Illyrine/3/Lettre 113

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(3p. 41-46).




LETTRE CXIII.

Julie à Hérault de Séchelles.


Veuillez bien, monsieur le président, que je m’adresse à vous, pour faire passer, par votre organe, une espèce de pétition à l’assemblée, et la prier de s’occuper d’un objet qu’elle néglige dans ce moment, et qui me paraît très-important.

Vous semblez, monsieur, avoir remis à des tems plus calmes à vous occuper du divorce ; permettez qu’une jeune femme de Province vous fasse une observation. La guerre vous détruit des hommes ; le moyen de réparer cette perte, est de décréter le divorce. Vous avez un nombre infini de jeunes femmes encore en état de donner des soldats à la patrie ; mais les mœurs (qui ne peuvent être régénérées que par le divorce), sont à un tel degré de corruption, que vous avez moitié des ménages qui ne vivent point ensemble. Sitôt que le mari a un enfant qui lui assure la fortune de sa femme, pour éviter sa progéniture, il n’habite plus avec elle ; rarement une jeune femme se contente d’un simulacre de mari qui la fait rentrer dans le célibat ; le mari trouve bientôt les moyens de s’affranchir du lien conjugal, et la femme doit s’y soumettre. Si elle est aimable, tant soit peu jolie, vous pensez bien, messieurs, qu’elle est bientôt séduite ; son jeune cœur a besoin d’alimens, et il faut mille précautions pour s’en procurer qui ne laissent point de traces… Que d’atteintes portées aux mœurs ! que de bons citoyens, que d’hommes, hélas ! qui, peut-être, rendraient de grands services à leur patrie, sont ensévelis avant même que de naître !… Il est tems que les dignes représentans de la nation s’immortalisent, en rompant des nœuds mal assortis ; vous avez brisé les chaînes des victimes de mon sexe qui gémissaient dans les cloîtres ; faites plus encore, séparez les époux mal assortis, rendez leur la liberté d’être heureux et d’en faire d’autres !…. la population en doublera, les bonnes mœurs renaîtront, et vous ramènerez l’âge d’or !… Vous voulez, messieurs, établir l’égalité, c’est encore un moyen infaillible. Par le divorce, vous allez obliger les époux à vivre bien ensemble, ou à se quitter : celui qui, pour doubler sa fortune, ne voudra avoir qu’un enfant, sera obligé d’être d’accord avec sa moitié, ou bien elle pourra prendre un autre mari pour donner des citoyens à la patrie…. Les fortunes, par ce moyeu, seront plus divisées : on se formera moins de besoins, on sera plus heureux ; les époux seront tous amans et pères tendres ; les épouses élèveront avec délices les enfans que l’amour aura formé dans leur sein ; ces enfans nés d’un tel sentiment, seront sains et robustes,au lieu qu’aujourd’hui, les enfans, qui ne sont souvent que le fruit de la complaisance d’une épouse timide, sont presque tous faibles comme le sentiment qui les a produit.

Le moral se ressent du physique. En m’adressant à vous, législateurs éclairés, vous sentez la force de mon raisonnement, et qu’en décrétant le divorce, par cette loi sage, vous allez faire refleurir la France et nos citadins délicats vont devenir robustes comme nos anciens Romains : vous éteindrez la débauche qui énerve l’ame ; et celles de vos jeunes rejettons seront celles des héros. Les liens de la nature et de l’amour, doivent être les seuls entre des époux. Dans un siècle où les préjugés sont abolis, où la saine raison doit seule dominer, ne remettez donc pas, messieurs, à des tems plus reculés une loi qui doit vous honorer, vous immortaliser, vous faire bénir à jamais !

J’ai l’honneur d’être, monsieur le président,

Une amie zélée de la liberté.

P. S, mille jeunes femmes ont la même solicitation avons faire, la timidité les arrête ; moi, je la brave par l’incognito que je garde dans ce moment ; mais lorsque par vous je serai heureuse, j’irai vous faire mes remerciemens ; la reconnoissance, est toujours l’apanage d’un jeune cœur sensible !

À cette lettre était joint ce billet.

Je suis partie de Paris pour vous fuir, monsieur ; c’est le seul moyen de vous échapper. Déjà mon ami a pris de l’ombrage ; et à qui n’en donneriez-vous pas ? Je suis venue reposer mon cœur dans mes foyers ; mais je n’y suis point heureuse, comme la lettre attenante ce billet vous le manifeste assez.

Je vous conjure, monsieur, au nom de l’honneur, renvoyez-moi mon portrait ; celui à qui il appartient ne s’est pas encore apperçu de votre larcin ; mais bientôt mon absence réveillera sans doute son attention sur mon image ; renvoyez-le moi à S…. rue N…, et je donnerai à tout ceci des couleurs qui ne produiront nul mauvais effet. Je compte assez sur votre amitié pour faire cesser les allarmes que cette plaisanterie plus prolongée pourait me donner.

Adieu, monsieur ; il m’eût été bien doux de partager vos transports…. ; mais déjà victime d’un fol amour, je crains les chagrins qu’une nouvelle passion pourait me donner : il vaut mieux me guérir, tandis qu’il en est tems encore. Vous êtes trop multiplié pour faire le bonheur d’une femme sentimentale chez laquelle le phisique n’est qu’accessoire : vous n’auriez jamais pour moi qu’un sentiment éphémère ; et si j’avais appris à vous aimer davantage, votre légèreté eût fait mon désespoir.

Adieu, mon trop cher Séchelles : à vingt lieues de vous, je puis vous dire que je vous aime beaucoup trop pour mon repos, et j’ose me nommer votre amie,

Lili.