Ingres d’après une correspondance inédite/XXXVIII

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XXXVIII
Paris, 1839.

Me voilà le même, malheureusement incorrigible, malgré mes bonnes intentions. Mais voyez cependant ce que c’est ! Si je n’étais sûr que tu ne m’en veux pas, que tu ne m’en voudras jamais, je t’aurais peut-être écrit souvent. Sûr de l’amitié de ses vrais amis, on a l’impertinence, la dureté même de les négliger totalement, ce qu’on ne fait pas vis-à-vis de ceux qui vous sont indifférents, odieux même quelquefois par les convenances de je ne sais quel genre de vie manièrelle et fausse. Je suis, (au moins, tu le crois bien), au nombre de ceux qui, malgré ces défauts, restent honnêtes. Me voilà effectivement toujours le même, ton ami à toute épreuve dans les occasions essentielles. Si je voulais te dire quelque chose de moi, ce serait que je vis ici comme un tourmenté de l’enfer, sans le mériter, bien entendu. Car je fais du bien et beaucoup, et on me rend le mal et beaucoup en retour. Et je ne parle pas, du tout, de ce qui m’entoure d’ennuis et de soins pénibles ou ridicules. Ma sonnette ne fait qu’aller et n’amène chez moi, dans mon réduit où l’on se dit que l’on est empereur, que des gens prétentieux, Taux, superficiels, intéressés, méchants, médiocres.

La plus nombreuse école qu’on ait vue, depuis celle de David, ne m’a que très peu rapporté en espèces. Mais j’ai, en revanche, des ingrats, autant que possible. Je crie dans le désert : « Aimez le vrai et le beau qui en dérive » ! Sourds à ma voix, ils blasphèment la vérité, chérissent l’erreur, pratiquent la mauvaise foi et l’employent à leurs fins. Passionnés avec fureur, ils me font l’honneur de la complicité avec les Anciens, les Saints et les Dieux dont, avec les dents et les ongles, ils cherchent à détruire le piédestal de granit. Babilona ! Babilona ! Des arts ? on n’en veut plus ; on s’en passe. Les arts sérieux ? encore moins ; honnis, oubliés ! Qu’a done à faire, en des temps si barbares, (car nous sommes entièrement dans la barbarie), un artiste qui croit encore aux Grecs et aux Romains ? Il doit se retirer. Et c’est ce que je fais. Plus un coup de pinceau, pour ce public qui a si peu de sympathie pour l’art noble.

Se retirer ? « Mais, me dira-t-on, vous avez pour vous tant de bons esprits, d’honorables soutiens. Persévérez ! » Voulez-vous que je persévère toujours ? Voyez mes sacrifices ; voyez que, pour avoir donné tout mon temps à cet art, je ne suis, (hormis l’honneur que font quelques-uns), arrivé à rien ni à aucune liberté sociale, comme je l’espérais. Adonc après mon glorieux échec du Symphorien, j’ai tout essayé pour me faire oublier, j’ai banni de Paris cet ouvrage, j’ai refusé en résigné un beau travail pour m’en aller, comme le sage Poussin dont tout est à imiter, et jouir, si je le peux, au loin, (car le diable est toujours après vous dans ce monde), jouir d’un peu de tranquille indépendance, pendant six ans, laissant à Paris mes traitements et restant toujours à Rome, si je le puis, ou bien, revenant ici, chercher le tombeau pour mourir deux fois dans cet heureux oubli que je désire.

Tu vois ma résolution prise irrévocablement, depuis le second jour de l’Exposition, résolution qui fut vin baume sur mon cœur et qui m’a fait supporter avec courage et résignation les outrages que m’ont prodigués mes ennemis, y plaçant, en première ligne, collègues et rivaux. J’ai tant à te dire, à te conter, que je n’y puis suffire. Pour cela, il faut que tu viennes nous voir, nous dire adieu, puisque nous ne pouvons pas t’emmener. Eh ! pourquoi donc ? N’es-tu pas libre ? Réfléchis : quel bonheur pour moi, pour nous, de te voir à Rome ! Nous partons irrévocablement du 1er au 15 novembre, pour ta gouverne. Je prie M. Bilcoq de te fortement engager à venir. Il me plait beaucoup, ce M. Bilcoq ; c’est un homme aimable, et nous l’apprécions surtout quand il parle de toi. Il le fait en très bons termes et le regarde, comme le premier citoyen de notre pays, par a les qualités qui te distinguent. Le pays devrait se trouver heureux d’être régi par toi.

Comme il est toujours temps de remercier, je le fais et vois toujours la naïve scène et l’aimable colloque de ta chère petite fille que nous embrassons de tout notre cœur.

Faites donc que le Louis XIII retourne à l’Hôtel-de-Ville où il était si bien, où ma gloire a été si complète. Cette affaire me tient au cœur. J’ai tant à te dire sur nos amis Dcbia, mais c’est pour notre première entrevue. Accablé de soins et de travaux dont je cherche à me débarrasser, je suis harassé et ne sais où donner de la tête. Si tu n’étais pas collé à Montauban par tant de motifs, quel bonheur pour moi que la place de secrétaire-ami t’eut convenue S Aujourd’hui, je suis envahi, je ne peux plus y penser…

Malgré tout, j’aime mon art plus que jamais. Mieux pénétré de ses grands et beaux principes, je le conçois mieux que jamais, surtout par les Grecs, supérieurs toujours et en tout. J’espère pouvoir travailler à Rome sérieusement et y traiter des sujets à mon goût, c’est-à-dire pris dans les temps héroïques de ce divin et admirable peuple antique. Adieu !

À M. Gatteaux.

Rome,000000000000 1839.

… Je viens d’avoir une fièvre violente, ce qui a un peu retardé l’envoi de mon tableau (la Stratonice), mais de quelques jours seulement. Je vous F adresserai, à vous, comme à son second père ; et, en attendant, pour ne rien faire languir, je vous envoie la grandeur exacte de la toile, à ne rien cacher, pour que vous vouliez bien prendre le soin de faire faire, de suite, le cadre le plus large, le plus riche et le plus grec possible… (Fonds Delaborde).

Ingres.
À. M. Gatteaux.
Juillet 1840.

C’est moi et ce tableau (la Stratonice), qui a troublé ma vie, depuis cinq ans et plus. J’ai vraiment des excuses à vous faire, de ne vous avoir pas donné signe de vie depuis longtemps ; mais ce n’est pas dans ce petit moment où je n’ai que le temps de vous adresser mon tableau et de vous dire tant de choses qui le concernent.

Donc, je viens de le terminer par des retouches et de le livrer à l’encaissement. Quant à vous bien dire ce qu’il est, d’autres vous diront l’effet qu’il vient de produire ici : moi, je ne le vois plus. Dans cette terrible fatigue où je n’ai constamment eu que le désir de satisfaire aux exigences du bel art, de contenter sous ce rapport notre aimable prince et le bon esprit de mes amis, (vous le premier, bien entendu), je lui ai, jusqu’au dernier moment, donné les soins les plus tendres, à ce cruel tableau qui m’a tant tourmenté !

Le voilà enfin adressé au duc. J’espère cependant qu’il ne lui déplaira pas, bien au contraire. Je vous laisse le soin de le lui présenter de la manière que vous l’entendrez ; mais encore faudrait-il qu’il le vit dépoudré, au moins lavé de sa poussière de voyage. Je ne sais, je ne puis vous demander ce que vous ferez. Tout ce que je puis vous indiquer, c’est que, pour le dégraisser et le laver, mon élève Raymond Balze est le seul à qui je puisse le confier. Je désire aussi qu’il ne soit pas verni d’ici à ce que j’arrive à Paris.

J’ai été assez heureux pour que M. Dugasseau, mon élève et mon ami aussi, ait tenu à vous l’apporter et à en avoir un soin tout tendre, pendant le voyage. Je vous recommande aux meilleurs titres cet excellent jeune homme, pour son caractère, son talent, son instruction et pour tout l’attachement qu’il me porte. Il vous dira bien des choses de ce tableau et de moi ; mais, malgré tout, jamais assez pour tout ce que je sens, pour vous, de profonde amitié et de reconnaissance.

Quoique j’ignore tout à fait comment ce tableau sera exposé privément, pour le montrer à mes seuls amis, si c’est le bon plaisir du prince, je voudrais qu’il fut placé droit, point penché en avant sur son chevalet, et rien autre chose que bien lavé et avec ses ombres. Le cadre est déjà fait. Sera-t-il bien large et bien beau ?… (Op. cit.)

J. Ingres.

Juillet 1840.

… Sans vous parler trop de lui à vous surtout qui le voyez, ce cher tableau, je me suis efforcé d’en cacher toute la peine. Ai-je réussi ? C’est ce que votre première lettre m’annoncera. En attendant, croyez-le bien, si j’avais le bonheur de vous voir lui sourire en l’approuvant dans son ensemble, je serais cent fois heureux et sûr du reste.

Mieux avisé, quatre jours après le départ du tableau, j’ai écrit à mon brave Raymond qu’il eût à le vernir avec toutes les précautions que je lui ai indiquées. Mais j’ai oublié de lui recommander, (pardon de toutes ces tendresses), de lui faire prendre un repos de deux jours, à l’air, auprès d’une fenêtre. Car, indubitablement, enfermé tout frais, (je travaillais encore une heure avant l’encaissement), puis, privé d’air, il a dû vous arriver jaune comme un coing. Il est, au surplus, en si bonnes mains que tout, je pense, aura été prévu. Enfin, et c’est bien naturel, jusqu’à votre lettre de réception je n’en dors plus, ma bonne femme n’en dort pas ; notre tête va, croit entendre ceci et cela. Le prince le verra-t-il le premier, avant sa toilette, à l’ouverture de la caisse ? Comment tout se sera-t-il passé ? etc., etc.

À propos, j’avais prévu ce qui est arrivé. C’est que, voulant un beau cadre avec les ornements indiqués, vous vous seriez concerté avec Baltard, excellent homme de talent et de goût, et qui a sa part de mérite pour le fond du tableau qu’il a eu la bonté de dessiner et dont il est comme le parrain. Je vous remercie donc tous deux, d’avoir rempli mon désir. Bien entendu, si le prince prend ce tableau, j’en payerai moi seul le cadre. J’écris à ce bon Baltard, à qui j’offre mille amitiés et remercîments… (Op. cit.)

J. Ingres.

oût 1840.

Mon cher Gatteaux, bien bon ami,

Au reçu de votre prompte lettre si attendue, du reste, ma femme est accourue émue me la lire ; et les termes dans lesquels vous exprimez si bien votre précieux contentement, sur mon ouvrage, ont distillé dans nos cœurs comme un baume salutaire. Cela nous a rendus tellement heureux que, tous deux, les yeux pleins de larmes d’attendrissement, nous nous sommes embrassés. Mais vous nous manquiez là, bien sensiblement … Je suis d’autant plus heureux de votre approbation, (la première que j’étais jaloux d’acquérir pour tant de raisons, parce que j’ai en vous, dans votre goût éclairé, dans la loyauté de votre caractère, une confiance sans bornes), je suis, dis-je, d’autant plus heureux, que je trouve que je n’ai jamais été loué par vous aussi copieusement, mon cher Aristarque…


5 septembre.

… Vous dire tout le bonheur que nous a donné votre lettre, je ne puis qu’essayer de vous l’exprimer. Ma femme et moi, nous étions dans l’ivresse… Les éloges du prince, d’abord, et le feu de file de mes bons amis qui, tous, me félicitèrent de mon succès en si bons termes, les journaux qui paraissent liés d’idées avec mes amis, enfin la lettre de notre bon Asseline m’annonçant, avec son propre contentement, celui du prince qui veut lui-même me faire l’honneur de m’écrire [1], tout cela surpasse de si loin ce que je croyais pouvoir espérer de ce tableau, que je ne sais si je veille ou si je dors… Oui, mon ami, nous sommes heureux ; nous sommes heureux, comme des enfants, moi et ma bonne femme ; et votre nom se trouve plus que jamais béni, car tout ceci émane beaucoup de vous. (Op. cit.)

J. Ingres.

Le Duc d’Orléans à M. Ingres.
Saint-Cloud, 25 septembre 1840.

C’était faire injure à cette Stratonice si impatiemment attendue, si justement admirée, que de témoigner pour elle, Monsieur, une sollicitude qui ne peut être comprise par personne. Vera incessu patuit dea. Son apparition a désarmé la critique et conquis tous les suffrages. Je n’ai pas la prétention de joindre le mien à l’unanimité de ceux qu’a recueillis ce magnifique ouvrage, mais je n’ai pas voulu attendre jusqu’au moment où vous reviendrez jouir ici d’un succès aussi bien mérité, pour vous exprimer mon admiration pour une œuvre aussi complète, et ma joie d’avoir sous les yeux un tableau dont l’Ecole française s’enorgueillit à si juste titre.

Recevez, Monsieur, l’assurance de tous les sentiments avec lesquels je suis

Votre affectionné,
Ferdinand-Philippe d’Orléans,

À. M. Varcollier [2].
Rome, 31 août 1840.

Mon cher Varcollier, je serais trop privilégié si je pouvais, à quatre cents lieues de distance, vous montrer mon cœur tout à nu ; vous y verriez la vive et tendre amitié que j’ai toujours eue, pour vous et les vôtres. Croyez-le bien, malgré mes détestables négligences, rien ne pourra altérer cette véritable affection : elle date de trop loin, pour cela.

Combien je suis touché de ce que vous me dites de nos amis communs, de la flatteuse impatience où ils sont de mon retour, et de tout le bien qu’ils pensent de moi. Je fais ce que je peux, pour être digne de tant d’éloges ; mais mériterai-je jamais la trop haute place où vous me mettez ? Je ne dois accepter de tels hommages qu’à titre d’émulation, qu’avec le même sentiment qu’excite en moi la vue des chefs-d’œuvre devant lesquels je suis ici prosterné, cherchant à les imiter, mais, hélas ! de si loin ! Vous avez probablement vu mon petit tableau de Stratonice. Ce n’est pas à moi d’en rien dire, si ce n’est pourtant les soins infinis qu’il m’a coûtés. Il me serait bien doux, cher ami, d’apprendre qu’il a su vous plaire, ainsi qu’à ma chère élève et amie, M me Varcollier, que j’embrasse ici de tout mon cœur, en attendant que nous reprenions nos bonnes petites soirées de musique. Cela me rappelle noire bon, digne et illustre Baillot que j’aurai tant de joie à revoir, ainsi que d’autres de nos amis que je n’ai point oubliés ; dites-le leur bien.

Vous parlez en trop bons termes de M. Reber pour que je n’en présume pas beaucoup de bien, sachant de longue date la conformité de nos goûts. Ah ! mon cher ami, je vous reviens, à cet égard, comme j’en suis parti, toujours avec les mêmes adorations et les mêmes exclusions, mettant Raphaël au-dessus de tout, parce qu’à sa grâce divine il joint tout juste le degré de caractère et de force qu’il faut, ne dépassant jamais la mesure. Qui mettre au même rang que lui ? Personne, si ce n’est celui qui, en musique, a eu la même âme, mon divin Mozart : tous deux, sages et grands, comme Dieu même. Mais, quoique prosterné devant leurs autels, je ne néglige pas pour cela d’en encenser bien d’autres pour lesquels, je le sais, vous avez les mêmes adorations ; je veux dire Gluck, Beethoven, et le si charmant Haydn, que nous feuilleterons de nouveau, à mon retour à Paris.

J’éprouve un tel plaisir à laisser courir ma plume sur des sujets que je sais que vous n’aimez pas moins que moi, que j’en ai les larmes aux yeux et un tremblement de bonheur que je ne puis décrire. Et ma femme dit que je vais avoir soixante ans ! C’est possible, mais je n’ai jamais senti mon âme si jeune. Non, jamais je n’ai plus aimé ce beau qui rend si heureux, si content de vivre, même au milieu de ce monde empesté. Car le contact de ce monde ne peut nous ôter, à nous privilégiés, la joie de ces communications sympathiques qui sont la volupté secrète que procure l’amour de l’art.

Mes deux bras se tendent vers vous, mon cher Varcollier. Bientôt, je pourrai vous dire, de vive voix, combien je suis reconnaissant de tous les bons offices rendus par vous à mes élèves et amis. Mais, à côté de la gratitude que j’en ressens, j’ai la confiance de ne vous avoir présenté et recommandé que des hommes capables et bien méritants, Flandrin en tête. Je suis vraiment bien heureux de tout ce que vous me dites de lui.

Vous faites, à ce qu’il paraît, des merveilles à l’Hôtel-de-Ville. Après l’architecture viendra, je l’espère, le tour de la sculpture et de la peinture, de la fresque surtout. N’êtes-vous pas de mon avis ? Je compte sur vous pour qu’à mon retour je puisse, de nouveau, entendre au Conservatoire en partie carrée, avec Defresne, Paul Delaroche et vous, les symphonies du grand, du saisissant, de l’inimitable Beethoven.

À bientôt. Je vous embrasse. (Op. cit.)

J. Ingres.

À M. Gatteaux.
Rome, 25 août 1840.

… Enfin nous voici à votre tableau (l’Odalisque à l’Esclave). Il est bien vrai que je l’aurai, sans rémission, terminé pour la fin de ce mois ; et j’espère que je pourrai vous l’expédier par les soins de M. Duban qui débarque à Marseille. De là, une maison de commerce vous le fera tenir à votre adresse.

Mon Dieu, je n’ose vous parler de ce tableau ; car je ne sais, en vérité, ce que je fais. Toujours mécontent de moi, j’ai besoin que l’on soit content pour moi.

Vous ferez faire, je vous prie, un assez beau cadre, bien large et aussi baroque que possible (car c’est du turc), c’est-à-dire tout ce que vous trouverez d’ornements qui se rapprochent du style de ce pays, s’il y a moyen…

Septembre 1840.

… Comme je vous l’ai recommandé, je voudrais un cadre excessivement large, (raisonnable cependant). Pour le sujet, qui est un sujet gracieux et un peu étrange, des ornements que l’on appelle, je ne sais pourquoi, « gothiques modernes », me semblent convenir, excepté cependant les clinquants ou les velours dans les fonds. Vous voyez que je suis au courant…

5 septembre 1840.

Je travaille comme un malheureux, malgré toutes les souffrances de la plus horrible chaleur, au tableau de M. Marcotte. Ce tableau, il s’en faut, n’est pas une scène dramatique, touchante ; et même, je le dis à vous, c’est un tableau de nécessité singulière et malheureuse, n’ayant jamais été fait de jet et de grande voglia. Je ne puis vous le cacher, je m’en tire comme je peux, avec mon intelligente volonté, du soin et de la raison. J’espère cependant que, sans être une Stvatonice, ce tableau présentera quelque beauté.

7 décembre 1840.

… Vous avez été content, et contre mon attente même, de mon Odalisque. Tant mieux ; mais la Stvatonice est une autre œuvre, et, sans refuser les éloges que vous donnez au premier de ces deux tableaux, surtout sans essayer de troubler ou d’affaiblir le bonheur de notre digne ami M. Marcotte, je vous dirai confidentiellement que ce succès inouï m’étonne…

Je reçois et je prends, comme toujours, en considération votre avis. Seulement, et sans m’embarquer dans ce que je me réserve de vous dire de vive voix, je vous ferai observer qu’il est presque toujours impossible de suivre le modèle, attendu la difficulté de le placer et de l’éclairer sous le voile. Ce modèle, d’ailleurs, donne rarement ce qu’on veut faire : ce qu’il ne peut donner est l’œuvre du génie ou du goût de l’artiste. Enfin, dans ce tableau, bien des choses, sinon presque toutes, sont peintes sur des dessins, en l’absence du modèle vivant (ceci est pour nous seuls) qui, d’après ce que vous pensez et c’est aussi mon avis, donne indispensablement la vie à une œuvre et la fait palpiter… (Op. cit.)

J. Ingres.

À Monsieur Schnetz.

Vendredi-Saint, 1841.

Mon cher Schnetz, j’éprouve toujours un véritable chagrin de mon invincible et vieille paresse, car je sais bien aussi ce que vous faites pour moi, votre véritable ami. Personne ne vous aime et estime plus que moi, et je suis heureux de penser que vous continuez un poste et un lieu où j’ai laissé tant de sentiments d’admiration et de bonheur. Oui, et dans mes regrets, c’est ma consolation pour moi de croire y être encore par vous et par la manière heureuse et honorable avec laquelle vous y vivez et par votre bon souvenir de moi, mon cher Schnetz. Y travaillez-vous ? J’aime à le croire. Votre chère sœur, à peine arrivée parmi nous, s’est éclipsée à son château et n’a pu nous dire que trop peu de choses de ce qui vous touche. Moi, je suis, j’ose dire et malgré tout, comme transplanté ici, et ne serait-ce qu’une si longue vie d’habitude en Italie, elle me manque, et cela toujours plus ; cette vie-ci n’est pas du tout la mienne.

Et par contre, je suis encore englué dans les portraits qui me poursuivent comme des génies malfaisants, quoique cependant je n’aie pas trop à me plaindre de ceux que j’ai faits et exposés chez moi, entr’autres celui du Duc d’Orléans qui, comme toujours, a été pour moi de la grâce la plus attable et la plus généreuse. Mais encore ce n’est pas là ce que je voudrais ; mais plutôt ne m’occuper que de l’histoire qui nie tend les plus beaux bras, pour les plus beaux travaux. Quant à l’Académie, mon cher ami, vous êtes en pleines voiles, et j’espère qu’il en sera toujours ainsi jusqu’à la fin de votre gestion. Au reste, elle fait bien, elle fait mal, je ne suis pas toujours de leur avis ; mais n’ayant que ma voix, je me résigne et n’y prends cependant que le plus vif intérêt à tout ce que vous désirez, et qui est toujours bien présenté par votre ami Raoul Rochette, qui a une grande influence et qui la mérite bien par son zèle et sa haute intelligence, et l’on peut dire que c’est lui qui en est toute rame.

Adieu, ou au revoir, cher ami, car le temps va vite. Dieu vous garde de la fièvre ; travaillez surtout, ce baume chasse l’ennui et rend heureux. Ma femme et moi nous vous embrassons de tout notre cœur. Tout à vous. (Fonds Lapauze).

Ingres.
  1. Après avoir reçu la lettre du duc d’Orléans qu’on va lire et que M. Henry Lapauze a extraite des Archives de l’Etat, Ingres écrivait encore à M. Gatteaux, le 17 décembre 1840 : « Oui, le duc d’Orléans m’a écrit de sa main une lettre dont je puis faire trophée et que vous connaîtrez. »
  2. M. Varcollier était, à cette époque, chef de la section des Beaux-Arts à la Préfecture de la Seine.