Illyrine/3/Lettre 105

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(3p. 5-14).



LETTRE CV.

Julie à Lise.


Me voici à Paris, ma chère Lise ; mais ce n’est pas ma faute. Il m’a écrit de venir l’y joindre ; je lui ai observé que je ne le pouvais ; que mes devoirs… ; que j’étais épouse et mère ; il m’a plaisanté sur mes scrupules, et donné rendez-vous à Ermenonville, non à Paris, pour ne pas fronder mes nouveaux principes.

Pouvais-je, mon amie, refuser un dernier adieu à St. Preux sur le tombeau de J.-J. J’y arrivai vers midi ; il faisait beau ce jour-là ; le soleil avait encore de la force, je demandai à l’auberge vis-à-vis les jardins de M. Girardin (propriétaire de ce joli séjour), je demandai, dis-je, si un jeune homme de telle et telle manière n’était point arrivé. — Oui, monsieur, m’a dit un postillon qui rafraichissait, il est allé par-là, dans l’isle des peupliers ; c’est moi qui l’ai conduit ; il était bien pressé, il avait un rendez-vous ; il voulait s’y trouver le premier. Je cours à l’endroit où le postillon m’indique ; je me précipite dans les bras de mon amant, et de nouveau, j’oublie mon époux, ma fille…

Avant que de partir, j’avais laissé une lettre sur le lit de mon époux, où j’étais parvenue tout doucement ; je lui baise la main qu’il avait sortie hors du lit : un songe semblait l’agiter fortement ; je sortis de son appartement ; les forces me manquèrent, je rentre dans le mien ; la lettre de mon amant, que j’avais laissée ouverte sur ma cheminée, frappe ma vue ; j’eus la faiblesse de la considérer, elle triompha ! je me dis : je ne manque pas à mon mari ; je ne fuis pas loin de lui ; je le reverrai demain, quel mal cela peut lui faire ? après que mon cœur eut composé avec ma raison, je pars, et bientôt je suis loin de mes foyers : je m’étais bien promis, et je l’avais spécifié à mon époux ; que le lendemain, ou au plus tard le sur-lendemain, je serais dans ses bras.

Lorsque le lendemain et le suivant furent bien employés dans les bras de mon amant, il fut question du départ, c’est-à-dire, de se séparer ; il y consent : deux voitures sont mandées ; une se tourne vers S… et l’autre vers Paris. J’embrasse mon amant le cœur serré : je mets le pied pour monter dans ma voiture, le pied m’échappe, je faillis me donner une entorse ; mon ami me soutenait, et avec l’exclamation de la sensibilité, s’écrie : tu voulais m’échapper, le ciel me venge ! et m’enlevant d’un bras vigoureux, il me dépose dans la voiture destinée pour lui ; les postillons témoins de cette scène, croyaient que c’était un jeune homme que l’on obligeait de retourner au collége. — Mon ami, lui dis-je, et mon mari !… (fouette, postillon.) Tu retrouveras aussi bien ton mari dans deux jours qu’aujourd’hui, et nous avançâmes toujours. Enfin, nous arrivons chez lui ; un petit appartement simple, mais arrangé avec goût, triste, quoique sur un derrière, (mais je suis accoutumée à la solitude ; puis, qu’est-ce-que l’amour n’embellit pas ?) Pendant huit jours, nous oubliâmes tout l’univers pour ne nous occuper que de nous.

Au bout de ce tems, je fus à l’hôtel de H… demander madame de la W… : on me dit que tu étais partie pour la Lorraine, et de jour en jour je remettais à t’écrire ; puis, je comptais toujours aussi de retourner chez moi à S… J’écrivis à mon mari que j’étais à Paris ; il se piqua au jeu et me dit que puisque j’y étais, j’y restasse.

Je n’avais pas encore rien vu qui dénotât une intrigue à mon amant ; un soir qu’il était à son comité, une lettre, dont l’adresse, était d’une femme timbrée, de la F. M… lui est apportée sur sa cheminée ; je n’ose pas l’ouvrir ; je craignais de violer le droit des gens ; mais le soir, sans faire semblant de rien, comme il n’avait nulle méfiance, je passai derrière lui, et tandis qu’il lisait cette lettre de la F… M… je lui arrachai des mains, et me sauvai avec ; il me promit de me la laisser lire sur l’observation que je lui ai faite, qu’il ne tenait qu’à moi de l’ouvrir si je n’avais craint de violer le droit de l’hospitalité. Enfin, il me donne cette lettre ; on y parlait beaucoup de moi : on se plaignait d’avoir eu une faiblesse pour un homme qui avait le cœur tellement épris ; enfin, on redoutait Julie : à son arrivée, elle devait fixer tous les sentimens : on désirait beaucoup connaître une personne autant aimée, etc. etc.

Ce fut moi qui répondit à la tendre provinciale… Oh ! mon beau monsieur, voilà donc votre fidélité. — Mais, Lili, je ne te fus jamais si fidèle, comme il t’est facile de le voir, même par les tendres plaintes de ta rivale ; je ne te fus jamais si fidèle qu’en te faisant une infidélité. Qui n’eût point été désarmé à un aveu si touchant ! Ma lettre écrite ; il la signa, la cacheta et la fit partir sous son contre-seing ; mais comme cette dame avait un mari, il ne voulait pas me dire son nom, et elle ne me connaissait que sous le nom de Julie.

La dame répondit honnêtement, sentimentalement ; elle desirait beaucoup me connaître, et ne voulait plus être que notre amie ; et pour nous en convaincre, c’est qu’elle avait fait un autre amant, et qu’incessamment elle devait faire un voyage à Paris où elle viendrait nous voir avec lui ; qu’elle voulait devenir mon amie ; que le nom de Claire était celui qui lui convenait désormais, etc.

Il y avait déjà quinze jours depuis cette lettre reçue ; un soir, mon ami et moi seuls auprès de notre feu, nous lisions les lettres de Mirabeau à Sophie, lorsque le domestique annonça M. P… À la vue de cet homme, je tressaillis et fut troublée, bien en peine à quoi attribuer cette agitation ; ce M. P… était un homme de plus de 40 ans, qui n’avait rien de remarquable en beauté ; il avait la tournure d’un laquais de Picardie ; tout cela n’est pas fait pour faire impression sur une femme accoutumée aux plus beaux hommes !… il faut donc en chercher une autre cause : combien l’amour et la jalousie sont pénétrans ! M’approchant de lui, je veux le définir : on ne pouvait douter que cet homme était de province ; son costume l’annonçait assez. Il avait encore l’air d’un mari tout-à-fait commode. Tout-à coup il me vint en tête de lui demander si les vendanges avaient été heureuses dans son pays. — Madame, nous en avons très-peu, mon pays n’est pas vignoble. — J’ai cru que vous étiez Bourguignon ! je vous en ai présumé l’accent. — Non, madame ; je demeure près de V… C… à la F. M… Je ne sais si vous connaissez ce pays ? mais il n’est pas riche en vin. Q…te cherchait toujours à rompre les chiens ; mais revenant de même à mon projet de découvrir si cet homme n’était pas le mari de notre nouvelle Claire. — Oui, monsieur, je connais beaucoup ces cantons ; oh ! c’est la montagne d’or, monsieur ; mais n’êtes-vous pas le mari d’une jolie petite femme qui a demeuré à St.-S… à la cour D… ; j’ai l’honneur de connaître madame ; il n’y a pas longtems qu’elle est venue à Paris, et elle doit y revenir bientôt. Q…te interrompit de nouveau ; mais je ne veux pas lâcher prise ; oui, monsieur dis-je même avec humeur à M. Q…te, M. est le mari de cette petite dame dont vous m’avez parlé ; je ne me trompe pas ; pas vrai, monsieur, que madame P… est comme cela ? comme cela ?… — Oui, madame, vous la connaissez bien ; et puis le benêt me donna tous les renseignemens… La conversation changea de sujet.

Tu crois peut-être que je m’amuse beaucoup des spectacles, des bals et concerts ? point du tout ; depuis six semaines que je suis ici, je n’ai pas encore sorti dans la rue ; je me lève quand mon ami va au corps législatif : comme nous n’avons qu’une chambre, je reste derrière la toile tandis qu’il reçois son monde. Hier, une dame de mon pays, qui demeurait ici, et qui est très-jolie, vint le voir sur un prétexte assez léger ; cette femme est assez galante, et je ne doute pas qu’elle venait pour essayer de séduire le Caton ; elle lui fit des agaceries très-piquantes qui embarrassaient fort le monsieur, car il n’osait pas y répondre. Enfin, elle lui parla de moi assez lestement : il défendit ma cause avec éloquence ; la dame vit qu’il n’y avait rien à gagner, elle s’en fut. Quelques jours après, elle lui écrivit ; il lui répondit froidement, et nous n’en avons plus entendu parler.

Hier, mon amant voulut me mener au corps législatif ; j’étais dans une tribune en bas, j’ai vu passer Séchelles et Ste.-Amaranthe ; je ne crois pas qu’ils m’ayent vus : j’ai attendu bien longtems pour les voir sortir ; mais je ne sais s’ils ont pris une autre issue ; je ne les ai plus vus : je rentrai avec mon ami, nous dinâmes et passâmes notre soirée accoutumée avec Mirabeau et Sophie.

Pourquoi ai-je revu ce Séchelles : de nouveau mon imagination en a été troublée ; j’en ai rêvé cette nuit à côté de mon amant : bizarrerie du cœur !… mais cette Ste.-Amaranthe, parles-m’en donc ? c’est sa maîtresse par excellence, pas vrai ? qu’elle est belle ! qu’il est superbe ! ! !

Adieu, chère amie ; je compte bientôt retourner à S… ; me le conseilles-tu ? voyons ce que fait mon délaissé mari ! il croit que je jouis ici de tous les plaisirs bruyans. Eh bien ! point du tout ; Je ne sors jamais : je ne vis, ne respire exactement que pour mon amant ; mais je réfléchis qu’il ne m’a pas proposé d’aller une seule fois au spectacle ; qu’il n’a jamais fait nulle dépense pour moi, et que ne fût-ce que par économie, il me gardera ; car quelle est la maîtresse ici, qui ne lui coûterait pas un million de fois plus que moi ; et la générosité n’est pas son fort, ni son faible. Adieu, écris-moi ici à son adresse, mes lettres arriveront franc-de-port. Adieu.

Toute à toi, Lili.