, il n’y aurait plus de limite pour lui ni pour son égoïsme. Qu’il soit démontré alors qu’une pareille volonté forte produise quelque effet très agréable pour le vulgaire, au lieu d’écouter les vœux de sa convoitise, on l’admire une fois plus et l’on se félicite soi-même. Au reste, qu’elle ait toutes les qualités du vulgaire : moins il rougit devant elle, plus elle est populaire. Ainsi : qu’elle soit violente, envieuse, exploitrice, intrigante, flatteuse, rampante, bouffie d’orgueil, le tout selon les circonstances.

461.

Prince et Dieu. — Les hommes se comportent à beaucoup d’égards avec leur prince comme avec leur Dieu, comme d’ailleurs souvent le prince fut le représentant de Dieu, ou du moins son grand-prêtre. Cette disposition de vénération, d’inquiétude et de respect presque pénible s’est faite et est maintenant beaucoup plus faible, mais parfois elle reparaît et s’attache en général aux personnages puissants. Le culte du génie est une réminiscence, de cette vénération des princes-dieux. Partout où l’on s’efforce d’élever des hommes individuellement au surhumain, naît aussi le penchant à se représenter des couches entières du peuple comme plus grossières et plus basses qu’elles ne sont en réalité.

462.

Mon utopie. — Dans un meilleur ordre de société, le travail pénible et la peine de la vie seront attribués à celui qui en souffrira le moins, partant au plus stupide, et ainsi de suite par degrés jusqu’à celui qui est le plus accessible aux espèces les plus raffinées de la souffrance et qui, par conséquent, même dans l’allégement le plus grand de la vie, souffre encore.

463.

Illusion dans la théorie de la révolution. — Il y a des rêveurs politiques et sociaux qui dépensent du feu et de l’éloquence à réclamer un bouleversement de tous les ordres, dans la croyance qu’aussitôt le plus superbe temple d’une belle humanité s’élèverait, pour ainsi dire, de lui-même. Dans ces rêves dangereux persiste un écho de la superstition de Rousseau, qui croit à une bonté de l’humaine nature merveilleuse, originelle, mais pour ainsi dire enterrée et met au compte des institutions de civilisation, dans la société, l’État, l’éducation, toute la responsabilité de cet enterrement. Malheureusement on sait par des expériences historiques que tout bouleversement de ce genre ressuscite à nouveau les énergies les plus sauvages, caractères les plus effroyables et les plus effrénés des âges reculés : que par conséquent un bouleversement peut, bien être une source de force dans une humanité devenue inerte, mais jamais ordonnateur, architecte, artiste, perfecteur de la nature humaine. — Ce n’est pas la nature de Voltaire, avec sa modération, son penchant à arranger, à purifier, à modifier, mais les folies et les demi-mensonges passionnés de Rousseau qui ont éveillé l’esprit optimiste de la Révolution, contre lequel je m’écrie : « Écrasez l’infâme ! » Par lui l’esprit de lumières et d’évolution progressive a été banni pour longtemps : — voyons — chacun à part soi, — s’il est possible de le rappeler !

464.

Mesure. — La pleine décision de la pensée et de la recherche, partant la liberté de l’esprit devenue qualité du caractère, rend mesuré dans les actions : car elle affaiblit la convoitise, tire à soi beaucoup de l’énergie dont on dispose, au profit de fins intellectuelles, et montre la demi-utilité ou l’inutilité et le danger de tous les changements brusques.

465.

Résurrection de l’esprit. — Dans la maladie politique, un peuple se rajeunit d’ordinaire luimême et retrouve son esprit qu’il perdait peu à peu dans la recherche et la conquête du pouvoir. La civilisation n’est redevable à rien plus qu’aux temps politiquement faibles.

466.

Idées neuves dans la vieille maison. — Le bouleversement des idées n’est pas immédiatement suivi du bouleversement des institutions, mais les idées nouvelles habitent longtemps dans la maison de leurs devancières, devenue désolée et incommode, et l’entretiennent même, par défaut de logement.

467.

L’instruction publique. — L’instruction, dans les grands États, sera toujours tout au plus médiocre, par la même raison qui fait que, dans les grandes cuisines, on cuisine tout au plus médiocrement.

468.

Corruption innocente. — Dans toutes les institutions où ne vient pas souffler l’air pénétrant de la critique publique, une corruption innocente pousse comme un champignon (par exemple dans les corps savants et les académies).

469.

Le savant comme homme politique. — Aux savants qui deviennent hommes politiques est d’ordinaire dévolu le rôle comique d’être forcément la bonne conscience d’une politique.

470.

Le loup caché derrière la brebis. — Presque tout politicien a, dans certaines circonstances, une fois tellement besoin d’un homme honorable que, pareil à un loup affamé, il fait irruption dans un bercail : seulement, ce n’est pas pour dévorer le bélier ravi, mais pour se cacher derrière son dos laineux.

471.

Temps heureux. — Un siècle heureux est absolument impossible par la raison que les hommes ne veulent que le souhaiter, mais ne veulent pas l’avoir, et tout individu, lorsque lui viennent d’heureux jours, apprend formellement à demander au ciel le trouble et la misère. Le destin des hommes est disposé pour d’heureux moments — toute vie en a de tels — mais non pour des époques heureuses. Néanmoins, ces époques restent comme l’ « au-delà des monts » dans l’imagination des hommes, comme un legs des ancêtres ; car on a sans doute, depuis des temps reculés, emprunté cette conception du siècle heureux à cet état où l’homme, après la tension violente de la chasse et de la guerre, s’abandonne au repos, étend ses membres, et entend bruire autour de lui les ailes du sommeil. C’est par un raisonnement faux que l’homme, conformément à cette vieille habitude, s’imagine que, maintenant encore, après des périodes entières de détresse et de peine, il peut goûter, à un degré et dans un temps proportionnels, cet état de bonheur.

472.

Religion et gouvernement. — Tant que l’État, ou, plus clairement, le gouvernement se sent établi tuteur au profit d’une masse mineure et se pose, à cause d’elle, la question de savoir si la religion est à maintenir ou à mettre de côté : il est extrêmement probable qu’il se déterminera toujours pour le maintien de la religion. Car la religion apaise la conscience individuelle dans les temps de perte, de disette, de terreur, de métiance, par conséquent, là où le gouvernement se sent hors d’état de faire directement quoi que ce soit pour l’adoucissement des souffrances morales de l’homme privé : il y a plus, même dans les maux généraux inévitables et surtout inéluctables (famines, crises pécuniaires, guerres), la religion assure une attitude de la masse tranquille, expectative, confiante. Partout où les lacunes nécessaires ou occasionnelles du gouvernement ou bien les dangereuses conséquences d’intérêts dynastiques se font sentir à l’homme intelligent et le disposent à la rébellion, les inintelligents croient voir le doigt de Dieu et se soumettent avec patience aux arrangements d’en haut (conception dans laquelle se confondent d’ordinaire les façons de gouverner divines et humaines) : ainsi la paix civile intérieure et la continuité de l’évolution se trouvent garanties. La puissance qui réside dans l’unité du sentiment populaire, dans des opinions et des fins égales pour tous, est protégée et scellée par la religion, hormis les rares cas où un clergé ne s’accorde pas sur le prix et entre en lutte avec la force gouvernementale. Pour l’ordinaire, l’État saura se concilier les prêtres, parce qu’il a besoin de leur éducation des âmes toute privée et cachée, et parce qu’il sait apprécier des serviteurs qui, apparemment et extérieurement, représentent un intérêt tout autre. Sans l’aide des prêtres, aucun pouvoir, maintenant encore, ne peut devenir « légitime » : comme Napoléon le comprit. — Ainsi gouvernement absolu tutélaire et maintien vigilant de la religion vont nécessairement de compagnie. En outre, il faut poser en principe que le personnel et les classes dirigeants sont édifiés sur l’utilité que leur assure la religion et par là, jusqu’à un certain point, se sentent supérieurs à elle, en tant qu’ils l’emploient comme moyen : aussi est-ce là que la liberté de pensée a son origine. — Mais quoi ? si une tout autre conception de l’idée de gouvernement, telle qu’elle est enseignée dans les Élats démocratiques, commence à se répandre ? si l’on ne voit en lui que l’instrument de la volonté du peuple, non pas une supériorité en comparaison d’une infériorité, mais exclusivement une fonction du souverain unique, du peuple ? En ce cas, le gouvernement ne peut prendre à l’égard de la religion que la position même que prend le peuple ; toute diffusion des lumières devra avoir sa résonance jusque dans ses représentants, une utilisation et une exploitation des impulsions et des consolations religieuses en vue de buts politiques ne sera pas aisément possible (à moins que des chefs de parti puissants n’exercent de temps en temps une influence semblable en apparence à celle du despotisme éclairé). Mais quand l’État ne pourra plus tirer lui-même d’utilité de la religion ou que le peuple aura sur les choses religieuses trop d’opinions diverses pour qu’il soit possible au gouvernement de garder dans les mesures concernant la religion une conduite identique et uniforme, — le remède qui apparaîtra nécessairement sera de traiter la religion comme une affaire privée et de s’en rapportera la conscience et à l’habitude de chacun. La conséquence en sera tout d’abord que le sentiment religieux paraîtra fortifié, en ce sens que des excitations cachées et opprimées, auxquelles l’État, volontairement ou à son insu, ne fournissait pas l’air vital, feront alors explosion et se dilateront jusqu’à l’extrême ; plus tard il sera démontré que la religion fourmille de sectes et que l’on a semé à profusion les dents du dragon dans l’instant qu’on faisait de la religion une affaire privée. Le spectacle de la lutte, la révélation hostile de toutes les faiblesses des doctrines religieuses ne permettra plus enfin qu’un remède, c’est que les meilleurs et mieux doués fassent leur affaire privée de l’irréligion : surtout que cet état d’esprit dominera alors dans l’esprit même du personnel gouvernant et, presque en dépit de leur volonté, donnera aux mesures qu’il prendra un caractère anti-religieux. Dès que cela se produira, la tendance des hommes encore animés de sentiments religieux, qui auparavant adoraient l’État comme quelque chose de sacré à demi ou tout à fait, se changera en une tendance décidément hostile à l’État ; ils abhorreront les mesures du gouvernement, chercheront à l’arrêter, à le traverser, à l’inquiéter, dans la mesure de leur pouvoir, et entraîneront ainsi, par la chaleur de leur opposition, les partis contraires, les irréligieux, à entrer dans un enthousiasme quasi-fanatique pour l’État ; à quoi viendra s’ajouter ce motif secret, que, dans ces partis, les cœurs sentiront un vide depuis leur rupture avec la religion et chercheront en attendant à se créèr un succédané, une sorte de bouche-trou, par le dévouement à l’État. À la suite de ces luttes de transition, peut-être de longue durée, la question se décidera enfin si les partis religieux sont assez forts pour revenir à un état ancien et faire machine arrière ; en ce cas, c’est inévitablement le despotisme éclairé (peut-être moins éclairé et plus timide qu’auparavant) qui prendra l’État en main, — ou bien si les partis irréligieux prendront le dessus et alors supprimeront, et finalement rendront impossible la reproduction de leurs adversaires après quelques générations, sans doute par l’école et l’éducation. Mais alors, chez eux aussi, diminuera cet enthousiasme pour l’État : il apparaîtra de plus en plus clairement qu’avec cette adoration religieuse pour laquelle il est un mystère, une institution surnaturelle, ont été ébranlés aussi le respect et la pitié dans les rapports avec lui. Par la suite les individus n’en regarderont plus que le côté où il peut leur être utile ou nuisible, et s’appliqueront par tous les moyens à prendre sur lui de l’influence. Seulement cette concurrence deviendra bientôt, trop grande, les hommes et les partis varieront trop vite, se précipiteront trop férocement les uns les autres jusqu’au bas de la montagne, à peine parvenus à son sommet. À toutes les mesures qui seront exécutées par un tel gouvernement fera défaut leur garantie de durée ; on reculera devant des entreprises qui devraient avoir durant des dizaines, des centaines d’années, une croissance paisible pour avoir le temps de mûrir leurs fruits. Personne ne ressentira plus à l’égard d’une loi d’autre devoir que de s’incliner momentanément devant la force qui a porté cette loi : mais aussitôt on entreprendra de la saper par une force nouvelle, une nouvelle majorité à former. À la fin, — on peut le déclarer avec assurance, — la défiance envers tout gouvernement, l’intelligence de ce qu’ont d’inutile et d’exténuant ces luttes à courte haleine, devront porter les hommes à une résolution toute neuve : à la suppression de l’opposition « privée et publique ». Les sociétés privées tireront à elles pas à pas les affaires d’État : même la pièce la plus solide qui restera du vieux travail de gouvernement (cette fonction, par exemple, qui doit garantir les particuliers contre les particuliers) sera finalement un jour assurée par des entrepreneurs privés. Le décri, la décadence et la mort de l’État, l’affranchissement de la personne privée (je n’ai garde de dire : de l’individu) est la conséquence de l’idée démocratique del’État ; en cela consiste sa mission. Une fois accomplie sa tâche — qui comme toute chose humaine porte en son sein beaucoup de raison et de déraison, — une fois vaincus tous les retours de l’ancienne maladie, un nouveau feuillet se déroulera dans le fablier de l’humanité, sur lequel on lira toutes sortes d’histoires étranges et peut-être aussi quelques bonnes choses. — Pour redire brièvement ce qui vient d’être dit : l’intérêt du gouvernement tutélaire et l’intérêt de la religion marchent la main dans la main, en sorte que si celle-ci commence à périr, le fondement de l’État sera aussi ébranlé. La croyance à un ordre divin des choses politiques, à un mystère dans l’existence-de l’État, est d’origine religieuse : la religion disparaît-elle, l’État perdra inévitablement son antique voile d’Isis et n’éveillera plus le respect. La souveraineté du peuple, vue de près, servira à faire évanouir jusqu’à la magie et la superstition dernière dans le domaine de ces sentiments ; la démocratie moderne est la forme historique de la décadence de l’État. — La perspective qu’ouvre cette décadence certaine n’est pas d’ailleurs à tous égards malheureuse : l’habileté et l’intérêt des hommes sont de toutes leurs qualités les mieux formées ; quand l’État ne répondra plus aux exigences de ces forces, ce ne sera pas le moins du monde le chaos qui lui succédera, mais une invention mieux appropriée encore que n’était l’État triomphera de l’État. De même que l’humanité a déjà vu périr bien des puissances organisatrices : — par exemple celles de la communauté de race, laquelle fut pendant des milliers d’années beaucoup plus puissante que celle de la famille, qui même très longtemps avant l’existence de celle-ci s’exerçait et commandait déjà. Nous voyons nous-mêmes l’importante idée du droit et du pouvoir de la famille, autrefois dominante dans toute l’étendue du monde romain, s’en aller devenant de jour en jour plus pâle et plus faible. Ainsi une race future verra l’État perdre de son importance dans quelques régions de la terre, — conception à laquelle bien des hommes du présent peuvent à peine penser sans crainte et sans horreur. Travailler à propager et à réaliser cette conception est, à la vérité, une autre affaire : il faut avoir une fière idée de sa raison et ne comprendre guère qu’a demi l’histoire pour mettre dès à présent la main à la charrue, — dans le temps que personne encore n’est capable de montrer les semences qui devront ensuite être semées sur le terrain labouré. Ayons donc confiance en « l’habileté et l’intérêt des hommes » pour maintenir maintenant encore l’État pendant un bon moment et repousser les essais destructeurs de demi-savants trop zélés et trop pressés.

473.

Le socialisme au point de vue de ses moyens d’action. — Le socialisme est le fantastique frère cadet du despotisme presque défunt, dont il veut recueillir l’héritage ; ses efforts sont donc, au sens le plus profond, réactionnaires. Car il désire une plénitude de puissance de l’État telle que le despotisme seul l’a jamais eue, même il dépasse tout ce que montre le passé, parce qu’il travaille à l’anéantissement formel de l’individu : c’est que celui-ci lui apparaît comme un luxe injustifiable de la nature, qui doit être par lui corrigé en un organe utile de la communauté. Par suite de cette parenté, il se montre toujours dans le voisinage de tous les déploiements excessifs de puissance, comme le vieux socialiste type Platon à la cour du tyran de Sicile ; il souhaite (il exige à l’occasion) le despotisme césarien de ce siècle, parce que, comme j’ai dit, il voudrait en être l’héritier. Mais cet héritage même ne suffirait pas à ses fins, il lui faut l’asservissement complet de tous les citoyens à l’État absolu, tel qu’il n’en a jamais existé de pareil ; et comme il n’a plus le moindre droit de compter sur la vieille piété religieuse envers l’État, qu’au contraire il doit, bon gré mal gré, travailler constamment à sa suppression — puisqu’en effet il travaille à la suppression de tous les États existants, — il ne peut avoir d’espoir d’une existence future que pour de courtes périodes, çà et là, grâce au plus extrême terrorisme. C’est pourquoi il se prépare silencieusement à la domination par la terreur et enfonce aux masses à demi cultivées, comme un clou dans la tête, le mot de « Justice », afin de leur enlever toute intelligence (après que cette intelligence a déjà bien souffert de la demi-culture) et de leur procurer, pour le vilain jeu qu’elles auront à jouer, une bonne conscience. — Le socialisme peut servir à enseigner de façon brutale et frappante le danger de toutes les accumulations de puissance dans l’État, et en ce sens insinuer une méfiance contre l’État même. Quand sa rude voix se mêlera au cri de guerre : « Le plus d’État possible », ce cri en déviendra d’abord. plus bruyant que jamais : mais bientôt éclatera avec non moins de force le cri opposé : « Le moins d’État possible. »

474.

Le développement de l’esprit, sujet de crainte pour l’État. — — La cité grecque (polis) était, comme toute puissance politique organisatrice, exclusive et défiante envers l’accroissement de la culture ; son instinct foncier de violence ne montrait presque à son égard que gêne et qu’entraves. Elle ne voulait admettre dans la culture ni histoire, ni progrès : l’éducation établie dans la constitution devait obliger toutes les générations et les maintenir à un niveau unique. Tout comme Platon le voulait encore pour son État idéal. C’est donc en dépit de la Polis que la culture se développait : il est vrai qu’indirectement et malgré elle, elle lui prêtait une aide, l’ambition de chaqueparticulier étant, dans la Polis, excitée au plus haut point, en sorte qu’une fois engagé dans la voie du progrès intellectuel, il poussait, là aussi, jusqu’à la dernière limite. On ne doit pas répliquer en se rapportant au panégyrique de Périclès : car ce n’est qu’un grand trompe-l’œil optimiste sur la soi-disant union nécessaire entre la Polis et la culture athénienne ; Thucydide le fait briller une fois encore, immédiatement avant que la nuit envahisse Athènes (la peste et la rupture de la tradition), tel un lumineux crépuscule, destiné à faire oublier le triste jour qui l’a précédé.

475.

L’homme européen et la destruction des nations. — Le commerce et l’industrie, l’échange des livres et des lettres, la communauté de toute la haute culture, le rapide changement de lieu et de pays, la vie nomade qui est actuellement celle de tous les gens qui ne possèdent pas de la terre, — toutes ces conditions entraînent nécessairement un affaiblissement et enfin une destruction des nations, au moins des nations européennes : si bien qu’il doit naître d’elles, par suite de croisements continuels, une race mêlée, celle des hommes européens. À cette fin s’oppose actuellement, sciemment ou non, l’exclusivisme des nations par la production des inimitiés nationales, mais la marche de ce mélange n’en avance pas moins lentement, malgré tous les courants contraires momentanés : ce nationalisme artificiel est au reste aussi dangereux que l’a été le catholicisme artificiel, car il est par essence un état de contrainte, un état de siège forcé, imposé par un petit nombre au grand nombre, et a besoin de ruse, de mensonge et de violence pour se maintenir en crédit. Ce n’est pas l’intérêt du grand nombre (des peuples), comme on aime à le dire, mais avant tout l’intérêt de certaines dynasties princières, puis celui de certaines classes du commerce et de la société, qui mène à ce nationalisme ; une fois qu’on a reconnu ce fait, on ne doit pas craindre de se donner seulement pour bon Européen et de travailler par le fait à la fusion des nations ; à quoi les Allemands peuvent contribuer par leur vieille qualité éprouvée, d’être interprètes et intermédiaires des peuples. — En passant : tout le problème des Juifs n’existe que dans les limites des États nationaux, en ce sens que là, leur activité et leur intelligence supérieure, le capital d’esprit et de volonté qu’ils ont longuement amassé de génération en génération à l’école du malheur, doit arriver à prédominer généralement dans une mesure qui éveille l’envie et la haine, si bien que dans presque toutes les nations d’à présent — et cela d’autant plus qu’elles se donnent plus des airs de nationalisme — se propage cette impertinence de la presse qui consiste à mener les Juifs à l’abattoir comme les boucs émissaires de tous les maux possibles publics et privés. Dès qu’il n’est plus question de conserver ou d’établir des nations, mais de produire et d’élever une race mêlée d’Européens aussi forte que possible, le Juif est un ingrédient aussi utile et aussi désirable qu’aucun autre reste national. Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, même dangereux : c’est barbarie de vouloir que le Juif fasse une exception. Il se peut même que ces traits présentent chez lui un degré particulier de danger et d’horreur ; et peut-être le jeune boursicotier juif est-il en somme l’invention la plus répugnante de la race humaine. Malgré tout, je voudrais, savoir combien, dans une récapitulation totale, on doit pardonner à un peuple qui, non sans notre faute à tous, a parmi tous les peuples eu l’histoire la plus pénible, et à qui l’on doit l’homme le plus digne d’amour (le Christ), le sage le plus intègre (Spinoza), le livre le plus puissant et la loi morale la plus influente du monde. En outre : aux temps les plus sombres du moyen-âge, quand le rideau des nuages asiatiques pesait lourdement sur l’Europe, ce furent des libres-penseurs, des savants, des médecins juifs qui maintinrent le drapeau des lumières et de l’indépendance d’esprit sous la contrainte personnelle la plus dure, et qui défendirent l’Europe contre l’Asie ; c’est à leurs efforts que nous devons en grande partie qu’une explication du monde plus naturelle, plus raisonnable, et en tout cas affranchie du mythe, ait enfin pu ressaisir là victoire, et que la chaîne de la civilisation, qui nous rattache maintenant aux lumières de l’antiquité gréco-romaine, soit restée ininterrompue. Si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a surtout contribué à l’occidentaliser de nouveau : ce qui revient à dire en un certain sens, à rendre la mission et l’histoire de l’Europe une continuation de l’histoire grecque.

476.

Supériorité apparente du moyen-âge. — Le moyenâge montre dans l’Église une institution qui se propose une fin universelle, embrassant l’humanité dans son ensemble, et de plus une fin nécessaire à l’intérêt — soi-disant — suprême de l’humanité : considérées en regard, les fins des États et des nations que montre l’histoire moderne donnent une impression d’étroitesse ; elles apparaissent mesquines, basses, matérielles, bornées dans l’espace. Mais cette impression différente sur l’imagination ne doit pas enfin déterminer notre jugement ; car cette institution universelle répondait à des besoins artificiels, reposant sur des fictions, qu’il lui fallait d’abord faire naître là où ils n’existaient pas (besoin de rédemption) ; les institutions nouvelles portent remède à des nécessités réelles ; et le temps viendra où naîtront des institutions destinées à servir les véritables besoins communs de tous les hommes, à rejeter dans l’ombre et dans l’oubli l’idéal de fantaisie, l’Église catholique.

477.

La guerre indispensable. — C’est une vaine idée d’utopistes et de belles âmes que d’attendre beaucoup encore (ou même : beaucoup seulement alors) de l’humanité, quand elle aura désappris de faire la guerre. En attendant, nous ne connaissons pas d’autre moyen qui puisse rendre aux peuples fatigués cette rude énergie du champ de bataille, cette profonde haine impersonnelle, ce sang-froid dans le meurtre uni à une bonne conscience, cette ardeur commune organisatrice dans l’anéantissement de l’ennemi, cette fière indifférence aux grandes pertes, à sa propre vie et à celle des gens qu’on aime, cet ébranlement sourd des âmes comparable aux tremblements de terre, avec autant de force et de sûreté que ne fait n’importe quelle grande guerre ; les ruisseaux et les torrents qui se font jour alors, roulant il est vrai dans leur cours des pierres et des fanges de toute sorte et ruinant les prés des cultures un peu délicates, remettent ensuite en mouvement, dans des circonstances favorables, les rouages des ateliers de l’esprit, qui se reprennent à tourner avec une force nouvelle. La civilisation ne peut absolument pas se passer des passions, des vices et des méchancetés. — Lorsque les Romains parvenus à l’Empire furent un peu las des guerres, ils essayèrent de retirer de nouvelles forces des battues à la bête fauve, des combats de gladiateurs et des persécutions contre les chrétiens. Les Anglais d’aujourd’hui, qui semblent en somme avoir aussi renoncé à la guerre, prennent un autre moyen de recréer ces forces qui décroissent : ces périlleux voyages de découvertes, ces traversées, ces ascensions, entrepris, à ce qu’on dit, pour des buts scientifiques, en réalité pour rapporter chez eux des aventures, des dangers de toute nature, un supplément de force. On inventera sous diverses formes de pareils substituts de la guerre, mais peut-être feront-ils voir de plus en plus qu’une humanité d’une culture aussi élevée et par là même aussi fatiguée que l’est aujourd’hui l’Europe, a besoin non seulement des guerres, mais des plus terribles — partant de retours momentanés à la barbarie — pour ne pas dépenser en moyens de civilisation sa civilisation et son existence mêmes.

478.

Activité au Sud et au Nord. — L’activité se produit de deux façons diverses. Les ouvriers du Sud sont actifs, non par désir du profit, mais par le besoin constant des autres. Comme il vient toujours quelqu’un qui veut faire ferrer un cheval, raccommoder une voiture, le forgeron est actif. S’il ne venait personne, il s’en irait flâner sur le marché. Se nourrir n’est pas une grave nécessité dans un pays fertile, il n’aurait besoin pour cela que d’une très petite quantité de travail, en tout cas pas d’activité ; au pis-aller, il se contenterait de mendier. — L’activité de l’ouvrier anglais suppose au contraire le goût du profit : il a conscience de lui-même et de son but, il veut acquérir par la propriété la puissance, par la puissance le plus de liberté et de noblesse individuelle possible.

479.

La richesse, origine d’une noblesse de race. — La richesse produit nécessairement une aristocratie de race, car elle met en état de choisir les femmes les plus belles, de payer les meilleurs maîtres, elle procure à l’homme la propreté, le temps d’exercer son corps et surtout la possibilité d’éviter le travail corporel abrutissant. En ce sens, elle crée toutes les conditions nécessaires pour faire qu’en quelques générations les hommes se comportent, et même se conduisent noblement et vertueusement : la liberté plus grande de conscience, l’absence des mesquineries misérables, de l’abaissement devant ceux qui procurent le pain, de l’épargne sou à sou. — Précisément ces avantages négatifs sont la plus riche dot de bonheur pour un jeune homme ; un homme très pauvre se ruine d’ordinaire par sa noblesse de pensée, il ne professe pas et n’acquiert rien, sa race n’est pas viable. — Mais il faut là-dessus considérer que la richesse exerce presque les mêmes effets, qu’un homme puisse dépenser trois cents écus ou trente mille par an : il n’y a dès lors plus de progression réelle des circonstances favorables. Seulement, avoir moins, mendier dans son enfance et s’humilier, c’est chose terrible : quoique pour des gens qui cherchent le bonheur dans l’éclat des cours, dans la subordination aux hommes puissants et influents ou qui veulent devenir des princes de l’Église, cela puisse être le bon point de départ. — (On y apprend à se courber pour pénétrer dans les sentiers souterrains de la faveur).

480.

Envie et paresse en sens divers. — Les deux partis adversaires, le parti socialiste et le parti national — ou quels que soient les noms qu’ils portent dans les diverses contrées de l’Europe, — sont dignes l’un de l’autre : l’envie et la fainéantise sont, chez l’un comme chez l’autre, les puissances motrices. Dans l’un des camps, on veut travailler aussi peu que possible de ses bras, dans l’autre, aussi peu que possible de la tête ; dans le dernier on hait, on envie les individus éminents, qui grandissent en son sein, qui ne se laissent pas de bon cœur mettre en ligne et en rang pour une action en masse ; dans le premier, la caste de la société meilleure, établie dans des conditions matérielles plus favorables, dont la mission propre, la production des bienfaits supérieurs de la civilisation, rend intérieurement la vie d’autant plus pénible et douloureuse. Si l’on réussit, il est vrai, à faire de cet esprit d’action en masse l’esprit des classes élevées de la société, les bataillons socialistes seront absolument en droit de chercher à faire matériellement passer le niveau entre eux et ces classes, puisque moralement, dans la tête et dans le cœur, ils se croient déjà mutuellement au même niveau. — Vivez en hommes supérieurs et faites sans cesse les affaires de la civilisation supérieure, — alors tout ce qui y vit reconnaîtra vos droits, et l’ordre de la société, dont vous êtes le sommet sera garanti contre tout maléfice et tout mauvais coup !

481.

La grande politique et ses inconvénients. — De même qu’un peuple ne subit pas les plus grands inconvénients qu’apportent la guerre et la préparation à la guerre, par les frais de guerre, les arrêts du commerce et des communications, ni non plus par l’entretien des armées permanentes — quelque graves que puissent être ces inconvénients, aujourd’hui que huit États de l’Europe y dépensent annuellement la somme de cinq milliards, — mais parce que d’année en année les hommes les plus sains, les plus forts, les plus laborieux, sont en nombre extraordinaire arrachés à leurs occupations et à leurs vocations propres, pour être soldats : de même un peuple qui se met en devoir de faire la grande politique et de s’assurer une voix prépondérante parmi les puissances n’en subit pas les plus graves inconvénients là où on les trouve d’ordinaire. Il est vrai qu’à partir de ce moment il sacrifie continuellement une foule de talents éminents sur I’ « autel de la patrie » ou pour l’ambition nationale, au lieu qu’auparavant ces talents, que la politique dévore maintenant, trouvaient ouverts d’autres champs d’action. Mais à côté de ces hécatombes publiques, et au fond bien plus effrayant, a lieu un drame qui ne cesse de se jouer en cent mille actes simultanément : tout homme sain, laborieux, intelligent, actif, d’un peuple ainsi avide des couronnes de la gloire politique, est dominé par cette avidité et ne s’adonne plus à son affaire aussi complètement que jadis : les problèmes et les soucis journellement renouvelés du bien public dévorent un prélèvement journalier sur le capital de tête et de cœur de chaque citoyen : la somme de tous ces sacrifices et de toutes ces pertes d’énergie et de travail individuels est si énorme que la floraison politique d’un peuple entraîne, presque nécessairement, un appauvrissement et un affaiblissement intellectuels, une diminution de capacité pour les œuvres qui exigent beaucoup de concentration et d’attention. Finalement on peut se demander : trouve-t-on son compte à toute cette floraison et cette magnificence de l’ensemble (qui enfin ne se manifeste que dans l’épouvante des autres États à l’aspect du colosse nouveau et dans une protection arrachée à l’étranger pour la prospérité industrielle et commerciale de la nation), si à ces fleurs grossières et bariolées de la nation doivent être sacrifiées toutes les plantes et herbes plus nobles, plus tendres, plus intellectuelles, dont son sol était jusqu’alors si riche ?

482.

Et redisons-le encore. — Opinions publiques — paresses privées.