Illyrine/3/Lettre 116

La bibliothèque libre.
(3p. 53-55).



LETTRE CXVI.

Séchelles à Adèle.


C’est du comité de Salut-Public, les chevaux mis aux voitures, que je t’écris, chère Adèle ; je pars à l’instant pour le Mont-Blanc, où j’ai une mission secrète et importante, ce voyage durera trois mois au moins ; ainsi, charmante Adèle, nous voilà séparés pour long-tems ; nous ne pourrons pas même correspondre ; car où pourais-je t’adresser mes lettres ? tu es un camp-volant ; et fût-ce à S…. ou à P…., dans le cas où tu ne serais pas dans le lieu où ma lettre t’arriverait, elle n’aurait qu’à être ouverte, cela te perdrait, et je serais désespéré de te causer jamais l’ombre de peine. J’emporte avec moi ton portrait que j’ai dans mon porte-feuille, devant te l’adresser aujourd’hui ; mais obligé de partir à l’instant, et le peintre tenant encore la copie du précieux original, pour perfectionner l’ajustement, je l’emporte ; arranges cela du mieux que tu pourras, Adèle ; c’est pour ne pas t’oublier que j’emporte ton portrait ; toi, mes lettres te resteront seules pour me rappeller à ton cœur. Vas quelquefois à la convention, Adèle, en mémoire de moi.

Tu me dis que tu as de la propension à la jalousie ; Adèle, il n’y a pas un être plus affecté de cette maladie que ton malheureux amant ; voilà pourquoi je ne puis conserver une maîtresse. Ste.-Amaranthe, que tu trouves si belle, et qui l’est en effet, est la plus perfide des femmes ; et elle est si bien connue pour telle, que l’on ne la nomme que perfide Amaranthe ; c’est elle qui a pu me conserver plus long-tems ; car j’ai bien des défauts, mon Adèle : outre que je suis jaloux à toute outrance, je veux, moi, que tout me soit permis ; peu de belles s’accommodent de cette consigne : aussi, je change souvent, et l’on me troque de même.

Mais Adèle, je ne t’ai pas encore parlé de madame de la W…, c’est-à-dire, de Lise : nous nous sommes plu réciproquement ; mais non convenus…. Elle m’a dit de toi quelque chose que je brûle de vérifier, si cela se trouve conforme, je suis tout à toi, si tu veux être tout à moi ! mais d’ici à mon retour, qui n’est pas prochain, soit toute à Q…te ; il t’aime beaucoup : sois heureuse avec lui ; à mon retour, tu verras à qui tu veux donner la pomme. Si j’étais Pâris ! Mais où m’égarai-je ! adieu. Tous les chevaux enragent, et on me croit nationalement occupé, tandis que je ne le suis qu’amoureusement de ma très-chère Adèle.

Ton amant Séchelles.