Humiliés et offensés/Première partie/Chapitre V

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Traduction par Ed. Humbert.
Plon (p. 25-29).

V

Les Ikhmeniew vinrent donc à Saint-Pétersbourg. Je ne décrirai pas ma rencontre avec Natacha, que pendant ces quatre annees de séparation je n’avais pas oubliée un instant. Je ne me rendais pas bien compte du sentiment que produisait en moi son souvenir ; mais en la revoyant, ma première pensée fut qu’elle m’était adjugée par le sort.

Il me sembla d’abord qu’elle s’était peu développée, et qu’elle était restée la même fillette d’avant notre séparation. Mais par la suite je découvris chaque jour en elle quelque chose de nouveau, que j’avais totalement ignoré jusqu’alors, comme si elle me l’eût caché à dessein, comme si la jeune fille avait voulu se dissimuler à mes yeux... et quelles jouissances pour moi que ces découvertes !

Pendant les premiers temps de son séjour dans la capitale, Ikhméniew était irritable, bilieux ; son affaire n’allait pas bien, il s’emportait, s’indignait, se plongeait dans ses paperasses et ne se souciait guère de nous.

Anna Andréievna, sa femme, était comme perdue et ne savait que devenir ; Pétersbourg lui faisait peur ; elle soupirait, tremblait, pleurait les lieux où elle avait vécu jusqu’alors, gémissait de ce que Natacha était en âge de se marier et qu’il n’y avait personne qui pensât à elle ; elle se laissait aller à une étrange franchise envers moi, faute d’avoir quelqu’un de mieux qualifié pour recevoir ses confidences.

Je venais d’achever mon premier roman, celui qui commença ma carrière littéraire et que, comme débutant, je ne savais où placer. Je n’en avais pas dit un mot aux Ikhméniew, qui étaient prets à se brouiller avec moi parce que je vivais dans l’oisiveté, c’est-à-dire sans emploi et sans rien faire pour en obtenir un. Mon père adoptif me l’avait amèrement reproché, et comme ses reproches étaient dictés par l’affection paternelle, j’eus honte de lui avouer de quoi je m’occupais. En effet, comment lui déclarer tout droit que je ne voulais pas être fonctionnaire et que je faisais des romans ? Je le trompai donc en lui disant que je ne trouvais pas de place, quoique je fisse tout ce qui était en mon pouvoir pour en obtenir une. Du reste, il n’avait guère le temps de me contrôler.

Un jour, Natacha, qui avait entendu un de nos entretiens, me prit à part et, les larmes aux yeux, me supplia de penser à mon avenir ; elle m’interrogea, cherchant à savoir à quoi je passais mon temps, et comme je ne m’ouvris pas à elle non plus, elle me fit jurer que je ne me rendrais pas malheureux par ma paresse et mon oisiveté. Je ne lui avouai pas mon genre de travail, et pourtant je suis sûr qu’un seul mot d’encouragement venant de sa part m’aurait causé plus de joie que les jugements les plus flatteurs que j’ai entendus par la suite.

Enfin mon roman parut. Longtemps déjà avant sa publication, on en avait parlé dans le monde littéraire. B... s’était réjoui comme un enfant en lisant mon manuscrit.

Si jamais j’ai été heureux, ce n’est point pendant les premiers moments d’ivresse de mes succès, mais lorsque je n’avais encore ni lu ni montré mon ouvrage à personne, pendant ces longues nuits passées au milieu de rêves et d’espérances enthousiastes, lorsque, travaillant avec passion, je vivais avec les personnages que j’avais créés, comme avec des parents, avec des êtres qui existaient véritablement : je les aimais, je prenais part à leur joie et à leur tristesse, et quelquefois même il m’est arrivé de verser de vraies larmes sur le peu de sagacité d’un de mes héros.

Je ne saurais décrire la joie que ressentirent le vieux Ikhméniew et sa femme au bruit de mes succès ; leur premier sentiment fut la surprise. Anna Andréievna ne voulait pas croire que ce nouvel écrivain, dont tout le monde faisait l’éloge, fût... ce même Vania qui, etc., etc., et elle se mettait à branler la tête. Le vieillard fut encore plus longtemps à se rendre, et lorsque les premiers bruits arrivèrent à son oreille, il fut tout effrayé ; il me dit que je perdais toutes chances de faire carrière au service de l’État et me parla de la vie déréglée que mènent la plupart des écrivains.

Mais des appréciations favorables qui parurent dans des journaux et quelques paroles élogieuses qu’il entendit prononcer sur mon compte par des gens en qui il avait une confiance frisant la vénération, le firent changer d’opinion. Lorsqu’il vit que j’avais de l’argent et qu’il sut comment le labeur littéraire peut être rétribué, ses derniers scrupules s’évanouirent. Prompt à passer du doute à la plus entière confiance, joyeux comme un enfant à cause de mes succès, il s’abandonna tout à coup aux plus folles espérances, aux rêves les plus éblouissants sur mon avenir. Chaque jour il créait pour moi quelque nouvelle carrière et faisait quelque nouveau projet, et Dieu sait ce que ces projets n’embrassaient pas ! Il commença même à me témoigner une certaine déférence que je ne lui avais pas inspirée auparavant.

Pourtant ses doutes revenaient parfois tout à coup l’assiéger au beau milieu de ses fantaisies enthousiastes et le déconcertaient entièrement. Être auteur, poëte ! quelle singulière chose ! Les poètes avaient-ils jamais fait leur chemin ? arrivaient-ils aux honneurs ? Il n’y avait guère à attendre de tous ces gratte-papier.

Ces perplexités et ces doutes lui venaient le plus souvent à l’heure du crépuscule ; il était alors particulièrement nerveux, impressionnable et soupçonneux. Natacha et moi, nous le savions et nous nous en amusions d’avance. Je m’efforçais de l’amener à une appréciation moins pessimiste en lui racontant quelque anecdocte sur Soumarokow, qui avait été fait général[1] ; Derjavine, qui avait reçu une tabatière pleine de pièces d’or ; je lui disais que l’impératrice Catherine avait fait une visite à Lomonossow, je lui parlais de Pouschkine, de Gogol.

— Je sais, mon ami, je sais tout cela, répondait-il, quoique peut-être il entendît ces histoires pour la première fois de sa vie. Quant à toi, ce qui me console un peu, c’est que ton fricot n’est pas écrit en vers. Les vers, mon cher, c’est absurde, ne me contredis pas, et crois-en un vieillard qui te veut du bien, c’est du temps perdu ! Que les collégiens fassent des vers, passe encore ; mais un jeune homme de ton âge, ça le mène tout droit à la maison des fous.

Pouschkine est un grand homme, personne ne dit le contraire ! Mais des vers et rien de plus ; tout cela est bien éphémère ! Du reste, je l’ai peu lu. La prose, c’est une autre affaire ; l’écrivain peut instruire, il peut parler d’amour de la patrie, de vertu… Je ne sais pas bien m’expliquer, mais tu me comprends. C’est l’amitié qui me fait parler. Du reste, voyons ce que tu vas nous lire, dit-il comme conclusion et d’un ton protecteur, le jour où j’avais enfin pu apporter mon ouvrage. Nous étions tous réunis, après le thé, autour d’une table ronde. Lis donc un peu ce que tu as griffonné là, ajouta-t-il, tu as fais beaucoup parler de toi ! Voyons ce que c’est.

Je me disposai à lire. Mon roman avait paru le jour même, et aussitôt que j’en avais eu un exemplaire, j’étais accouru chez les Ikhméniew. Que j’avais été chagriné de ne pas pouvoir leur lire plus tôt ! Mais le manuscrit était déjà entre les mains de l’éditeur. Natacha en avait pleuré de dépit, elle m’avait fait une querelle et m’avait reproché que des étrangers liraient mon roman avant elle…

Enfin, nous voilà établis tous ensemble ; le père prend un air extraordinairement sérieux. Il se prépare porter le jugement le plus sévère, il veut s’assurer par lui-même, se faire une conviction.

La vieille dame, elle aussi, avait l’air plus solennel que de coutume ; elle avait même failli mettre un nouveau bonnet tout exprès pour la lecture. Depuis longtemps elle s’apercevait que je regardais sa chère Natacha avec un amour infini, que mon esprit était occupé d’elle, que ma vue se troublait lorsque je lui parlais, et que Natacha à son tour me regardait d’un regard plus brillant qu’autrefois. Le temps était enfin arrivé où le succès venait réaliser mes espérances dorées et m’apporter le bonheur.

Elle avait remarqué aussi que son mari s’était mis depuis quelque temps à me louer d’une manière excessive et à porter d’une façon toute particulière ses regards sur sa fille et sur moi… et soudain elle était prise de frayeur : je n’étais ni comte, ni prince, ni duc régnant ; si du moins j’avais été, faute de mieux, conseiller de collège sortant de l’école de droit, jeune, décoré et beau garçon ! Quand elle était en train de faire des souhaits, elle n’aimait pas s’arréter à mi-chemin.

  1. En russe, général se dit aussi pour les employés civils et correspond à conseiller privé actuel.