Ingres d’après une correspondance inédite/LVIII

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LVIII
12 octobre 1848.

Mon cher Cambon, la carrière de l’artiste véritable n’est pas tout rose. Il s’en faut qu’on y ait un cœur trempé, une force de volonté et, en un mot, un courage à toute épreuve. Vous commencez, mon cher ami, par de rudes épreuves ; elles peuvent être salutaires, et ce n’est jamais qu’à ses dépens que l’on apprend à se connaître soi-même, chose indispensable pour les hauts progrès. C’est pour cela que j’aurais désiré que vous eussiez été présent à ce concours ; car, malgré ce que M. Mège et moi nous pourrions vous en dire, il faudrait voir.

Votre ami et moi, nous avons donc désiré vous y voir. Mais en ce moment, par la tournure des choses qui, il faut bien le dire, ne vous donnera pas des chances de réussir au premier rang, vu les dépenses nouvelles que votre voyage à Paris vous occasionnera, nous ne trouvons pas qu’il soit aussi nécessaire qu’il aurait pu l’être, si vous étiez venu quelques jours auparavant. Et pour tout dire encore, ce peu de jours aurait-il suffi pour remettre votre ouvrage au degré de votre esquisse ? J’en puis douter. Vous devez vous rappeler, mon cher, le plaisir qu’elle me fit, si vous vous êtes bien pénétré du conseil bon que je vous avais cependant bien intimé, de n e faire que copier en grand cette esquisse. Je vous avais dit même qu’à cette condition, et je le crois encore, grâce à une belle exécution, vous deviez avoir la victoire ou bien la balancer. Je vous le fis dire expressément encore par votre ami. Mais il n’en a pas été ainsi et, malgré vos belles études dessinées, cette belle tunique, etc., etc. Vous avez été au-dessous de vous-même. Il fallait partir pour Paris et l’y venir terminer. Mais on ne peut tout prévoir.

Vous ne devez cependant pas vous décourager par ce petit échec et, malgré vos précédentes épreuves, vous avez du talent. Vous êtes à la veille de le compléter. Il faut surtout compter beaucoup sur soi et [tenter tous les efforts imaginables, pour tout braver avec courage et, dans ce temps-ci surtout, travailler d’abord pour plaire à sa bonne conscience. Car l’art n’est pas toujours une profession, mais un rude apostolat. C’est un peu ma vie que je viens de vous retracer, mon cher ; vous voyez cependant que toutes les peines courageuses ont, tôt ou tard, leur récompense et qu’après tant de jours ténébreux arrive la lumière qui vient faire jour et vous donner une position glorieuse qui, malgré les cris impuissants de la médiocrité terrassée, n’en devient que plus stablement solide.

Ainsi donc, mon ami, rien n’est perdu, et avec le temps, la première occasion peut vous faire ressortir et prendre une place digne de votre talent.

Quant à votre voyage et à ce que nous vous en avons écrit, venez ou ne venez pas. C’est à vous de décider, car les mêmes raisons existent toujours. Si vous venez, mon cher Cambon, vous savez le plaisir que j’aurai toujours à vous voir, et, s’il y a lieu, à ce que de bons conseils sincères d’ami soient pour vous. Vous savez que je vous les ai souvent prodigués avec plaisir et grand intérêt, parce que je vous suis attaché sous beaucoup de rapports en ce qui touche aussi votre caractère et vos excellentes mœurs. Ma femme et moi, nous vous remercions des excellents raisins que vous nous avez envoyés. Ils me rappellent tant le cher et beau pays de ma naissance que je voudrais tant habiter. Mais, hélas ! quand ?

Nous vous remercions aussi des bons vœux que vous nous adressez et du souvenir de Monsieur votre père et de votre excellente famille.

Pardonnez-moi, mon cher Cambon, cette lettre d’une extrême franchise. Je ne vous l’adresse pas, (j’en serais désolé), pour vous décourager mais, au contraire, pour frapper un coup électrique dont vous avez peut-être besoin, pour réveiller en vous, enfin, un artiste qui doit nécessairement aussi un jour orner sa patrie.

À revoir, mon cher Cambon. Croyez en mon amitié, comme à mon sincère attachement.