Illyrine/3/Lettre 112

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(3p. 30-40).



LETTRE CXII.

Julie à Lise.


Cette fois, c’est de S…. que je vais te parler de Paris, ma bonne amie ; je suis née pour Séchelles ; on ne peut éviter son étoile ; et cette fois, c’est le cas de dire ; étoile fortunée.

Quelques jours avant que je revienne ici, en jouant avec mon ami, j’avais cassé le verre de son médaillon où était mon portrait : une glace cassée porte malheur ; c’est, dit-on, signe de rupture : je pose le portrait au souvenir de la cheminée ; il était à demi-visible, nous l’oubliâmes : on ne s’occupe d’un portrait que lorsque l’on n’a pas l’original. Le lendemain, mon ami me dit : Lili, fais un peu de toilette : Hérault, un de mes collègues, dîne ici ; c’est un bel homme : toi qui aimes les beaux yeux ; ô ! celui-là en a de superbes.

J’avais fait une petite toilette assez gentille ; à cinq heures, j’entends la voix de mon ami et une autre qui me fait tressaillir ; mon amant me présente son ami Hérault : je rougis ; il me salua : j’ouvre la bouche pour balbutier quelques mots : il me couvre de ses grands yeux. — Mais, vous êtes M. de Séchelles. — Oui, madame ; j’ai eu l’honneur de dîner avec vous chez M. de B… F.-G…. M. Q…te ne sait pas quel cadeau il me fait de m’amener dîner aujourd’hui ; il prit ma main qu’il baisa. Mon amant rentra ; il était sorti pour donner quelques ordres au domestique ; on se mit à table ; la conversation devint charmante. Que de frais ne fîmes-nous pas pour plaire l’un à l’autre tous les trois !… Hérault de Séchelles, car c’était bien lui, propose des huitres le lendemain à déjeûner : — Vous les aimez, madame ; c’est un repas d’homme ; mais aussi vous savez l’être au besoin. Je dis que j’irais avec plaisir, si mon ami voulait bien me mener : il promit. Après le dîner, nous étions tous trois debout devant la cheminée ; mon ami se baisse pour raccommoder le feu, Séchelles apperçoit mon portrait au souvenir ; il le baise et le glisse dans son sein, me faisant un signe de silence. — Mon ami, on te vole. Séchelles me ferma la bouche avec sa jolie main ; je n’eus plus la force de la rouvrir : il passa la soirée avec nous, et nous fit promettre que le lendemain vers onze heures du matin, nous irions manger des huitres, notamment Jules.

Eh bien ! comment le trouves-tu, Lili ? celui-là est-il de ton goût ? Certes ! je serais bien diilicile !… Puis, je rêvais à ce portrait dérobé.

Qu’as-tu, ma bonne amie ? Est-ce Hérault qui t’occupes ? Tu es fou. — Pas si fou. Enfin, nous nous mîmes au lit, et je ne fis que rêver de Séchelles : j’avais tant peur que mon ami me priât de n’être pas du déjeûné, que je n’osais prononcer le nom de celui qui était l’unique objet de mes désirs.

Le matin, nous nous levons : il me contrarie ; je prends de l’humeur ; c’est pire que mon mari, me dis-je, d’après tout. Eh bien ! je veux y aller : cependant, tout s’appaise, nous partons ensemble ; il faisait beau : nous passons le palais royal, la rue de Richelieu, les boulevards ; enfin, nous arrivons au n°16, rue Basse du Rempart. Nous montâmes au second ; il n’y avait que nous et un autre ami-privé d’Hérault qui arriva après : celui-ci était en redingote de lévite de bazin Anglais, doublée de taffetas bleu, il était coéffé ; qu’il était beau ! Nous passâmes dans son salon ; il fit ouvrir des huitlres et de bon vin blanc, du chocolat, des œufs frais ; rien ne donne tant d’esprit que ces sortes de déjeûnés, c’est-à-dire, de l’aimable enjouement.

Après le déjeuné, il voulut nous faire voir tout son joli logement : nous passâmes dans son cabinet ; il avait une bibliothèque immense ; nous nous y arrêtons tous. Mon ami tire un livre et l’ouvre ; Séchelles me faisant signe de le suivre, et espérant avoir des nouvelles de mon portrait, j’entre dans sa chambre à coucher ; il me prit la main et me conduisit à son boudoir ; un papier jaune Anglais, des bordures en arabesque, des amours au plat-fond ; un lit de repos, une glace du haut en bas et de toute la longueur du lit, des pots de fleurs sur la croisée, des Persiennes qui ne donnaient qu’un demi jour, précurseur, du bonheur ; il me pose sur le canapé qui était élastique, me presse fortement de ses lèvres de rose. À demi éperdue, je m’échappe de ses bras. Je m’assieds dans un fauteuil dans sa chambre à coucher ; je faillis perdre totalement connaissance. Mon ami entre enfin ; — Eh ! qu’as-tu ? Séchelles cherchait dans son secrétaire un flacon d’essence ; je reviens. Je le repoussais d’une main, et de l’autre le pressais tendrement ; il jouissait de tout son triomphe, et bien assuré qu’il ne lui avait manqué que le tems pour être heureux.

Nous rentrâmes tous dans la salle à manger ; et en me reconduisant, il me dit charmante Lili, demain je vous reporterai votre portrait, n’en soyez pas inquiette. Nous sortons, et je rentre accablée sous le fardeau de la volupté. Mon ami me demande ce que j’avais ; je ne suis point en état de te répondre dans ce moment, je ne suis pas encore remise ; mais il ne fut pas dupe qu’Hérault m’avait inspiré un sentiment bien vif.

Madame de P… et son ami dînaient chez nous ; son ami nous mena toutes les deux au spectacle ; pendant les entre-actes, son ami fut faire le roué au foyer (car c’est un homme du monde) ; je lui ai demandé comment elle avait connu mon ami ; nous eûmes à cette occasion une longue conférence, qui sera le sujet de ma prochaine lettre celle-ci est-déjà un in-folio.

Nous revînmes chez mon amant : il nous dit que l’assemblée serait fort intéressante le lendemain ; que l’on y agiterait le divorce ; j’irai, dit aussi-tôt madame P… : voulez-vous y venir, madame ? Q…te répond que j’ai été malade toute la journée ; qu’il me trouve si pâle, qu’il croit bien que le lendemain je ferais mieux de rester fort tard au lit. — C’est que madame ne prend pas assez l’air, dit madame P… Oh ! ce n’est pas moi que vous tiendriez toujours comme cela : — Madame est maîtresse de faire ce qu’elle veut ; si elle ne sort pas davantage, c’est que cela lui convient. Ils sortirent, et nous nous mîmes au lit. — Lili, qu’avait donc madame P… ? elle avait l’air d’avoir de l’humeur ? Et il en prit à son tour ; aussi je ne me souciais pas que tu te lies avec elle ; les femmes sont si dangereuses ! c’est une petite rouée. Nous nous endormîmes. Comme lorsqu’il est levé je reste toujours jusqu’à midi au lit, je combinais mes démarches ; je sentais que j’aimais Hérault, mais qu’il fallait renoncer à cette passion ; je ne pouvais faire cette insulte à mon amant, sur-tout étant chez lui ; cependant, il fallait bien que je le revoye pour avoir mon portrait.

Mais l’occasion est belle ; je n’ai qu’à m’habiller bien vite, lorsque mon amant sera parti, et me rendre à rassemblée ; comme il sera tard, et qu’il y aura beaucoup de monde, je ferai tout naturellement appeller Hérault par un huissier de la salle pour qu’il me place.

Sitôt mon ami parti, je saute à bas du lit ; je me fais donner un joli coup de peigne par Barthelemi, un petit chapeau de castor à la mode, une robe de linon sur un transparent bleu, je me présente à la porte du conseil ; on me refuse : — On n’entre pas, citoyenne : — C’est pour parler à un député. Un garde plus galant me dit ; — Je ne sais jamais refuser une jolie citoyenne. Je pénètre jusqu’à la porte du sanctuaire ; je dis à M. R…, huissier, que je voudrais bien parler à Hérault de Séchelles. — Je vais lui dire qu’une jolie femme le demande, et sûrement qu’il viendra tout de suite : donnez-vous la peine, madame, de vous asseoir. Deux minutes après, Séchelles paraît avec toutes ses grâces. — C’est vous, l’amour ? — Voulez-vous me faire placer ? — De grand cœur ! Nous entrons dans l’entre-deux des deux battans ; il le referme, et à l’instant nous ne voyons plus clair. Il me presse étroitement dans ses bras… — Ma chère Lili, j’ai un peintre qui aura arrangé votre portrait demain, et je vous le rendrai ; quand pourons-nous nous revoir ?… Demain, je vous le rendrai, mais où et comment ? Je connais votre délicatesse ; Q…te vous aime, et vous ne voulez pas lui faire de la peine. Tendre Lili ! U me donne un baiser ; je n’ai pas la force de m’en défendre, la porte s’ouvre…. Nous entrons dans la salle ; il me fait placer dans une tribune basse près du président. Je lui dis qu’incessamment je retournais chez moi à S…. — Vous m’écrirez, Lili ? Souvenez - vous que dans tous les cas, je suis tout à vous. Il s’en fut ensuite à son poste.

L’assemblée était nombreuse ; on écoute quelques pétitionnaires ; puis, on agite la question relativement au divorce. Après quelques débats, on passe à l’ordre du jour. Bientôt je m’abandonne à la rêverie ; j’oublie où je suis, et que déjà beaucoup de tems s’est écoulé ; Séchelles est fait président, mon amant eut aussi des voix, la séance se lève, je sors par le Carouzel et me rends vite chez moi.

Mon ami rentra peu de tems après moi il était si sérieux, que je n’osai lui dire que j’avais été à l’assemblée ; il examinait beaucoup ma toilette. — Est-ce que tu vas ce soir au spectacle ? — Non : c’est pour toi ce galant négligé ; je l’embrasse ; il me rend mon baiser et fait un soupir dont mon cœur est pénétré. — Ô, Lili ! pour moi ! bien, trop tendre Lili !… Le domestique entre, on sert le dîner. Le lendemain ; il fut nommé pour une mission. — Promets-moi, Lili, que tu vas repartir pour S… ; qu’après mon départ, tu ne resteras pas à Paris. — Mon ami bien tendre, non. Je vais retourner tout de suite chez moi ; envoyé retenir une place à la diligence. — Gentille Lili, tu me promets, cela me suffit ; je sais que Lili tient parole. Tu ne reverras pas Séchelles. Ô ! tiens, pour celui-là, je ne peux m’empêcher de le craindre : promets-moi, Lili ! — Tout ce que tu voudras, tout, tout. Lili est toute à toi. Nous nous embrassâmes, et je partis comme je l’avais promis.

Arrivée à S…, je trouvai mon mari lié avec des gens qui, pour bien des raisons, sont dangereux pour lui ; je voulus m’opposer, par le bien que je lui veux, à cette intimité qui le constituait en dépense et le plongeait dans la plus crapuleuse débauche, il prit de l’humeur ; il est impossible de vivre avec lui, tant il est détestable, difficultueux sur tout : je ne sais même pas si j’aurai le courage d’attendre que mon amant soit venu de sa mission pour me rendre à Paris.

Adieu, chère amie : écris-moi, console-moi ; que je suis malheureuse que tu ne sois pas à Paris ! Je vais écrire au président de l’assemblée nationale au sujet du divorce. Adieu, Lise, je te baise.

Ta Lili.