Impressions d’Afrique/Chapitre XVI

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A. Lemerre (p. 382-388).

XVI


Depuis notre arrivée à Éjur, le Hongrois Skarioffszky s’exerçait quotidiennement sur sa cithare aux sons purs et troublants.

Sanglé dans son uniforme de tzigane qu’il ne quittait jamais, l’habile virtuose exécutait d’étourdissants morceaux, qui avaient le don d’émerveiller les indigènes.

Toutes ses séances étaient suivies par un groupe de Ponukéléiens attentifs et nombreux.

Agacé par cette assistance encombrante, le grand artiste voulut choisir, pour son travail, une retraite solitaire et séduisante, bien à l’abri des visites importunes.

Chargé de sa cithare et du support pliant destiné à la recevoir, il gagna le Béhuliphruen, sous les hautes futaies duquel il s’enfonça d’un pas vif sans paraître hésiter sur la direction à suivre.

Après une assez longue étape, il s’arrêta au bord d’une source en un lieu pittoresque et charmant.

Skazioffszky connaissait déjà cet endroit d’isolement et de mystère ; un jour il avait même tenté de se baigner dans le ruisseau limpide, qui coulait avec mille reflets sur de brillantes roches micacées ; mais, à sa grande surprise, il n’avait pu vaincre la résistance de l’eau, dont la prodigieuse densité empêchait toute pénétration un peu profonde ; s’affalant alors sur les genoux et sur les mains, il était parvenu à franchir en tous sens la pesante rivière sans humecter son corps soutenu au-dessus de la surface.

Négligeant cette fois l’étrange cours d’eau, Skarioffszky s’empressa d’installer cithare et support devant une roche basse pouvant servir de siège.

Bientôt, assis devant l’instrument, le virtuose se mit à jouer lentement certaine mélodie hongroise empreinte de tendresse et de langueur.

Au bout de quelques mesures, bien que très absorbé par le va-et-vient de ses baguettes, Skarioffszky eut l’intuition visuelle d’un mouvement léger s’accomplissant du côté de la rivière.

Un rapide coup d’œil lui permit d’apercevoir un ver énorme, qui, sortant de l’eau, commençait à ramper sur la berge.

Sans s’interrompre, le tzigane, par une série de regards furtifs, surveilla le nouvel arrivant, qui se rapprochait doucement de la cithare.

Faisant halte sous le support, le ver se lova sans crainte entre les pieds du Hongrois, qui, en baissant les yeux, le voyait immobile au ras du sol.

Oubliant vite l’incident, Skarioffszky continua son travail, et durant trois grandes heures des flots d’harmonie s’échappèrent sans trêve de son poétique instrument.

Le soir venu, l’exécutant se mit enfin debout ; regardant le ciel pur exempt de toute menace pluvieuse, il résolut de laisser la cithare en place pour la prochaine étude.

Au moment de quitter sa retraite il aperçut le ver qui, rebroussant chemin, se dirigeait du côté de la berge pour disparaître bientôt dans les profondeurs de la rivière.

Le lendemain, Skarioffszky s’installa de nouveau près de la source bizarre et entama son labeur par une capricieuse valse lente.

Pendant la première reprise, le virtuose fut quelque peu distrait par le ver colossal, qui, se dressant hors du courant, gagna directement son poste de la veille, où il resta gracieusement enroulé jusqu’à la fin de la séance musicale.

Cette fois encore, avant de se retirer, Skarioffszky put voir l’inoffensif reptile qui, saturé de mélodie, s’enfonçait sans bruit dans le calme ruisseau.

Le même manège se renouvela pendant plusieurs jours. À l’instar des charmeurs de serpents, le Hongrois, par son talent, attirait infailliblement le ver mélomane, qui une fois capté ne pouvait plus s’arracher à son extase.

Le tzigane s’intéressa vivement au reptile, dont la confiance l’étonnait ; un soir, le travail terminé, il lui barra la route avec sa main pour tenter un essai d’apprivoisement.

Le ver, sans aucune appréhension, escalada les doigts qu’on lui offrait, puis s’enroula en de multiples tours sur le poignet du Hongrois, qui relevait progressivement sa manche.

Skarioffszky fut surpris par la charge formidable qu’il lui fallait supporter. Adapté au milieu dense fourni par l’eau de la rivière, le ver, malgré sa souplesse, offrait un poids immense.

Cette première expérience fut suivie de beaucoup d’autres. Le ver connut bientôt son maître et sut obéir au moindre appel de sa voix.

Une telle docilité fit naître dans l’esprit du tzigane un projet de dressage qui pouvait conduire à de précieux résultats.

Il s’agissait d’amener le reptile à tirer lui-même quelques sons de la cithare, en cultivant patiemment sa mystérieuse passion pour l’ébranlement sonore des couches d’air.

Après de longues réflexions, Skarioffszky imagina un appareil propre à utiliser la pesanteur de l’onde spéciale habitée par le ver.

Les roches de la rivière lui fournirent quatre plaques de mica solides et transparentes, qui, taillées finement puis soudées avec de l’argile, formèrent un récipient adapté à certaines fins. Deux branches résistantes, plantées verticalement dans le sol de chaque côté de la cithare, soutinrent dans leur extrémité fourchue l’appareil à base longue et mince bâti en manière d’auge.

Skarioffszky dressa le ver à se glisser dans le récipient de mica puis à boucher en s’allongeant une rainure ménagée dans l’arête inférieure.

S’armant d’une large cosse de fruit, il eut vite fait de puiser à la source quelques pintes d’eau qu’il versa dans l’auge transparente.

Ensuite, avec l’extrémité d’une brindille, il souleva, pendant un quart de seconde, un infime fragment du corps étendu.

Une goutte d’eau s’échappa et vint frapper une corde qui vibra très purement.

L’expérience, renouvelée plusieurs fois dans la région voisine, donna une suite de notes formant ritournelle.

Soudain le même contour musical fut répété par le ver, qui de lui-même livra passage au liquide par une série de soubresauts accomplis sans erreur aux places voulues.

Jamais Skarioffszky n’eût osé compter sur une aussi prompte compréhension. Sa tâche lui parut désormais facile et fructueuse.

Mesure par mesure il apprit au ver plusieurs mélodies hongroises vives ou mélancoliques.

Le tzigane commençait par se servir de sa brindille pour éduquer le reptile, qui ensuite reproduisait sans aucun secours le fragment demandé.

Voyant l’eau se glisser à l’intérieur de la cithare par deux ouvertures de résonance, Skarioffszky, à l’aide d’une épingle, pratiqua sous l’instrument un trou imperceptible qui laissa fuir en fine cascade le trop-plein du liquide recueilli.

La provision était parfois refaite à la rivière toute proche, et le travail marchait à souhait.

Bientôt, poussé par une ambition grandissante, le Hongrois, une brindille dans chaque main, voulut obtenir deux notes à la fois.

Le ver s’étant prêté d’emblée à cette nouvelle exigence, les morceaux de cithare, invariablement basés sur le choc parfois simultané de deux baguettes, devenaient tous abordables.

Décidé à paraître au gala comme dresseur et non plus comme exécutant, le tzigane, pendant plusieurs jours, s’attela passionnément à sa besogne éducatrice.

À la fin, multipliant les difficultés, il ficela une longue brindille à chacun de ses dix doigts et put apprendre au ver maintes acrobaties polyphoniques généralement exclues de son répertoire.

Sûr désormais de pouvoir exhiber l’étonnant reptile, Skarioffszky rechercha divers perfectionnements capables d’améliorer l’appareil dans son ensemble.

Sur sa prière, Chènevillot remplaça par une double monture métallique, fixée au support même de la cithare, les deux branches fourchues qui jusqu’alors soutenaient le récipient de mica.

En outre un feutrage partiel garnissant l’instrument fut destiné à doucement amortir le choc retentissant des pesantes gouttes d’eau.

Pour éviter l’inondation de la place des Trophées, une terrine à canal feutré devait recueillir la mince cascade échappée de la cithare.

Ces apprêts terminés, Skarioffszky paracheva l’éducation du ver, qui chaque jour, aux premiers sons de la cithare, sortait promptement de l’épaisse rivière, dans laquelle le Hongrois s’empressait de le replonger lui-même à la fin du travail.