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Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, la femme et le mariage/Résumé

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RÉSUMÉ

D. Qu’est-ce que la femme ?

R. Naturellement, la femme est la femelle de l’homme ; elle représente une des deux moitiés de l’espèce humaine, et contribue pour moitié à constituer et à maintenir les lois inhérentes à son espèce : elle vaut donc, devant la nature, ce que vaut le mâle, qui représente l’autre moitié, ni plus ni moins.

Socialement, la femme est la moitié du couple, sans lequel la société ne saurait exister. Elle fournit à la société des éléments autres que ceux que l’homme y apporte, mais qui ne lui sont pas moins indispensables. C’est l’accord des éléments féminins et des éléments masculins qui fait l’harmonie sociale, et c’est leur combinaison qui détermine le progrès de l’humanité.

D. La femme est-elle une personnalité autonome ?

R. La femme, considérée en elle-même, est une individualité ; elle a ses lois propres qui se combinent avec les lois naturelles ; en un mot, elle est un être. Elle acquiert la connaissance des lois générales auxquelles elle est soumise et dont elle s’empare par l’intelligence ; elle est donc une personnalité. Enfin, elle est libre dans sa conscience et fait sa loi morale : elle est donc autonome.

Ce que nous venons de dire est vrai de l’être humain. Nous l’avons considéré au point de vue de la femme ; nous aurions pu le considérer au point de vue de l’homme, les définitions eussent été les mêmes.

D. Si l’homme est une personnalité et la femme une personnalité, l’homme et la femme sont donc deux êtres ? Comment alors peut-on dire que le couple forme l’être social ?

R. Évitons les logomachies, elles viennent toujours de la confusion que l’on fait du concret et de l’abstrait.

En réalité, il n’y a point d’être humain, d’être social, en dehors de l’homme ou en dehors de la femme : l’être social, c’est l’homme ; l’être social, c’est la femme.

Mais comme dans l’espèce le mâle et la femelle s’unissent pour créer un être nouveau, de même dans l’état de société l’homme et la femme, se complétant l’un par l’autre, donnent lieu, par leur union, à une création morale qui n’est pas un être réel, mais qui, par rapport à la société, représente un véritable organisme. Seulement il ne faut pas perdre de vue que cet organisme, qu’on appelle l’être social, ne serait qu’une vaine abstraction si l’on voulait le considérer en dehors de l’homme et de la femme ; sans le mâle et la femelle, le couple n’est pas.

Ainsi, phénoménalement, l’être social n’est rien. Il ne saurait tomber sous nos sens ; mais, abstractivement considéré, il est le résultat des qualités propres à l’homme et des qualités propres à la femme.

D. La femme est-elle l’égale de l’homme ?

R. On rougit d’avoir à poser une pareille question. Elle est à la fois injurieuse et stupide.

Devant la nature, tous les êtres d’une même espèce sont égaux, parce que les lois de l’espèce sont pour tous les mêmes. Devant la société, tous les êtres qui composent cette société sont égaux, parce qu’elle-même n’est que la résultante de leurs rapports unis par une loi commune.

S’il existe des inégalités entre les hommes, c’est que la société même ne les atteint pas dans tous leurs rapports.

Partout où il y a société, il y a loi, et partout où il y a loi, il y a harmonie de rapports, c’est-à-dire égalité. La femme fournissant à la société des éléments sociaux non moins essentiels que ceux que l’homme lui fournit, la loi qui résulte de leurs rapports réciproques n’a, pour faire l’unité, qu’à les résumer dans une formule générale. Quant à la diversité des fonctions, elle contribue à l’harmonie et aboutit, par la loi commune, à l’équivalence, qu’il ne faut pas confondre avec l’équilibre, pas plus qu’il ne faut confondre l’égalité avec l’uniformité. L’équilibre appartient à la loi, jamais au fait. S’il y avait équilibre parfait entre deux phénomènes, il n’y aurait plus de comparaison, plus de jugement possible ; si, entre deux forces concrètes, il n’y aurait plus mouvement ; de même, s’il y avait égalité parfaite dans le sens d’uniformité ou de ressemblance entre deux êtres, il n’y aurait plus action, il n’y aurait plus vie.

L’équilibre appartient à la force abstraite, à la loi mathématique. L’égalité, de même, est le propre de la loi. C’est parce que la loi est le résultat des rapports et que les rapports sont soumis à la loi, qu’il y a égalité. Supprimez la société, il n’y a plus de loi commune, partant plus d’égalité entre les hommes, mais aussi il n’y a plus de rapports vrais. Il y aura guerre, poursuite, massacre, chasse à l’homme, anthropophagie.

On le voit, les termes paix, société, égalité sont solidairement unis ; ils appartiennent à une même série dont l’antinomique est guerre, sauvagerie, inégalité, etc.

Je me résume.

La femme est l’égale de l’homme devant la nature, parce qu’elle appartient à la même espèce, et que la loi est une chez tous les êtres de la même espèce.

La femme est l’égale de l’homme devant la société, parce que la loi sociale est une pour tous les membres de l’association et implique la réciprocité des droits, des devoirs et l’équivalence des fonctions.

D. Si la femme est l’égale de l’homme, vous accorderez bien au moins qu’elle est différente par ses puissances organiques, par ses aptitudes, et, dès lors, vous ne refuserez sans doute pas de déterminer quel est, dans la société, le rôle de l’homme et quel est le rôle de la femme ?

R. La nature ne connaît pas de double emploi. La société ne doit pas en connaître. Les deux éléments dont la combinaison forme l’être social ne sont pas identiques ; s’ils l’étaient, ils ne constitueraient pas un organisme nouveau. Chaque être humain a des aptitudes qui lui sont propres, parce qu’il possède des qualités prédominantes. Parmi ces aptitudes, il en est qui ont un caractère masculin, d’autres qui ont un caractère féminin. Rien de plus facile que de classer les fonctions sociales sous l’une ou l’autre étiquette ; mais il faut bien se garder, dans l’application, de donner à tous les hommes toutes les qualités masculines, et à toutes les femmes toutes les qualités féminines. Nous trouvons dans la pratique une foule d’exceptions. Ainsi, la force musculaire est prédominante chez l’homme, mais il y a bien des femmes plus vigoureuses que certains hommes. Les exceptions deviennent encore plus nombreuses dans le domaine intellectuel. Il existe bien des intelligences mâles parmi les femmes, et il n’est pas rare de rencontrer des hommes qui ont les qualités de finesse, d’acuité, de pénétration, qui sont plus particulièrement l’apanage du sexe faible. De même, pour le sentiment, il est des hommes chez qui il se manifeste par une sensibilité féminine, et il existe des femmes qui poussent la fermeté des nerfs jusqu’à la roideur, l’énergie du cœur jusqu’à la sécheresse, jusqu’à la dureté.

Si donc il est utile, au point de vue de l’organisation sociale, de se rendre compte des fonctions qui représentent l’élément féminin et de celles qui représentent l’élément masculin, il serait très-dangereux pour la liberté de vouloir déterminer d’avance les rôles respectifs des hommes et des femmes, et de parquer les uns et les autres dans des fonctions imposées par le sexe de chacun.

Du moment où l’on considère la loi comme étant l’expression propre, individuelle des êtres, il n’est plus permis de l’inventer. Au point de vue naturel, il faut l’étudier dans l’organisme et la faire dériver des fonctions propres de cet organisme ; au point de vue social, elle doit être librement formulée par l’être moral lui-même. Chaque personnalité libre et intelligente fait sa loi propre, réalise son autonomie, lorsqu’elle met ses actes en harmonie avec ses facultés, lorsqu’elle établit l’équation de ses fonctions avec ses aptitudes. Les attractions sont proportionnelles aux destinées, a fort bien dit le fondateur de l’école phalanstérienne.

Qu’il s’agisse de l’homme ou de la femme, l’être humain étant une activité consciente et intelligente, ne doit jamais être contraint dans l’exercice de ses facultés. La société n’étant pas une autorité sui generis, une puissance extérieure, et n’existant que par le concours des personnalités qui la composent, se nie dans son principe même, lorsqu’elle pénètre dans la sphère de la personnalité pour en arrêter arbitrairement l’expansion légitime. La sphère de chacun n’a pour limite que la sphère d’autrui. La société n’a pas de sphère qui lui soit propre, au moins par rapport aux êtres sociaux. Elle est le milieu dans lequel ces êtres fonctionnent, comme l’éther est le milieu dans lequel les sphères célestes, pondérées les unes par les autres selon leurs lois propres de gravitation, font leurs révolutions sans s’écarter jamais de leur orbite.

Ainsi, laisser les fonctions sociales également accessibles à toutes les activités intellectuelles et morales, sous la seule condition du mérite et sans considération de sexe, telle est l’obligation morale de toute société fondée sur la reconnaissance de l’autonomie de l’être humain. Ne pas accepter cette obligation, en ce qui concerne la femme, reviendrait à exclure la femme de l’humanité : ce serait lui refuser les attributs de l’être humain[1].

D. Que faut-il penser de cet apophthegme : La femme est le complément de l’homme ?

R. Il faut l’accepter en le complétant par cet autre qui lui est semblable : L’homme est le complément de la femme. C’est affaire de point de vue. Les deux sexes sont également indispensables à la formation de l’être social, et dans l’ordre individuel l’homme ne peut pas plus se passer de la femme que la femme de l’homme.

D. Et par rapport au progrès, à l’idéal, à la conscience, quelle est la part d’influence de la femme ?

R. Elle est égale à celle de l’homme.

Le progrès se perpétue par les rapports sociaux des hommes et des femmes, comme l’espèce se perpétue par leurs rapports naturels. Mais il n’est pas plus vrai d’attribuer à la femme le rôle de l’idéal, qu’il n’est vrai d’attribuer à l’homme le rôle exclusif de l’activité. L’idéal de l’être humain, c’est sa propre image élevée, agrandie, ennoblie par l’imagination. Seulement, l’homme cherche cet idéal dans la femme, la femme dans l’homme ; l’amour, comme l’attraction, poussant les êtres à s’unir par leurs pôles différents, c’est-à-dire à se compléter. C’est dans le même sens qu’il est vrai de dire que la femme est la conscience de l’homme, en ayant soin d’ajouter que l’homme est la conscience de la femme ; mais il serait plus simple et plus exact de considérer la conscience de la femme comme le miroir où l’homme regarde son être moral, de montrer la femme se mirant et s’examinant dans la conscience de l’homme. L’homme et la femme sont aussi l’un pour l’autre un moyen de perfectionnement et de progrès, comme ils peuvent devenir l’un pour l’autre un motif de chute et d’abaissement. Il importe donc aux hommes de ne pas laisser les femmes se corrompre dans la superstition ou l’ignorance. Toute conscience de femme faussée, obscurcie, fournit à l’homme un faux critérium qui trouble son jugement et un idéal arriéré qui ne sert qu’à amoindrir son être moral, au lieu de le développer et de l’agrandir comme le voudrait sa destinée.

D. Dans votre analyse des éléments masculins et féminins dont la combinaison forme l’être social, quelle est la part de la femme par rapport à la religion, à la justice, à l’administration sociale ? Et d’abord quelle est-elle en ce qui concerne la religion ?

R. La religion étant la fonction la plus générale de l’être humain, puisqu’elle doit être regardée comme le lien qui unit, non-seulement tous les hommes entre eux, mais qui rattache en outre chacun de nous à tous les êtres et à Dieu lui-même, soit qu’on confonde l’idée de Dieu avec celle du tout universel, avec la nature, ou qu’on voie sous ce mot une personnalité distincte, la religion, disons-nous, parce qu’elle est une fonction sociale qui résume toutes les autres fonctions, appartient également à tous les sexes ; je dis à tous les sexes, parce que les enfants qui représentent comme un troisième sexe ont aussi un rôle dans le fonctionnement religieux…

D. Quel est le rôle de l’élément féminin dans la justice ?

R. Toute loi sociale étant un critérium commun auquel on rapporte les actions de chacun, il s’agit, dans tous les cas judiciaires, de comparer les rapports à la loi, les faits à la règle, la pratique à la théorie.

Mais tandis que la loi est simple, les faits sont toujours complexes, enchaînés logiquement à d’autres faits inconnus ; il arrive très-souvent qu’ils appartiennent, au moins en partie, à d’autres lois qu’à celles auxquelles on les rapporte. En un mot, par la complexité et l’indéfinité de leurs éléments, ils échappent dans leur totalité à notre appréciation. La pratique de la justice n’a donc lieu que par à peu près. Mais l’absolu n’est en nous que par l’idée, et nous devons nous contenter d’une justice relative, comme d’un amour relatif, comme d’une science relative ; la loi sociale, pourvu qu’elle soit connue de tous ceux qui y sont soumis, et acceptée par la conscience générale, est un critérium suffisant pour une justice sociale. Seulement, il ne faut pas perdre de vue que cette loi sociale est morte et qu’il s’agit de juger des êtres vivants, quelle est une simple abstraction et qu’il s’agit de juger des faits concrets, partant complexes. Si l’on avait à comparer ensemble des idées de même ordre ou des objets homogènes, le jugement entre des rapports de même nature serait simple et probablement juste ; mais l’on a à comparer des actes humains à des idées, et à appliquer des lois identiques à des personnalités inégales en intelligence, en savoir, en lumière, en force, en moralité, en liberté, et soumises aux influences les plus diverses, de temps, de milieu, d’âge et d’éducation. C’est pourquoi, dans la théorie de la justice, il ne faut pas seulement voir l’idée abstraite du droit puisée dans le sentiment que nous avons de notre dignité en reportant à autrui ce même sentiment ; il faut y voir l’appréciation des faits dans leurs rapports avec le droit, et dans la pratique de la justice on ne doit pas seulement se préoccuper de l’égalité essentielle des êtres soumis à la même loi, on doit aussi tenir compte de leur inégalité potentielle.

Il résulte de ce qui précède, que ceux-là se rapprochent le plus de la justice, qui, en même temps qu’ils représentent le plus purement la loi sociale, représentent aussi le plus exactement les individualités phénoménales ; ou eu d’autres termes, ceux-là seront les meilleurs juges qui, en même temps qu’ils connaîtront la loi et lui obéiront, se mettront le mieux à la place de ceux qu’ils ont à juger.

Mais si la connaissance de la loi appartient à l’entendement, la compassion (souffrir, sentir avec) appartient au sentiment. La justice n’est donc pas seulement d’ordre intellectuel, elle est aussi d’ordre affectif. Pour juger son prochain, il ne faut pas seulement savoir abstraire, il faut aussi savoir aimer. Un juge qui ne serait pas susceptible d’attendrissement serait un juge détestable, presque un bourreau. Les hommes l’ont si bien compris, qu’ils n’ont jamais pu se faire l’idéal d’un juge implacable. Leurs divinités, même les plus barbares, ont toujours été accessibles à la pitié. De là, les prières, les conjurations, les sacrifices. Le fatum, le destin, la seule conception qui eût chez les Grecs et chez les Romains un caractère immuable, n’a jamais été personnifié. Il est resté en dehors de l’Olympe et privé d’adorateurs. C’est que la religion ne peut admettre que ce qui est vivant, et ne peut embrasser que des conceptions ayant les attributs de l’être.

Si le sentiment, si l’amour est un élément de la justice sociale, il est évident que l’être en qui, dit-on, le sentiment prédomine, que la femme a une part d’influence dans la pratique de la justice et un rôle à y exercer ; ce sera, si l’on veut, un rôle de compassion, d’intervention miséricordieuse, qui pourra avoir sa source dans des faits pris en dehors de la cause même, quoique se rattachant à la personne des accusés ou des parties ; mais ce rôle existe, cette influence est salutaire[2].

D. Quel est le rôle de la femme dans l’administration sociale ?

R. Tant que l’État n’a représenté que la force, tant que la société n’a été organisée que pour la guerre, le rôle de la femme dans l’administration a dû être nul. Mais à mesure que le règne de la force s’efface, à mesure que la société s’organise pour la paix, le rôle de la femme acquiert plus d’importance et d’étendue, l’élément qu’elle représente se mêle à toutes les fonctions sociales, et dans beaucoup d’entre elles devient prédominant. La charité, la fraternité, sont des vertus féminines qui font tous les jours des conquêtes dans les cœurs et veulent être représentées socialement par des institutions propres. Le luxe, la richesse, le goût du beau, se répandent de plus en plus, et par leur développement étendent le domaine de la femme. Là où l’élément féminin acquiert une si grande importance, il est impossible que les femmes ne soient pas appelées à remplir les rôles qui leur appartiennent. Elles en remplissent déjà un certain nombre. À mesure qu’elles s’élèveront en intelligence, elles sauront en conquérir de moins secondaires. Quant à nous, notre mission doit se borner à proclamer le principe d’égalité ou d’équivalence des deux éléments, masculin et féminin, dans les fonctions administratives comme dans les autres, en faisant remarquer qu’il ne s’agit pas de réclamer entre hommes et femmes le partage des fonctions, mais seulement de reconnaître la libre accession de tous, femmes ou hommes, aux fonctions auxquelles chacun est le plus propre.

D. Quelle est la part d’influence que vous réservez à la femme dans la famille ?

R. Comme nos contradicteurs, nous voulons que l’influence de la femme dans la famille soit toujours présente. Mais nous ajoutons que, pour que cette influence soit salutaire, il faut que la femme acquière la libre possession d’elle-même et que l’ignorance, les préjugés, la superstition, cessent de faire obstacle à son développement moral et intellectuel. Lorsque la femme jouira de son autonomie, ses vertus maternelles n’auront rien perdu de leur force, mais sa puissance sociale aura augmenté. Son intelligence, son sentiment, pour irradier plus loin que la famille, n’en auront pas moins leur siége et leur foyer dans l’esprit de l’épouse, dans le cœur de la mère. Si la société n’est que la famille agrandie, — ce que nous n’admettons pas, la société étant autre chose que la famille, — il faut bien que les éléments de la famille se socialisent dans leur double nature ; il faut bien que l’influence de la femme se fasse sentir, comme celle de l’homme, dans le cercle agrandi de leur activité.

D. Que dites-vous de l’amour ?

R. Je dis que l’amour est un attribut essentiel de l’être, et qu’il est, dans ses manifestations, proportionnel à l’individualité vivante qui l’éprouve. Cela est vrai de l’être humain comme de tous les êtres. Chez l’être humain, il s’élève et se purifie, en passant de la partie animale à la partie morale et intellectuelle, s’élevant et se purifiant à mesure que l’être social s’éclaire et s’améliore moralement.

D. Quelle idée vous faites-vous du mariage ?

R. Le mariage, considéré en dehors du sacrement religieux, n’est autre chose que la publication d’une union librement consentie entre deux individus de sexe différent. L’homme et la femme représentent deux rejetons détachés de deux troncs, de deux familles différentes, lesquels s’unissent pour former un nouveau tronc, point de départ d’une nouvelle famille.

Dans le fait du mariage, je vois les deux conjoints, la famille et la société.

1° En ce qui regarde les conjoints, je dis que le mariage doit être avant tout une union libre, motivée, inspirée des deux côtés par l’amour : ainsi le veut la nature. C’est l’attrait réciproque qui légitime et sanctifie en quelque sorte les rapports charnels.

2° Le rôle de la famille se borne à une intervention toute morale. Le consentement des pères et des mères ajoute beaucoup de valeur à l’amour des époux, en l’abritant sous les ailes de la famille. L’union prend, par l’approbation des parents, un caractère de pérennité et de généralité qu’elle n’aurait pas eu si elle était restée isolée et individuelle. Les générations se rattachent ainsi les unes aux autres et ont conscience du lien qui les unit.

3° Enfin, le rôle de la société consiste à socialiser un fait d’ordre individuel, à rendre publique et authentique l’union de deux de ses membres, et à prendre acte de la situation nouvelle qui leur est faite.

Que le mariage doive être monogame, notre sentiment et notre raison le demandent, l’intérêt de l’espèce l’exige, la morale l’ordonne. Mais que le mariage doive être indissoluble, voilà ce qui me paraît impossible à concilier avec la liberté, avec l’autonomie, et même avec les bonnes mœurs.

Il est bien entendu que nous n’entendons pas parler ici du mariage religieux. Le sacrement introduit sans doute dans la question des éléments tout nouveaux. L’intervention divine lui donne peut-être une vertu qu’il n’avait pas : d’une union transitoire, comme tout ce qui est humain, il a fait miraculeusement une union éternelle. Les dogmes admis, la logique peut soutenir la perpétuité du mariage, même au delà du trépas.

Mais, en dehors de toute intervention supra-humaine ou extra-sociale, il n’est rien qui puisse justifier la perpétuité d’un engagement ayant pour objet la mise en commun de deux personnalités, parce qu’il n’est rien qui puisse justifier l’annihilation de la personne, l’abjuration de la volonté, pas même le consentement volontaire.

Le mariage, dira-t-on, ne constitue pas l’annihilation de la personne. Non, quand l’amour est harmonique, parce que les deux personnes n’en font qu’une par l’accord du sentiment. Leur cœur vibrant à l’unisson, la loi d’harmonie finit toujours par mettre un terme aux divisions momentanées de l’esprit ou du tempérament ; mais lorsque les deux époux sont devenus odieux l’un à l’autre, lorsque la vie commune leur est insupportable, la mise en commun de la personne est le pire de tous les esclavages.

La séparation légale remédie jusqu’à un certain point à cet état de choses ; mais ce n’est là qu’une transaction hypocrite entre le fait et la loi. Cependant, c’est déjà la reconnaissance de ce fait : qu’il est impossible d’obliger deux êtres libres à tenir toute leur vie les serments qu’ils se sont faits un jour. La négation des vœux éternels, tel est, au bout du compte, le principe de notre loi civile. Il ne s’agit plus que de réaliser ce principe dans le mariage.

La séparation de corps, qui oblige les époux à vivre chacun de son côté, et ne leur permet pas de contracter une nouvelle union, est un encouragement aux plus mauvaises mœurs. Elle interdit au mari le concubinat pour le jeter au lupanar ; car s’il avait une concubine, la femme séparée de corps pourrait encore le faire condamner comme adultère.

Quant à l’épouse, que deviendrait-elle si elle avait le malheur d’être mère ? Et si elle le devient, l’époux est reconnu le père de l’enfant d’un autre. Ainsi, toutes les fois que l’on méconnaît la loi de nature, on crée le désordre, puis on cherche à le dissimuler par le mensonge et l’hypocrisie. Mais le mensonge et l’hypocrisie ne remédient à rien, le mal reste, et le corps social se gangrène de plus en plus.

« La pérennité du mariage constitue seule, dit-on, la famille, et la rend durable. Si vous permettez au père et à la mère de se séparer, la famille se dissout ; si, de plus, il leur est possible de se remarier et qu’ils le fassent l’un et l’autre… » Eh bien, répondons-nous, dès ce moment la famille est reconstituée. Les enfants ont une double famille ; ils vont être aimés par quatre, au lieu d’être aimés par deux. « Mais, continue-t-on, vous introduisez des éléments de discorde dans les familles : la mère préférera toujours ses enfants à ceux de l’autre. » Nous ne voyons pas grand inconvénient à ce que la mère ait plus de tendresse pour les enfants issus d’elle, dès l’instant qu’elle n’épouvre pas de haine pour les autres.

Et pourquoi les haïrait-elle ? Parce qu’ils viennent diminuer la part de fortune qu’auraient les siens. Ici nous rencontrons l’héritage, unique cause de la destruction des familles, source de toutes les haines fraternelles, origine de tant d’empoisonnements d’époux et de tous les parricides. Ah ! si l’on voulait purifier la famille de toutes les impuretés qui la souillent et la corrompent ; si l’on voulait asseoir le respect filial sur le sentiment et non sur l’intérêt !…

Mais non ; nous aimons bien mieux perpétuer les institutions du patriarcat dans une société qui n’est rien moins que patriarcale.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En résumé, nos idées sur le mariage n’ont rien de bien nouveau et surtout rien de bien menaçant. Nous demandons que le mariage perde, par la possibilité du divorce, son caractère d’absolue pérennité. L’absolu ne vaut jamais rien dans les faits. Toutes les fois qu’on l’introduit dans les actes humains qui sont tous relatifs, on prépare le désordre et l’on amène fatalement la contradiction. L’absolu doit rester dans le domaine de l’abstraction et de l’idéal. Ainsi, dans le mariage, tout en excluant les vœux éternels devant la société, il est à souhaiter que deux êtres qui contractent union croient à la perpétuité de leurs sentiments actuels et se jurent de s’aimer toute la vie. C’est là un engagement idéal qui a beaucoup de valeur morale, mais qui socialement ne saurait avoir le caractère du contrat.

Ainsi, le mariage, soustrait à l’absolu et à l’infini, prend, quant au temps, le caractère indéfini qui convient aux choses de sentiment, et cesse d’être contradictoire à la liberté des époux, qui seront toujours maîtres de leur volonté, et qui, sachant qu’ils peuvent toujours reprendre possession de leur individualité, seront amenés à un progrès moral qui ne peut s’accomplir que chez des êtres ayant le gouvernement d’eux-mêmes et la responsabilité de tous leurs actes.

D. Le mariage ne constitue pas seulement une union déterminée par l’amour, il établit aussi une communauté d’intérêts entre les parties. Comment conciliez-vous ces deux éléments ?

R. En déterminant à chacun sa sphère propre, en séparant le contrat d’intérêt du fait de mariage.

La loi actuelle reconnaît et réglemente la séparation des biens entre époux. De ce qui est l’exception, on peut, sans inconvénient, faire la règle, le mariage n’emportant pas nécessairement avec lui la communauté de biens.

Le mariage peut aller sans l’association ; ce sont là deux faits indépendants l’un de l’autre, quoiqu’ils puissent très-bien coexister ; mais ils ne coexistent harmoniquement qu’à condition de ne pas se confondre.

Il importe donc que toute union matrimoniale soit accompagnée d’un contrat qui règle les intérêts des parties et détermine les conditions de leur association. Le contrat est synallagmatique et authentique. Il oblige les deux parties entre elles et par rapport à la société. Il doit être publié et avoir une date certaine. Il faut que chacune des parties, s’il y a lieu, puisse en exiger l’exécution par-devant la justice sociale, et il importe que la société, que le public sache dans quelle mesure la responsabilité de ses actes incombe à chacun des conjoints et quelle est la valeur des engagements qu’ils peuvent prendre vis-à-vis des tiers.

Il est bien entendu que pour que cette responsabilité soit réelle, il faut que la femme ait cessé d’être considérée comme mineure par la loi civile, et que chacun des époux puisse disposer de ce qui lui appartient et seulement de ce qui lui appartient.

D. Pouvez-vous résumer en quelques mots vos idées sur la femme et sur le mariage ?

R. C’est facile après ce qui précède.

La femme étant un être humain, une liberté organisée comme l’homme, a le droit de déployer ses facultés physiques, intellectuelles et morales, d’obéir aux lois de son être, de se faire son sort. Comme elle représente la moitié de l’être social, elle a, dans la société comme dans la famille, des fonctions qui lui sont propres. Dire que la femme doit être ménagère ou courtisane, c’est pousser à se faire courtisanes toutes les femmes qui ne savent pas être ménagères ou dont l’intelligence et l’activité s’étendent au delà du ménage. La société a des fonctions masculines et des fonctions féminines ; les premières appartiennent aux hommes, les secondes doivent être, de préférence, dévolues aux femmes. Quant au mariage, je le considère comme une union provoquée et sanctifiée par l’amour, librement consentie des deux parts et avec connaissance de cause, c’est-à-dire faite entre deux êtres majeurs, ou en cas de minorité des conjoints, ce qui est toujours regrettable, avec l’assistance des parents, et enfin complétée par l’intervention de la société qui, en l’enregistrant, lui donne un caractère authentique et social. J’ajoute que cette union n’a pas de terme ; qu’elle est réputée devoir durer autant que la vie, mais qu’elle peut toujours être rompue par la volonté des époux, d’accord avec la décision des arbitres ou des juges qui représentent la société ; car la société étant intervenue dans le fait de mariage, doit intervenir aussi dans le fait de la dissolution. Ce que les parties et la société ont fait, la société et les parties peuvent toujours le défaire.


FIN.
  1. Faisons cependant remarquer que nous ne raisonnons, dans toute cette étude, qu’au point de vue des principes, et que nous ne prétendons pas en exiger la réalisation sans tenir compte des temps et des lieux. Pour une foule de fonctions sociales les femmes généralement sont loin d’être majeures. Mais beaucoup d’hommes aussi sont loin d’être majeurs moralement et intellectuellement, ce qui n’a pas empêché la Révolution de proclamer le droit de tous les Français à tous les emplois. La Révolution a effacé, en principe, les différences de condition entre les hommes. C’est aussi en principe qu’il s’agit de les effacer entre les sexes. Faisons-nous d’abord une idée juste des droits de chacun ; il appartiendra ensuite aux générations futures d’entrer dans la voie de la réalisation, en augmentant, par l’éducation, le nombre des intelligences majeures dans l’un et dans l’autre sexe et dans toutes les classes de la société.
  2. Ce n’est pas assez cependant, et nous croyons que la civilisation actuelle peut faire davantage. Si l’on doit peut-être pour longtemps encore prendre les représentants de la loi dans le sexe qui jusqu’ici s est élevé le plus haut dans la conception abstraite du droit, il serait bon, il serait sage, il serait équitable de choisir dans l’un et l’autre sexe les personnes chargées d’apprécier les faits et de décider les questions toutes pratiques de culpabilité ou d’innocence.

    L’institution du jury, pour réaliser la loi dans ce qu’elle a de vivant, a besoin de représenter la société, sous son double aspect. Cette institution, par la simplicité de ses rouages, la facilité de ses fonctions, permet l’introduction dans son sein des personnes majeures de l’un et de l’autre sexe ; l’adjonction des femmes ne lui ôterait rien de sa gravité, et lui ajouterait quelque chose en sentimentalité, en mansuétude et aussi en tenue, en solennité, en éclat.

    Partout où les femmes manquent, les hommes se tiennent mal et négligent de s’élever, ou tout au moins de montrer tout ce qu’ils valent.

    Mais c’est surtout pour les accusés que la vue des femmes 
    

    serait douce, salutaire.

    Pour le jeune homme traduit devant un tribunal pour une première faute, un crime peut-être, quel motif d’espoir, quel sujet d’attendrissement et peut-être de repentir, que l’aspect de cette femme qui va prononcer sur son sort et qui lui rappelle celle à qui il doit le jour ! Pour la jeune fille qui a commencé par une faiblesse et qui, pour dissimuler sa honte, a commis un crime, que de raisons pour elle de compter sur la justice humaine, quand elle sait que cette justice a un cœur de femme comme le sien et des entrailles de mère ! Croit-on que cette malheureuse qui, séduite ou achetée par un homme, puis abandonnée à sa honte et à sa misère, est devenue infanticide, se croie jugée par ses pairs lorsqu’elle n’a devant elle que des hommes ? Être jugé par ses pairs, c’est être jugé par ceux qui peuvent se mettre à notre place et sentir comme nous avons senti. Demandez donc a ces jurés et à ces juges, quelque justes que vous les supposiez, s’ils peuvent comprendre, eux qui sont hommes, les tourments et les misères, les orgueils et les hontes de la femme et de la jeune fille. C’est impossible.

    Je sais bien que ce n’est pas ainsi qu’on comprend généralement la justice, et que beaucoup en excluent le sentiment. La rigueur leur paraît la première sauvegarde de l’ordre. Voilà bien longtemps, cependant, que la rigueur s’est faite la compagne de la justice ; on ne voit pas quel bien en est résulté. Ne serait-il pas temps d’essayer un peu de la charité, de la charité éclairée et sympathique, de celle qui souffre des douleurs d’autrui et qui veut les soulager ? ou plutôt, ne serait-il pas temps de comprendre la justice, non pas comme une vengeance, mais comme une réparation, et de faire de la pénalité même un moyen de purification pour le crime, une cause d’amélioration morale pour le criminel ?

    Si nous désirons la participation des femmes à la pratique de la justice, quand il s’agit des personnes, à plus forte raison la désirons-nous quand il s’agit des intérêts, par exemple, dans les tribunaux de prud’hommes. Lorsqu’il s’agit des états exercés par les femmes, ne conviendrait-il pas que parmi les juges qui ont à prononcer sur les rapports des entrepreneurs, ou entrepreneuses avec leurs ouvrières, les femmes fussent largement représentées ? Ceci au point de vue de la compétence aussi bien qu’au point de vue de l’équité.