Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage/Même sujet

La bibliothèque libre.

MÊME SUJET

Et je demanderai justice de la Justice.
Molière (l’Avare).

Je ne sais si vous partagez mon sentiment ; mais il me semble que toute personne qui s’adresse au public ne doit pas se contenter d’avoir démontré l’erreur, qu’elle doit à ses lecteurs — ne fussent-ils qu’un ! — qu’elle se doit à elle-même de montrer où est la vérité. Ce qui revient à dire qu’après avoir détruit une conception, il faut en proposer une autre… meilleure.

Ayant nié la valeur des idées de M. Proudhon sur l’amour, la femme, le mariage, il me reste à affirmer quelque chose sur cette importante trilogie. Je l’entreprendrai, non point comme un philosophe utopiste, mais comme peut le faire une personne sans autorité, mais aussi sans amour du bruit et de l’éclat, qui par caractère s’inquiète bien plus du réel que de l’idéal, du mieux actuellement possible que du parfait, et qui, à défaut de la science qui lui manque, se préoccupe par-dessus tout du simple bon sens, et le consulte autant qu’elle peut.

M. Proudhon a résumé ses idées sur la question en une espèce de catéchisme par demandes et par réponses, fort bien fait du reste, à part la thèse qui est celle que l’on sait, et partant détestable. Nous imiterons cette forme qui force d’être clair et simple, et qui est exclusive de toute phraséologie.

Mais, auparavant, nous avons un autre devoir à remplir.

Nous venons d’exposer impartialement la thèse soutenue par M. Proudhon sur le mariage considéré comme institution juridique et comme instrument de réhabilitation de la femme ; mais n’ayant reproduit que l’idée principale en négligeant les détails, nous craignons d’avoir donné de cette partie de l’œuvre une idée trop mauvaise. Il faut le dire, M. Proudhon, dans ce chapitre, a souvent racheté, par l’éclat du style et par l’élévation de la pensée, la pauvreté logique de son système. Jamais peut-être plus mauvaise thèse ne fut plus habilement et plus brillamment soutenue. D’ailleurs, nous avons, rapporté les grosses sottises qu’il a adressées aux femmes, il est juste de le montrer s’efforçant de réparer le mal qu’il leur a fait et s’appliquant à les faire monter idéalement sur l’autel, après les avoir positivement dans la boue.

Son amour m’a refait une virginité,


dit, en parlant de Didier, la Marion Delorme de Victor Hugo… M. Proudhon a-t-il voulu que la femme, oubliant les humiliations qu’il lui a fait subir, lui adressât quelque remercîment de ce genre ? En tout cas, il a trouvé des choses charmantes à lui dire. Qu’on nous permette quelques citations. Nous aurons d’ailleurs ainsi occasion de relever encore à l’endroit des femmes des erreurs dangereuses encadrées dans de très-jolis compliments ; car si ce chapitre du mariage n’est pour elles qu’une distribution de dragées, dans toutes ces dragées, le sucre ne sert souvent qu’à recouvrir le fiel, peut-être le poison.

« Qu’est-ce que la femme ? » se demande M. Proudhon ; et il répond :

« La femme est la conscience de l’homme personnifiée. C’est l’incarnation de sa jeunesse, de sa raison et de sa justice, de ce qu’il y a en lui de plus pur, de plus intime, de plus sublime, et dont l’image vivante, parlante et agissante, lui est offerte pour le réconforter, le conseiller, l’aimer sans fin et sans mesure. Elle naquit de ce triple rayon qui, partant du visage, du cerveau et du cœur de l’homme et devenant corps, esprit et conscience, produisit, comme idéal de l’humanité, la dernière et la plus parfaite des créatures. »

Cette mythologie est bien un peu en contradiction avec ce qui a été dit précédemment de l’impureté native de la femme et de son infériorité radicale au triple point de vue physique, intellectuel et moral ; mais M. Proudhon répond que la contradiction ne vient pas de lui, qu’elle est dans le sujet lui-même : la femme n’est qu’un tas d’antinomies !

« La femme est belle. J’ai regretté, je le confesse, de n’avoir pas pour la peindre le style d’un Lamartine : regret indiscret. Assez d’autres célébreront celle que l’univers adore, que l’enfance ne peut regarder sans extase, la vieillesse sans soupirer. Après ce que j’ai dit de ses misères, la seule chose qui me soit permise en parlant de ses allégresses, c’est la simplicité, surtout le calme.

« Quand l’Église nous représente la Vierge dans son immortalité radieuse, entourée de ses anges et foulant aux pieds le serpent, elle fait le portrait de la femme, telle que la pose la nature dans l’institution du mariage.

« Elle est belle, dis-je, belle dans toutes ses puissances ; or, la beauté devant être chez elle tout à la fois l’expression de la justice et l’attrait qui nous y porte, elle sera meilleure que l’homme ; l’être faible et nu, que nous n’avons trouvé propre ni au travail du corps, ni aux spéculations du génie, ni aux fonctions sévères du gouvernement et de la judicature, va devenir par sa beauté le moteur de toute justice, de toute science, de toute industrie, de toute vertu. »

Vous avez goûté la dragée ; au milieu du sucre, vous allez trouver l’amertume. L’auteur continue : « D’où vient d’abord la beauté à la femme ? » Notons ceci : « De l’infériorité même de sa nature. » Et voici comment :

« On peut dire que chez l’homme la beauté est passagère ; elle n’a rien pour lui d’essentiel ; elle n’est pas dans sa destinée ; il la traverse vite, pour arriver au plus tôt à la force. L’homme à seize ans n’est pas encore homme ; la jeune fille, au contraire, est déjà femme, et les années ne lui apporteront rien, si ce n’est peut-être de l’expérience.

« La beauté est la vraie destination du sexe ; c’est sa condition naturelle, son état… La nature pousse donc rapidement le sexe à la beauté ; ce but atteint, elle l’y arrête. Tandis que l’homme passe outre, elle semble dire à la femme : Tu n’iras pas plus loin, car tu ne serais plus belle. »

Nous ne pouvons laisser passer de telles paroles sans protestation.

L’être humain est très-complexe ; c’est une unité multiple. Parmi ses divers attributs se trouve la beauté et se trouve la force. Chez la femme, la première est en prédominance ; la seconde prédomine chez l’homme. Mais, parce que la nature s’applique surtout à faire la femme belle et l’homme fort, est-ce à dire que l’homme ne soit que force et la femme que beauté ? La femme aussi a sa force, comme l’homme aussi a sa beauté ; mais ils ont, l’un et l’autre, quelque chose de plus : c’est une puissance virtuelle de perfectionnement moral et intellectuel dont le principe est sans doute dans la nature, mais dont les moyens d’action sont dans l’état social. Il n’est pas plus vrai que le développement de la femme s’arrête à la beauté, qu’il n’est vrai que le développement de l’homme s’arrête à la force. Quand l’un et l’autre sont arrivés à la plénitude de leur épanouissement physique, c’est alors que commence pour eux la création morale et intellectuelle, dont ils empruntent les éléments à la société. La femme une fois femme, comme l’homme une fois homme, se créent un esprit et une conscience ; l’individu acquiert alors un caractère qui lui est propre, caractère d’autant plus marqué, qu’il a développé davantage ses facultés par l’exercice et la volonté. Cette création autonomique, qui se reproduit sur la physionomie et lui donne un caractère, est tout indépendante de ce qui fait la beauté physique comme de ce qui fait la force musculaire. Elle est organique, et par conséquent fatale, en ce sens qu’elle est proportionnelle à la puissance des organes et à l’harmonie des facultés ; mais elle est libre aussi, parce que c’est la volonté qui la détermine. Enfin, elle est contingente, parce qu’elle dépend des influences des temps et des milieux. Dans tous les cas, et c’est ce qu’il importe de constater ici, cette création de l’être moral dure autant que les organes dans leur état de santé et de fonctionnement harmonique. En un mot, s’il est vrai que la femme soit une beauté comme l’homme est une force, la femme, comme l’homme, est une conscience qui se crée et une intelligence qui se développe indéfiniment.

S’il n’en est pas ainsi actuellement dans la généralité concrète, n’en accusez que votre ignorance et votre barbarie. Si la création autonomique de l’être moral est peu visible dans notre milieu social, est-ce une raison pour la méconnaître en principe, et ne suffit-il pas de quelques types supérieurs qui se sont produits et se produisent tous les jours pour prouver que l’espèce peut aller au moins jusque-là ?

M. Proudhon a écrit une phrase qui devrait lui valoir bien des indulgences, si les femmes les distribuaient : « Ce sont nos misères sociales, nos iniquités et nos vices qui enlaidissent, qui meurtrissent la femme. » C’est là un mot parti du cœur ; est-il bien de lui ? Il n’en faut pas moins lui savoir gré de l’avoir dit ; y avoir pensé, c’est l’avoir fait sien, et vis-à-vis du sentiment, cela vaut autant que de l’avoir créé le premier.

M. Proudhon, pour parler dignement de la beauté de la femme, n’a besoin d’emprunter la plume de personne. Il trouve, pour exprimer ses idées sur ce sujet, des façons charmantes ; il a des mots pleins de caresses, des phrases toutes veloutées, et parfois des jets de sentiment, des éclats de poésie :

« La femme, transparente, lumineuse, est le seul être dans lequel l’homme s’admire ; elle lui sert de miroir, comme lui servent à elle-même l’eau du rocher, la rosée, le cristal, le diamant, la perle, comme la lumière, la neige, les fleurs, le soleil, la lune et les étoiles.

« On la compare à tout ce qui est jeune, beau, gracieux, luisant, fin, délicat, doux, timide et pur : à la gazelle, à la colombe, au lis, à la rose, au jeune palmier, à la vigne, au lait, à la neige, à l’albâtre. Tout paraît plus beau par sa présence ; sans elle toute beauté s’évanouit : la nature est triste, les pierres précieuses sans éclat, tous nos arts, enfants de l’amour et de la beauté, insipides, la moitié de notre travail sans valeur, »

Tout cela est charmant, mais c’est de la poésie, de la littérature ; cela ne prouve rien. Voici venir le raisonnement et tout va se gâter. Il n’y aura plus lieu d’applaudir, il faudra réfuter. Nous citons ce qui suit, c’est important :

« En deux mots, ce que l’homme a reçu de la nature en puissance, la femme l’a obtenu en beauté. Mais prenez-y garde, la puissance et la beauté sont des qualités incommensurables. (Ici puissance veut sans doute dire vigueur ; car il n’y a pas antinomie entre la puissance et la beauté, la beauté étant aussi une puissance.) Établir entre elles une comparaison, en faire l’objet d’un échange, payer des produits de la force la possession de la beauté, c’est avilir cette dernière, c’est rejeter la femme dans la servitude et l’homme dans l’iniquité. Le beau et le juste[1] se touchent par d’intimes rapports, sans doute ; mais ce sont deux catégories à part qui ne sauraient donner lieu, dans la société, à une similitude de droits, à une égalité de prérogatives.

« Constatons seulement que si, sous le rapport de la vigueur, l’homme est à la femme comme 3 est à 2, la femme, sous le rapport de la beauté, est aussi à l’homme comme 3 est à 2 ; que cet avantage ne lui est pas donné sans doute pour la laisser dans l’abjection, et qu’en attendant la loi qui doit régler les rapports des époux, la beauté de la femme est le premier de ses droits, comme elle est la première de ses pensées. »

La lecture de ce paragraphe nous a révélé la source principale des erreurs de M. Proudhon et le secret de ses divers voyages à la recherche de cet absolu, qu’il a cru trouver, tantôt dans la suppression de l’intérêt, tantôt dans l’arrêt de la valeur, tantôt dans l’échange sans l’intermédiaire du capital monétaire, et enfin dans la constitution d’un organe juridique, ce qui est bien la plus vaine de ses inventions.

L’erreur fondamentale de M. Proudhon, source de toutes les autres, a été de ne jamais voir la loi dans les choses, d’étudier deux termes dans leurs rapports sans vouloir référer ces rapports à un troisième terme qui en détermine l’expression, la signification réelle.

Je vais tâcher de me faire comprendre sans métaphysique, ou avec le moins possible de métaphysique.

Penser, c’est peser. Si nous considérons notre entendement comme un instrument d’appréciation, nous voyons que, semblables à la balance à double plateau, nos facultés sont doubles. Elles saisissent ainsi deux faits, deux choses, dans leurs rapports, et en déterminent la différence. Mais pour déterminer cette différence, il faut une loi commune antérieurement reconnue qui serve de point de repère au double courant, de mesure au double phénomène. Ainsi, dans le fait de comparer deux corps pesants dans leurs rapports de poids, il y a bien les deux plateaux de la balance qui donnent le plus ou le moins ; mais pour déterminer la différence, pour l’exprimer et la convertir en fait, il faut un critérium de pesanteur, qui fait partie de la balance, ou que vous y annexez au moment de l’opération (comme les poids), mais qui, dans sa norme unitaire, est antérieur et supérieur au fait de pesage, et se rattache à la loi générale de pesanteur. Dans cette opération vous avez soumis un phénomène à sa loi propre, vous l’avez ramené à l’unité ; vous avez comparé deux choses entre elles dans leurs rapports avec une loi générale et vous avez formulé un fait nouveau. Eh bien, notre entendement procède de même. Seulement, notre entendement qui est vivant, est à la fois l’agent et l’instrument de l’opération. Comme la balance, il a ses deux plateaux et il a sa mesure propre ; mais l’emploi de la mesure et des plateaux lui appartient. Cependant, comme la balance, il ne fait que reproduire une loi générale. Cette loi, il la contient en lui dans son principe, la résume dans son unité, la représente dans l’ordre idéal, et, tout en lui étant soumis, s’en sert librement pour créer des faits, pour produire des actes intellectuels.

Ici, nous avons pris pour exemple la loi la plus générale que nous connaissions ; mais il y a d’autres lois secondaires, spéciales, qui nous fournissent des critères pour les divers ordres de phénomènes.

Nous avons des mesures pour les temps et pour les espaces, nous en avons pour les phénomènes de chaleur, de son, de lumière, pour toutes les manifestations de nos sens, pour tous les faits de la vie naturelle et de la vie sociale.

En un mot, il ne se présente rien que nous ne puissions rattacher d’une manière plus ou moins médiate à une loi générale ; il ne se produit aucun phénomène qui ne soit le résultat d’un double rapport et d’une loi ; et de même dans l’entendement, il ne peut y avoir ni idée ni connaissance sans la double condition de la loi et des rapports, ou, en d’autres termes, sans deux faits, et un troisième déjà accepté, servant de commune mesure aux deux autres faits, et représentant des faits ou plutôt des notions antérieures ramenées à une unité de formule, c’est-à-dire à une loi plus ou moins générale. C’est là le procédé par lequel dans l’ordre cosmique, comme dans l’ordre intellectuel, les faits concrets, toujours complexes et multiples, se ramènent à l’unité abstraite. À mesure qu’un fait se produit, il est saisi par la loi, et l’ordre règne. Tout fait que nous ne pouvons pas ramener à une loi reste pour nous inexplicable. S’il pouvait, dans l’ordre naturel, se produire un phénomène qui ne rentrât pas dans une loi générale, il y aurait dans le monde un élément de perturbation ; l’ordre serait troublé. Tel est l’emploi du miracle. C’est pourquoi tous les marchands de miracles sont moralement des perturbateurs.

Je ne sais si je ne suis parvenue à me faire comprendre. L’analyse des remèdes proposés comme des panacées par M. Proudhon, nous permettrait de jeter quelque clarté sur le sujet ; mais ce serait long et en dehors de notre cadre. Nous citerons seulement un de ces remèdes, et la principale raison qu’il donnait de son efficacité.

Dans son programme de la Banque du Peuple, qui avait, comme on sait, pour but de fournir un organe à l’échange des valeurs sans l’intermédiaire métallique, M. Proudhon, considérant l’argent comme une valeur parasite, prétendait que son emploi, onéreux aux producteurs, était inutile dans l’échange, et assurait qu’il pouvait être supprimé dans la circulation comme dans la création des produits. Pour faire comprendre toute l’inutilité de ce lien général, il supposait l’introduction d’une syllabe commune, et toujours la même, entre toutes les syllabes de la langue, comme dans cette phrase : La fi · mon · fi · naie · fi · a · fi · é · fi · té · · fi · tée · fi · pour · fi · en · fi · tra · fi · ver · fi · l’é · fi · chan · fi · ge. Tout cela veut dire : La monnaie a été inventée pour entraver l’échange. L’argent, d’après lui, se mettait de la même manière entre toutes les valeurs et embarrassait l’échange et la circulation, comme cette syllabe interposée embarrassait le langage.

Eh bien, dans sa critique du rôle de la monnaie métallique, M. Proudhon, en faisant fi de cet intermédiaire, commettait cette faute de ne tenir compte que des rapports, et de méconnaître l’élément unitaire qui leur donnait un caractère universel et les faisait rentrer sous la loi. Les rapports résultent des valeurs mises en présence par les échangistes ; mais la loi appartient à la valeur commune qui sert à les apprécier, à les taxer, à les déterminer, à les exprimer, pour ainsi dire, à l’entendement de tous, et à les révéler, en quelque sorte, l’une à l’autre.

En d’autres termes, dans le fait d’échange, il ne suffit pas de deux puissances individuelles, d’un vendeur et d’un acheteur, il faut encore une troisième puissance qui, en fixant la valeur, fasse l’unité entre les parties, et rattache le fait particulier d’échange à une loi générale, reproduite dans l’ordre social.

Cette troisième puissance représente donc l’intervention de la société elle-même.

Et il en est ainsi, parce que la monnaie métallique n’est pas seulement un type destiné à ramener les autres valeurs à une certaine unité de mesure (le franc, la livre) ; elle est aussi, et c’est ce qui fait sa supériorité, une valeur réelle ayant un caractère absolu, je veux dire universellement accepté. Cette propriété d’universalisation qu’elle possède, elle la donne au fait particulier d’échange ou de vente et d’achat ; de sorte que toute valeur par son rapport adéquat avec elle, de valeur particulière qu’elle était, devient valeur universelle, c’est-à-dire qu’elle est acceptée partout et par tous.

L’erreur de M. Proudhon est la même lorsque, comparant l’homme à la femme, il assure que leurs produits ne sont pas équivalents. Il aurait raison, sans doute, s’il s’agissait de chercher l’équivalence des produits dans le troc direct de ceux qui appartiennent à la force avec ceux qui appartiennent à la beauté. Il put en être ainsi dans les âges primitifs. Là ou il n’y a que deux termes, un homme qui représente la force, une femme qui représente la beauté, je ne vois point d’équivalence possible, point de loi d’échange dans les produits, partant point de justice. D’un côté, il doit y avoir violence et abus de pouvoir ; de l’autre, servitude, tempérée quelquefois par la ruse ou par la séduction. Mais l’état social, en se constituant et se développant, a dû changer cet état de choses. La force dans l’état de société, ne se trouve plus en rapport immédiat avec la beauté. Un intermédiaire existe, un organisme s’est formé qui reçoit les produits de la beauté, les transforme et les convertit en richesses sociales, en éléments de civilisation. Les rapports entre l’homme et la femme se rencontrent dans cet organisme qui leur donne un caractère d’unité et de généralité, et d’où ils sortent équilibrés, soumis à la loi et équivalents par rapport à l’ordre social et à l’ordre universel. Ainsi, quand M. Proudhon estime que pour la vigueur, l’homme est à la femme comme 3 est à 2, tandis que pour la beauté, la femme à son tour est à l’homme comme 3 est à 2, il fournit les éléments d’une équation bien simple, si au lieu de se placer, comme il le fait, au point de vue de l’homme, ou au point de vue de la femme, on se met au point de vue de la société, le seul vrai, le seul juste, le seul où l’on puisse juger l’un et l’autre terme. L’homme comme force donne à la société 3, comme beauté il donne 2 ; la femme, de son côté, donne 2 comme force et 3 comme beauté. Donc, l’homme donne 5 et la femme 5. Donc, dans une société qui est force et beauté tout ensemble, la femme donne autant que l’homme. Donc, il y a équivalence ; donc, il doit y avoir égalité d’avantages, égalité de protection, égalité de droits et de devoirs. Est-ce clair ?

Qu’on nous permette encore quelques citations : « Auxiliaire du côté de l’esprit, par sa réserve, sa simplicité, sa prudence, par la vivacité et les charmes de ses intuitions, la femme n’a que faire de penser elle-même. Se figure-t-on une savante cherchant dans le ciel les planètes perdues, calculant l’âge des montagnes, discutant des points de droit et de procédure ? La nature, qui ne crée pas de doubles emplois, a donné un autre rôle à la femme ; c’est par elle, c’est par la grâce de sa divine parole, que l’homme donne la vie et la réalité à ses idées, en les ramenant sans cesse de l’abstrait au concret ; c’est dans le cœur de la femme qu’il dépose le secret de ses plans et de ses découvertes, jusqu’au jour où il pourra les produire dans leur puissance et leur éclat. Elle est le trésor de sa sagesse, le sceau de son génie : Mater divinæ gratiæ, sedes sapientiæ, vas spirituale, virgo prudentissima. Auxiliaire du côté de la justice, elle est l’ange de patience, de résignation, de tolérance, virgo clemens, virgo fidelis. »

Suit une poétique paraphrase des litanies de la sainte Vierge, qui prouve chez l’auteur, sinon une véritable sentimentalité, au moins une grande chaleur de sang. « Jamais, dit-il en terminant, je n’ai pu entendre chanter ces litanies sans un frisson de volupté : Ô pia ! ô benigna ! ô regina ! c’est à devenir fou d’amour… »

C’est avoir le cœur tendre à la tentation !


lui dirions-nous avec Dorine, s’il ne se hâtait de nous rassurer par cette profane apostrophe que nous avons eu déjà l’occasion de relever : « Et l’amour, même inspiré par la religion, même sanctionné par la justice, je ne l’aime pas ! » Hélas !

« La femme n’a que faire de penser elle-même ! » Juste la parole du roi de Naples : « Mon peuple, disait-il, n’a que faire de penser lui-même ; je me charge de penser pour lui ! » Heureux rapprochement d’idées entre l’autocratie royale de par le droit divin, et l’autocratie masculine de par la logique proudhonienne !

Finissons, car aussi bien M. Proudhon n’a plus rien à nous apprendre. Il continue ainsi, pendant bien des pages, mêlant les satires aux compliments, débitant des choses souvent contradictoires, appuyées sur une logique boiteuse, et présentées toujours sous un point de vue faux, parce qu’il est exclusif.

L’exclusivisme de son point de vue jette sur tout ce qu’il dit, sur les vérités mêmes qu’il rencontre, une fausse clarté qui les rend douteuses et suspectes.

Monsieur Proudhon, vous êtes décidément un grand écrivain : vous avez la chaleur entraînante et communicative, vous avez la passion et vous avez le style, vous avez la faculté de mettre en scène et de charpenter, vous savez exciter l’intérêt et tenir l’attention en éveil, vous connaissez les finesses de l’art et les secrets du métier, vous préparez habilement les effets et vous entendez admirablement la tirade… mais vous manquez de sens commun. Pourquoi ne faites-vous pas des mélodrames avec ou sans musique ? vous y auriez beaucoup de succès.

  1. Un des procédés de M. Proudhon consiste à introduire dans ses raisonnements un terme qui n’était pas dans les prémisses et qui vient en modifier les conséquences. Ainsi il s’agit ici de la force et de la beauté ; mais sous la plume habile du subtil ergoteur ; la force s’est transformée en puissance, puis en justice. Pourquoi parler du beau et du juste, quand il s’agit de la force et de la beauté ? Il faut se tenir toujours en garde contre ces tours de passe-passe. Mais que de gens y sont pris !