Jésus (Renan)/Texte entier

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Michel Lévy (p. T-262).


JÉSUS


PAR


ERNEST RENAN
MEMBRE DE L’INSTITUT
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QUINZIÈME EDITION


PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE


1864


AVERTISSEMENT
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Puisqu’il m’a été donné de tracer de Jésus une image qui a obtenu quelque attention, j’ai cru devoir offrir cette image, sous une forme convenablement préparée, aux pauvres, aux attristés de ce monde, à ceux que Jésus a le plus aimés. Beaucoup de personnes ayant regretté que le livre, par son prix et son volume, ne fût pas accessible à tous, j’ai sacrifié l’introduction, les notes et certains passages de texte qui supposaient le lecteur assez versé dans les recherches spéciales de la critique. Par la suppression de ces diverses parties, on a atteint un triple but. D’abord, le livre est devenu d’un format si modeste, que toute personne qui y trouvera du goût pourra le posséder. En second lieu, je ne crois pas qu’il y reste un mot ni une phrase qui exige, pour être compris, des études préliminaires. Enfin, par ces retranchements j’ai obtenu un résultat qui ne m’est pas moins précieux. J’avais fait mon livre avec la froideur absolue de l’historien, se proposant pour unique objet d’apercevoir la nuance la plus fine et la plus juste du vrai. Cette franchise ne pouvait manquer de causer quelques froissements à tant d’âmes excellentes que le christianisme élève et nourrit. Plus d’une fois, j’ai regretté de voir des personnes auxquelles j’aurais infiniment aimé à plaire, détournées de la lecture d’un livre dont quelques pages n’auraient peut-être pas été pour elles sans agrément ni sans fruit. Je crois que beaucoup de vrais chrétiens ne trouveront dans ce petit volume rien qui les blesse. Sans changer quoi que ce soit à ma pensée, j’ai pu écarter tous les passages qui étaient de nature à produire des malentendus, ou qui auraient demandé de longues explications.

L’histoire est une science comme la chimie, comme la géologie. Pour être entièrement comprise, elle exige des études approfondies, dont le résultat le plus élevé est de savoir apprécier la différence des temps, des pays, des nations et des races. Aujourd’hui, un homme qui croit aux fantômes, aux sorciers, n’est plus tenu chez nous pour un homme sérieux. Mais, autrefois, des hommes éminents ont cru à tout cela, et peut-être, en certains pays, est-il encore possible, de nos jours, d’allier une vraie supériorité à de pareilles erreurs. Les personnes qui ne sont pas arrivées, par des voyages, par de longues lectures ou par une grande pénétration d’esprit, à s’expliquer ces différences, trouvent toujours quelque chose de choquant dans les récits du passé ; car le passé, si héroïque, si grand, si original, n’avait pas, sur certains points fort importants, les mêmes idées que nous. L’histoire complète ne peut reculer devant cette difficulté, même au risque de provoquer les plus graves méprises. La sincérité scientifique ne connaît pas les mensonges prudents. Il n’est pas en ce monde un motif assez fort pour qu’un savant se contraigne dans l’expression de ce qu’il croit la vérité. Mais, quand une fois on a dit, sans une ombre d’arrière-pensée, ce qu’on croit certain ou probable ou possible, n’est-il pas permis de laisser là les distinctions subtiles pour s’attacher uniquement à l’esprit général des grandes choses, que tous peuvent et doivent comprendre ? N’a-t-on pas le droit d’effacer les dissonances pour ne plus songer qu’à la poésie et à l’édification, qui surabondent en ces vieux récits ? Le chimiste sait que le diamant n’est que du charbon ; il sait les voies par lesquelles la nature opère ces profondes transformations. Est-il obligé pour cela de s’interdire de parler comme le monde et de ne voir dans le plus beau joyau qu’un simple morceau de carbone ?

Ce n’est donc pas ici un nouveau livre. C’est la « Vie de Jésus, » dégagée de ses échafaudages et de ses obscurités. Pour être historien, j’avais dû chercher à peindre un Christ qui eût les traits, la couleur, la physionomie de sa race. Cette fois, c’est un Christ en marbre blanc que je présente au public, un Christ taillé dans un bloc sans tache, un Christ simple et pur comme le sentiment qui le créa. Mon Dieu ! peut-être est-il ainsi plus vrai. Qui sait s’il n’y a pas des moments où tout ce qui sort de l’homme est immaculé ? Ces moments ne sont pas longs ; mais il y en a. C’est ainsi du moins que Jésus apparut au peuple ; c’est ainsi que le peuple le vit et l’aima ; c’est ainsi qu’il est resté dans le cœur des hommes. Voilà ce qui a vécu en lui, ce qui a charmé le monde et créé son immortalité.

Je ne réfuterai pas pour la vingtième fois le reproche qu’on m’adresse de porter atteinte à la religion. Je crois la servir. Certaines personnes s’imaginent que, par de timides réticences, on empêchera le peuple de perdre la foi au surnaturel. Quand même une telle précaution serait honnête, elle serait fort inutile. Cette foi, le peuple l’a perdue. Le peuple, en cela d’accord avec la science positive, n’admet pas le surnaturel particulier, le miracle. Faut-il conclure de là qu’il est étranger aux hautes croyances qui font la noblesse de l’homme ? Ce serait une grave erreur. Le peuple est religieux à sa manière. Quoi de plus touchant que son respect pour la mort ? Son courage, sa sérénité, son désir de s’instruire, son indifférence au ridicule, ses grands instincts d’héroïsme, son goût pour les ouvrages d’art ou de poésie qui procurent les émotions sérieuses en s’adressant aux sentiments nobles, cette perpétuelle jeunesse qui brille en lui quand il s’agit de gloire et de patrie, tout cela est de la religion et de la meilleure. Le peuple n’est nullement matérialiste. On lui plaît par l’idéalisme. Son défaut, si c’en est un, est de faire bon marché de tous les intérêts quand il s’agit d’une idée. Il serait funeste de lui prêcher l’irréligion ; il serait inutile d’essayer de le ramener aux vieilles croyances surnaturelles. Reste un seul parti, qui est de lui tout dire. Le peuple saisit très-vite et par une sorte d’instinct profond les résultats les plus élevés de la science. Il voit que, parmi les formes religieuses qui ont existé jusqu’ici, aucune ne peut prétendre à une valeur absolue ; mais il sent bien aussi que le fondement de la religion ne croule pas pour cela. Lui inspirer le respect même des formes qui passent, lui en montrer la grandeur dans l’histoire, mettre en relief ce que ces formes antiques ont eu de bon et de saint, n’est-ce pas faire acte pieux ? Pour moi, je pense que le peuple tournerait le dos à sa délivrance, le jour où il tiendrait pour des chimères la foi, l’abnégation, le dévouement. La part d’illusions qui autrefois se mêlait à tous les grands mouvements soit politiques, soit religieux, n’est pas un motif pour refuser à ces mouvements la sympathie et l’admiration. On peut être bon Français sans croire à la sainte ampoule. On peut aimer Jeanne d’Arc sans admettre la réalité de ses visions.

Voilà pourquoi j’ai pensé que le tableau de la plus étonnante révolution populaire dont on ait gardé le souvenir pouvait être utile au peuple. C’est ici vraiment la vie de son meilleur ami ; toute cette épopée des origines chrétiennes est l’histoire des plus grands plébéiens qu’il y ait jamais eu. Jésus a aimé les pauvres, haï les prêtres riches et mondains, reconnu le gouvernement existant comme une nécessité ; il a mis hardiment les intérêts moraux au-dessus des querelles des partis ; il a prêché que ce monde n’est qu’un songe, que tout est ici-bas image et figure, que le vrai royaume de Dieu, c’est l’idéal, que l’idéal appartient à tous. Cette légende est une source vive d’éternelles consolations ; elle inspire une suave gaieté ; elle encourage à l’amélioration des mœurs sans vaine hypocrisie ; elle donne le goût de la liberté ; elle porte enfin à réfléchir sur les problèmes sociaux, qui sont les premiers de notre temps. Jésus ouvre sur ce point des vues d’une profondeur étonnante. Quand on sort de son école, on conçoit très-bien que la politique ne saurait plus être un jeu frivole, que l’essentiel un jour sera de travailler au bonheur, à l’instruction et à la vertu des hommes, que tout effort pour écarter de telles questions est frappé de stérilité.

Humbles serviteurs et servantes de Dieu, qui portez le poids du jour et de la chaleur ; ouvriers qui travaillez de vos bras à bâtir le temple que nous élevons à l’esprit ; prêtres vraiment saints qui gémissez en silence de la domination d’orgueilleux sadducéens ; pauvres femmes qui souffrez d’un état social où la part du bien est encore faible ; ouvrières pieuses et résignées au fond de la froide cellule où le Seigneur est avec vous, venez à la fête qu’un jour Dieu, en son sourire, prépara pour les simples de cœur. Vous êtes les vrais disciples de Jésus. Si ce grand maître revenait, où croyez-vous qu’il reconnaîtrait la vraie postérité de la troupe aimable et fidèle qui l’entourait sur le bord du lac de Génésareth ? Serait-ce parmi les défenseurs de symboles qu’il ne connaissait pas, dans une église officielle qui favorise tout ce qu’il a combattu, parmi les partisans d’idées vieillies associant sa cause à leurs intérêts et à leurs passions ? Non ; ce serait parmi nous, qui aimons la vérité, le progrès, la liberté. Et, si un jour il s’armait du fouet pour chasser les hypocrites, en qui pensez-vous qu’il reconnaîtrait le pharisien de sa parabole ? En ceux qui disent : « O Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme ce grand coupable, ce malheureux, cet homme de néant, » ou en ceux qui disent : « O toi, que je méconnais peut-être, mais que j’aime et qui dois rechercher avant tout l’hommage d’un cœur sincère, révèle-toi, car ce que je veux, c’est te voir ? » Considérez l’horizon ; on y sent poindre une aurore, la délivrance par la résignation, le travail, la bonté, le soutien réciproque ; la délivrance par la science, qui, pénétrant les lois de l’humanité et assujettissant de plus en plus la matière, fondera la dignité de tous les hommes et la vraie liberté. Préparons, en faisant chacun notre devoir, ce paradis de l’avenir. Pour moi, je serai heureux si un moment, avec ces récits du passé, je vous ai fait oublier le présent, si j’ai renouvelé pour vous la douceur de cette idylle sans pareille qui, il y a dix-huit cents ans, ravit de joie quelques humbles comme vous.


CHAPITRE PREMIER


ENFANCE ET JEUNESSE DE JÉSUS, SES PREMIÈRES IMPRESSIONS


L’événement capital de l’histoire du monde est la révolution par laquelle les plus nobles portions de l’humanité ont passé des anciennes religions, comprises sous le nom vague de paganisme, à une religion fondée sur l’unité divine, la trinité, l’incarnation du Fils de Dieu. Cette conversion a eu besoin de près de mille ans pour se faire. La religion nouvelle avait mis elle-même au moins trois cents ans à se former. Mais l’origine de la révolution dont il s’agit est un fait qui eut lieu sous les règnes d’Auguste et de Tibère. Alors vécut une personne supérieure qui, par son initiative hardie et par l’amour qu’elle sut inspirer, créa l’objet et posa le point de départ de la foi future de l’humanité.

Jésus naquit à Nazareth, petite ville de Galilée, qui n’eut avant lui aucune célébrité. Toute sa vie il fut désigné du nom de « Nazaréen, » et ce n’est que par un détour assez embarrassé qu’on réussit, dans sa légende, à le faire naître à Bethléhem. Nous verrons plus tard le motif de cette supposition, et comment elle était la conséquence obligée du rôle prêté à Jésus. On ignore la date précise de sa naissance. Elle eut lieu sous le règne d’Auguste, vers l’an 750 de Rome, probablement quelques années avant l’an 1er de l’ère que tous les peuples civilisés font dater du jour où il naquit.

La population de Galilée était fort mêlée. Cette province comptait parmi ses habitants, au temps de Jésus, beaucoup de non-Juifs (Phéniciens, Syriens, Arabes et même Grecs). Les conversions au judaïsme n’étaient pas rares dans ces sortes de pays mixtes. Il est donc impossible de soulever ici aucune question de race et de rechercher quel sang coulait dans les veines de celui qui a le plus contribué à effacer dans l’humanité les distinctions de sang.

Il sortit des rangs du peuple. Son père Joseph et sa mère Marie étaient des gens de médiocre condition, des artisans vivant de leur travail, dans cet état si commun en Orient, qui n’est ni l’aisance ni la misère. L’extrême simplicité de la vie dans de telles contrées, en écartant le besoin de confortable, rend le privilège du riche presque inutile, et fait de tout le monde des pauvres volontaires. D’un autre côté, le manque total de goût pour les arts et pour ce qui contribue à l’élégance de la vie matérielle, donne à la maison de celui qui ne manque de rien un aspect de dénûment. La ville de Nazareth, au temps de Jésus, ne différait peut-être pas beaucoup de ce qu’elle est aujourd’hui. Les rues où il joua enfant, nous les voyons dans ces sentiers pierreux ou ces petits carrefours qui séparent les cases. La maison de Joseph ressembla beaucoup sans doute à ces pauvres boutiques, éclairées par la porte, servant à la fois d’établi, de cuisine, de chambre à coucher, ayant pour ameublement une natte, quelques coussins à terre, un ou deux vases d’argile et un coffre peint.

La famille, qu’elle provînt d’un ou de plusieurs mariages, était assez nombreuse. Jésus avait des frères et des sœurs, dont il semble avoir été l’aîné. Tous sont restés obscurs ; car il paraît que les quatre personnages qui sont donnés comme ses frères, et parmi lesquels un au moins, Jacques, est arrivé à une grande importance dans les premières années du développement du christianisme, étaient ses cousins germains. Marie, en effet, avait une sœur nommée aussi Marie, qui épousa un certain Alphée ou Cléophas (ces deux noms paraissent désigner une même personne), et fut mère de plusieurs fils qui jouèrent un rôle considérable parmi les premiers disciples de Jésus. Ces cousins germains, qui adhérèrent au jeune maître, pendant que ses vrais frères lui faisaient de l’opposition, prirent le titre de « frères du Seigneur. » Les vrais frères de Jésus n’eurent d’importance, ainsi que leur mère, qu’après sa mort. Même alors ils ne paraissent pas avoir égalé en considération leurs cousins, dont la conversion avait été plus spontanée et dont le caractère semble avoir eu plus d’originalité.

Ses sœurs se marièrent à Nazareth, et il y passa les années de sa première jeunesse. Nazareth était une petite ville, située dans un pli de terrain largement ouvert au sommet du groupe de montagnes qui ferme au nord la plaine d’Esdrelon. La population est maintenant de trois à quatre mille âmes, et elle peut n’avoir pas beaucoup varié. Le froid y est vif en hiver et le climat fort salubre. La ville, comme à cette époque toutes les bourgades juives, était un amas de cases bâties sans style, et devait présenter cet aspect sec et pauvre qu’offrent les villages dans les pays orientaux. Les maisons, à ce qu’il semble, ne différaient pas beaucoup de ces cubes de pierre, sans élégance extérieure ni intérieure, qui couvrent aujourd’hui les parties les plus riches du Liban, et qui, mêlés aux vignes et aux figuiers, ne laissent pas d’être fort agréables. Les environs, d’ailleurs, sont charmants, et nul endroit du monde ne fut si bien fait pour les rêves de l’absolu bonheur. Même de nos jours, Nazareth est encore un délicieux séjour, le seul endroit peut-être de la Palestine où l’âme se sente un peu soulagée du fardeau qui l’oppresse au milieu de cette désolation sans égale. La population est aimable et souriante ; les jardins sont frais et verts. Antonin Martyr, à la fin du sixième siècle, fait un tableau enchanteur de la fertilité des environs, qu’il compare au paradis. Quelques vallées du côté de l’ouest justifient pleinement sa description. La fontaine, où se concentraient autrefois la vie et la gaieté de la petite ville, est détruite ; ses canaux crevassés ne donnent plus qu’une eau trouble. Mais la beauté des femmes qui s’y rassemblent le soir, cette beauté qui était déjà remarquée au sixième siècle et où l’on voyait un don de la Vierge Marie, s’est conservée d’une manière frappante. C’est le type syrien dans toute sa grâce pleine de langueur. Nul doute que Marie n’ait été là presque tous les jours, et n’ait pris rang, l’urne sur l’épaule, dans la file de ses compatriotes restées obscures. Antonin Martyr remarque que les femmes juives, ailleurs dédaigneuses pour les chrétiens, sont ici pleines d’affabilité. Aujourd’hui encore, les haines religieuses sont à Nazareth moins vives qu’ailleurs.

L’horizon de la ville est étroit ; mais, si l’on monte quelque peu et que l’on atteigne le plateau fouetté d’une brise perpétuelle qui domine les plus hautes maisons, la perspective est splendide. A l’ouest, se déploient les belles lignes du Carmel, terminées par une pointe abrupte qui semble se plonger dans la mer. Puis se déroulent le double sommet qui domine Mageddo, les montagnes du pays de Sichem avec leurs lieux saints de l’âge patriarcal, les monts Gelboé, le petit groupe pittoresque auquel se rattachent les souvenirs gracieux ou terribles de Sulem et d’Endor, le Thabor avec sa belle forme arrondie, que l’antiquité comparait à un sein. Par une dépression entre la montagne de Sulem et le Thabor, s’entrevoient la vallée du Jourdain et les hautes plaines de la Pérée, qui forment du côté de l’est une ligne continue. Au nord, les montagnes de Safed, en s’inclinant vers la mer, dissimulent Saint-Jean-d’Acre, mais laissent se dessiner aux yeux le golfe de Khaïfa. Tel fut l’horizon de Jésus. Ce cercle enchanté, berceau du royaume de Dieu, lui représenta le monde durant des années. Sa vie même sortit peu des limites familières à son enfance. Car au delà, du côté du nord, l’on entrevoit presque, sur les flancs de l’Hermon, Césarée de Philippe, sa pointe la plus avancée dans le monde des gentils, et, du côté du sud, on pressent, derrière ces montagnes déjà moins riantes de la Samarie, la triste Judée, desséchée comme par un vent brûlant d’abstraction et de mort. Si jamais le monde resté chrétien, mais arrivé à une notion meilleure de ce qui constitue le respect des origines, veut remplacer par d’authentiques lieux saints les sanctuaires apocryphes et mesquins où s’attachait la piété des âges grossiers, c’est sur cette hauteur de Nazareth qu’il bâtira son temple. Là, au point d’apparition du christianisme et au centre d’action de son fondateur, devrait s’élever la grande église où tous les chrétiens pourraient prier. Là aussi, sur cette terre où dorment le charpentier Joseph et des milliers de Nazaréens oubliés, qui n’ont pas franchi l’horizon de leur vallée, le philosophe serait mieux placé qu’en aucun lieu du monde pour contempler le cours des choses humaines, se consoler de leur contingence, se rassurer sur le but divin que le monde poursuit à travers d’innombrables défaillances et nonobstant l’universelle vanité.


CHAPITRE II


ÉDUCATION DE JÉSUS


Cette nature à la fois riante et grandiose fut toute l’éducation de Jésus. Il apprit à lire et à écrire, sans doute selon la méthode de l’Orient, consistant à mettre entre les mains de l’enfant un livre qu’il répète en cadence avec ses petits camarades, jusqu’à ce qu’il le sache par cœur. Le maître d’école dans les petites villes juives était le hazzan ou lecteur des synagogues. Jésus fréquenta peu les écoles plus relevées des scribes (Nazareth n’en avait peut-être pas), et il n’eut aucun de ces titres qui donnent aux yeux du vulgaire les droits du savoir. Ce serait une grande erreur cependant de s’imaginer que Jésus fut ce que nous appelons un ignorant. L’éducation scolaire trace chez nous une distinction profonde, sous le rapport de la valeur personnelle, entre ceux qui l’ont reçue et ceux qui en sont dépourvus. Il n’en était pas de même en Orient, ni en général dans la bonne antiquité. L’état de grossièreté où reste, chez nous, par suite de notre vie isolée et tout individuelle, celui qui n’a pas été aux écoles est inconnu dans ces sociétés, où la culture morale, et surtout l’esprit général du temps se transmettent par le contact perpétuel des hommes. L’Arabe, qui n’a eu aucun maître, est souvent néanmoins très-distingué ; car la tente est une sorte d’académie toujours ouverte, où, de la rencontre des gens bien élevés, naît un grand mouvement intellectuel et même littéraire. La délicatesse des manières et la finesse de l’esprit n’ont rien de commun en Orient avec ce que nous appelons éducation. Ce sont les hommes d’école au contraire qui passent pour pédants et mal élevés. Dans cet état social, l’ignorance, qui chez nous condamne l’homme à un rang inférieur, est la condition des grandes choses et de la grande originalité.

Il n’est pas probable qu’il ait su le grec. Cette langue était peu répandue en Judée hors des classes qui participaient au gouvernement et des villes habitées par les païens, comme Césarée. L’idiome propre de Jésus était le dialecte syriaque mêlé d’hébreu qu’on parlait alors en Palestine. A plus forte raison n’eut-il aucune connaissance de la culture grecque. Cette culture était proscrite par les docteurs palestiniens, qui enveloppaient dans une même malédiction « celui qui élève des porcs et celui qui apprend à son fils la science grecque. » En tout cas, elle n’avait pas pénétré dans les petites villes comme Nazareth. Même à Jérusalem, le grec était très-peu étudié ; les études grecques étaient considérées comme dangereuses et même serviles ; on les déclarait bonnes tout au plus pour les femmes en guise de parure. L’étude seule de la Loi passait pour libérale et digne d’un homme sérieux. Interrogé sur le moment où il convenait d’enseigner aux enfants « la sagesse grecque, » un savant rabbin avait répondu : « A l’heure qui n’est ni le jour ni la nuit, puisqu’il est écrit de la Loi : « Tu l’étudieras jour et nuit. »

Ni directement ni indirectement, aucun élément de doctrine profane ne parvint donc jusqu’à Jésus. Il ne connut rien hors du judaïsme ; son esprit conserva cette franche naïveté qu’affaiblit toujours une culture étendue et variée. Dans le sein même du judaïsme, il resta étranger à beaucoup d’efforts souvent parallèles aux siens. D’une part, la vie dévote des esséniens ou thérapeutes, de l’autre, les beaux essais de philosophie religieuse tentés par l’école juive d’Alexandrie, et dont Philon, son contemporain, était l’ingénieux interprète, lui furent inconnus. Les fréquentes ressemblances qu’on trouve entre lui et Philon, ces excellentes maximes d’amour de Dieu, de charité, de repos en Dieu, qui font comme un écho entre l’Évangile et les écrits de l’illustre penseur alexandrin, viennent des communes tendances que les besoins du temps inspiraient à tous les esprits élevés.

Heureusement pour lui, il ne connut pas davantage la scolastique bizarre qui s’enseignait à Jérusalem et qui devait bientôt constituer le Talmud. Si quelques pharisiens l’avaient déjà apportée en Galilée, il ne les fréquenta pas, et, quand il toucha plus tard cette casuistique niaise, elle ne lui inspira que le dégoût. On peut supposer cependant que les principes de Hillel ne lui furent pas inconnus. Hillel, cinquante ans avant lui, avait prononcé des aphorismes qui avaient avec les siens beaucoup d’analogie. Par sa pauvreté humblement supportée, par la douceur de son caractère, par l’opposition qu’il faisait aux hypocrites et aux prêtres, Hillel fut le vrai maître de Jésus, s’il est permis de parler de maître, quand il s’agit d’une si haute originalité.

La lecture des livres de l’Ancien Testament fit sur lui beaucoup plus d’impression. Le canon des livres saints se composait de deux parties principales, la Loi, c’est-à-dire le Pentateuque, et les Prophètes, tels que nous les possédons aujourd’hui. Une vaste méthode d’interprétation allégorique s’appliquait à tous ces livres et cherchait à en tirer ce qui répondait aux aspirations du temps. Mais la vraie poésie de la Bible, qui échappait aux docteurs de Jérusalem, se révélait pleinement au beau génie de Jésus. La Loi ne paraît pas avoir eu pour lui beaucoup de charme ; il crut pouvoir mieux faire. Mais la poésie religieuse des psaumes se trouva dans un merveilleux accord avec son âme lyrique ; ils restèrent toute sa vie son aliment et son soutien. Les prophètes, Isaïe, en particulier, et son continuateur du temps de la captivité, avec leurs brillants rêves d’avenir, leur impétueuse éloquence, leurs invectives entremêlées de tableaux enchanteurs, furent ses véritables maîtres. Il lut aussi sans doute plusieurs des ouvrages apocryphes, c’est-à-dire de ces écrits assez modernes, dont les auteurs, pour se donner une autorité qu’on n’accordait plus qu’aux écrits très-anciens, se couvraient du nom de prophètes et de patriarches. Un de ces livres surtout le frappa : c’est le livre de Daniel. Ce livre, composé par un Juif exalté du temps d’Antiochus Épiphane, et mis par lui sous le couvert d’un ancien sage, était le résumé de l’esprit des derniers temps. Son auteur, vrai créateur de la philosophie de l’histoire, avait pour la première fois osé ne voir dans le mouvement du monde et la succession des empires qu’une série de faits subordonnée aux destinées du peuple juif. Jésus fut pénétré de bonne heure de ces hautes espérances. Peut-être lut-il aussi les livres d’Hénoch, alors révérés à l’égal des livres saints, et les autres écrits du même genre, qui entretenaient un si grand mouvement dans l’imagination populaire. L’avénement du Messie avec ses gloires et ses terreurs, les nations s’écroulant les unes sur les autres, le cataclysme du ciel et de la terre furent l’aliment familier de son imagination, et, comme ces révolutions étaient censées prochaines, qu’une foule de personnes cherchaient à en supputer les temps, l’ordre surnaturel où nous transportent de telles visions lui parut tout d’abord parfaitement naturel et simple.

Qu’il n’eût aucune connaissance de l’état général du monde, c’est ce qui résulte de chaque trait de ses discours les plus authentiques. La terre lui parait encore divisée en royaumes qui se font la guerre ; il semble ignorer la « paix romaine, » et l’état nouveau de société qu’inaugurait son siècle. Il n’eut aucune idée précise de la puissance romaine ; le nom de « César » seul parvint jusqu’à lui. Il vit bâtir, en Galilée ou aux environs, Tibériade, Juliade, Diocésarée, Césarée, ouvrages pompeux des Hérodes, qui cherchaient, par ces constructions magnifiques, à prouver leur admiration pour la civilisation romaine et leur dévouement envers les membres de la famille d’Auguste, dont les noms, par un caprice du sort, servent aujourd’hui, bizarrement altérés, à désigner de misérables hameaux de Bédouins. Il vit aussi probablement Sébaste, œuvre d’Hérode le Grand, ville de parade, dont les ruines feraient croire qu’elle a été apportée là toute faite, comme une machine qu’il n’y avait plus qu’à monter sur place. Cette architecture d’ostentation, arrivée en Judée par chargements, ces centaines de colonnes, toutes du même diamètre, ornement de quelque insipide « rue de Rivoli, » voilà ce qu’il appelait « les royaumes du monde et toute leur gloire. » Mais ce luxe de commande, cet art administratif et officiel lui déplaisaient. Ce qu’il aimait, c’étaient ses villages galiléens, mélange confus de cabanes, d’aires et de pressoirs taillés dans le roc, de puits, de tombeaux, de figuiers, d’oliviers. Il resta toujours près de la nature. La cour des rois lui apparaît comme un lieu où les gens ont de beaux habits. Les charmantes impossibilités dont fourmillent ses paraboles, quand il met en scène les rois et les puissants, prouvent qu’il ne conçut jamais la société aristocratique que comme un jeune villageois qui voit le monde à travers le prisme de sa naïveté.

Encore moins connut-il l’idée nouvelle, créée par la science grecque, base de toute philosophie et que la science moderne a hautement confirmée, l’exclusion des forces surnaturelles auxquelles la naïve croyance des vieux âges attribuait le gouvernement de l’univers. Jésus ne différait en rien sur ce point de ses compatriotes. Le merveilleux n’était pas pour lui l’exceptionnel ; c’était l’état normal. La notion du surnaturel avec ses impossibilités, n’apparaît que le jour où naît la science expérimentale de la nature. L’homme étranger à toute idée de physique, qui croit qu’en priant il change la marche des nuages, arrête la maladie et la mort même, ne trouve dans le miracle rien d’extraordinaire, puisque le cours entier des choses est pour lui le résultat de volontés libres de la Divinité. Cet état intellectuel fut toujours celui de Jésus. Mais, dans sa grande âme, une telle croyance produisait des effets tout opposés à ceux où arrivait le vulgaire. Chez le vulgaire, la foi à l’action particulière de Dieu amenait une crédulité niaise et des duperies de charlatans. Chez lui, elle tenait à une notion profonde des rapports familiers de l’homme avec Dieu et à une croyance exagérée dans le pouvoir de l’homme ; belles erreurs qui furent le principe de sa force ; car, si elles devaient un jour le mettre en défaut aux yeux du physicien et du chimiste, elles lui donnaient sur son temps une force dont aucun individu n’a disposé avant lui ni depuis.

De bonne heure, son caractère à part se révéla. La légende se plaît à le montrer dès son enfance en révolte contre l’autorité paternelle et sortant des voies communes pour suivre sa vocation. Il est sûr, au moins, que les relations de parenté furent peu de chose pour lui. Sa famille ne paraît pas l’avoir aimé, et, par moments, il semble dur pour elle. Jésus, comme tous les hommes exclusivement préoccupés d’une idée, arrivait à tenir peu de compte des liens du sang. Le lien de l’idée est le seul que ces sortes de natures reconnaissent. « Voilà ma mère et mes frères, disait-il en étendant la main vers ses disciples ; celui qui fait la volonté de mon Père, voilà mon frère et ma sœur. » Les simples gens ne l’entendaient pas ainsi, et, un jour, une femme, passant près de lui, s’écria, dit-on : « Heureux le ventre qui t’a porté et les seins que tu as sucés ! — Heureux plutôt, répondit-il, celui qui écoute la parole de Dieu et qui la suit ! »


CHAPITRE III


ORDRE D’IDÉES AU SEIN DUQUEL SE DÉVELOPPA JÉSUS


Comme la terre refroidie ne permet plus de comprendre les phénomènes de la création primitive, parce que le feu qui la pénétrait s’est éteint ; ainsi les explications historiques ont toujours quelque chose d’insuffisant, quand il s’agit d’appliquer nos timides procédés aux révolutions des époques créatrices qui ont décidé du sort de l’humanité. Le peuple juif a eu l’avantage, depuis la captivité de Babylone jusqu’au moyen âge, d’être toujours dans une situation très-tendue. Voilà pourquoi les dépositaires de l’esprit de la nation, durant ce long période, semblent écrire sous l’action d’une fièvre intense, qui les met sans cesse au-dessus et au-dessous de la raison, rarement dans sa moyenne voie. Jamais l’homme n’avait saisi le problème de l’avenir et de sa destinée avec un courage plus désespéré, plus décidé à se porter aux extrêmes. Ne séparant pas le sort de l’humanité de celui de leur petite race, les penseurs juifs sont les premiers qui aient eu souci d’une théorie générale de la marche de notre espèce. La Grèce, toujours renfermée en elle-même, et uniquement attentive à ses querelles de petites villes, a eu des historiens admirables ; mais, avant l’époque romaine, on chercherait vainement chez elle un système général de philosophie de l’histoire, embrassant toute l’humanité. Le Juif, au contraire, grâce à une espèce de sens prophétique, a fait entrer l’histoire dans la religion. Peut-être doit-il un peu de cet esprit à la Perse. La Perse, depuis une époque ancienne, conçut l’histoire du monde comme une série d’évolutions, à chacune desquelles préside un prophète. Chaque prophète a son règne de mille ans, et de ces âges successifs se compose la trame des événements qui préparent le règne d’Ormuzd. A la fin des temps, quand le cercle des révolutions sera épuisé, viendra le paradis définitif. Les hommes alors vivront heureux ; la terre sera comme une plaine ; il n’y aura qu’une langue, une loi et un gouvernement pour tous les hommes. Mais cet avénement sera précédé de terribles calamités. Dahak (le Satan de la Perse) rompra les fers qui l’enchaînent et s’abattra sur le monde. Deux prophètes viendront consoler les hommes et préparer le grand avénement. Ces idées couraient le monde et pénétraient jusqu’à Rome, où elles inspiraient un cycle de poëmes prophétiques, dont les idées fondamentales étaient la division de l’histoire de l’humanité en périodes, la succession des dieux répondant à ces périodes, un complet renouvellement du monde, et l’avénement final d’un âge d’or. Le livre de Daniel, le livre d’Hénoch, certaines parties des livres sibyllins, sont l’expression juive de la même théorie. Certes il s’en faut que ces pensées fussent celles de tous. Elles ne furent d’abord embrassées que par quelques personnes à l’imagination vive et portées vers les doctrines étrangères. L’auteur étroit et sec du livre d’Esther n’a jamais pensé au reste du monde que pour le dédaigner et lui vouloir du mal. L’épicurien désabusé qui a écrit l’Ecclésiaste pense si peu à l’avenir, qu’il trouve même inutile de travailler pour ses enfants ; aux yeux de ce célibataire égoïste, le dernier mot de la sagesse est de placer son bien à fonds perdu. Mais les grande choses dans un peuple se font d’ordinaire par la minorité. Avec ses énormes défauts, dur, égoïste, moqueur cruel, étroit, subtil, sophiste, le peuple juif est cependant l’auteur du plus beau mouvement d’enthousiasme désintéressé dont parle l’histoire. L’opposition fait toujours la gloire d’un pays. En un sens, les plus grands hommes d’une nation sont ceux qu’elle met à mort. Socrate a fait la gloire d’Athènes, qui n’a pas jugé pouvoir vivre avec lui. Spinoza est le plus grand des juifs modernes, et la synagogue l’a exclu avec ignominie. Jésus a été la gloire du peuple d’Israël, qui l’a crucifié.

Un gigantesque rêve poursuivait depuis des siècles le peuple juif, et le rajeunissait sans cesse dans sa décrépitude. Étrangère à la civilisation profane, la Judée avait concentré sur son avenir national toute sa puissance d’amour et de désir. Elle crut avoir les promesses divines d’un avenir sans bornes, et, comme l’amère réalité qui, à partir du neuvième siècle avant notre ère, donnait de plus en plus le royaume du monde à la force, refoulait brutalement ces aspirations, elle se rejeta sur les alliances d’idées les plus impossibles, essaya les volte-face les plus étranges. Avant la captivité, quand tout l’avenir terrestre de la nation se fut évanoui par la séparation des tribus du Nord, on rêva la restauration de la maison de David, la réconciliation des deux fractions du peuple, le triomphe de la théocratie et du culte de Jéhovah sur les cultes idolâtres. A l’époque de la captivité, un poëte plein d’harmonie vit la splendeur d’une Jérusalem future, dont les peuples et les îles lointaines seraient tributaires, sous des couleurs si douces, qu’on eût dit qu’un rayon des regards de Jésus l’eût pénétré à une distance de six siècles.

La victoire de Cyrus sembla quelque temps réaliser tout ce qu’on avait espéré. Les graves disciples de l’Avesta et les adorateurs de Jéhovah se crurent frères. La Perse était arrivée à une sorte de monothéisme. Israël se reposa sous les Achéménides, et, sous Xerxès (Assuérus), se fit redouter des Iraniens eux-mêmes. Mais l’entrée triomphante et souvent brutale de la civilisation grecque et romaine en Asie le rejeta dans ses rêves. Plus que jamais, il invoqua le Messie comme juge et vengeur des peuples. Il lui fallut un renouvellement complet, une révolution prenant le globe à ses racines et l’ébranlant de fond en comble, pour satisfaire l’énorme besoin de vengeance qu’excitaient chez lui le sentiment de sa supériorité et la vue de ses humiliations.

Jésus, dès qu’il eut une pensée, entra dans la brûlante atmosphère que créaient en Palestine les idées que nous venons d’exposer. Ces idées ne s’enseignaient à aucune école ; mais elles étaient dans l’air, et son âme en fut de bonne heure pénétrée. Nos hésitations, nos doutes ne l’atteignirent jamais. Ce sommet de la montagne de Nazareth, où nul homme moderne ne peut s’asseoir sans un sentiment inquiet sur sa destinée, peut-être frivole, Jésus s’y est assis vingt fois sans un doute. Délivré de l’égoïsme, source de nos tristesses, il ne pensa qu’à son œuvre, à sa race, à l’humanité. Ces montagnes, cette mer, ce ciel d’azur, ces hautes plaines à l’horizon, furent pour lui non la vision mélancolique d’une âme qui interroge la nature sur son sort, mais le symbole certain, l’ombre transparente d’un monde invisible et d’un ciel nouveau.

Il n’attacha jamais beaucoup d’importance aux événements politiques de son temps, et il en était probablement mal informé. La dynastie des Hérodes vivait dans un monde si différent du sien, qu’il ne la connut sans doute que de nom. Le grand Hérode mourut vers l’année même où il naquit, laissant des souvenirs impérissables, des monuments qui devaient forcer la postérité la plus malveillante d’associer son nom à celui de Salomon, et néanmoins une œuvre inachevée, impossible à continuer. Ambitieux profane, égaré dans un dédale de luttes religieuses, cet astucieux Iduméen eut l’avantage que donnent le sang-froid et la raison, dénués de moralité, au milieu de fanatiques passionnés. Mais son idée d’un royaume profane d’Israël, lors même qu’elle n’eût pas été un anachronisme dans l’état du monde où il la conçut, aurait échoué, comme le projet semblable que forma Salomon, contre les difficultés venant du caractère même de la nation. Ses trois fils ne furent que des lieutenants des Romains, analogues aux radjas de l’Inde sous la domination anglaise. Antipater ou Antipas, tétrarque de la Galilée et de la Pérée, dont Jésus fut le sujet durant toute sa vie, était un prince paresseux et nul, favori et adulateur de Tibère, trop souvent égaré par l’influence mauvaise de sa seconde femme Hérodiade. Philippe, tétrarque de la Gaulonitide et de la Batanée, sur les terres duquel Jésus fit de fréquents voyages, était un beaucoup meilleur souverain. Quant à Archélaüs, ethnarque de Jérusalem, Jésus ne put le connaître. Il avait environ dix ans quand cet homme faible et sans caractère, parfois violent, fut déposé par Auguste. La dernière trace d’autonomie fut de la sorte perdue pour Jérusalem. Réunie à la Samarie et à l’Idumée, la Judée forma une sorte d’annexe de la province de Syrie, où le sénateur Publius Sulpicius Quirinius, personnage consulaire fort connu, était légat impérial. Une série de procurateurs romains, subordonnés pour les grandes questions au légat impérial de Syrie, Coponius, Marcus Ambivius, Annius Rufus, Valérius Gratus, et enfin (l’an 26 de notre ère) Pontius Pilatus, s’y succèdent, sans cesse occupés à éteindre le volcan qui faisait éruption sous leurs pieds.

De continuelles séditions excitées par les zélateurs du mosaïsme ne cessèrent en effet, durant tout ce temps, d’agiter Jérusalem. La mort des séditieux était assurée ; mais la mort, quand il s’agissait de l’intégrité de la Loi, était recherchée avec avidité. Renverser les aigles, détruire les ouvrages d’art élevés par les Hérodes, et où les règlements mosaïques n’étaient pas toujours respectés, s’insurger contre les écussons votifs dressés par les procurateurs, et dont les inscriptions paraissaient entachées d’idolâtrie, étaient de perpétuelles tentations pour des fanatiques parvenus à ce degré d’exaltation qui ôte tout soin de la vie. Juda, fils de Saripbée, Mathias, fils de Margaloth, deux docteurs de la Loi fort célèbres, formèrent ainsi un parti d’agression hardie contre l’ordre établi, qui se continua après leur supplice. Les Samaritains étaient agités de mouvements du même genre. Il semble que la Loi n’eût jamais compté plus de sectateurs passionnés qu’au moment où vivait déjà celui qui, de la pleine autorité de son génie et de sa grande âme, allait l’abroger. Les « zélotes » ou « sicaires, » assassins pieux, qui s’imposaient pour tâche de tuer quiconque manquait devant eux à la Loi, commençaient à paraître. Des représentants d’un tout autre esprit, des thaumaturges, considérés comme des espèces de personnes divines, trouvaient créance, par suite du besoin impérieux que le siècle éprouvait de surnaturel et de divin.

Un mouvement qui eut beaucoup plus d’influence sur Jésus fut celui de Juda le Gaulonite ou le Galiléen. De toutes les sujétions auxquelles étaient exposés les pays nouvellement conquis par Rome, le cens était la plus impopulaire. Cette mesure, qui étonne toujours les peuples peu habitués aux charges des grandes administrations centrales, était particulièrement odieuse aux Juifs. Déjà, sous David, nous voyons un recensement provoquer de violentes récriminations et les menaces des prophètes. Le cens, en effet, était la base de l’impôt ; or, l’impôt, dans les idées de la pure théocratie, était presque une impiété. L’argent des caisses publiques passait pour de l’argent volé. Le recensement ordonné par Quirinius (an 6 de l’ère chrétienne) réveilla puissamment ces idées et causa une grande fermentation. Un mouvement éclata dans les provinces du Nord. Un certain Juda, de la ville de Gamala, sur la rive orientale du lac de Tibériade, et un pharisien nommé Sadok se firent, en niant la légitimité de l’impôt, une école nombreuse, qui aboutit bientôt à une révolte ouverte. Les maximes fondamentales de l’école étaient qu’on ne doit appeler personne « maître, » ce titre appartenant à Dieu seul, et que la liberté vaut mieux que la vie. Juda fut évidemment le chef d’une secte galiléenne, préoccupée des idées du Messie, et qui aboutit à un mouvement politique. Le procurateur Coponius écrasa la sédition du Gaulonite ; mais l’école subsista et conserva ses chefs. Sous la conduite de Menahem, fils du fondateur, et d’un certain Éléazar, son parent, on la retrouve fort active dans les dernières luttes des Juifs contre les Romains. Jésus vit peut-être ce Juda, qui conçut la révolution juive d’une façon si différente de la sienne ; il connut en tout cas son école, et ce fut probablement par réaction contre son erreur qu’il prononça l’axiome sur le denier de César. Le sage Jésus, éloigné de toute sédition, profita de la faute de son devancier, et rêva un autre royaume et une autre délivrance.

La Galilée était de la sorte une vaste fournaise, où s’agitaient en ébullition les éléments les plus divers. Un mépris extraordinaire de la vie, ou pour mieux dire une sorte d’appétit de la mort, fut la conséquence de ces agitations. L’expérience ne compte pour rien dans les grands mouvements fanatiques. L’Algérie, aux premiers temps de l’occupation française, voyait se lever, chaque printemps, des inspirés, qui se déclaraient invulnérables et envoyés de Dieu pour chasser les infidèles ; l'année suivante, leur mort était oubliée, et leur successeur ne trouvait pas une moindre foi. Très-dure par un côté, la domination romaine, peu tracassière encore, permettait beaucoup de liberté. Ces grandes dominations brutales, terribles dans la répression, n’étaient pas soupçonneuses comme le sont les puissances qui ont un dogme à garder. Elles laissaient tout faire jusqu’au jour où elles croyaient devoir sévir. Dans sa carrière vagabonde, on ne voit pas que Jésus ait été une seule fois gêné par la police. Une telle liberté, et par-dessus tout le bonheur qu’avait la Galilée d’être beaucoup moins resserrée dans les liens du pédantisme pharisaïque, donnaient à cette contrée une vraie supériorité sur Jérusalem. La révolution, ou en d’autres termes l’attente du Messie, y faisait travailler toutes les têtes. On se croyait à la veille de voir apparaître la grande rénovation ; l’Écriture, torturée en des sens divers, servait d’aliment aux plus colossales espérances. A chaque ligne des simples écrits de l’Ancien Testament, on voyait l’assurance et en quelque sorte le programme du règne futur qui devait apporter la paix aux justes et sceller à jamais l’œuvre de Dieu.

De tout temps, cette division en deux parties opposées d’intérêt et d’esprit avait été pour la nation hébraïque un principe de fécondité dans l’ordre moral. Tout peuple appelé à de hautes destinées doit être un petit monde complet, renfermant dans son sein les pôles opposés. La Grèce offrait à quelques lieues de distance Sparte et Athènes, les deux antipodes pour un observateur superficiel, en réalité sœurs rivales, nécessaires l’une à l’autre. Il en fut de même de la Judée. Moins brillant en un sens que le développement de Jérusalem, celui du Nord fut en somme bien plus fécond ; les œuvres les plus vivantes du peuple juif étaient toujours venues de là. Une absence complète du sentiment de la nature, aboutissant à quelque chose de sec, d’étroit, de farouche, a frappé toutes les œuvres purement hiérosolymites d’un caractère grandiose, mais triste, aride et repoussant. Avec ses docteurs solennels, ses insipides canonistes, ses dévots hypocrites et atrabilaires, Jérusalem n’eût pas conquis l’humanité. Le Nord a donné au monde la naïve Sulamite, l’humble Chananéenne, la passionnée Madeleine, le bon nourricier Joseph, la Vierge Marie. Le Nord seul a fait le christianisme ; Jérusalem, au contraire, est la vraie patrie du judaïsme obstiné qui, fondé par les pharisiens, fixé par le Talmud, a traversé le moyen âge et est venu jusqu’à nous.

Une nature ravissante contribuait à former cet esprit beaucoup moins austère, moins âprement monothéiste, si j’ose le dire, qui imprimait à tous les rêves de la Galilée un tour idyllique et charmant. Le plus triste pays du monde est peut-être la région voisine de Jérusalem. La Galilée, au contraire, était un pays très-vert, très-ombragé, très-souriant, le vrai pays du Cantique des cantiques et des chansons du bien-aimé. Pendant les deux mois de mars et d’avril, la campagne est un tapis de fleurs, d’une franchise de couleurs incomparable. Les animaux y sont petits, mais d’une douceur extrême. Des tourterelles sveltes et vives, des merles bleus si légers qu’ils posent sur une herbe sans la faire plier, des alouettes huppées, qui viennent presque se mettre sous les pieds du voyageur, de petites tortues de ruisseau, dont l’œil est vif et doux, des cigognes à l’air pudique et grave, dépouillant toute timidité, se laissent approcher de très-près par l’homme et semblent l’appeler. En aucun pays du monde les montagnes ne se déploient avec plus d’harmonie et n’inspirent de plus hautes pensées. Jésus semble les avoir particulièrement aimées. Les actes les plus importants de sa carrière divine se passent sur les montagnes ; c’est là qu’il était le mieux inspiré ; c’est là qu’il avait avec les anciens prophètes de secrets entretiens, et qu’il se montrait aux yeux de ses disciples déjà transfiguré.

Ce joli pays, devenu aujourd’hui, par suite de l’énorme appauvrissement que l’islamisme a opéré dans la vie humaine, si morne, si navrant, mais où tout ce que l’homme n’a pu détruire respire encore l’abandon, la douceur, la tendresse, surabondait, à l’époque de Jésus, de bien-être et de gaieté. Les Galiléens passaient pour énergiques, braves et laborieux. Si l’on excepte Tibériade, bâtie par Antipas en l’honneur de Tibère (vers l’an 15) dans le style romain, la Galilée n’avait pas de grandes villes. Le pays était néanmoins fort peuplé, couvert de petites villes et de gros villages, cultivé avec art dans toutes ses parties. Aux ruines qui restent de son ancienne splendeur, on sent un peuple agricole, nullement doué pour l’art, peu soucieux de luxe, indifférent aux beautés de la forme, exclusivement idéaliste. La campagne abondait en eaux fraîches et en fruits ; les grosses fermes étaient ombragées de vignes et de figuiers ; les jardins étaient des massifs de pommiers, de noyers, de grenadiers. Le vin était excellent, s’il en faut juger par celui que les Juifs recueillent encore à Safed, et on en buvait beaucoup. Cette vie contente et facilement satisfaite n’aboutissait pas à l’épais matérialisme de notre paysan, à la grosse joie d’une Normandie plantureuse, à la pesante gaieté des Flamands. Elle se spiritualisait en rêves éthérés, en une sorte de mysticisme poétique confondant le ciel et la terre. Laissez l’austère Jean-Baptiste dans son désert de Judée, prêcher la pénitence, tonner sans cesse, vivre de sauterelles en compagnie des chacals. Pourquoi les compagnons de l’époux jeûneraient-ils pendant que l’époux est avec eux ? La joie fera partie du royaume de Dieu. N’est-elle pas la fille des humbles de cœur, des hommes de bonne volonté ?

Toute l’histoire du christianisme naissant est devenue de la sorte une délicieuse pastorale. Un Messie aux repas de noces, la courtisane et le bon Zachée appelés à ses festins, les fondateurs du royaume du ciel comme un cortége de paranymphes : voilà ce que la Galilée a osé, ce qu’elle a fait accepter. La Grèce a tracé de la vie humaine par la sculpture et la poésie des tableaux admirables, mais toujours sans fonds fuyants ni horizons lointains. Ici manquent le marbre, les ouvriers excellents, la langue exquise et raffinée. Mais la Galilée a créé à l’état d’imagination populaire le plus sublime idéal ; car derrière son idylle s’agite le sort de l’humanité, et la lumière qui éclaire son tableau est le soleil du royaume de Dieu.

Jésus vivait et grandissait dans ce milieu enivrant. Dès son enfance, il fit presque annuellement le voyage de Jérusalem pour les fêtes. Le pèlerinage était pour les Juifs provinciaux une solennité pleine de douceur. Des séries entières de psaumes étaient consacrées à chanter le bonheur de cheminer ainsi en famille, durant plusieurs jours, au printemps, à travers les collines et les vallées, tous ayant en perspective les splendeurs de Jérusalem, les terreurs des parvis sacrés, la joie pour des frères de demeurer ensemble. La route que Jésus suivait d’ordinaire dans ces voyages était celle que l’on suit aujourd’hui, par Ginæa et Sichem. De Sichem à Jérusalem, elle est fort sévère. Mais le voisinage des vieux sanctuaires de Silo, de Béthel, près desquels on passe, tient l’âme eu éveil. Aïn-el-Haramié, la dernière étape, est un lieu mélancolique et charmant, et peu d’impressions égalent celle qu’on éprouve en s’y établissant pour le campement du soir. La vallée est étroite et sombre ; une eau noire sort des rochers percés de tombeaux, qui en forment les parois. C’est, je crois, la « vallée des pleurs, » ou des eaux suintantes, chantée comme une des stations du chemin dans le délicieux psaume LXXXIV, et devenue, pour le mysticisme doux et triste du moyen âge, l’emblème de la vie. Le lendemain, de bonne heure, on sera à Jérusalem ; une telle attente, aujourd’hui encore, soutient la caravane, rend la soirée courte et le sommeil léger.

Ces voyages, où la nation réunie se communiquait ses idées, et qui étaient presque toujours des foyers de grande agitation, mettaient Jésus en contact avec l’âme de son peuple, et sans doute lui inspiraient déjà une vive antipathie pour les défauts des représentants officiels du judaïsme. On veut que de bonne heure le désert ait été pour lui une autre école et qu’il y ait fait de longs séjours. Mais le Dieu qu’il trouvait là n’était pas le sien. C’était tout au plus le Dieu de Job, sévère et terrible, qui ne rend raison à personne. Parfois c’était Satan qui venait le tenter. Il retournait alors dans sa chère Galilée, et retrouvait son Père céleste, au milieu des vertes collines et des claires fontaines, parmi les troupes d’enfants et de femmes qui, l’âme joyeuse et le cantique des anges dans le cœur, attendaient le salut d’Israël.


CHAPITRE IV


PREMIERS APHORISMES DE JÉSUS

SES IDÉES D’UN DIEU PÈRE ET D’UNE RELIGION PURE

PREMIERS DISCIPLES


Joseph mourut avant que son fils fût arrivé à aucun rôle public. Marie resta de la sorte le chef de la famille, et c’est ce qui explique pourquoi son fils, quand on voulait le distinguer de ses nombreux homonymes, était le plus souvent appelé « fils de Marie. » Il semble que, devenue par la mort de son mari étrangère à Nazareth, elle se retira à Cana, dont elle pouvait être originaire. Cana était une petite ville à deux heures ou deux heures et demie de Nazareth, au pied des montagnes qui bornent au nord la plaine d’Asochis. La vue, moins grandiose qu’à Nazareth, s’étend sur toute la plaine et est bornée de la manière la plus pittoresque par les montagnes de Nazareth et les collines de Séphoris. Jésus paraît avoir fait quelque temps sa résidence en ce lieu. Là se passa probablement une partie de sa jeunesse et eurent lieu ses premiers éclats.

Il exerçait le métier de son père, qui était celui de charpentier. Ce n’était pas là une circonstance humiliante ou fâcheuse. La coutume juive exigeait que l’homme voué aux travaux intellectuels apprît un état. Les docteurs les plus célèbres avaient des métiers ; c’est ainsi que saint Paul, dont l’éducation avait été si soignée, était fabricant de tentes. Jésus ne se maria point. Toute sa puissance d’aimer se porta sur ce qu’il considérait comme sa vocation céleste. Le sentiment extrêmement délicat qu’on remarque en lui pour les femmes ne se sépara point du dévouement exclusif qu’il avait pour son idée. Il traita en sœurs, comme François d’Assise et François de Sales, les femmes qui s’éprenaient de la même œuvre que lui ; il eut ses sainte Claire, ses Françoise de Chantal. Seulement, il est probable que celles-ci aimaient plus lui que l’œuvre ; il fut sans doute plus aimé qu’il n’aima. Ainsi qu’il arrive souvent dans les natures très-élevées, la tendresse du cœur se transforma chez lui en douceur infinie, en vague poésie, en charme universel.

Quelle fut la marche de la pensée de Jésus durant cette période obscure de sa vie ? Par quelles méditations débuta-t-il dans la carrière prophétique ? On l’ignore, son histoire nous étant parvenue à l’état de récits épars et sans chronologie exacte. Mais le développement des produits vivants est partout le même, et il n’est pas douteux que la croissance d’une personnalité aussi puissante que celle de Jésus n’ait obéi à des lois très-rigoureuses. Une haute notion de la Divinité, qu’il ne dut pas au judaïsme, et qui semble avoir été de toutes pièces la création de sa grande âme, fut en quelque sorte le principe de sa force. C’est l’idée d’un Dieu père, dont on entend la voix dans le calme de la conscience et le silence du cœur. Jésus n’a pas de visions ; Dieu ne lui parle pas comme à quelqu’un hors de lui ; Dieu est en lui ; il se sent avec Dieu, et il tire de son cœur ce qu’il dit de son Père. Il vit au sein de Dieu par une communication de tous les instants ; il ne le voit pas, mais il l’entend, sans qu’il ait besoin de tonnerre et de buisson ardent comme Moïse, de tempête révélatrice comme Job, d’oracle comme les vieux sages grecs, de génie familier comme Socrate, d’ange Gabriel comme Mahomet. L’imagination et l’hallucination d’une sainte Thérèse, par exemple, ne sont ici pour rien. L’ivresse du soufi se proclamant identique à Dieu est aussi tout autre chose. Jésus n’énonce pas un moment l’idée sacrilège qu’il soit Dieu. Il se croit en rapport direct avec Dieu, il se croit fils de Dieu. La plus haute conscience de Dieu qui ait existé au sein de l’humanité a été celle de Jésus.

On comprend, d’un autre côté que Jésus, partant d’une telle disposition d’âme, ne sera nullement un philosophe spéculatif. Il ne faisait à ses disciples aucun raisonnement ; il n’exigeait d’eux aucun effort d’attention. Rien n’est plus loin de la théologie scolastique que l’Évangile. Les spéculations des Pères grecs sur l’essence divine viennent d’un tout autre esprit. Dieu conçu immédiatement comme Père, voilà toute la théologie de Jésus.

Jésus n’arriva pas sans doute du premier coup à cette haute affirmation de lui-même. Mais il est probable que, dès ses premiers pas, il s’envisagea avec Dieu dans la relation d’un fils avec son père. Là est son grand acte d’originalité ; en cela il n’est nullement de sa race. Ni le juif, ni le musulman n’ont compris cette délicieuse théologie d’amour. Le Dieu de Jésus n’est pas ce maître fatal qui nous tue quand il lui plaît, nous damne quand il lui plaît, nous sauve quand il lui plaît. Le Dieu de Jésus est Notre Père. On l’entend en écoutant un souffle léger qui crie en nous : « Père. » Le Dieu de Jésus n’est pas le despote partial qui a choisi Israël pour son peuple et le protége envers et contre tous. C’est le Dieu de l’humanité. Jésus ne sera pas un patriote comme les Macchabées, un théocrate comme Juda le Gaulonite. S’élevant hardiment au-dessus des préjugés de sa nation, il établira l’universelle paternité de Dieu. Le Gaulonite soutenait qu’il faut mourir plutôt que de donner à un autre que Dieu le nom de « maître ; » Jésus laisse ce nom à qui veut le prendre, et réserve pour Dieu un titre plus doux. Accordant aux puissants de la terre, pour lui représentants de la force, un respect plein d’ironie, il fonde la consolation suprême, le recours au Père que chacun a dans le ciel, le vrai royaume de Dieu que chacun porte en son cœur.

Ce nom de « royaume de Dieu » ou de « royaume du ciel » fut le terme favori de Jésus pour exprimer la révolution qu’il apportait en ce monde. Comme presque tous les termes relatifs au Messie, il venait du livre de Daniel. Selon l’auteur de ce livre extraordinaire, aux quatre empires profanes, destinés à crouler, succédera un cinquième empire, qui sera celui des saints et qui durera éternellement. Ce règne de Dieu sur la terre prêtait naturellement aux interprétations les plus diverses. Dans les derniers temps de sa vie, Jésus crut que ce règne allait se réaliser matériellement par un brusque renouvellement du monde. Mais sans doute ce ne fut pas là sa première pensée. La morale admirable qu’il tire de la notion du Dieu père n’est pas celle d’enthousiastes qui croient le monde près de finir et qui se préparent par l’ascétisme à une catastrophe chimérique ; c’est celle d’un monde qui veut vivre et qui a vécu. « Le royaume de Dieu est au dedans de vous, » disait-il à ceux qui cherchaient avec subtilité des signes extérieurs. La conception réaliste de l’avénement divin n’a été qu’un nuage, une erreur passagère que la mort a fait oublier. Le Jésus qui a fondé le vrai royaume de Dieu, le royaume des doux et des humbles, voilà le Jésus des premiers jours, jours chastes et sans mélange où la voix de son Père retentissait en son sein avec un timbre plus pur. Il y eut alors quelques mois, une année peut-être, où Dieu habita vraiment sur la terre. La voix du jeune charpentier prit tout à coup une douceur extraordinaire. Un charme infini s’exhalait de sa personne, et ceux qui l’avaient vu jusque-là ne le reconnaissaient plus. Il n’avait pas encore de disciples, et le groupe qui se pressait autour de lui n’était ni une secte ni une école ; mais on y sentait déjà un esprit commun, quelque chose de pénétrant et de doux. Son caractère aimable, et sans doute une de ces ravissantes figures qui apparaissent quelquefois dans la race juive, faisaient autour de lui comme un cercle de fascination auquel presque personne, au milieu de ces populations bienveillantes et naïves, ne savait échapper.

Le paradis eût été, en effet, transporté sur la terre, si les idées du jeune maître n’eussent dépassé de beaucoup ce niveau de médiocre bonté au delà duquel on n’a pu jusqu’ici élever l’espèce humaine. La fraternité des hommes, fils de Dieu, et les conséquences morales qui en résultent étaient déduites avec un sentiment exquis. Comme tous les rabbis du temps, Jésus, peu porté vers les raisonnements suivis, renfermait sa doctrine dans des aphorismes concis et d’une forme expressive, parfois énigmatique et bizarre. Quelques-unes de ces maximes venaient des livres de l’Ancien Testament. D’autres étaient des pensées de sages plus modernes, surtout d’Antigone de Soco, de Jésus, fils de Sirach, et de Hillel, qui étaient arrivées jusqu’à lui, non par suite d’études savantes, mais comme des proverbes souvent répétés. La synagogue était riche en maximes très-heureusement exprimées, qui formaient une sorte de littérature proverbiale courante. Jésus adopta presque tout cet enseignement oral, mais en le pénétrant d’un esprit supérieur. Enchérissant d’ordinaire sur les devoirs tracés par la Loi et les anciens, il voulait la perfection. Toutes les vertus d’humilité, de pardon, de charité d’abnégation, de dureté pour soi-même, vertus qu’on a nommées à bon droit chrétiennes, si l’on veut dire par là qu’elles ont été vraiment prêchées par le Christ, étaient en germe dans ce premier enseignement. Pour la justice, il se contentait de répéter l’axiome répandu « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit à toi-même. » Mais cette vieille sagesse, encore assez égoïste, ne lui suffisait pas. Il allait aux excès :

« Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui l’autre. Si quelqu’un te fait un procès pour ta tunique, abandonne-lui ton manteau. »

« Si ton œil droit te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi. »

« Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent ; priez pour ceux qui vous persécutent. »

« Ne jugez pas, et vous ne serez point jugé. Pardonnez, et on vous pardonnera. Soyez miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux. Donner vaut mieux que recevoir. »

« Celui qui s’humilie sera élevé ; celui qui s’élève sera humilié. »

Sur l’aumône, la pitié, les bonnes œuvres, la douceur, le goût de la paix, le complet désintéressement du cœur, il avait peu de chose à ajouter à la doctrine de la synagogue. Mais il y mettait un accent plein d’onction, qui rendait nouveaux des aphorismes trouvés depuis longtemps. La morale ne se compose pas de principes plus ou moins bien exprimés. La poésie du précepte, qui le fait aimer, est plus que le précepte lui-même, pris comme une vérité abstraite. Peu originale en elle-même, si l’on veut dire par là qu’on pourrait avec des maximes plus anciennes la recomposer presque tout entière, la morale évangélique n’en reste pas moins la plus haute création qui soit sortie de la conscience humaine, le plus beau code de la vie parfaite qu’aucun moraliste ait tracé.

Il ne parlait pas contre la loi mosaïque ; mais il est clair qu’il en voyait l’insuffisance, et il le laissait entendre. Il répétait sans cesse qu’il faut faire plus que les anciens sages n’avaient dit. Il défendait la moindre parole dure, il interdisait le divorce et tout serment, il blâmait le talion, il condamnait l’usure, il trouvait le désir voluptueux aussi criminel que l’adultère. Il voulait un pardon universel des injures. Le motif dont il appuyait ces maximes de haute charité était toujours le même : « ... Pour que vous soyez les fils de votre Père céleste, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants. Si vous n’aimez, ajoutait-il, que ceux qui vous aiment, quel mérite avez-vous ? Les publicains le font bien. Si vous ne saluez que vos frères, qu’est-ce que cela ? Les païens le font bien. Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait. »

Un culte pur, une religion sans prêtres et sans pratiques extérieures, reposant toute sur les sentiments du cœur, sur l’imitation de Dieu, sur le rapport immédiat de la conscience avec le Père céleste, étaient la suite de ces principes. Jésus ne recula jamais devant cette hardie conséquence, qui faisait de lui, dans le sein du judaïsme, un révolutionnaire au premier chef. Pourquoi des intermédiaires entre l’homme et son Père ? Dieu ne voyant que le cœur, à quoi bon ces purifications, ces pratiques qui n’atteignent que le corps ? La tradition même, chose si sainte pour le juif, n’est rien, comparée au sentiment pur. L’hypocrisie des pharisiens, qui en priant tournaient la tête pour voir si on les regardait, qui faisaient leurs aumônes avec fracas, et mettaient sur leurs habits des signes qui les faisaient reconnaître pour personnes pieuses, toutes ces simagrées de la fausse dévotion le révoltaient. « Ils ont reçu leur récompense, disait-il ; pour toi, quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite, afin que ton aumône reste dans le secret, et alors ton Père, qui voit dans le secret, te la rendra. Et, quand tu pries, n’imite pas les hypocrites, qui aiment à faire leur oraison debout dans les synagogues et au coin des places, afin d’être vus des hommes. Je dis en vérité qu’ils reçoivent leur récompense. Pour toi, si tu veux prier, entre dans ton cabinet, et, ayant fermé la porte, prie ton Père, qui est dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, t’exaucera. Et, quand tu pries, ne fais pas de longs discours comme les païens, qui s’imaginent devoir être exaucés à force de paroles. Dieu ton Père sait de quoi tu as besoin, avant que tu le lui demandes. »

Il n’affectait nul signe extérieur d’ascétisme, se contentant de prier ou plutôt de méditer sur les montagnes et dans les lieux solitaires, où toujours l’homme a cherché Dieu. Cette haute notion des rapports de l’homme avec Dieu, dont si peu d’âmes, même après lui, devaient être capables, se résumait en une prière, qu’il enseignait dès lors à ses disciples :

« Notre Père qui es au ciel, que ton nom soit sanctifié ; que ton règne arrive ; que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour. Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Épargne-nous les épreuves ; délivre-nous du Méchant[1]. » Il insistait particulièrement sur cette pensée que le Père céleste sait mieux que nous ce qu’il nous faut, et qu’on lui fait presque injure en lui demandant telle ou telle chose déterminée.

Jésus ne faisait en ceci que tirer les conséquences des grands principes que le judaïsme avait posés, mais que les classes officielles de la nation tendaient de plus en plus à méconnaître. Jamais prêtre païen n’avait dit au fidèle : « Si, en apportant ton offrande à l’autel, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande devant l’autel, et va premièrement te réconcilier avec ton frère ; après cela, viens et fais ton offrande, » Seuls dans l’antiquité, les prophètes juifs, Isaïe surtout, dans leur antipathie contre le sacerdoce, avaient entrevu la vraie nature du culte que l’homme doit à Dieu. « Que m’importe la multitude de vos victimes ? J’en suis rassasié ; la graisse de vos béliers me soulève le cœur ; votre encens m’importune ; car vos mains sont pleines de sang. Purifiez vos pensées ; cessez de mal faire, apprenez le bien, cherchez la justice, et venez alors. » Dans les derniers temps, quelques docteurs, Siméon le Juste, Jésus, fils de Sirach, Hillel, touchèrent presque le but, et déclarèrent que l’abrégé de la Loi était la justice. Philon, dans le monde juif d’Égypte, arrivait en même temps que Jésus à des idées d’une haute sainteté morale, dont la conséquence était le peu de souci des pratiques légales. Schemaïa et Abtalion, plus d’une fois, se montrèrent aussi des casuistes fort libéraux. Rabbi Iohanan allait bientôt mettre les œuvres de miséricorde au-dessus de l’étude même de la Loi ! Jésus seul, néanmoins, dit la chose d’une manière efficace. Jamais on n’a été moins prêtre que ne le fut Jésus, jamais plus ennemi des formes qui étouffent la religion sous prétexte de la protéger. Par là, nous sommes tous ses disciples et ses continuateurs ; par là, il a posé une pierre éternelle, fondement de la vraie religion, et, si la religion est la chose essentielle de l’humanité, par là il a mérité le rang divin qu’on lui a décerné. Une idée absolument neuve, l’idée d’un culte fondé sur la pureté du cœur et sur la fraternité humaine, faisait par lui son entrée dans le monde, idée tellement élevée, que l’Église chrétienne devait sur ce point trahir complètement ses intentions, et que, de nos jours, quelques âmes seulement sont capables de s’y prêter.

Un sentiment exquis de la nature lui fournissait à chaque instant des images expressives. Quelquefois une finesse remarquable, ce que nous appelons de l’esprit, relevait ses aphorismes ; d’autres fois, leur forme vive tenait à l’heureux emploi de proverbes populaires. « Comment peux-tu dire à ton frère : « Permets que j’ôte « cette paille de ton œil, » toi qui as une poutre dans le tien ? Hypocrite ! ôte d’abord la poutre de ton œil, et alors tu penseras à ôter la paille de l’œil de ton frère. »

Ces leçons, longtemps renfermées dans le cœur du jeune maître, groupaient déjà quelques initiés. L’esprit du temps était aux petites Églises ; c’était le moment des esséniens ou thérapeutes. Des rabbis ayant chacun leur enseignement, Schemaïa, Abtalion, Hillel, Schammaï, Juda le Gaulonite, Gamaliel, tant d’autres dont les maximes ont composé le Talmud, apparaissaient de toutes parts. On écrivait très-peu ; les docteurs juifs de ce temps ne faisaient pas de livres : tout se passait en conversations et en leçons publiques, auxquelles on cherchait à donner un tour facile à retenir. Le jour où le jeune charpentier de Nazareth commença à produire au dehors ces maximes, pour la plupart déjà répandues, mais qui, grâce à lui, devaient régénérer le monde, ce ne fut donc pas un événement. C’était un rabbi de plus (il est vrai, le plus charmant de tous), et autour de lui quelques jeunes gens avides de l’entendre et cherchant l’inconnu. L’inattention des hommes veut du temps pour être forcée. Il n’y avait pas encore de chrétiens ; le vrai christianisme cependant était fondé, et jamais sans doute il ne fut plus parfait qu’à ce premier moment. Jésus n’y ajoutera plus rien de durable. Que dis-je ? En un sens, il le compromettra ; car toute idée, pour réussir, a besoin de faire des sacrifices ; on ne sort jamais immaculé de la lutte de la vie.

Concevoir le bien, en effet, ne suffit pas ; il faut le faire réussir parmi les hommes. Pour cela, des voies moins pures sont nécessaires. Certes, si l’Évangile se bornait à quelques chapitres de Matthieu et de Luc, il serait plus parfait et ne prêterait pas maintenant à tant d’objections ; mais sans miracles eût-il converti le monde ? Si Jésus fût mort au moment où nous sommes arrivés de sa carrière, il n’y aurait pas dans sa vie telle page qui nous blesse ; mais, plus grand aux yeux de Dieu, il fût resté ignoré des hommes ; il serait perdu dans la foule des grandes âmes inconnues, les meilleures de toutes ; la vérité n’eût pas été promulguée, et le monde n’eût pas profité de l’immense supériorité morale que son Père lui avait départie. Jésus, fils de Sirach, et Hillel avaient émis des aphorismes presque aussi élevés que ceux de Jésus. Hillel cependant ne passera jamais pour le vrai fondateur du christianisme. Dans la morale, comme dans l’art, dire n’est rien, faire est tout. L’idée qui se cache sous un tableau de Raphaël est peu de chose ; c’est le tableau seul qui compte. De même, en morale, la vérité ne prend quelque valeur que si elle passe à l’état de sentiment, et elle n’atteint tout son prix que quand elle se réalise dans le monde à l’état de fait. Des hommes d’une médiocre moralité ont écrit de fort bonnes maximes. Des hommes très-vertueux, d’un autre côté, n’ont rien fait pour continuer dans le monde la tradition de la vertu. La palme est à celui qui a été puissant en paroles et en œuvres, qui a senti le bien, et au prix de son sang l’a fait triompher. Jésus, à ce double point de vue, est sans égal ; sa gloire reste entière et sera toujours renouvelée.


CHAPITRE V


JEAN-BAPTISTE
VOYAGE DE JÉSUS VERS JEAN ET SON SÉJOUR AU DÉSERT DE JUDÉE. — IL ADOPTE LE BAPTÊME DE JEAN


Un homme extraordinaire, dont le rôle, faute de documents, reste pour nous en partie énigmatique, apparut vers ce temps et eut certainement des relations avec Jésus. Ces relations tendirent plutôt à faire dévier de sa voie le jeune prophète de Nazareth ; mais elles lui suggérèrent plusieurs accessoires importants de son institution religieuse, et, en tout cas, elles fournirent à ses disciples une très-forte autorité pour recommander leur maître aux yeux d’une certaine classe de Juifs.

Vers l’an 28 de notre ère (quinzième année du règne de Tibère), se répandit dans toute la Palestine la réputation d’un certain Iohanan ou Jean, jeune ascète plein de fougue et de passion. Jean était de race sacerdotale et né, ce semble, à Jutta près d’Hébron ou à Hébron même. Hébron, la ville patriarcale par excellence, située à deux pas du désert de Judée et à quelques heures du grand désert d’Arabie, était dès cette époque ce qu’elle est encore aujourd’hui, un des boulevards du monothéisme dans sa forme la plus austère. Dès son enfance, Jean fut nazir, c’est-à-dire assujetti par vœu à certaines abstinences. Le désert, dont il était pour ainsi dire environné, l’attira de bonne heure. Il y menait la vie d’un yogui de l’Inde, vêtu de peaux ou d’étoffes de poil de chameau, n’ayant pour aliments que des sauterelles et du miel sauvage. Un certain nombre de disciples s’étaient groupés autour de lui, partageant sa vie et méditant sa sévère parole. On se serait cru transporté aux bords du Gange, si des traits particuliers n’eussent révélé en ce solitaire le dernier descendant des grands prophètes d’Israël.

Depuis que la nation juive s’était prise avec une sorte de désespoir à réfléchir sur sa destinée, l’imagination du peuple s’était reportée avec beaucoup de complaisance vers les anciens prophètes. Or, de tous les personnages du passé, dont le souvenir venait comme les songes d’une nuit troublée réveiller et agiter le peuple, le plus grand était Élie. Ce géant des prophètes, en son âpre solitude du Carmel, partageant la vie des bêtes sauvages, demeurant dans le creux des rochers, d’où il sortait comme un foudre pour faire et défaire les rois, était devenu, par des transformations successives, une sorte d’être surhumain, tantôt visible, tantôt invisible, et qui n’avait pas goûté la mort. On croyait généralement qu’Élie allait revenir et restaurer Israël. La vie austère qu’il avait menée, les souvenirs terribles qu’il avait laissés, et sous l’impression desquels l’Orient vit encore, cette sombre image qui, jusqu’à nos jours, fait trembler et tue, toute cette mythologie, pleine de vengeance et de terreurs, frappaient vivement les esprits et marquaient, en quelque sorte, d’un signe de naissance tous les enfantements populaires. Quiconque aspirait à une grande action sur le peuple devait imiter Élie, et, comme la vie solitaire avait été le trait essentiel de ce prophète, on s’habitua à envisager « l’homme de Dieu » comme un ermite. On s’imagina que tous les saints personnages avaient eu leurs jours de pénitence, de vie agreste, d’austérités. La retraite au désert devint ainsi la condition et le prélude des hautes destinées.

Nul doute que cette pensée d’imitation n’ait beaucoup préoccupé Jean. La vie anachorétique, si opposée à l’esprit de l’ancien peuple juif, faisait de toutes parts invasion en Judée. Les esséniens ou thérapeutes étaient groupés près du pays de Jean, sur les bords orientaux de la mer Morte. On s’imaginait que les chefs de secte devaient être des solitaires, ayant leurs règles et leur instituts propres, comme des fondateurs d’ordres religieux. Les maîtres des jeunes gens étaient aussi parfois des espèces d’anachorètes assez ressemblants aux gourous du brahmanisme.

La pratique fondamentale qui donnait à la secte de Jean son caractère, et qui lui a valu son nom, était le baptême ou la totale immersion. Les ablutions étaient déjà familières aux Juifs, comme à toutes les religions de l’Orient. Les esséniens leur avaient donné une extension particulière. Le baptême était devenu une cérémonie ordinaire de l’introduction des prosélytes dans le sein de la religion juive, une sorte d’initiation. Jamais pourtant, avant notre baptiste, on n’avait donné à l’immersion cette importance ni cette forme. Jean avait fixé le théâtre de son activité dans la partie du désert de Judée qui avoisine la mer Morte. Aux époques où il administrait le baptême, il se transportait aux bords du Jourdain, soit à Béthanie ou Béthabara, sur la rive orientale, probablement vis-à-vis de Jéricho, soit à l’endroit nommé Ænon ou « les Fontaines, » près de Salim, où il y avait beaucoup d’eau. Là, des foules considérables, surtout de la tribu de Juda, accouraient vers lui et se faisaient baptiser. En quelques mois, il devint ainsi un des hommes les plus influents de la Judée, et tout le monde dut compter avec lui.

Le peuple le tenait pour un prophète, et plusieurs s’imaginaient que c’était Élie ressuscité. La croyance à ces résurrections était fort répandue ; on pensait que Dieu allait susciter de leurs tombeaux quelques-uns des anciens prophètes pour servir de guides à Israël vers sa destinée finale. D’autres tenaient Jean pour le Messie lui-même, quoiqu’il n’élevât pas une telle prétention. Les prêtres et les scribes, opposés à cette renaissance du prophétisme, et toujours ennemis des enthousiastes, le méprisaient. Mais la popularité du baptiste s’imposait à eux, et ils n’osaient parler contre lui. C’était une victoire que le sentiment de la foule remportait sur l’aristocratie sacerdotale. Quand on obligeait les chefs des prêtres à s’expliquer nettement sur ce point, on les embarrassait fort.

Le baptême n’était, du reste, pour Jean qu’un signe destiné à faire impression et à préparer les esprits, à quelque grand mouvement. Nul doute qu’il ne fût possédé au plus haut degré de l’espérance du Messie, et que son action principale ne fût en ce sens. « Faites pénitence, disait-il, car le royaume de Dieu approche. » Il annonçait une « grande colère, » c’est-à-dire de terribles catastrophes qui allaient venir, et déclarait que la cognée était déjà à la racine de l’arbre, que l’arbre serait bientôt jeté au feu. Il représentait son Messie un van à la main, recueillant le bon grain, et brûlant la paille. La pénitence, dont le baptême était la figure, l’aumône, l’amendement des mœurs, étaient pour Jean les grands moyens de préparation aux événements prochains. On ne sait pas exactement sous quel jour il concevait ces événements. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il prêchait avec beaucoup de force contre les mêmes adversaires que Jésus, contre les prêtres riches, les pharisiens, les docteurs, le judaïsme officiel en un mot, et que, comme Jésus, il était surtout accueilli par les classes méprisées. Il réduisait à rien le titre de fils d’Abraham, et disait que Dieu pourrait faire des fils d’Abraham avec les pierres du chemin. Il ne semble pas qu’il possédât même en germe la grande idée qui a fait le triomphe de Jésus, l’idée d’une religion pure ; mais il servait puissamment cette idée en substituant un rite privé aux cérémonies légales, pour lesquelles il fallait des prêtres, à peu près comme les flagellants du moyen âge ont été des précurseurs de la Réforme, en enlevant le monopole des sacrements et de l’absolution au clergé officiel. Le ton général de ses sermons était sévère et dur. Les expressions dont il se servait contre ses adversaires paraissent avoir été des plus violentes. C’était une rude et continuelle invective. Il est probable qu’il ne resta pas étranger à la politique. Josèphe, qui le toucha presque par son maître Banou, le laisse entendre à mots couverts, et la catastrophe qui mit fin à ses jours semble le supposer. Ses disciples menaient une vie fort austère, jeûnaient fréquemment et affectaient un air triste et soucieux. On voit poindre par moments la communauté des biens et cette pensée que le riche est obligé de partager ce qu’il a. Le pauvre apparaît déjà comme celui qui doit bénéficier en première ligne du royaume de Dieu.

Quoique le centre d’action de Jean fût la Judée, sa renommée pénétra vite en Galilée et arriva jusqu’à Jésus, qui avait déjà formé autour de lui par ses premiers discours un petit cercle d’auditeurs. Jouissant encore de peu d’autorité, et sans doute aussi poussé par le désir de voir un maître dont les enseignements avaient beaucoup de rapports avec ses propres idées, Jésus quitta la Galilée et se rendit avec sa petite école auprès de Jean. Les nouveaux venus se firent baptiser comme tout le monde. Jean accueillit très-bien cet essaim de disciples galiléens, et ne trouva pas mauvais qu’ils restassent distincts des siens. Les deux maîtres avaient beaucoup d’idées communes ; ils s’aimèrent et luttèrent devant le public de prévenances réciproques. La jeunesse est capable de toutes les abnégations, et il est permis d’admettre que les deux jeunes enthousiastes, pleins des mêmes espérances et des mêmes haines, aient fait cause commune et se soient appuyés réciproquement. Ces bonnes relations devinrent ensuite le point de départ de tout un système développé par les évangélistes, et qui consista à donner pour première base à la mission divine de Jésus l’attestation de Jean. Tel était le degré d’autorité conquis par le baptiste, qu’on ne croyait pouvoir trouver au monde un meilleur garant. Mais, loin que le baptiste ait abdiqué devant Jésus, Jésus, pendant tout le temps qu’il passa près de lui, le reconnut pour supérieur et ne développa son propre génie que timidement.

Il semble en effet que, malgré sa profonde originalité, Jésus, durant quelques semaines au moins, fut l’imitateur de Jean. Sa voie était encore obscure devant lui. Le baptême avait été mis par Jean en très-grande faveur ; Jésus se crut obligé de suivre son exemple : il baptisa, et ses disciples baptisèrent aussi. Sans doute ils accompagnaient cette cérémonie de prédications analogues à celles de Jean. Le Jourdain se couvrit ainsi de tous les côtés de baptistes, dont les discours avaient plus ou moins de succès. L’élève égala bientôt le maître, et son baptême fut fort recherché. Il y eut à ce sujet quelque jalousie entre les disciples ; les élèves de Jean vinrent se plaindre à lui des succès croissants du jeune Galiléen, dont le baptême allait bientôt, selon eux, supplanter le sien. Mais les deux maîtres restèrent supérieurs à ces petitesses. La supériorité de Jean était d’ailleurs trop incontestée pour que Jésus, encore peu connu, songeât à la combattre. Il voulait seulement grandir à son ombre, et se croyait obligé, pour gagner la foule, d’employer les moyens extérieurs qui avaient valu à Jean de si étonnants succès. Quand il recommença à prêcher après l’arrestation de Jean, les premiers mots qu’on lui met à la bouche ne sont que la répétition d’une des phrases familières au baptiste. Plusieurs autres expressions de Jean se retrouvent textuellement dans ses discours. Les deux écoles paraissent avoir vécu longtemps en bonne intelligence, et, après la mort de Jean, Jésus, comme confrère affidé, fut un des premiers averti de cet événement.

Jean, en effet, fut bientôt arrêté dans sa carrière prophétique. Comme les anciens prophètes juifs, il était, au plus haut degré, frondeur des puissances établies. La vivacité extrême avec laquelle il s’exprimait sur leur compte ne pouvait manquer de lui susciter des embarras. En Judée, Jean ne paraît pas avoir été inquiété par Pilate, mais, dans la Pérée, au delà du Jourdain, il tombait sur les terres d’Antipas. Ce tyran s’inquiéta du levain politique mal dissimulé dans les prédications de Jean. Les grandes réunions d’hommes formées par l’enthousiasme religieux et patriotique autour du baptiste avaient quelque chose de suspect. Un grief tout personnel vint, d’ailleurs, s’ajouter à ces motifs d’État et rendit inévitable la perte de l’austère censeur.

On des caractères le plus fortement marqués de cette tragique famille des Hérodes était Hérodiade, petite-fille d’Hérode le Grand. Violente, ambitieuse, passionnée, elle détestait le judaïsme et méprisait ses lois. Elle avait été mariée, probablement malgré elle, à son oncle Hérode, fils de Mariamne, qu’Hérode le Grand avait déshérité et qui n’eut jamais de rôle public. La position inférieure de son mari, à l’égard des autres personnes de sa famille, ne lui laissait aucun repos ; elle voulait être souveraine à tout prix. Antipas fut l’instrument dont elle se servit. Cet homme faible, étant devenu éperdument amoureux d’elle, lui promit de l’épouser et de répudier sa première femme, fille de Hâreth, roi de Pétra et émir des tribus voisines de la Pérée. La princesse arabe, ayant eu vent de ce projet, résolut de fuir. Dissimulant son dessein, elle feignit de vouloir faire un voyage à Machéro, sur les terres de son père, et s’y fit conduire par les officiers d’Antipas.

Makaur ou Machéro était une forteresse colossale bâtie par Alexandre Jannée, puis relevée par Hérode, dans un des ouadis les plus abrupts à l’orient de la mer Morte. C’était un pays sauvage, étrange, rempli de légendes bizarres et qu’on croyait hanté des démons. La forteresse était juste à la limite des États de Hâreth et d’Antipas. À ce moment-là, elle était en la possession de Hâreth. Celui-ci, averti, avait tout fait préparer pour la fuite de sa fille, qui, de tribu en tribu, fut reconduite à Pétra.

L’union presque incestueuse d’Antipas et d’Hérodiade s’accomplit alors. Les prescriptions juives sur le mariage étaient sans cesse une pierre de scandale entre l’irréligieuse famille des Hérodes et les Juifs sévères. Les membres de cette dynastie nombreuse et assez isolée étant réduits à se marier entre eux, il en résultait de fréquentes violations des empêchements établis par la Loi. Jean fut l’écho du sentiment général en blâmant énergiquement Antipas. C’était plus qu’il n’en fallait pour décider celui-ci à donner suite à ses soupçons. Il fit arrêter le baptiste et donna ordre de l’enfermer dans la forteresse de Machéro, dont il s’était probablement emparé après le départ de la fille de Hâreth.

Plus timide que cruel, Antipas ne désirait pas le mettre à mort. Selon certains bruits, il craignait une sédition populaire. Selon une autre version, il aurait pris plaisir à écouter le prisonnier, et ces entretiens l’auraient jeté dans de grandes perplexités. Ce qu’il y a de certain, c’est que la détention se prolongea et que Jean conserva du fond de sa prison une action étendue. Il correspondait avec ses disciples, et nous le retrouverons encore en rapport avec Jésus. Sa foi dans la prochaine venue du Messie ne fit que s’affermir ; il suivait avec attention les mouvements du dehors, et cherchait à y découvrir les signes favorables à l’accomplissement des espérances dont il se nourrissait.


CHAPITRE VI


DÉVELOPPEMENT DES IDÉES DE JÉSUS
SUR LE ROYAUME DE DIEU


Jusqu’à l’arrestation de Jean, que nous plaçons par approximation dans l’été de l’an 29, Jésus ne quitta pas les environs de la mer Morte et du Jourdain. Le séjour au désert de Judée était généralement considéré comme la préparation des grandes choses, comme une sorte de « retraite » avant les actes publics. Jésus s’y soumit à l’exemple des autres et passa quarante jours sans autre compagnie que les bêtes sauvages, pratiquant un jeûne rigoureux. L’imagination des disciples s’exerça beaucoup sur ce séjour. Le désert était, dans les croyances populaires, la demeure des démons. Il existe au monde peu de régions plus désolées, plus abandonnées de Dieu, plus fermées à la vie que la pente rocailleuse qui forme le bord occidental de la mer Morte. On crut que, pendant le temps qu’il passa dans cet affreux pays, il avait traversé di terribles épreuves, que Satan l’avait effrayé de ses illusions ou bercé de séduisantes promesses, qu’ensuite les anges pour le récompenser de sa victoire étaient venus le servir.

Ce fut probablement en sortant du désert que Jésus apprit l’arrestation de Jean-Baptiste. Il n’avait plus de raisons désormais de prolonger son séjour dans un pays qui lui était à demi étranger. Il regagna la Galilée, sa vraie patrie, mûri par une importante expérience et ayant puisé dans le contact avec un grand homme, fort différent de lui, le sentiment de sa propre originalité.

En somme, l’influence de Jean avait été plus fâcheuse qu’utile à Jésus. Elle fut un arrêt dans son développement ; tout porte à croire qu’il avait, quand il descendit vers le Jourdain, des idées supérieures à celles de Jean, et que ce fut par une sorte de concession qu’il inclina un moment vers le baptisme. Peut-être si le baptiste, à l’autorité duquel il lui aurait été difficile de se soustraire, fût resté libre, n’eût-il pas su rejeter le joug des rites et des pratiques matérielles, et alors sans doute il fût resté un sectaire juif inconnu ; car le monde n’eût pas abandonné des pratiques pour d’autres. C’est par l’attrait d’une religion dégagée de toute forme extérieure que le christianisme a séduit les âmes élevées. Le baptiste une fois emprisonné, son école fut fort amoindrie, et Jésus se trouva rendu à son propre mouvement. La seule chose qu’il dut à Jean, ce furent en quelque sorte des leçons de prédication et d’action populaire. Dès ce moment, en effet, il prêche avec beaucoup plus de force et s’impose à la foule avec autorité.

Il semble aussi que son séjour près de Jean, moins par l’action du baptiste que par la marche naturelle de sa propre pensée, mûrit beaucoup ses idées sur « le royaume du ciel. » Son mot d’ordre désormais, c’est la « bonne nouvelle, » l’annonce que le règne de Dieu est proche. Jésus ne sera plus seulement un délicieux moraliste, aspirant à renfermer en quelques aphorismes vifs et courts des leçons sublimes ; c’est le révolutionnaire transcendant, qui essaye de renouveler le monde par ses bases mêmes et de fonder sur terre l’idéal qu’il a conçu. « Attendre le royaume de Dieu » sera synonyme d’être disciple de Jésus. Ce mot de « royaume de Dieu » ou de « royaume du ciel, » ainsi que nous l’avons déjà dit, était depuis longtemps familier aux Juifs. Mais Jésus lui donnait un sens moral, une portée sociale que l’auteur même du livre de Daniel, dans son enthousiasme apocalyptique avait à peine osé entrevoir.

Dans le monde tel qu’il est, c’est le mal qui règne. Satan est le « roi de ce monde, » et tout lui obéit. Les rois tuent les prophètes. Les prêtres et les docteurs ne font pas ce qu’ils ordonnent aux autres de faire. Les justes sont persécutés, et l’unique partage des bons est de pleurer. Le « monde » est de la sorte l’ennemi de Dieu et de ses saints ; mais Dieu se réveillera et vengera ses saints. Le jour est proche ; car l’abomination est à son comble. Le règne du bien aura son tour.

L’avénement de ce règne du bien sera une grande révolution subite. Le monde semblera renversé ; l’état actuel étant mauvais, pour se représenter l’avenir, il suffit de concevoir à peu près le contraire de ce qui existe. Les premiers seront les derniers. Un ordre nouveau gouvernera l’humanité. Maintenant le bien et le mal sont mêlés comme l’ivraie et le bon grain dans un champ. Le maître les laisse croître ensemble ; mais l’heure de la séparation violente arrivera. Le royaume de Dieu sera comme un grand coup de filet, qui amène du bon et du mauvais poisson ; on met le bon dans des jarres, et on se débarrasse du reste. Le germe de cette grande révolution sera d’abord méconnaissable. Il sera comme le grain de sénevé, qui est la plus petite des semences, mais qui, jeté en terre, devient un arbre sous le feuillage duquel les oiseaux viennent se reposer ; ou bien il sera comme le levain qui, déposé dans la pâte, la fait fermenter tout entière. Une série de paraboles, souvent obscures, était destinée à exprimer les surprises de cet avénement soudain, ses apparentes injustices, son caractère inévitable et définitif.

Qui établira ce règne de Dieu ? Rappelons-nous que la première pensée de Jésus, pensée tellement profonde chez lui, qu’elle n’eut probablement pas d’origine et tenait aux racines mêmes de son être, fut qu’il était le fils de Dieu, l’intime de son Père, l’exécuteur de ses volontés. La réponse de Jésus à une telle question ne pouvait donc être douteuse. La persuasion qu’il ferait régner Dieu s’empara de son esprit d’une manière absolue. Il s’envisagea comme l’universel réformateur. Le ciel, la terre, la nature tout entière, la folie, la maladie et la mort ne sont que des instruments pour lui. Dans son accès de volonté héroïque, il se croit tout-puissant. Si la terre ne se prête pas à cette transformation suprême, la terre sera broyée, purifiée par la flamme et le souffle de Dieu. Un ciel nouveau sera créé, et le monde entier sera peuplé d’anges de Dieu.

Une révolution radicale, embrassant jusqu’à la nature elle-même, telle fut donc la pensée fondamentale de Jésus. Dès lors, sans doute, il avait renoncé à la politique ; l’exemple de Juda le Gaulonite lui avait montré l’inutilité des séditions populaires. Jamais il ne songea à se révolter contre les Romains et les tétrarques. Le principe effréné et anarchique du Gaulonite n’était pas le sien. Sa soumission aux pouvoirs établis, dérisoire au fond, était complète dans la forme. Il payait le tribut à César pour ne pas scandaliser. La liberté et le droit ne sont pas de ce monde ; pourquoi troubler sa vie par de vaines susceptibilités ? Méprisant la terre, convaincu que le monde présent ne mérite pas qu’on s’en soucie, il se réfugiait dans son royaume idéal ; il fondait cette grande doctrine du dédain transcendant, vraie doctrine de la liberté des âmes, qui seule donne la paix. Mais il n’avait pas dit encore : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Bien des ténèbres se mêlaient à ses vues les plus droites. Parfois des tentations étranges traversaient son esprit. Dans le désert de Judée, Satan lui avait proposé les royaumes de la terre. Ne connaissant pas la force de l’empire romain, il pouvait, avec le fond d’enthousiasme qu’il y avait en Judée et qui aboutit bientôt après à une si terrible résistance militaire, il pouvait, dis-je, espérer de fonder un royaume par l’audace et le nombre de ses partisans. Plusieurs fois peut-être se posa pour lui la question suprême : Le royaume de Dieu se réalisera-t-il par la force ou par la douceur, par la révolte ou par la patience ? Un jour, dit-on, les simples gens de Galilée voulurent l’enlever et le faire roi. Jésus s’enfuit dans la montagne et y resta quelque temps seul. Sa belle nature le préserva de l’erreur qui eût fait de lui un agitateur ou un chef de rebelles, un Theudas ou un Barkokeba.

La révolution qu’il voulut faire fut toujours une révolution morale ; mais il n’en était pas encore arrivé à se fier pour l’exécution aux anges et à la trompette finale. C’est sur les hommes et par les hommes eux-mêmes qu’il voulait agir. Un visionnaire qui n’aurait eu d’autre idée que la proximité du jugement dernier n’eût pas eu ce soin pour l’amélioration de l’homme, et n’eût pas fondé le plus bel enseignement moral que l’humanité ait reçu. Beaucoup de vague restait sans doute dans sa pensée, et un noble sentiment, bien plus qu’un dessein arrêté, le poussait à l’œuvre sublime qui s’est réalisée par lui, bien que d’une manière fort différente de celle qu’il imaginait.

C’est bien le royaume de Dieu, en effet, je veux dire le royaume de l’esprit, qu’il fondait, et, si Jésus, du sein de son Père, voit son œuvre fructifier dans l’histoire, il peut bien dire avec vérité : « Voilà ce que j’ai voulu. » Ce que Jésus a fondé, ce qui restera éternellement de lui, abstraction faite des imperfections qui se mêlent à toute chose réalisée par l’humanité, c’est la doctrine de la liberté des âmes. Déjà la Grèce avait eu sur ce sujet de belles pensées. Plusieurs stoïciens avaient trouvé moyen d’être libres sous un tyran. Mais, en général, le monde ancien s’était figuré la liberté comme attachée à certaines formes politiques ; les libéraux s’étaient appelés Harmodios et Aristogiton, Brutus et Cassius. Le chrétien véritable est bien plus dégagé de toute chaîne ; il est ici-bas un exilé ; que lui importe le maître passager de cette terre, qui n’est pas sa patrie ? La liberté pour lui, c’est la vérité. Jésus ne savait pas assez l’histoire pour comprendre combien une telle doctrine venait juste à son point, au moment où finissait la liberté républicaine et où les petites constitutions municipales de l’antiquité expiraient dans l’unité de l’empire romain. Mais son bon sens admirable et l’instinct vraiment prophétique qu’il avait de sa mission le guidèrent ici avec une merveilleuse sûreté. Par ce mot : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu, » il a créé quelque chose d’étranger à la politique, un refuge pour les âmes au milieu de l’empire de la force brutale. Assurément, une telle doctrine avait ses dangers. Établir en principe que le signe pour reconnaître le pouvoir légitime est de regarder la monnaie, proclamer que l’homme parfait paye l’impôt par dédain et sans discuter, c’était détruire la république à la façon ancienne et favoriser toutes les tyrannies. Le christianisme, en ce sens, a beaucoup contribué à affaiblir le sentiment des devoirs du citoyen et à livrer le monde au pouvoir absolu des faits accomplis. Mais, en constituant une immense association libre, qui, durant trois cents ans, sut se passer de politique, le christianisme compensa amplement le tort qu’il a fait aux vertus civiques. Le pouvoir de l’État a été borné aux choses de la terre ; l’esprit a été affranchi, ou du moins le faisceau terrible de l’omnipotence romaine a été brisé pour jamais.

L’homme surtout préoccupé des devoirs de la vie publique ne pardonne pas aux autres de mettre quelque chose au-dessus de ses querelles de parti. Il blâme surtout ceux qui subordonnent aux questions sociales les questions politiques et professent pour celles-ci une sorte d’indifférence. Il a raison en un sens, car toute direction exclusive est préjudiciable au bon gouvernement des choses humaines. Mais quel progrès les partis ont-ils fait faire à la moralité générale de notre espèce ? Si Jésus, au lieu de fonder son royaume céleste, était parti pour Rome, s’était usé à conspirer contre Tibère, ou à regretter Germanicus, que serait devenu le monde ? Républicain austère, patriote zélé, il n’eût pas arrêté le grand courant des affaires de son siècle, tandis qu’en déclarant la politique insignifiante, il a révélé au monde cette vérité que la patrie n’est pas tout, et que l’homme est antérieur et supérieur au citoyen.

Nos principes de science positive sont blessés de la part de rêves que renfermait le programme de Jésus. Nous savons l’histoire de la terre ; les révolutions du genre de celle qu’attendait Jésus ne se produisent que par des causes géologiques ou astronomiques, dont on n’a jamais constaté le lien avec les choses morales. Mais, pour être juste envers les grands créateurs, il ne faut pas s’arrêter aux préjugés qu’ils ont pu partager. Colomb a découvert l’Amérique en partant d’idées fort erronées ; Newton croyait sa folle explication de l’Apocalypse aussi certaine que son système du monde. Mettra-t-on tel homme médiocre de notre temps au-dessus d’un François d’Assise, d’un saint Bernard, d’une Jeanne d’Arc, d’un Luther, parce qu’il est exempt des erreurs que ces derniers ont professées ? Voudrait-on mesurer les hommes à la rectitude de leurs idées en physique et à la connaissance plus ou moins exacte qu’ils possèdent du vrai système du monde ? Comprenons mieux la position de Jésus et ce qui fit sa force. Le déisme du dix-huitième siècle et un certain protestantisme nous ont habitués à ne considérer le fondateur de la foi chrétienne que comme un grand moraliste, un bienfaiteur de l’humanité. Nous ne voyons plus dans l’Évangile que de bonnes maximes ; nous jetons un voile prudent sur l’étrange état intellectuel où il est né. Il y a des personnes qui regrettent aussi que la révolution française soit sortie plus d’une fois des principes et qu’elle n’ait pas été faite par des hommes sages et modérés. N’imposons pas nos petits programmes de bourgeois sensés à ces mouvements extraordinaires si fort au-dessus de notre taille. Continuons d’admirer la « morale de l’Évangile ; » supprimons dans nos instructions religieuses la chimère qui en fut l’âme ; mais ne croyons pas qu’avec les simples idées de bonheur ou de moralité individuelle on remue le monde. L’idée de Jésus fut bien plus profonde ; ce fut l’idée la plus révolutionnaire qui soit jamais éclose dans un cerveau humain ; elle doit être prise dans son ensemble, et non avec ces suppressions timides qui en retranchent justement ce qui l’a rendue efficace pour la régénération de l’humanité.

Au fond, l’idéal est toujours une utopie. Quand nous voulons aujourd’hui représenter le Christ de la conscience moderne, le consolateur, le juge des temps nouveaux, que faisons-nous ? Ce que fit Jésus lui-même il y a 1830 ans. Nous supposons les conditions du monde réel tout autres qu’elles ne sont ; nous représentons un libérateur moral brisant sans armes les fers du nègre, améliorant la condition du prolétaire, délivrant les nations opprimées. Nous oublions que cela suppose le monde renversé. La « réforme de toutes choses » voulue par Jésus n’était pas plus difficile. Cette terre nouvelle, ce ciel nouveau, cette Jérusalem nouvelle qui descend du ciel, ce cri : « Voilà que je refais tout à neuf ! » sont les traits communs des réformateurs. Toujours le contraste de l’idéal avec la triste réalité produira dans l’humanité ces révoltes contre la froide raison que les esprits médiocres taxent de folie, jusqu’au jour où elles triomphent et où ceux qui les ont combattues sont les premiers à en reconnaître la haute raison.

Ce qui distingue, en effet, Jésus des agitateurs de son temps et de ceux de tous les siècles, c’est son parfait idéalisme. Jésus, à quelques égards, est un anarchiste, car il n’a aucune idée du gouvernement civil. Ce gouvernement lui semble purement et simplement un abus. Il en parle en termes vagues et à la façon d’une personne du peuple qui n’a aucune idée de politique. Tout magistrat lui paraît un ennemi naturel des hommes de Dieu ; il annonce à ses disciples des démêlés avec la police, sans songer un moment qu’il y ait là matière à rougir. Mais jamais la tentative de se substituer aux puissants et aux riches ne se montre chez lui. Il veut anéantir la richesse et le pouvoir, mais non s’en emparer. Il prédit à ses disciples des persécutions et des supplices ; mais pas une seule fois la pensée d’une résistance armée ne se laisse entrevoir. L’idée qu’on est tout-puissant par la souffrance et la résignation, qu’on triomphe de la force par la pureté du cœur, est bien une idée propre de Jésus. Jésus n’est pas un spiritualiste ; car tout aboutit pour lui à une réalisation palpable. Mais c’est un idéaliste accompli, la matière n’étant pour lui que le signe de l’idée, et le réel l’expression vivante de ce qui ne paraît pas.

A qui s’adresser, sur qui compter pour fonder le règne de Dieu ? La pensée de Jésus en ceci n’hésita jamais. Ce qui est haut pour les hommes est en abomination aux yeux de Dieu. Les fondateurs du royaume de Dieu seront les simples. Pas de riches, pas de docteurs, pas de prêtres ; des femmes, des hommes du peuple, des humbles, des petits. Le grand signe du Messie, c’est « la bonne nouvelle annoncée aux pauvres. » La nature idyllique et douce de Jésus reprenait ici le dessus. Une immense révolution sociale, où les rangs seront intervertis, où tout ce qui est officiel en ce monde sera humilié, voilà son rêve. Le monde ne le croira pas ; le monde le tuera. Mais ses disciples ne seront pas du monde. Ils seront un petit troupeau d’humbles et de simples, qui vaincra par son humilité même. Le sentiment qui a fait de « mondain » l’antithèse de « chrétien » a, dans la pensée du maître, sa pleine justification.


CHAPITRE VII


JÉSUS A CAPHARNAHUM


Obsédé d’une idée de plus en plus impérieuse et exclusive, Jésus marchera désormais avec une sorte d’impassibilité dans la voie que lui avaient tracée son étonnant génie et les circonstances extraordinaires où il vivait. Jusque-là, il n’avait fait que communiquer ses pensées à quelques personnes secrètement attirées vers lui ; désormais son enseignement devient public et suivi. Il avait à peu près trente ans. Le petit groupe d’auditeurs qui l’avait accompagné près de Jean-Baptiste s’était grossi sans doute, et peut-être quelques disciples de Jean s’étaient-ils joints à lui. C’est avec ce premier noyau d’Église qu’il annonce hardiment, dès son retour en Galilée, la « bonne nouvelle du royaume de Dieu. » Ce royaume allait venir, et c’était lui, Jésus, qui était ce « fils de l’homme » que Daniel en sa vision avait aperçu comme l’appariteur divin de la dernière et suprême révélation.

Le succès de la parole du nouveau prophète fut cette fois décisif. Un groupe d’hommes et de femmes, tous caractérisés par un même esprit de candeur juvénile et de naïve innocence, adhérèrent à lui et lui dirent : « Tu es le Messie. » Comme le Messie devait être fils de David, on lui décernait naturellement ce titre, qui était synonyme du premier. Jésus se le laissait donner avec plaisir, quoiqu’il lui causât quelque embarras, sa naissance étant toute populaire. Pour lui, le titre qu’il préférait était celui de « fils de l’homme, » titre humble en apparence, mais qui se rattachait directement aux espérances du Messie. C’est par ce mot qu’il se désignait, si bien que, dans sa bouche, « le fils de l’homme » était synonyme du pronom « je, » dont il évitait de se servir. Mais on ne l’apostrophait jamais ainsi, sans doute parce que le nom dont il s’agit ne devait pleinement lui convenir qu’au jour de sa future apparition.

Le centre d’action de Jésus, à cette époque de sa vie, fut la petite ville de Capharnahum, située sur le bord du lac de Génésareth. Le nom de Capharnahum, où entre le mot caphar (village), semble désigner une bourgade à l’ancienne manière, par opposition aux grandes villes bâties selon la mode romaine, comme Tibériade. Ce nom avait si peu de notoriété, que Josèphe, à un endroit de ses écrits, le prend pour le nom d’une fontaine, la fontaine ayant plus de célébrité que le village situé près d’elle. Comme Nazareth, Capharnahum était sans passé, et n’avait en rien participé au mouvement profane favorisé par les Hérodes. Jésus s’attacha beaucoup à cette ville et s’en fit comme une seconde patrie. Peu après son retour, il avait dirigé sur Nazareth une tentative qui n’eut aucun succès. Il n’y put faire aucun miracle, selon la naïve remarque d’un de ses biographes. La connaissance qu’on avait de sa famille, laquelle était peu considérable, nuisait trop à son autorité. On ne pouvait regarder comme le fils de David celui dont on voyait tous les jours le frère, la sœur, le beau-frère. Il est remarquable, du reste, que sa famille lui fit une assez vive opposition, et refusa nettement de croire à sa mission. Les Nazaréens, bien plus violents, voulurent, dit-on, le tuer en le précipitant d’un sommet escarpé. Jésus remarqua avec esprit que cette aventure lui était commune avec tous les grands hommes, et il se fit l’application du proverbe : « Nul n’est prophète en son pays. »

Cet échec fut loin de le décourager. Il revint à Capharnahum, où il trouvait des dispositions beaucoup meilleures, et, de là, il organisa une série de missions sur les petites villes environnantes. Les populations de ce beau et fertile pays n’étaient guère réunies que le samedi. Ce fut le jour qu’il choisit pour ses enseignements. Chaque ville avait alors sa synagogue ou lieu de séance. C’était une salle rectangulaire, assez petite, avec un portique, que l’on décorait des ordres grecs. Les Juifs, n’ayant pas d’architecture propre, n’ont jamais tenu à donner à ces édifices un style original. Les restes de plusieurs anciennes synagogues existent encore en Galilée. Elles sont toutes construites en grands et bons matériaux ; mais leur style est assez mesquin par suite de cette profusion d’ornements végétaux, de rinceaux, de torsades, qui caractérise les monuments juifs. A l’intérieur, il y avait des bancs, une chaire pour la lecture publique, une armoire pour renfermer les rouleaux sacrés. Ces édifices, qui n’avaient rien du temple, étaient le centre de toute la vie juive. On s’y réunissait le jour du sabbat pour la prière et pour la lecture de la Loi et des Prophètes. Comme le judaïsme, hors de Jérusalem, n’avait pas de clergé proprement dit, le premier venu se levait, faisait les lectures du jour, et y ajoutait un commentaire tout personnel, où il exposait ses propres idées. C’était l’origine de « l’homélie, » dont nous trouvons le modèle accompli dans les petits traités de Philon. On avait le droit de faire des objections et des questions au lecteur ; de la sorte, la réunion dégénérait vite en une sorte d’assemblée libre. Elle avait un président, des « anciens, » un hazzan, lecteur attitré ou appariteur, des « envoyés, » sortes de secrétaires ou de messagers qui faisaient la correspondance d’une synagogue à l’autre, un schammasch ou sacristain. Les synagogues étaient ainsi de vraies petites républiques indépendantes ; elles avaient une juridiction étendue. Comme toutes les corporations municipales jusqu’à une époque avancée de l’empire romain, elles faisaient des décrets honorifiques, votaient des résolutions ayant force de loi pour la communauté, prononçaient des peines corporelles dont l’exécuteur ordinaire était le hazzan.

Avec l’extrême activité d’esprit qui a toujours caractérisé les Juifs, une telle institution, malgré les rigueurs arbitraires qu’elle comportait, ne pouvait manquer de donner lieu à des discussions très-animées. Grâce aux synagogues, le judaïsme put traverser intact dix-huit siècles de persécution. C’étaient comme autant de petits mondes à part, où l’esprit national se conservait, et qui offraient aux luttes intestines des champs tout préparés. Il s’y dépensait une somme énorme de passion. Les querelles de préséance y étaient vives. Avoir un fauteuil d’honneur au premier rang était la récompense d’une haute piété, ou le privilége de la richesse qu’on enviait le plus. D’un autre côté, la liberté, laissée à qui la voulait prendre, de s’instituer lecteur et commentateur du texte sacré donnait des facilités merveilleuses pour la propagation des nouveautés. Ce fut là une des grandes forces de Jésus et le moyen le plus habituel qu’il employa pour fonder son enseignement doctrinal. Il entrait dans la synagogue, se levait pour lire ; le hazzan lui tendait le livre, il le déroulait, et, lisant le chapitre du jour, il tirait de cette lecture quelque développement conforme à ses idées. Comme il y avait peu de pharisiens en Galilée, la discussion contre lui ne prenait pas ce degré de vivacité et ce ton d’acrimonie qui, à Jérusalem, l’eussent arrêté court dès ses premiers pas. Ces bons Galiléens n’avaient jamais entendu une parole aussi accommodée à leur imagination riante. On l’admirait, on le choyait, on trouvait qu’il parlait bien et que ses raisons étaient convaincantes. Les objections les plus difficiles, il les résolvait avec assurance ; le charme de sa parole et de sa personne captivait ces populations encore jeunes, que le pédantisme des docteurs n’avait pas desséchées.

L’autorité du jeune maître allait ainsi tous les jours grandissant, et, naturellement, plus on croyait en lui, plus il croyait en lui-même. Son action était fort restreinte. Elle était toute bornée au bassin du lac de Tibériade, et même dans ce bassin elle avait une région préférée. Le lac a cinq ou six lieues de long sur trois ou quatre de large ; quoique offrant l’apparence d’un ovale assez régulier, il forme, à partir de Tibériade jusqu’à l’entrée du Jourdain, une sorte de golfe, dont la courbe mesure environ trois lieues. Voilà le champ où la semence de Jésus trouva enfin la terre bien préparée. Parcourons-le pas à pas, en essayant de soulever le manteau de sécheresse et de deuil dont l’a couvert le démon de l’islam.

En sortant de Tibériade, ce sont d’abord des rochers escarpés, une montagne qui semble s’écrouler dans la mer. Puis les montagnes s’écartent ; une plaine (El Ghoueir) s’ouvre presque au niveau du lac. C’est un délicieux bosquet de haute verdure, sillonné par d’abondantes eaux qui sortent en partie d’un grand bassin rond, de construction antique (Aïn-Medawara). A l’entrée de cette plaine, qui est le pays de Génésareth proprement dit, se trouve le misérable village de Medjdel. A l’autre extrémité de la plaine (toujours en suivant la mer), on rencontre un emplacement de ville (Khan-Minyeh), de très-belles eaux (Aïn-et-Tin), un joli chemin, étroit et profond, taillé dans le roc, que certainement Jésus a souvent suivi, et qui sert de passage entre la plaine de Génésareth et le talus septentrional du lac. A un quart d’heure de là, on traverse une petite rivière d’eau salée (Aïn-Tabiga), sortant de terre par plusieurs larges sources à quelques pas du lac, et s’y jetant au milieu d’un épais fourré de verdure. Enfin, à quarante minutes plus loin, sur la pente aride qui s’étend d’Aïn-Tabiga à l’embouchure du Jourdain, on trouve quelques huttes et un ensemble de ruines assez monumentales, nommés Tell-Hum.

Cinq petites villes, dont l’humanité parlera éternellement autant que de Rome et d’Athènes, étaient, du temps de Jésus, disséminées dans l’espace qui s’étend du village de Medjdel à Tell-Hum. De ces cinq villes, Magdala, Dalmanutha, Capharnahum, Bethsaïde, Chorazin, la première seule se laisse retrouver aujourd’hui avec certitude. L’affreux village de Medjdel a sans doute conservé le nom et la place de la bourgade qui donna à Jésus sa plus fidèle amie. Dalmanutha était probablement près de là. Il n’est pas impossible que Chorazin fut un peu dans les terres, du côté du nord. Quant à Bethsaïde et Capharnahum, c’est en vérité presque au hasard qu’on les place à Tell-Hum, à Aïn-et-Tin, à Khan-Minyeh, à Aïn-Medawara. On dirait, qu’en topographie, comme en histoire, un dessein profond ait voulu cacher les traces du grand fondateur. Il est douteux qu’on arrive jamais, sur ce sol profondément dévasté, à fixer les places où l’humanité voudrait venir baiser l’empreinte de ses pieds.

Le lac, l’horizon, les arbustes, les fleurs, voilà donc tout ce qui reste du petit canton de trois ou quatre lieues où Jésus fonda son œuvre divine. Les arbres ont totalement disparu. Dans ce pays, où la végétation était autrefois si brillante que Josèphe y voyait une sorte de miracle, — la nature, suivant lui, s’étant plu à rapprocher ici côte à côte les plantes des pays froids, les productions des zones brûlantes, les arbres des climats moyens, chargés toute l’année de fleurs et de fruits ; — dans ce pays, dis-je, on calcule maintenant un jour d’avance l’endroit où l’on trouvera le lendemain un peu d’ombre pour son repas. Le lac est devenu désert. Une seule barque, dans le plus misérable état, sillonne aujourd’hui ces flots jadis si riches de vie et de joie. Mais les eaux sont toujours légères et transparentes. La grève, composée de rochers ou de galets, est bien celle d’une petite mer, non celle d’un étang, comme les bords du lac Huleh. Elle est nette, propre, sans vase, toujours battue au même endroit par le léger mouvement des flots. De petits promontoires, couverts de lauriers-roses, de tamaris et de câpriers épineux, s’y dessinent ; à deux endroits surtout, à la sortie du Jourdain, près de Tarichée, et au bord de la plaine de Génésareth, il y a d’enivrants parterres, où les vagues viennent s’éteindre en des massifs de gazon et de fleurs. Le ruisseau d’Aïn-Tabiga fait un petit estuaire, plein de jolis coquillages. Des nuées d^oiseaux nageurs couvrent le lac. L’horizon est éblouissant de lumière. Les eaux, d’un azur céleste, profondément encaissées entre des roches brûlantes, semblent, quand on les regarde du haut des montagnes de Safed, occuper le fond d’une coupe d’or. Au nord, les ravins neigeux de l’Hermon se découpent en lignes blanches sur le ciel ; à l’ouest, les hauts plateaux ondulés de la Gaulonitide et de la Pérée, absolument arides et revêtus par le soleil d’une sorte d’atmosphère veloutée, forment une montagne compacte, ou pour mieux dire une longue terrasse très-élevée, qui, depuis Césarée de Philippe, court indéfiniment vers le sud.

La chaleur sur les bords est maintenant très-pesante. Le lac occupe une dépression de deux cents mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée, et participe ainsi des conditions torrides de la mer Morte. Une végétation abondante tempérait autrefois ces ardeurs excessives ; on comprendrait difficilement qu’une fournaise comme est aujourd’hui tout le bassin du lac, à partir du mois de mai, eût jamais été le théâtre d’une prodigieuse activité. Josèphe, d’ailleurs, trouve le pays fort tempéré. Sans doute il y a eu ici, comme dans la campagne de Rome, quelque changement de climat, amené par des causes historiques. C’est l’islamisme, et surtout la réaction musulmane contre les croisades, qui ont desséché, à la façon d’un vent de mort, le canton préféré de Jésus. La belle terre de Génésareth ne se doutait pas que sous le front de ce pacifique promeneur s’agitaient ses destinées. Dangereux compatriote, Jésus a été fatal au pays qui eut le redoutable honneur de le porter. Devenue pour tous un objet d’amour ou de haine, convoitée par deux fanatismes rivaux, la Galilée devait, pour prix de sa gloire, se changer en désert. Mais qui voudrait dire que Jésus eût été plus heureux, s’il eût vécu un plein âge d’homme, obscur en son village ? Et ces ingrats Nazaréens, qui penserait à eux, si, au risque de compromettre l’avenir de leur bourgade, un des leurs n’eût reconnu son Père et ne se fût proclamé fils de Dieu ?

Quatre ou cinq gros villages, situés à une demi-heure les uns des autres, voilà donc le petit monde de Jésus à l’époque où nous sommes. Il ne semble pas être jamais entré à Tibériade, ville toute profane, peuplée en grande partie de païens et résidence habituelle d’Antipas. Quelquefois, cependant, il s’écartait de sa région favorite. Il allait en barque sur la rive orientale, à Gergésa, par exemple. Vers le nord, on le voit à Panéas ou Césarée de Philippe, au pied de l’Hermon. Une fois, enfin, il fait une course du côté de Tyr et de Sidon, pays qui devait être alors merveilleusement florissant. Dans toutes ces contrées, il était en plein paganisme. A Césarée, il vit la célèbre grotte du Panium, où l’on plaçait la source du Jourdain, et que la croyance populaire entourait d’étranges légendes ; il put admirer le temple de marbre qu’Hérode fit élever près de là en l’honneur d’Auguste ; il s’arrêta probablement devant les nombreuses statues votives à Pan, aux Nymphes, à l’Écho de la grotte, que la piété entassait déjà en ce bel endroit. Un juif évhémériste, habitué à prendre les dieux étrangers pour des hommes divinisés ou pour des démons, devait considérer toutes ces représentations figurées comme des idoles. Les séductions des cultes naturalistes, qui enivraient les races plus sensitives, lu laissèrent froid. Il n’eut sans doute aucune connaissance de ce que le vieux sanctuaire de Melkarth, à Tyr, pouvait renfermer encore d’un culte primitif plus ou moins analogue à celui des Juifs. Le paganisme, qui, en Phénicie, avait élevé sur chaque colline un temple et un bois sacré, tout cet aspect de grande industrie et de richesse profane, durent peu lui sourire. Le monothéisme enlève toute aptitude à comprendre les religions païennes ; le musulman jeté dans les pays polythéistes semble n’avoir pas d’yeux. Jésus, sans contredit, n’apprit rien dans ces voyages. Il revenait toujours à sa rive bien-aimée de Génésareth. Le centre de ses pensées était là ; là, il trouvait foi et amour.


CHAPITRE VIII


LES DISCIPLES DE JÉSUS


Dans ce paradis terrestre, que les grandes révolutions de l’histoire avaient jusque-là peu atteint, vivait une population en parfaite harmonie avec le pays lui-même, active, honnête, pleine d’un sentiment gai et tendre de la vie. Le lac de Tibériade est un des bassins d’eau les plus poissonneux du monde ; des pêcheries très-fructueuses s’étaient établies, surtout à Bethsaïde, à Capharnahum, et avaient produit une certaine aisance. Ces familles de pêcheurs formaient une société douce et paisible, s’étendant par de nombreux liens de parenté dans tout le canton du lac que nous avons décrit. Leur vie peu occupée laissait toute liberté à leur imagination. Les idées sur le royaume de Dieu trouvaient, dans ces petits comités de bonnes gens, plus de créance que partout ailleurs. Rien de ce qu’on appelle civilisation, dans le sens grec et mondain, n’avait pénétré parmi eux. Ce n’était pas notre sérieux germanique et celtique ; mais, bien que souvent peut-être la bonté fût chez eux superficielle et sans profondeur, leurs mœurs étaient tranquilles, et ils avaient quelque chose d’intelligent et de fin. On peut se les figurer comme assez analogues aux meilleures populations du Liban, mais avec le don que n’ont pas celles-ci de fournir des grands hommes. Jésus rencontra là sa vraie famille. Il s’y installa comme un des leurs : Capharnahum devint « sa ville, » et, au milieu du petit cercle qui l’adorait, il oublia ses frères sceptiques, l’ingrate Nazareth et sa moqueuse incrédulité.

Une maison surtout, à Capharnahum, lui offrit un asile agréable et des disciples dévoués. C’était celle de deux frères, tous deux fils d’un certain Jonas, qui probablement était mort à l’époque où Jésus vint se fixer sur les bords du lac. Ces deux frères étaient Simon, surnommé Céphas ou Pierre, et André. Nés à Bethsaïde, ils se trouvaient établis à Capharnahum quand Jésus commença sa vie publique. Pierre était marié et avait des enfants ; sa belle-mère demeurait chez lui. Jésus aimait cette maison et y demeurait habituellement. André paraît avoir été disciple de Jean-Baptiste, et Jésus l’avait peut-être connu sur les bords du Jourdain. Les deux frères continuèrent toujours, même à l’époque où il semble qu’ils devaient être le plus occupés de leur maître, à exercer le métier de pêcheurs. Jésus, qui aimait à jouer sur les mots, disait parfois qu’il ferait d’eux des pêcheurs d’hommes. En effet, parmi tous ses disciples, il n’en eut pas de plus fidèlement attachés.

Une autre famille, celle de Zabdia ou Zébédée, pêcheur aisé et patron de plusieurs barques, offrit à Jésus un accueil empressé. Zébédée avait deux fils : Jacques, qui était l’aîné, et un jeune fils, Jean, qui plus tard fut appelé à jouer un rôle si décisif dans l’histoire du christianisme naissant. Tous deux étaient disciples zélés. Salomé, femme de Zébédée, fut aussi fort attachée à Jésus et l’accompagna jusqu’à la mort.

Les femmes, en effet, l’accueillaient avec empressement. Il avait avec elles ces manières réservées qui rendent possible une fort douce union d’idées entre les deux sexes. La séparation des hommes et des femmes, qui a empêcha chez les peuples orientaux tout développement délicat, était sans doute, alors comme de nos jours, beaucoup moins rigoureuse dans les campagnes et les villages que dans les grandes villes. Trois ou quatre Galiléennes dévouées accompagnaient toujours le jeune maître et se disputaient le plaisir de l’écouter et de le soigner tour à tour. Elles apportaient dans la secte nouvelle un élément d’enthousiasme et de merveilleux dont on saisit déjà l’importance. L’une d’elles, Marie de Magdala, qui a rendu si célèbre dans le monde le nom de sa pauvre bourgade, parait avoir été une personne fort exaltée. Selon le langage du temps, elle avait été possédée de sept démons, c’est-à-dire qu’elle avait été affectée de maladies nerveuses et en apparence inexplicables. Jésus, par sa beauté pure et douce, calma cette organisation troublée. La Magdaléenne lui fut fidèle jusqu’au Golgotha, et joua le surlendemain de sa mort un rôle de premier ordre ; car elle fut l’organe principal par lequel s’établit la foi à la résurrection, ainsi que nous le verrons plus tard. Jeanne, femme de Khouza, l’un des intendants d’Antipas, Susanne et d’autres restées inconnues le suivaient sans cesse et le servaient. Quelques-unes étaient riches, et mettaient par leur fortune le jeune prophète en position de vivre sans exercer le métier qu’il avait professé jusqu’alors.

Plusieurs encore le suivaient habituellement et le reconnaissaient pour leur maître : un certain Philippe de Bethsaïde, Nathanaël, fils de Tolmaï ou Ptolémée, de Cana, peut-être disciple de la première époque ; Matthieu, probablement celui-là même qui fut le Xénophon du christianisme naissant. Il avait été publicain, et, comme tel, il maniait sans doute le kalam plus facilement que les autres. Peut-être songeait-il dès lors à écrire ces Mémoires qui sont la base de ce que nous savons des enseignements de Jésus. On nomme aussi parmi les disciples Thomas, ou Didyme, qui douta quelquefois, mais qui paraît avoir été un homme de cœur et de généreux entraînements ; un Lebbée ou Taddée ; un Simon le Zélote, peut-être disciple de Juda le Gaulonite, appartenant à ce parti des kenaïm, dès lors existant, et qui devait bientôt jouer un si grand rôle dans les mouvements du peuple juif ; enfin Judas, fils de Simon, de la ville de Kerioth, qui fit exception dans l’essaim fidèle et s’attira un si épouvantable renom. C’était le seul qui ne fût pas Galiléen ; Kerioth était une ville de l’extrême sud de la tribu de Juda, à une journée au delà d’Hébron.

Nous avons vu que la famille de Jésus était en général peu portée vers lui. Cependant Jacques et Jude, ses cousins par Marie Cléophas, faisaient dès lors partie des disciples, et Marie Cléophas elle-même fut du nombre des compagnes qui le suivirent au Calvaire. À cette époque, on ne voit pas auprès de lui sa mère. C’est seulement après la mort de Jésus que Marie acquiert une grande considération et que les disciples cherchent à se l’attacher. C’est alors aussi que les membres de la famille du fondateur, sous le titre de « frères du Seigneur, » forment un groupe influent, qui fut longtemps à la tête de l’église de Jérusalem, et qui après le sac de la ville se réfugia en Batanée. Le seul fait de l’avoir approché devenait un avantage décisif, de la même manière qu’après la mort de Mahomet, les femmes et les filles du prophète, qui n’avaient pas eu d’importance de son vivant, furent de grandes autorités.

Dans cette foule amie, Jésus avait évidemment des préférences et en quelque sorte un cercle plus étroit. Les deux fils de Zébédée, Jacques et Jean, paraissent en avoir fait partie en première ligne. Ils étaient pleins de feu et de passion. Jésus les avait surnommés avec esprit « fils du tonnerre, » à cause de leur zèle excessif, qui, s’il eût disposé de la foudre, en eût trop souvent fait usage. Jean, surtout, paraît avoir été avec Jésus sur le pied d’une certaine familiarité. Peut-être l’école nombreuse et active qui s’attacha plus tard à ce disciple, et qui nous a transmis ses souvenirs, a-t-elle exagéré l’affection de cœur que le maître lui aurait portée. Ce qui est plus significatif, c’est que, dans les évangiles dits synoptiques, Simon Barjona ou Pierre, Jacques, fils de Zébédée, et Jean, son frère, forment une sorte de comité intime que Jésus appelle à certains moments où il se défie de la foi et de l’intelligence des autres. Il semble d’ailleurs qu’ils étaient tous les trois associés dans leurs pêcheries. L’affection de Jésus pour Pierre était profonde. Le caractère de ce dernier, droit, sincère, plein de premier mouvement, plaisait à Jésus, qui parfois se laissait aller à sourire de ses façons décidées. Pierre, peu mystique, communiquait au maître ses doutes naïfs, ses répugnances, ses faiblesses tout humaines, avec une franchise honnête qui rappelle celle de Joinville près de saint Louis. Jésus le reprenait d’une façon amicale, pleine de confiance et d’estime. Quant à Jean, sa jeunesse, son exquise tendresse de cœur et son imagination vive devaient avoir beaucoup de charme. La personnalité de cet homme extraordinaire, qui a imprimé un détour si vigoureux au christianisme primitif, ne se développa que plus tard.

Aucune hiérarchie proprement dite n’existait dans la secte naissante. Tous devaient s’appeler « frères, » et Jésus proscrivait absolument les titres de supériorité, tels que rabbi, « maître », « père », lui seul étant maître, et Dieu seul étant père. Le plus grand devait être le serviteur des autres. Cependant Simon Barjona se distingue, entre ses égaux, par un degré tout particulier d’importance. Jésus demeurait chez lui et enseignait dans sa barque ; sa maison était le centre de la prédication évangélique. Dans le public, on le regardait comme le chef de la troupe, et c’est à lui que les préposés aux péages s’adressent pour faire acquitter les droits dus par la communauté. Le premier, Simon avait reconnu Jésus pour le Messie. Dans un moment d’impopularité, Jésus demandant à ses disciples : « Et vous aussi, voulez-vous vous en aller ? » Simon répondit : « A qui irions-nous, Seigneur ? Tu as les paroles de la vie éternelle. » Jésus à diverses reprises lui déféra dans son Église une certaine primauté, et lui donna le surnom syriaque de Képha (pierre), voulant signifier par là qu’il faisait de lui la pierre angulaire de l’édifice. Un moment, même, il semble lui promettre « les clefs du royaume du ciel, » et lui accorder le droit de prononcer sur la terre des décisions toujours ratifiées dans l’éternité.

Nul doute que cette primauté de Pierre n’ait excité un peu de jalousie. La jalousie s’allumait surtout en vue de l’avenir, en vue de ce royaume de Dieu, où tous les disciples seraient assis sur des trônes, à la droite et à la gauche du maître, pour juger les douze tribus d’Israël. On se demandait qui serait alors le plus près du « fils de l’homme, » figurant en quelque sorte comme son premier ministre et son assesseur. Les deux fils de Zébédée aspiraient à ce rang. Préoccupés d’une telle pensée, ils mirent en avant leur mère, Salomé, qui un jour prit Jésus à part et sollicita de lui les deux places d’honneur pour ses fils. Jésus écarta la demande par son principe habituel que celui qui s’exalte sera humilié, et que le royaume des cieux appartiendra aux petits. Cela fit quelque bruit dans la communauté ; il y eut un grand mécontentement contre Jacques et Jean. La même rivalité semble poindre dans l’évangile de Jean, où l’on voit le narrateur déclarer sans cesse qu’il a été le « disciple chéri » auquel le maître en mourant a confié sa mère, et chercher à se placer près de Simon Pierre, parfois à se mettre avant lui, dans des circonstances importantes où les évangélistes plus anciens l’avaient omis.

Parmi les personnages qui précèdent, tous ceux dont on sait quelque chose avaient commencé par être pêcheurs. En tout cas, aucun d’eux n’appartenait à une classe sociale élevée. Seul Matthieu, ou Lévi, fils d’Alphée, avait été publicain. Mais ceux à qui on donnait ce nom en Judée n’étaient pas les fermiers généraux, hommes d’un rang élevé (toujours chevaliers romains) qu’on appelait à Rome publicani. C’étaient les agents de ces fermiers généraux, des employés de bas étage, de simples douaniers. La grande route d’Acre à Damas, l’une des plus anciennes routes du monde, qui traversait la Galilée en touchant le lac, y multipliait fort ces sortes d’employés. Capharnahum, qui était peut-être sur la voie, en possédait un nombreux personnel. Cette profession n’est jamais populaire ; mais chez les Juifs elle passait pour tout à fait criminelle. L’impôt, nouveau pour eux, était le signe de leur vassalité ; une école, celle de Juda le Gaulonite, soutenait que le payer était un acte de paganisme. Aussi les douaniers étaient-ils abhorrés des zélateurs de la loi. On ne les nommait qu’en compagnie des assassins, des voleurs de grand chemin, des gens de vie infâme. Les Juifs qui acceptaient de telles fonctions étaient excommuniés et devenaient inhabiles à tester ; leur caisse était maudite, et les casuistes défendaient d’aller y changer de l’argent. Ces pauvres gens, mis au ban de la société, se voyaient entre eux. Jésus accepta un dîner que lui offrit Lévi, et où il y avait, selon le langage du temps, « beaucoup de douaniers et de pêcheurs. » Ce fut un grand scandale. Dans ces maisons mal famées, on risquait de rencontrer de la mauvaise société. Nous le verrons souvent ainsi, peu soucieux de choquer les préjugés des gens bien pensants, chercher à relever les classes humiliées par les orthodoxes, et s’exposer de la sorte aux plus vifs reproches des dévots.

Ces nombreuses conquêtes, Jésus les devait au charme infini de sa personne et de sa parole. Un mot pénétrant, un regard tombant sur une conscience naïve, qui n’avait besoin que d’être éveillée, lui faisaient un ardent disciple. Quelquefois Jésus usait d’un artifice innocent, qu’employa aussi Jeanne d’Arc. Il affectait de savoir sur celui qu’il voulait gagner quelque chose d’intime, ou bien il lui rappelait une circonstance chère à son cœur. C’est ainsi qu’il toucha Nathanaël, Pierre, la Samaritaine. Dissimulant la vraie cause de sa force, je veux dire sa supériorité sur ce qui l’entourait, il laissait croire, pour satisfaire les idées du temps, idées qui d’ailleurs étaient pleinement les siennes, qu’une révélation d’en haut lui découvrait les secrets et lui ouvrait les cœurs. Tous pensaient qu’il vivait dans une sphère supérieure à celle de l’humanité. On disait qu’il conversait sur les montagnes avec Moïse et Elle ; on croyait que, dans ses moments de solitude, les anges venaient lui rendre leurs hommages, et établissaient un commerce surnaturel entre lui et le ciel.


CHAPITRE IX


PRÉDICATIONS DU LAC


Tel était le groupe qui, sur les bords du lac de Tibériade, se pressait autour de Jésus. L’aristocratie y était représentée par un douanier et par la femme d’un régisseur. Le reste se composait de pêcheurs et de simples gens. Leur ignorance était extrême ; ils avaient l’esprit faible, ils croyaient aux spectres et aux esprits. Pas un élément de culture hellénique n’avait pénétré dans ce premier cénacle ; l’instruction juive y était aussi fort incomplète ; mais le cœur et la bonne volonté y débordaient. Le beau climat de la Galilée faisait de l’existence de ces honnêtes pêcheurs un perpétuel enchantement. Ils préludaient vraiment au royaume de Dieu, simples, bons, heureux, bercés doucement sur leur délicieuse petite mer, ou dormant le soir sur ses bords. On ne se figure pas l’enivrement d’une vie qui s’écoule ainsi à la face du ciel, la flamme douce et forte que donne ce perpétuel contact avec la nature, les songes de ces nuits passées à la clarté des étoiles, sous un dôme d’azur d’une profondeur sans fin. Ce fut durant une telle nuit que Jacob, la tête appuyée sur une pierre, vit dans les astres la promesse d’une postérité innombrable, et l’échelle mystérieuse par laquelle les Elohim allaient et venaient du ciel à la terre. A l’époque de Jésus, le ciel n’était pas fermé, ni la terre refroidie. La nue s’ouvrait encore sur le fils de l’homme ; les anges montaient et descendaient sur sa tête ; les visions du royaume de Dieu étaient partout ; car l’homme les portait en son cœur. L’œil clair et doux de ces âmes simples contemplait l’univers en sa source idéale ; le monde dévoilait peut-être son secret à la conscience divinement lucide de ces enfants heureux, à qui la pureté de leur cœur mérita un jour de voir Dieu.

Jésus vivait avec ses disciples presque toujours en plein air. Tantôt, il montait dans une barque, et enseignait ses auditeurs pressés sur le rivage. Tantôt, il s’asseyait sur les montagnes qui bordent le lac, où l’air est si pur et l’horizon si lumineux. La troupe fidèle allait ainsi, gaie et vagabonde, recueillant les inspirations du maître dans leur première fleur. Un doute naïf s’élevait parfois, une question doucement sceptique : Jésus, d’un sourire ou d’un regard, faisait taire l’objection. A chaque pas, dans le nuage qui passait, le grain qui germait, l’épi qui jaunissait, on voyait le signe du royaume près de venir ; on se croyait à la veille de voir Dieu, d’être les maîtres du monde ; les pleurs se tournaient en joie ; c’était l’avénement sur terre de l’universelle consolation :

« Heureux, disait le maître, les pauvres en esprit ; car c’est à eux qu’appartient le royaume des cieux !

» Heureux ceux qui pleurent ; car ils seront consolés !

» Heureux les débonnaires ; car ils posséderont la terre !

» Heureux ceux qui ont faim et soif de justice ; car ils seront rassasiés !

» Heureux les miséricordieux ; car ils obtiendront miséricorde !

» Heureux ceux qui ont le cœur pur ; car ils verront Dieu !

» Heureux les pacifiques : car ils seront appelés enfants de Dieu !

» Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice ; car le royaume des cieux est à eux ! »

Sa prédication était suave et douce, toute pleine de la nature et du parfum des champs. Il aimait les fleurs et en prenait ses leçons les plus charmantes. Les oiseaux du ciel, la mer, les montagnes, les jeux des enfants, passaient tour à tour dans ses enseignements. Son style n’avait rien de la période grecque, mais se rapprochait beaucoup plus du tour des parabolistes hébreux, et surtout des sentences des docteurs juifs, ses contemporains, telles que nous les lisons dans le Pirké Aboth. Ses développements avaient peu d’étendue, et formaient des espèces de surates à la façon du Coran, lesquelles, cousues ensemble, ont composé plus tard ces longs discours qui furent écrits par Matthieu. Nulle transition ne liait ces pièces diverses ; d’ordinaire cependant, une même inspiration les pénétrait et en faisait l’unité. C’est surtout dans la parabole que le maître excellait. Rien dans le judaïsme ne lui avait donné le modèle de ce genre délicieux. C’est lui qui l’a créé. Il est vrai qu’on trouve dans les livres bouddhiques des paraboles exactement du même ton et de la même facture que les paraboles évangéliques. Mais il est difficile d’admettre qu’une influence bouddhique se soit exercée en ceci. L’esprit de mansuétude et la profondeur de sentiment qui animèrent également le christianisme naissant et le bouddhisme, suffisent peut-être pour expliquer ces analogies.

Une totale indifférence pour la vie extérieure et pour le vain appareil de « confortable » dont nos tristes pays nous font une nécessité, était la conséquence de la vie simple et douce qu’on menait en Galilée. Les climats froids, en obligeant l’homme à une lutte perpétuelle contre le dehors, font attacher beaucoup de prix aux recherches du bien-être et du luxe. Au contraire, les pays qui éveillent des besoins peu nombreux sont les pays de l’idéalisme et de la poésie. Les accessoires de la vie y sont insignifiants auprès du plaisir de vivre. L’embellissement de la maison y est superflu ; on se tient le moins possible enfermé. L’alimentation forte et régulière des climats peu généreux passerait pour pesante et désagréable. Et quant au luxe des vêtements, comment rivaliser avec celui que Dieu a donné à la terre et aux oiseaux du ciel ? Le travail, dans ces sortes de climats, paraît inutile ; ce qu’il donne ne vaut pas ce qu’il coûte. Les animaux des champs sont mieux vêtus que l’homme le plus opulent, et ils ne font rien. Ce mépris, qui, lorsqu’il n’a pas la paresse pour cause, sert beaucoup à l’élévation des âmes, inspirait à Jésus des apologues charmants. « N’enfouissez pas en terre, disait-il, des trésors que les vers et la rouille dévorent, que les larrons découvrent et dérobent ; mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où il n’y a ni vers, ni rouille, ni larrons. Où est ton trésor, là aussi est ton cœur. On ne peut servir deux maîtres ; ou bien on hait l’un et on aime l’autre, ou bien on s’attache à l’un et on délaisse l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon[2]. C’est pourquoi je vous le dis : Ne soyez pas inquiets de l’aliment que vous aurez pour soutenir votre vie, ni des vêtements que vous aurez pour couvrir votre corps. La vie n’est-elle pas plus noble que l’aliment, et le corps plus noble que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ; ils n’ont ni cellier ni grenier, et votre Père céleste les nourrit. N’êtes-vous pas fort au-dessus d’eux ? Quel est celui d’entre vous qui, à force de soucis, peut ajouter une coudée à sa taille ? Et quant aux habits, pourquoi vous en mettre en peine ? Considérez les lis des champs ; ils ne travaillent ni ne filent. Cependant, je vous le dis, Salomon dans toute sa gloire n’était pas vêtu comme l’un d’eux. Si Dieu prend soin de vêtir de la sorte une herbe des champs, qui existe aujourd’hui et qui demain sera jetée au feu, que ne fera-t-il point pour vous, gens de peu de foi ? Ne dites donc pas avec anxiété : « Que mangerons-nous ? que boirons-nous ? de quoi serons-nous vêtus ? » Ce sont les païens qui se préoccupent de toutes ces choses. Votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Mais cherchez premièrement la justice et le royaume de Pieu, et tout le reste vous sera donné par surcroit. Ne vous souciez pas de demain ; demain se souciera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine. »

Ce sentiment essentiellement galiléen eut sur la destinée de la secte naissante une influence décisive. La troupe heureuse, se reposant sur le Père céleste pour la satisfaction de ses besoins, avait pour première règle de regarder les soucis de la vie comme un mal qui étouffe en l’homme le germe de tout bien. Chaque jour, elle demandait à Dieu le pain du lendemain. A quoi bon thésauriser ? Le royaume de Dieu va venir. « Vendez ce que vous possédez et donnez-le en aumône, disait le maître. Faites-vous au ciel des sacs qui ne vieillissent pas, des trésors qui ne se dissipent pas. » Entasser des économies pour des héritiers qu’on ne verra jamais, quoi de plus insensé ? Comme exemple de la folie humaine, Jésus aimait à citer le cas d’un homme qui, après avoir élargi ses greniers et s’être amassé du bien pour de longues années, mourut avant d’en avoir joui ! Le brigandage, qui était très-enraciné en Galilée, donnait beaucoup de force à cette manière de voir. Le pauvre, qui n’en souffrait pas, devait se regarder comme le favori de Dieu, tandis que le riche, ayant une possession peu sûre, était le vrai déshérité. Dans nos sociétés établies sur une idée très-rigoureuse de la propriété, la position du pauvre est horrible ; il n’a pas à la lettre sa place au soleil. Il n’y a de fleurs, d’herbe, d’ombrage que pour celui qui possède la terre. En Orient, ce sont là des dons de Dieu, qui n’appartiennent à personne. Le propriétaire n’a qu’un mince privilège ; la nature est le patrimoine de tous.

Le christianisme naissant, du reste, ne faisait en ceci que suivre la trace des esséniens ou thérapeutes et des sectes juives fondées sur la vie cénobitique. Un élément communiste entrait dans toutes ces sectes, également mal vues des pharisiens et des sadducéens. Le messianisme, tout politique chez les Juifs orthodoxes, devenait chez elles tout social. Par une existence douce, réglée, contemplative, laissant sa part à la liberté de l’individu, ces petites Églises croyaient inaugurer sur la terre le royaume céleste. Des utopies de vie bienheureuse, fondées sur la fraternité des hommes et le culte pur du vrai Dieu, préoccupaient les âmes élevées et produisaient de toutes parts des essais hardis, sincères, mais de peu d’avenir.

Jésus, dont les rapports avec les esséniens sont très-difficiles à préciser (les ressemblances, en histoire, n’impliquant pas toujours des rapports), était ici certainement leur frère. La communauté des biens fut quelque temps de règle dans la société nouvelle. L’avarice était le péché capital ; or, il faut bien remarquer que le péché « d’avarice, » contre lequel la morale chrétienne a été si sévère, était alors le simple attachement à la propriété. La première condition pour être disciple de Jésus était de réaliser sa fortune et d’en donner le prix aux pauvres. Ceux qui reculaient devant cette extrémité n’entraient pas dans la communauté. Jésus répétait souvent que celui qui a trouvé le royaume de Dieu doit l’acheter au prix de tous ses biens, et qu’en cela il fait encore un marché avantageux. « L’homme qui a découvert l’existence d’un trésor dans un champ, disait-il, sans perdre un instant, vend ce qu’il possède et achète le champ. Le joaillier qui a trouvé une perle inestimable, fait argent de tout et achète la perle. » Hélas ! les inconvénients de ce régime ne tardèrent pas à se faire sentir. Il fallait un trésorier. On choisit pour cela Juda de Kerioth. A tort ou à raison, on l’accusa de voler la caisse commune ; ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il fit une mauvaise fin.

Quelquefois le maître, plus versé dans les choses du ciel que dans celles de la terre, enseignait une économie politique plus singulière encore. Dans une parabole bizarre, un intendant est loué pour s’être fait des amis parmi les pauvres aux dépens de son maître, afin que les pauvres à leur tour l’introduisent dans le royaume du ciel. Les pauvres, en effet, devant être les dispensateurs de ce royaume, n’y recevront que ceux qui leur auront donné. « Les pharisiens, qui étaient des avares, dit l’évangéliste, entendaient cela, et se moquaient de lui. » Entendirent-ils aussi la redoutable parabole que voici ? « Il y avait un homme riche, qui était vêtu de pourpre et de fin lin, et qui tous les jours faisait bonne chère. Il y avait aussi un pauvre, nommé Lazare, qui était couché à sa porte, couvert d’ulcères, désireux de se rassasier des miettes qui tombaient de la table du riche. Et les chiens venaient lécher ses plaies ! Or, il arriva que le pauvre mourut, et qu'il fut porté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi et fut enterré. Et du fond de l’enfer, pendant qu’il était dans les tourments, il leva les yeux, et vit de loin Abraham, et Lazare dans son sein. Et s’écriant, il dit : « Père Abraham, aie pitié de moi, et envoie Lazare, afin qu’il trempe dans l’eau le bout de son doigt et qu’il me rafraîchisse la langue, car je souffre cruellement dans cette flamme. » Mais Abraham lui dit : « Mon fils, songe que tu as eu ta part de bien pendant la vie, et Lazare sa part de mal. Maintenant, il est consolé, et tu es dans les tourments. » Quoi de plus juste ? Plus tard, on appela cela la parabole du « mauvais riche. » Mais c’est purement et simplement la parabole du « riche. » Il est en enfer parce qu’il est riche, parce qu’il ne donne pas son bien aux pauvres, parce qu’il dîne bien, tandis que d’autres à sa porte dînent mal. Enfin, dans un moment où, moins exagéré, Jésus ne présente l’obligation de vendre ses biens et de les donner aux pauvres que comme un conseil de perfection, il fait encore cette déclaration terrible : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. »

Un sentiment d’une admirable profondeur domina en tout ceci Jésus, ainsi que la bande de joyeux enfants qui l’accompagnaient, et fit de lui pour l’éternité le vrai créateur de la paix de l’âme, le grand consolateur de la vie. En dégageant l’homme de ce qu’il appelait « les sollicitudes de ce monde, » Jésus put aller à l’excès et porter atteinte aux conditions essentielles de la société humaine ; mais il fonda ce haut spiritualisme qui pendant des siècles a rempli les âmes de joie à travers cette vallée de larmes. Il vit avec une parfaite justesse que l’inattention de l’homme, son manque de philosophie et de moralité, viennent le plus souvent des distractions auxquelles il se laisse aller, des soucis qui l’assiégent et que la civilisation multiplie outre mesure. L’Évangile, de la sorte, a été le suprême remède aux ennuis de la vie vulgaire, un perpétuel sursum corda, une puissante distraction aux misérables soins de la terre, un doux appel comme celui de Jésus à l’oreille de Marthe : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes de beaucoup de choses ; or, une seule est nécessaire. » Grâce à Jésus, l’existence la plus terne, la plus absorbée par de tristes ou humiliants devoirs, a eu son échappée sur un coin du ciel. Dans nos civilisations affairées, le souvenir de la vie libre de Galilée a été comme le parfum d’un autre monde, comme une « rosée de l’Hermon, » qui a empêché la sécheresse et la vulgarité d’envahir entièrement le champ de Dieu.


CHAPITRE X


LE ROYAUME DE DIEU CONÇU COMME L’AVÉNEMENT DES PAUVRES


Ces maximes, bonnes pour un pays où la vie se nourrit d’air et de jour, ce communisme délicat d’une troupe d’enfants de Dieu, vivant en confiance sur le sein de leur père, pouvaient convenir à une secte naïve, persuadée à chaque instant que son utopie allait se réaliser. Mais il est clair qu’elles ne pouvaient rallier l’ensemble de la société. Jésus comprit bien vite, en effet, que le monde officiel de son temps ne se prêterait nullement à son royaume. Il en prit son parti avec une hardiesse extrême. Laissant là tout ce monde au cœur sec et aux étroits préjugés, il se tourna vers les simples. Une vaste substitution de race aura lieu. Le royaume de Dieu est fait : 1° pour les enfants et pour ceux qui leur ressemblent ; 2° pour les rebutés de ce monde, victimes de la morgue sociale, qui repousse l’homme bon mais humble ; 3° pour les hérétiques et schismatiques, publicains, samaritains, païens de Tyr et de Sidon. Une parabole énergique expliquait cet appel au peuple et le légitimait : Un roi a préparé un festin de noces et envoie ses serviteurs chercher les invités. Chacun s’excuse ; quelques-uns maltraitent les messagers. Le roi alors prend un grand parti. Les gens comme il faut n’ont pas voulu se rendre à son appel ; eh bien, ce seront les premiers venus, des gens recueillis sur les places et les carrefours, des pauvres, des mendiants, des boiteux, n’importe ; il faut remplir la salle, « et je vous le jure, dit le roi, aucun de ceux qui étaient invités ne goûtera mon festin. »

Le pur ébionisme, c’est-à-dire la doctrine que les pauvres (ébionim) seuls seront sauvés, que le règne des pauvres va venir, fut donc la doctrine de Jésus. « Malheur à vous, riches, disait-il, car vous avez votre consolation ! Malheur à vous qui êtes maintenant rassasiés, car vous aurez faim. Malheur à vous qui riez maintenant, car vous gémirez et vous pleurerez. » — « Quand tu fais un festin, disait-il encore, n’invite pas tes amis, tes parents, tes voisins riches ; ils te réinviteraient, et tu aurais ta récompense. Mais, quand tu fais un repas, invite les pauvres, les infirmes, les boiteux, les aveugles ; et tant mieux pour toi s’ils n’ont rien à te rendre, car le tout te sera rendu dans la résurrection des justes. » C’est peut-être dans un sens analogue qu’il répétait souvent : « Soyez de bons banquiers, » c’est-à-dire : Faites de bons placements pour le royaume de Dieu, en donnant vos biens aux pauvres, conformément au vieux proverbe : « Donner au pauvre, c’est prêter à Dieu. »

Ce n’était pas là, du reste, un fait nouveau. Le mouvement démocratique le plus exalté dont l’humanité ait gardé le souvenir (le seul aussi qui ait réussi, car seul il s’est tenu dans le domaine de l’idée pure), agitait depuis longtemps la race juive. La pensée que Dieu est le vengeur du pauvre et du faible contre le riche et le puissant se retrouve à chaque page des écrits de l’Ancien Testament. L’histoire d’Israël est, de toutes les histoires, celle où l’esprit populaire a le plus constamment dominé. Les prophètes, vrais tribuns et en un sens les plus hardis tribuns, avaient tonné sans cesse contre les grands et établi une étroite relation d’une part entre les mots de « riche, impie, violent, méchant, » de l’autre entre les mots de « pauvre, doux, humble, pieux. » Sous les Séleucides, les aristocrates ayant presque tous apostasié et passé à l’hellénisme, ces associations d’idées ne firent que se fortifier. Le livre d’Hénoch contient des malédictions plus violentes encore que celles de l’Évangile contre le monde, les riches, les puissants. Le luxe y est présenté comme un crime. Le « fils de l’homme, » dans cette Apocalypse bizarre, détrône les rois, les arrache à leur vie voluptueuse, les précipite dans l’enfer. L’initiation de la Judée à la vie profane, l’introduction récente d’un élément tout mondain de luxe et de bien-être, provoquaient une furieuse réaction en faveur de la simplicité patriarcale. « Malheur à vous qui méprisez la masure et l’héritage de vos pères ! Malheur à vous qui bâtissez vos palais avec la sueur des autres ! Chacune des pierres, chacune des briques qui les composent est un péché. » le nom de « pauvre » (ébion) était devenu synonyme de « saint, » d’« ami de Dieu. » C’était le nom que les disciples galiléens de Jésus aimaient à se donner ; ce fut longtemps le nom des chrétiens judaïsants de la Batanée et du Hauran (Nazaréens, Hébreux), restés fidèles à la langue comme aux enseignements primitifs de Jésus, et qui se vantaient de posséder parmi eux les descendants de sa famille. A la fin du deuxième siècle, ces bons sectaires, demeurés en dehors du grand courant qui avait emporté les autres Églises, sont traités d’hérétiques (ébionites), et on invente pour expliquer leur nom un prétendu hérésiarque Ébion.

On entrevoit sans peine, en effet, que ce goût exagéré de pauvreté ne pouvait être bien durable. C’était là un de ces éléments d’utopie comme il s’en mêle toujours aux grandes fondations, et dont le temps fait justice. Transporté dans le large milieu de la société humaine, le christianisme devait un jour très-facilement consentir à posséder des riches dans son sein, de même que le bouddhisme, exclusivement monacal à son origine, en vint très-vite, dès que les conversions se multiplièrent, à admettre des laïques. Mais on garde toujours la marque de ses origines. Bien que vite dépassé et oublié, l’ébionisme laissa dans toute l’histoire des institutions chrétiennes un levain qui ne se perdit pas. La collection des discours de Jésus se forma dans le milieu ébionite de la Batanée. La « pauvreté » resta un idéal dont la vraie lignée de Jésus ne se détacha plus. Ne rien posséder fut le véritable état évangélique ; la mendicité devint une vertu, un état saint. Le grand mouvement ombrien du treizième siècle, qui est, entre tous les essais de fondation religieuse, celui qui ressemble le plus au mouvement galiléen, se passa tout entier au nom de la pauvreté. François d’Assise, l’homme du monde qui, par son exquise bonté, sa communion délicate, fine et tendre avec la vie universelle, a le plus ressemblé à Jésus, fut un pauvre. Les ordres mendiants, les innombrables sectes communistes du moyen âge (pauvres de Lyon, bégards, bons-hommes, fratricelles, humiliés, pauvres évangéliques, etc.), groupés sous la bannière de « l’Évangile éternel, » prétendirent être et furent en effet les vrais disciples de Jésus. Mais, cette fois encore, les plus impossibles rêves de la religion nouvelle furent féconds. La mendicité pieuse, qui cause à nos sociétés industrielles et administratives de si fortes impatiences, fut, à son jour et sous le ciel qui lui convenait, pleine de charme. Elle offrit à une foule d’âmes contemplatives et douces le seul état qui leur plaise. Avoir fait de la pauvreté un objet d’amour et de désir, avoir élevé le mendiant sur l’autel et sanctifié l’habit de l’homme du peuple, est un coup de maître dont l’économie politique peut n’être pas fort touchée, mais devant lequel le vrai moraliste ne peut rester indifférent. L’humanité, pour porter son fardeau, a besoin de croire qu’elle n’est pas complètement payée par son salaire. Le plus grand service qu’on puisse lui rendre est de lui répéter souvent qu’elle ne vit pas seulement de pain.

Comme tous les grands hommes, Jésus avait du goût pour le peuple et se sentait à l’aise avec lui. L’Évangile dans sa pensée est fait pour les pauvres ; c’est à eux qu’il apporte la bonne nouvelle du salut. Tous les dédaignés du judaïsme orthodoxe étaient ses préférés. L’amour du peuple, la pitié pour son impuissance, le sentiment du chef démocratique, qui sent vivre en lui l’esprit de la foule et se reconnaît pour son interprète naturel, éclatent à chaque instant dans ses actes et ses discours.

La troupe élue offrait en effet un caractère fort mêlé et dont les rigoristes devaient être très-surpris. Elle comptait dans son sein des gens qu’un juif qui se respectait n’eût pas fréquentés. Peut-être Jésus trouvait-il dans cette société en dehors des règles communes plus de distinction et de cœur que dans une bourgeoisie pédante, formaliste, orgueilleuse de son apparente moralité. Les pharisiens, exagérant les prescriptions mosaïques, en étaient venus à se croire souillés par le contact des gens moins sévères qu’eux ; on touchait presque pour les repas aux puériles distinctions des castes de l’Inde. Méprisant ces misérables aberrations du sentiment religieux, Jésus aimait à dîner chez ceux qui en étaient les victimes ; on voyait à table à côté de lui des personnes que l’on disait de mauvaise vie, peut-être pour cela seul, il est vrai, qu’elles ne partageaient pas les ridicules des faux dévots. Les pharisiens et les docteurs criaient au scandale. « Voyez, disaient-ils, avec quelles gens il mange ! » Jésus avait alors de fines réponses, qui exaspéraient les hypocrites : « Ce ne sont pas les gens bien portants qui ont besoin de médecin ; » ou bien : « Le berger qui a perdu une brebis sur cent laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres pour courir après la perdue, et, quand il l’a trouvée, il la rapporte avec joie sur ses épaules ; » ou bien : « Le Fils de l’homme est venu sauver ce qui était perdu ; » ou encore : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs ; » enfin cette délicieuse parabole du fils prodigue, où celui qui a failli est présenté comme ayant une sorte de privilége d’amour sur celui qui a toujours été juste. Des femmes faibles ou coupables, surprises de tant de charme, et goûtant pour la première fois le contact plein d’attrait de la vertu, s’approchaient librement de lui. On s’étonnait qu’il ne les repoussât pas. « Oh ! se disaient les puritains, cet homme n’est point un prophète ; car, s’il l’était, il s’apercevrait bien que la femme qui le touche est une pécheresse. » Jésus répondait par la parabole d’un créancier qui remit à ses débiteurs des dettes inégales, et il ne craignait pas de préférer le sort de celui à qui fut remise la dette la plus forte. Il n’appréciait les états de l’âme qu’en proportion de l’amour qui s’y mêle. Des femmes, le cœur plein de larmes et disposées par leurs fautes aux sentiments d’humilité, étaient plus près de son royaume que les natures médiocres, lesquelles ont souvent peu de mérite à n’avoir point failli. On conçoit, d’un autre côté, que ces âmes tendres, trouvant dans leur conversion à la secte un moyen de réhabilitation facile, s’attachaient à lui avec passion.

Loin qu’il cherchât à adoucir les murmures que soulevait son dédain pour les susceptibilités sociales du temps, il semblait prendre plaisir à les exciter. Jamais on n’avoua plus hautement ce mépris du « monde, » qui est la condition des grandes choses et de la grande originalité. Il ne pardonnait au riche que quand le riche, par suite de quelque préjugé, était mal vu de la société. Il préférait hautement les gens de vie équivoque et de peu de considération aux notables orthodoxes. « Des publicains et des courtisanes, leur disait-il, vous précéderont dans le royaume de Dieu. Jean est venu ; des publicains et des courtisanes ont cru en lui, et, malgré cela, vous ne vous êtes pas convertis. » On comprend combien le reproche de n’avoir pas suivi le bon exemple que leur donnaient des filles de joie, devait être sanglant pour des gens faisant profession de gravité et d’une morale rigide.

Il n’avait aucune affectation extérieure, ni montre d’austérité. Il ne fuyait pas la joie, il allait volontiers aux divertissements des mariages. Un de ses miracles fut fait pour égayer une noce de petite ville. Les noces en Orient ont lieu le soir. Chacun porte une lampe ; les lumières qui vont et viennent font un effet fort agréable. Jésus aimait cet aspect gai et animé, et tirait de là des paraboles. Quand on comparait une telle conduite à celle de Jean-Baptiste, on était scandalisé. Un jour que les disciples de Jean et les pharisiens observaient le jeûne : « Comment se fait-il, lui dit-on, que, tandis que les disciples de Jean et des pharisiens jeûnent et prient, les tiens mangent et boivent ? — Laissez-les, dit Jésus ; voulez-vous faire jeûner les paranymphes de l’époux, pendant que l’époux est avec eux ? Des jours viendront où l’époux leur sera enlevé ; ils jeûneront alors. » Sa douce gaieté s’exprimait sans cesse par des réflexions vives, d’aimables plaisanteries, « A. qui, disait-il, sont semblables les hommes de cette génération, et à qui les comparerai-je ? Ils sont semblables aux enfants assis sur les places, qui disent à leurs camarades :


    Voici que nous chantons,
    Et vous ne dansez pas.
    Voici que nous pleurons,
    Et vous ne pleurez pas.


Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant, et vous dites : « C’est un fou. » Le fils de l’homme est venu, vivant comme tout le monde, et vous dites : « C’est un mangeur, un buveur de vin, l’ami des douaniers et des pécheurs. » Vraiment, je vous l’assure, la sagesse n’est justifiée que par ses œuvres.

Il parcourait ainsi la Galilée au milieu d’une fête perpétuelle. Il se servait d’une mule, monture en Orient si bonne et si sûre, et dont le grand œil noir, ombragé de longs cils, a beaucoup de douceur. Ses disciples déployaient quelquefois autour de lui une pompe rustique, dont leurs vêtements, tenant lieu de tapis, faisaient les frais. Ils les mettaient sur la mule qui le portait, ou les étendaient à terre sur son passage. Quand il descendait dans une maison, c’était une joie et une bénédiction. Il s’arrêtait dans les bourgs et les grosses fermes, où il recevait une hospitalité empressée. En Orient, la maison où descend un étranger devient aussitôt un lieu public. Tout le village s’y rassemble ; les enfants y font invasion ; les valets les écartent ; ils reviennent toujours. Jésus ne pouvait souffrir qu’on rudoyât ces naïfs auditeurs ; il les faisait approcher de lui et les embrassait. Les mères, encouragées par un tel accueil, lui apportaient leurs nourrissons pour qu’il les touchât. Des femmes venaient verser de l’huile sur sa tête et des parfums sur ses pieds. Ses disciples les repoussaient parfois comme importunes ; mais Jésus, qui aimait les usages antiques et tout ce qui indique la simplicité du cœur, réparait le mal fait par ses amis trop zélés. Il protégeait ceux qui voulaient l’honorer. Aussi les enfants et les femmes l’adoraient. Le reproche d’aliéner de leur famille ces êtres délicats, toujours prompts à être séduits, était un de ceux que lui adressaient le plus souvent ses ennemis.

La religion naissante fut ainsi à beaucoup d’égards un mouvement de femmes et d’enfants : Ces derniers faisaient autour de Jésus comme une jeune garde pour l’inauguration de son innocente royauté, et lui décernaient de petites ovations auxquelles il se plaisait fort, l’appelant « fils de David, » criant Hosanna[3], et portant des palmes autour de lui. Jésus était bien aise de voir ces jeunes apôtres, qui ne le compromettaient pas, se lancer en avant et lui décerner des titres qu’il n’osait prendre lui-même. Il les laissait dire, et, quand on lui demandait s’il entendait, il répondait d’une façon évasive que la louange qui sort de jeunes lèvres est la plus agréable à Dieu.

Il ne perdait aucune occasion de répéter que les petits sont des êtres sacrés, que le royaume de Dieu appartient aux enfants, qu’il faut devenir enfant pour y entrer, qu’on doit le recevoir en enfant, que le Père céleste cache ses secrets aux sages et les révèle aux petits. L’idée de ses disciples se confond presque pour lui avec celle d’enfants. Un jour qu’ils avaient entre eux une de ces querelles de préséance qui n’étaient point rares, Jésus prit un enfant, le mit au milieu d’eux, et leur dit : « Voilà le plus grand ; celui qui est humble comme ce petit est le plus grand dans le royaume du ciel. »

C’était l’enfance, en effet, dans sa divine spontanéité, dans ses naïfs éblouissements de joie, qui prenait possession de la terre. Tous croyaient à chaque instant que le royaume tant désiré allait poindre. Chacun s’y voyait déjà assis sur un trône à côté du maître. On s’y partageait les places ; on cherchait à supputer les jours. Cela s’appelait la « bonne nouvelle ; » la doctrine n’avait pas d’autre nom. Un vieux mot, paradis, que l’hébreu, comme toutes les langues de l’Orient, avait emprunté à la Perse, et qui désigna d’abord les parcs des rois achéménides, résumait le rêve de tous : un jardin délicieux où l’on continuerait à jamais la vie charmante que l’on menait ici-bas. Combien dura cet enivrement ? On l’ignore. Nul, pendant le cours de cette magique apparition, ne mesura plus le temps qu’on ne mesure un rêve. La durée fut suspendue ; une semaine fut comme un siècle. Mais, qu’il ait rempli des années ou des mois, le rêve fut si beau, que l’humanité en a vécu depuis, et que notre consolation est encore d’en recueillir le parfum affaibli. Jamais tant de joie ne souleva la poitrine de l’homme. Un moment, dans cet effort, le plus vigoureux qu’elle ait fait pour s’élever au-dessus de sa planète, l’humanité oublia le poids de plomb qui l’attache à la terre, et les tristesses de la vie d’ici-bas. Heureux qui a pu voir de ses yeux cette éclosion divine, et partager, ne fût-ce qu’un jour, cette illusion sans pareille ! Mais plus heureux encore, nous dirait Jésus, celui qui, dégagé de toute illusion, reproduirait en lui-même l’apparition céleste, et, sans rêve millénaire, sans paradis chimérique, sans signes dans le ciel, par la droiture de sa volonté et la poésie de son âme, saurait de nouveau créer en son cœur le vrai royaume de Dieu !


CHAPITRE XI


AMBASSADE DE JEAN PRISONNIER VERS JÉSUS

MORT DE JEAN

RAPPORTS DE SON ÉCOLE AVEC CELLE SE JÉSUS


Pendant que la joyeuse Galilée célébrait dans les fêtes la venue du bien-aimé, le triste Jean, dans sa prison de Machéro, s’exténuait d’attente et de désirs. Les succès du jeune maître qu’il avait vu quelques mois auparavant à son école arrivèrent jusqu’à lui. Ou disait que le Messie prédit par les prophètes, celui qui devait rétablir le royaume d’Israël, était venu et démontrait sa présence en Galilée par des œuvres merveilleuses. Jean voulut s’enquérir de la vérité de ce bruit, et, comme il communiquait librement avec ses disciples, il en choisit deux pour aller vers Jésus en Galilée.

Les deux disciples trouvèrent Jésus au comble de sa réputation. L’air de fête qui régnait autour de lui les surprit. Accoutumés aux jeûnes, à la prière obstinée, à une vie toute d’aspirations, ils s’étonnèrent de se voir tout à coup transportés au milieu des joies de la bienvenue. Ils firent part à Jésus de leur message : « Es-tu celui qui doit venir ? Devons-nous en attendre un autre ?» Jésus, qui dès lors n’hésitait plus guère sur son propre rôle de messie, leur énuméra les œuvres qui devaient caractériser la venue du royaume de Dieu, la guérison des malades, la bonne nouvelle du salut prochain annoncée aux pauvres. Il faisait toutes ces œuvres. « Heureux donc, ajouta-t-il, celui qui ne doutera pas de moi !»

On ignore si cette réponse trouva Jean-Baptiste vivant, ou dans quelle disposition elle mit l’austère ascète. Mourut-il consolé et sûr que celui qu’il avait annoncé vivait déjà, ou bien conserva-t-il des doutes sur la mission de Jésus ? Rien ne nous l’apprend. En voyant cependant son école se continuer assez longtemps encore parallèlement aux Églises chrétiennes, on est porté à croire que, malgré sa considération pour Jésus, Jean ne l’envisagea pas comme devant réaliser les promesses divines. La mort vint du reste trancher ses perplexités. L’indomptable liberté du solitaire devait couronner sa carrière inquiète et tourmentée par la seule fin qui fût digne d’elle.

Les dispositions indulgentes qu’Antipas avait d’abord montrées pour Jean ne purent être de longue durée. Dans les entretiens que, selon la tradition chrétienne, Jean aurait eus avec le tétrarque, il ne cessait de lui répéter que son mariage était illicite et qu’il devait renvoyer Hérodiade. On s’imagine facilement la haine que la petite-fille d’Hérode le Grand dut concevoir contre ce conseiller importun. Elle n’attendait plus qu’une occasion pour le perdre.

Sa fille Salomé, née de son premier mariage, et comme elle ambitieuse et dissolue, entra dans ses desseins. Cette année (probablement l’an 30), Antipas se trouva, le jour anniversaire de sa naissance, à Machéro. Hérode le Grand avait fait construire dans l’intérieur de la forteresse un palais magnifique, où le tétrarque résidait fréquemment. Il y donna un grand festin, durant lequel Salomé exécuta une de ces danses de caractère qu’on ne considère pas en Syrie comme messéantes à une personne distinguée. Antipas charmé ayant demandé à la danseuse ce qu’elle désirait, celle-ci répondit, à l’instigation de sa mère : « La tête de Jean sur ce plateau[4]. » Antipas fut mécontent ; mais il ne voulut pas refuser. Un garde prit le plateau, alla couper la tête du prisonnier, et l’apporta.

Les disciples du baptiste obtinrent son corps et le mirent dans un tombeau. Le peuple fut très-mécontent. Six ans après, Hâreth ayant attaqué Antipas pour reprendre Machéro et venger le déshonneur de sa fille, Antipas fut complètement battu, et l’on regarda généralement sa défaite comme une punition du meurtre de Jean.

La nouvelle de cette mort fut portée à Jésus par des disciples mêmes du baptiste. La dernière démarche que Jean avait faite auprès de Jésus avait achevé d’établir entre les deux écoles des liens étroits. Jésus, craignant de la part d’Antipas un surcroît de mauvais vouloir, prit quelques précautions et se retira au désert. Beaucoup de monde l’y suivit. Grâce à une extrême frugalité, la troupe sainte y vécut ; on crut naturellement voir en cela un miracle. A partir de ce moment, Jésus ne parla plus de Jean qu’avec un redoublement d’admiration. Il déclarait sans hésiter qu’il était plus qu’un prophète, que la Loi et les prophètes anciens n’avaient eu de force que jusqu’à lui, qu’il les avait abrogés, mais que le royaume du ciel l’abrogerait à son tour. Enfin, il lui prêtait dans l’économie du mystère chrétien une place à part, qui faisait de lui le trait d’union entre le vieux Testament et l’avénement du règne nouveau.

Le prophète Malachie, dont l’opinion en ceci fut vivement relevée, avait annoncé avec beaucoup de force un précurseur du Messie, qui devait préparer les hommes au renouvellement final, un messager qui viendrait aplanir les voies devant celui de Dieu. Ce messager n’était autre que le prophète Élie, lequel, selon une croyance fort répandue, allait bientôt descendre du ciel, où il avait été enlevé, pour disposer les hommes par la pénitence au grand avénement et réconcilier Dieu avec son peuple. Quelquefois, à Élie on associait, soit le patriarche Hénoch, auquel, depuis un ou deux siècles, on s’était pris à attribuer une haute sainteté, soit Jérémie, qu’on envisageait comme une sorte de génie protecteur du peuple, toujours occupé à prier pour lui devant le trône de Dieu. Cette idée de deux anciens prophètes devant ressusciter pour servir de précurseurs au Messie se retrouve d’une manière si frappante dans la doctrine des parsis, qu’on est très-porté à croire qu’elle venait de ce côté. Quoi qu’il en soit, elle faisait à l’époque de Jésus, partie intégrante des théories juives sur le Messie. Il était admis que l’apparition de « deux témoins fidèles, » vêtus d’habits de pénitence, serait le préambule du grand drame qui allait se dérouler, à la stupéfaction de l’univers.

On comprend qu’avec ces idées, Jésus et ses disciples ne pouvaient hésiter sur la mission de Jean-Baptiste. Quand les scribes leur faisaient cette objection qu’il ne pouvait encore être question du Messie, puisque Élie n’était pas venu, ils répondaient qu’Élie était venu, que Jean était Élie ressuscité. Par son genre de vie, par son opposition aux pouvoirs politiques établis, Jean rappelait en effet cette figure étrange de la vieille histoire d’Israël. Jésus ne tarissait pas sur les mérites et l’excellence de son précurseur. Il disait que parmi les enfants des hommes il n’en était pas né de plus grand. Il blâmait énergiquement les pharisiens et les docteurs de ne pas avoir accepté son baptême, et de ne pas s’être convertis à sa voix.

Les disciples de Jésus furent fidèles à ces principes du maître. Le respect de Jean fut une tradition constante dans la première génération chrétienne. On le supposa parent de Jésus. Pour fonder la mission de celui-ci sur un témoignage admis de tous, on raconta que Jean, dès la première vue de Jésus, le proclama Messie ; qu’il se reconnut son inférieur, indigne de délier les cordons de ses souliers ; qu’il se refusa d’abord à le baptiser et soutint que c’était lui qui devait être baptisé par Jésus. C’étaient là des exagérations, que réfutait suffisamment la forme dubitative du dernier message de Jean. Mais, en un sens plus général, Jean resta dans la légende chrétienne ce qu’il fut en réalité, l’austère préparateur, le triste prédicateur de pénitence avant les joies de l’arrivée de l’époux, le prophète qui annonce le royaume de Dieu et meurt avant de le voir. Géant des origines chrétiennes, ce mangeur de sauterelles et de miel sauvage, cet âpre redresseur de torts, fut l’absinthe qui prépara les lèvres à la douceur du royaume de Dieu. Le décollé d’Hérodiade ouvrit l’ère des martyrs chrétiens ; il fut le premier témoin de la conscience nouvelle. Les mondains, qui reconnurent en lui leur véritable ennemi, ne purent permettre qu’il vécût ; son cadavre mutilé, étendu sur le seuil du christianisme, traça la voie sanglante où tant d’autres devaient passer après lui.

L’école de Jean ne mourut pas avec son fondateur. Elle vécut quelque temps, distincte de celle de Jésus, et d’abord en bonne intelligence avec elle. Plusieurs années après la mort des deux maîtres, on se faisait encore baptiser du baptême de Jean. Certaines personnes étaient à la fois des deux écoles ; par exemple, le célèbre Apollos, le rival de saint Paul (vers l’an 50), et un bon nombre de chrétiens d’Éphèse. Josèphe se mit (l’an 53) à l’école d’un ascète nommé Banou, qui offre avec Jean-Baptiste la plus grande ressemblance, et qui était peut-être de son école. Ce Banou vivait dans le désert, vêtu de feuilles d’arbre ; il ne se nourrissait que de plantes ou de fruits sauvages, et prenait fréquemment pendant le jour et pendant la nuit des baptêmes d’eau froide pour se purifier. Jacques, celui qu’on appelait le « frère du Seigneur » (il y a peut-être ici quelque confusion d’homonymes), pratiquait des dévotions analogues. Plus tard, vers l’an 80, le baptisme fut en lutte avec le christianisme, surtout en Asie Mineure. La vraie école de Jean, à demi fondue avec le christianisme, passa à l’état de petite hérésie chrétienne et s’éteignit obscurément. Jean avait bien vu de quel côté était l’avenir. S’il eût cédé à une rivalité mesquine, il serait aujourd’hui oublié dans la foule des sectaires de son temps. Par l’abnégation, il est arrivé à la gloire et à une position unique dans le panthéon religieux de l’humanité.


CHAPITRE XII


PREMIÈRES TENTATIVES SUR JÉRUSALEM


Jésus, presque tous les ans, allait à Jérusalem pour la fête de Pâques. Le détail de chacun de ces voyages est peu connu ; car les synoptiques n’en parlent pas, et les notes du quatrième évangile sont ici très-confuses. C’est, à ce qu’il semble, l’an 31, et certainement après la mort de Jean, qu’eut lieu le plus important des séjours de Jésus dans la capitale. Plusieurs des disciples le suivaient. Quoique Jésus attachât dès lors peu de valeur au pèlerinage, il s’y prêtait pour ne pas blesser l’opinion juive, avec laquelle il n’avait pas encore rompu. Ces voyages, d’ailleurs, étaient essentiels à son dessein ; car il sentait déjà que, pour jouer un rôle de premier ordre, il fallait sortir de Galilée, et attaquer le judaïsme dans sa place forte, qui était Jérusalem.

La petite communauté galiléenne était ici fort dépaysée. Jérusalem était alors à peu près ce qu’elle est aujourd’hui, une ville de pédantisme, d’acrimonie, de disputes, de haines, de petitesse d’esprit. Le fanatisme y était extrême et les séditions religieuses très-fréquentes. Les pharisiens y dominaient ; l’étude de la Loi, poussée aux plus insignifiantes minuties, réduite à des questions de casuiste, était l’unique étude. Cette culture exclusivement théologique et canonique ne contribuait en rien à polir les esprits. C’était quelque chose d’analogue à la doctrine stérile du faquih musulman, à cette science creuse qui s’agite autour d’une mosquée, grande dépense de temps et de dialectique faite en pure perte, et sans que la bonne discipline de l’esprit en profite. L’éducation théologique du clergé moderne, quoique très-sèche, ne peut donner aucune idée de cela ; car la renaissance a introduit dans-tous nos enseignements, même les plus rebelles, une part de belles-lettres et de bonne méthode, qui fait que la scolastique a pris plus ou moins une teinte d’humanités. La science du docteur juif était purement barbare, absurde sans compensation, dénuée de tout élément moral. Pour comble de malheur, elle remplissait celui qui s’était fatigué à l’acquérir d’un ridicule orgueil. Fier du prétendu savoir qui lui avait coûté tant de peine, le scribe juif avait pour la culture grecque le même dédain que le savant musulman a de nos jours pour la civilisation européenne, et que le vieux théologien catholique avait pour le savoir des gens du monde. Le propre de ces cultures scolastiques est de fermer l’esprit à tout ce qui est délicat, de ne laisser d’estime que pour les difficiles enfantillages où l’on a usé sa vie, et qu’on envisage comme l’occupation naturelle des personnes faisant profession de gravité.

Ce monde odieux ne pouvait manquer de peser fort lourdement sur les âmes tendres et délicates du Nord. Le mépris des Hiérosolymites pour les Galiléens rendait la séparation encore plus profonde. Dans ce beau temple, objet de tous leurs désirs, ils ne trouvaient souvent que l’avanie. Un verset du psaume des pèlerins : « J’ai choisi de me tenir à la porte dans la maison de mon Dieu, » semblait fait exprès pour eux. Un sacerdoce dédaigneux souriait de leur naïve dévotion, à peu près comme autrefois en Italie le clergé, familiarisé avec les sanctuaires, assistait froid et presque railleur à la ferveur du pèlerin venu de loin. Les Galiléens parlaient un patois assez corrompu ; leur prononciation était vicieuse ; ils confondaient les diverses aspirations, ce qui amenait des quiproquo dont on riait beaucoup. En religion, on les tenait pour ignorants et peu orthodoxes ; l’expression « sot Galiléen » était devenue proverbiale. Ou croyait (non sans raison) que le sang juif était chez eux très-mélangé, et il passait pour constant que la Galilée ne pouvait produire un prophète. Placés ainsi aux confins du judaïsme et presque en dehors, les pauvres Galiléens n’avaient pour relever leurs espérances qu’un passage d’Isaïe assez mal interprété : « Terre de Zabulon et terre de Nephtali, Voie de la mer, Galilée des gentils ! Le peuple qui marchait dans l’ombre a vu une grande lumière ; le soleil s’est levé pour ceux qui étaient assis dans les ténèbres. » La renommée de la ville natale de Jésus était particulièrement mauvaise. C’était un proverbe populaire : « Peut-il venir quelque chose de bon de Nazareth ! »

La profonde sécheresse de la nature aux environs de Jérusalem devait ajouter au déplaisir de Jésus. Les vallées y sont sans eau ; le sol est aride et pierreux. Quand l’œil plonge dans la dépression de la mer Morte, la vue a quelque chose de saisissant ; ailleurs, elle est monotone. Seule, la colline de Mizpa, avec ses souvenirs de la plus vieille histoire d’Israël, soutient le regard. La ville présentait, du temps de Jésus, à peu près la même assise qu’aujourd’hui. Elle n’avait guère de monuments anciens ; car, jusqu’aux Asmonéens, les Juifs étaient restés étrangers à tous les arts ; Jean Hyrcan avait commencé à l’embellir, et Hérode le Grand en avait fait une des plus superbes villes de l’Orient. Les constructions hérodiennes le disputent aux plus achevées de l’antiquité par leur caractère grandiose, la perfection de l’exécution, la beauté des matériaux. Une foule de superbes tombeaux, d'un goût original, s’élevaient vers le même temps aux environs de Jérusalem. Le style de ces monuments était le style grec, mais approprié aux usages des Juifs, et considérablement modifié selon leurs principes. Les ornements de sculpture vivante, que les Hérodes se permettaient, au grand mécontentement des rigoristes, en étaient bannis et étaient remplacés par une décoration végétale. Le goût des anciens habitants de la Phénicie et de la Palestine pour les monuments monolithes taillés sur la roche vive, semblait revivre en ces singuliers tombeaux découpés dans le rocher, et où les ordres grecs sont si bizarrement appliqués à une architecture de troglodytes. Jésus, qui envisageait les ouvrages d’art comme un pompeux étalage de vanité, voyait tous ces monuments de mauvais œil. Son spiritualisme absolu et son opinion arrêtée que la figure du vieux monde allait passer ne lui laissaient de goût que pour les choses du cœur.

Le temple, à l’époque de Jésus, était tout neuf, et les ouvrages extérieurs n’en étaient pas complétement terminés. Hérode en avait fait commencer la reconstruction l’an 20 ou 21 avant l’ère chrétienne, pour le mettre à l’unisson de ses autres édifices. Le vaisseau du temple fut achevé en dix-huit mois, les portiques en huit ans ; mais les parties accessoires se continuèrent lentement et ne furent terminées que peu de temps avant la prise de Jérusalem. Jésus y vit probablement travailler, non sans quelque humeur secrète. Ces espérances d’un long avenir étaient comme une insulte à son prochain avénement. Plus clairvoyant que les incrédules et les fanatiques, il devinait que ces superbes constructions étaient appelées à une courte durée.

Le temple, du reste, formait un ensemble merveilleusement imposant. Les cours et les portiques servaient journellement de rendez-vous à une foule considérable, si bien que ce grand espace était à la fois le temple, le forum, le tribunal, l’université. Toutes les discussions religieuses des écoles juives, tout renseignement canonique, les procès même et les causes civiles, toute l’activité de la nation, en un mot, était concentrée là. C’était un perpétuel cliquetis d’arguments, un champ clos de disputes, retentissant de sophismes et de questions subtiles. Le temple avait ainsi beaucoup d’analogie avec une mosquée musulmane. Pleins d’égards à cette époque pour les religions étrangères, quand elles restaient sur leur propre territoire, les Romains s’interdirent l’entrée du sanctuaire ; des inscriptions grecques et latines marquaient le point jusqu’où il était permis aux non-Juifs de s’avancer. Mais la tour Antonia, quartier général de la force romaine, dominait toute l’enceinte et permettait de voir ce qui s’y passait. La police du temple appartenait aux Juifs ; un capitaine du temple en avait l’intendance, faisait ouvrir et fermer les portes, empêchait qu’on ne traversât l’enceinte avec un bâton à la main, avec des chaussures poudreuses, en portant des paquets ou pour abréger le chemin. On veillait surtout scrupuleusement à ce que personne n’entrât à l’état d’impureté légale dans les portiques intérieurs. Les femmes avaient une loge absolument séparée.

C’est là que Jésus passait ses journées, durant le temps qu’il restait à Jérusalem. L’époque des fêtes amenait dans cette ville une affluence extraordinaire. Réunis en chambrées de dix et vingt personnes, les pèlerins envahissaient tout et vivaient dans cet entassement désordonné où se plaît l’Orient. Jésus se perdait dans la foule, et ses pauvres Galiléens groupés autour de lui faisaient peu d’effet. Il sentait probablement qu’il était ici dans un monde hostile et qui ne l’accueillerait qu’avec dédain. Tout ce qu’il voyait l’indisposait. Le temple, comme en général les lieux de dévotion très-fréquentés, offrait un aspect peu édifiant. Le service du culte entraînait une foule de détails assez repoussants, surtout des opérations mercantiles, par suite desquelles de vraies boutiques s’étaient établies dans l’enceinte sacrée. On y vendait des bêtes pour les sacrifices ; il s’y trouvait des tables pour l’échange de la monnaie ; par moments, on se serait cru dans un bazar. Les bas officiers du temple remplissaient sans doute leurs fonctions avec la vulgarité irréligieuse des sacristains de tous les temps. Cet air profane et distrait dans le maniement des choses saintes blessait le sentiment religieux de Jésus, parfois porté jusqu’au scrupule. Il disait qu’on avait fait de la maison de prière une caverne de voleurs. Un jour même, dit-on, la colère l’emporta ; il frappa à coups de fouet ces ignobles vendeurs et renversa leurs tables. En général, il aimait peu le temple. Le culte qu’il avait conçu pour son Père n’avait rien à faire avec des scènes de boucherie. Toutes ces vieilles institutions juives lui déplaisaient, et il souffrait d’être obligé de s’y conformer. Aussi le temple et son emplacement n’inspirèrent-ils de sentiments pieux, dans le sein du christianisme, qu’aux chrétiens judaïsants. Les vrais hommes nouveaux eurent en aversion cet antique lieu sacré. Constantin et les premiers empereurs chrétiens y laissèrent subsister les constructions païennes d’Adrien. Ce furent les ennemis du christianisme, comme Julien, qui pensèrent à cet endroit. Quand Omar entra dans Jérusalem, l’emplacement du temple était à dessein pollué en haine des Juifs. Ce fut l’islam, c’est-à-dire une sorte de résurrection du judaïsme, qui lui rendit ses honneurs. Ce lieu a toujours été antichrétien.

L’orgueil des Juifs achevait de mécontenter Jésus, et de lui rendre pénible le séjour de Jérusalem. A mesure que les grandes idées d’Israël mûrissaient, le sacerdoce s’abaissait. L’institution des synagogues avait donné à l’interprète de la Loi, au docteur, une grande supériorité sur le prêtre. Il n’y avait de prêtres qu’à Jérusalem, et, là même, réduits à des fonctions toutes rituelles, à peu près comme nos prêtres de paroisse exclus de la prédication, ils étaient primés par l’orateur de la synagogue, le casuiste, le scribe, tout laïque qu’était ce dernier. Les hommes célèbres du Talmud ne sont pas des prêtres ; ce sont des savants selon les idées du temps. Le haut sacerdoce de Jérusalem tenait, il est vrai, un rang fort élevé dans la nation ; mais il n’était nullement à la tête du mouvement religieux. Le souverain pontife, dont la dignité avait déjà été avilie par Hérode, devenait de plus en plus un fonctionnaire romain, qu’on révoquait fréquemment pour rendre la charge profitable à plusieurs. Opposés aux pharisiens, zélateurs laïques très-exaltés, les prêtres étaient presque tous des sadducéens, c’est-à-dire des membres de cette aristocratie incrédule qui s’était formée autour du temple, vivait de l’autel, mais en voyait la vanité. La caste sacerdotale s’était séparée à tel point du sentiment national et de la grande direction religieuse qui entraînait le peuple, que le nom de « sadducéen » (sadoki), qui désigna d’abord simplement un membre de la famille sacerdotale de Sadok, était devenu synonyme de « matérialiste » et d « épicurien. »

Un élément plus mauvais encore était venu, depuis le règne d’Hérode le Grand, corrompre le haut sacerdoce. Hérode s’étant pris d’amour pour Mariamne, fille d’un certain Simon, fils lui-même de Boëthus d’Alexandrie, et ayant voulu l’épouser (vers l’an 28 avant J. C), ne vit d’autre moyen, pour anoblir son beau-père et l’élever jusqu’à lui, que de le faire grand prêtre. Cette famille intrigante resta maîtresse, presque sans interruption, du souverain pontificat pendant trente-cinq ans. Étroitement alliée à la famille régnante, elle ne le perdit qu’après la déposition d’Archélaüs, et elle le recouvra (l’an 42 de notre ère) après qu’Hérode Agrippa eut refait pour quelque temps l’œuvre d’Hérode le Grand. Sous le nom de Boëthusim, se forma ainsi une nouvelle noblesse sacerdotale, très-mondaine, très-peu dévote, qui se fondit à peu près avec les Sadokites. De tout cela résulta autour du temple une sorte de « cour de Rome, » vivant de politique, peu portée aux excès de zèle, les redoutant même, ne voulant pas entendre parler de saints personnages ni de novateurs, car elle profitait de la routine établie. Ces prêtres épicuriens n’avaient pas la violence des pharisiens ; ils ne voulaient que le repos ; c’étaient leur insouciance morale, leur froide irréligion qui révoltaient Jésus. Bien que très-différents, les prêtres et les pharisiens se confondirent ainsi dans ses antipathies. Mais, étranger et sans crédit, il dut longtemps renfermer son mécontentement en lui-même et ne communiquer ses sentiments qu’à la société intime qui l’accompagnait.

Avant le dernier séjour, de beaucoup le plus long de tous qu’il fit à Jérusalem et qui se termina par sa mort, Jésus essaya cependant de se faire écouter. Il prêcha ; on parla de lui ; on s’entretint de certains actes que l’on considérait comme miraculeux. Mais de tout cela ne résulta ni une Église établie à Jérusalem, ni un groupe de disciples hiérosolymites. Le charmant docteur, qui pardonnait à tous pourvu qu’on l’aimât, ne pouvait trouver beaucoup d’écho dans ce sanctuaire des vaines disputes et des sacrifices vieillis. Il en résulta seulement pour lui quelques bonnes relations, dont plus tard il recueillit les fruits. Il ne semble pas que dès lors il ait fait la connaissance de la famille de Béthanie qui lui apporta, au milieu des épreuves de ses derniers mois, tant de consolations. Mais de bonne heure il attira l’attention d’un certain Nicodème, riche pharisien, membre du sanhédrin et fort considéré à Jérusalem. Cet homme, qui paraît avoir été honnête et de bonne foi, se sentit attiré vers le jeune Galiléen. Ne voulant pas se compromettre, il vint le voir de nuit et eut avec lui une longue conversation. Il en garda sans doute une impression favorable, car plus tard il défendit Jésus contre les préventions de ses confrères, et, à la mort de Jésus, nous le trouverons entourant de soins pieux le cadavre du maître. Nicodème ne se fit pas chrétien ; il crut devoir à sa position de ne pas entrer dans un mouvement révolutionnaire, qui ne comptait pas encore de notables adhérents. Mais il porta évidemment beaucoup d’amitié à Jésus et lui rendit des services, sans pouvoir l’arracher à une mort dont l’arrêt, à l’époque où nous sommes arrivés, était déjà comme écrit.

Quant aux docteurs célèbres du temps, Jésus ne paraît pas avoir eu de rapports avec eux. Hillel et Schammaï étaient morts ; la plus grande autorité du moment était Gamaliel, petit-fils de Hillel. C’était un esprit libéral et un homme du monde, ouvert aux études profanes, formé à la tolérance par son commerce avec la haute société. A l’encontre des pharisiens très-sévères, qui marchaient voilés ou les yeux fermes, il regardait les femmes, même les païennes. La tradition le lui pardonna, comme d’avoir su le grec, parce qu’il approchait de la cour. Après la mort de Jésus, il exprima sur la secte nouvelle des vues très-modérées. Saint Paul sortit de son école. Mais il est bien probable que Jésus n’y entra jamais.

Une pensée du moins que Jésus emporta de Jérusalem, et qui dès à présent paraît chez lui enracinée, c’est qu’il n’y a pas de pacte possible avec l’ancien culte juif. L’abolition des sacrifices qui lui avaient causé tant de dégoût, la suppression d’un sacerdoce impie et hautain, et dans un sens général l’abrogation de la Loi lui parurent d’une absolue nécessité. A partir de ce moment, ce n’est plus en réformateur juif, c’est en destructeur du judaïsme qu’il se pose. Quelques partisans des idées messianiques avaient déjà admis que le Messie apporterait une loi nouvelle, qui serait commune à toute la terre. Les esséniens, qui étaient à peine des juifs, paraissent aussi avoir été indifférents au temple et aux observances mosaïques. Mais ce n’étaient là que des hardiesses isolées ou non avouées. Jésus le premier osa dire qu’à partir de lui, ou plutôt à partir de Jean, la Loi n’existait plus. Si quelquefois il usait de termes plus discrets, c’était pour ne pas choquer trop violemment les préjugés reçus. Quand on le poussait à bout, il levait tous les voiles, et déclarait que la Loi n’avait plus aucune force. Il usait à ce sujet de comparaisons énergiques. « On ne raccommode pas, disait-il, du vieux avec du neuf. On ne met pas le vin nouveau dans de vieilles outres. » Voilà, dans la pratique, son acte de maître et de créateur. Ce temple exclut les non-Juifs de son enceinte par des affiches dédaigneuses. Jésus n’en veut pas. Cette Loi étroite, dure, sans charité, n’est faite que pour les enfants d’Abraham. Jésus prétend que tout homme de bonne volonté, tout homme qui l’accueille et l’aime, est fils d’Abraham. L’orgueil du sang lui paraît l’ennemi capital qu’il faut combattre. Jésus, en d’autres termes, n’est plus juif. Il est révolutionnaire au plus haut degré ; il appelle tous les hommes à un culte fondé sur leur seule qualité d’enfants de Dieu. Il proclame les droits de l’homme, non les droits du juif ; la religion de l’homme, non la religion du juif ; la délivrance de l’homme, non la délivrance du juif. Ah ! que nous sommes loin d’un Judas Gaulonite, d’un Mathias Margaloth, prêchant la révolution au nom de la Loi ! La religion de l’humanité, établie non sur le sang, mais sur le cœur, est fondée. Moïse est dépassé ; le temple n’a plus de raison d’être et est irrévocablement condamné.


CHAPITRE XIII


RAPPORTS DE JÉSUS AVEC LES PAÏENS ET LES SAMARITAINS


Conséquent à ces principes, il dédaignait tout ce qui n’était pas la religion du cœur. Les vaines pratiques des dévots, le rigorisme extérieur, qui se fie pour le salut à des simagrées, l’avaient pour mortel ennemi. Il se souciait peu du jeûne. Il préférait l’oubli d’une injure au sacrifice. L’amour de Dieu, la charité, le pardon réciproque, voilà toute sa loi. Rien de moins sacerdotal. Le prêtre, par état, pousse toujours au sacrifice public, dont il est le ministre obligé ; il détourne de la prière privée, qui est un moyen de se passer de lui. On chercherait vainement dans l’Évangile une pratique religieuse recommandée par Jésus. Le baptême n’a pour lui qu’une importance secondaire ; et, quant à la prière, il ne règle rien, sinon qu’elle se fasse du cœur. Plusieurs, comme il arrive toujours, croyaient remplacer par la bonne volonté des âmes faibles le vrai amour du bien, et s’imaginaient conquérir le royaume du ciel en lui disant : Rabbi, rabbi ; il les repoussait, et proclamait que sa religion, c’est de bien faire. Souvent il citait le passage d’Isaïe : « Ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. »

Le sabbat était le point capital sur lequel s’élevait l’édifice des scrupules et des subtilités pharisaïques. Cette institution antique et excellente était devenue un prétexte pour de misérables disputes de casuistes et une source de croyances superstitieuses. On croyait que la nature l’observait ; toutes les sources intermittentes passaient pour « sabbatiques. » C’était aussi le point sur lequel Jésus se plaisait le plus à défier ses adversaires. Il violait ouvertement le sabbat, et ne répondait aux reproches qu’on lui en faisait que par de fines railleries. À plus forte raison dédaignait-il une foule d’observances modernes, que la tradition avait ajoutées à la Loi, et qui, par cela même, étaient les plus chères aux dévots. Les ablutions, les distinctions trop subtiles des choses pures et impures le trouvaient sans pitié. « Pouvez-vous aussi, leur disait-il, laver votre âme ? Ce n’est pas ce que l’homme mange qui le souille, mais ce qui sort de son cœur. » Le pharisiens, propagateurs de ces momeries, étaient le point de mire de tous ses coups. Il les accusait d’enchérir sur la Loi, d’inventer des préceptes impossibles pour créer aux hommes des occasions de péché. « Aveugles, conducteurs d’aveugles, disait-il, prenez garde de tomber dans la fosse. » — « Race de vipères, ajoutait-il en secret, ils ne parlent que du bien, mais au dedans ils sont mauvais ; ils font mentir le proverbe : « La bouche ne verse que le trop-plein du cœur. »

Il ne connaissait pas assez les gentils pour songer à établir sur leur conversion quelque chose de solide. La Galilée contenait un grand nombre de païens, mais non, à ce qu’il semble, un culte des faux dieux public et organisé. Jésus put voir ce culte se déployer avec toute sa splendeur dans le pays de Tyr et de Sidon, à Césarée de Philippe, et dans la Décapole. Il y fit peu d’attention. Jamais on ne trouve chez lui ce pédantisme fatigant des Juifs de son temps, ces déclamations contre l’idolâtrie, si familières à ses coreligionnaires depuis Alexandre, et qui remplissent par exemple le livre de la Sagesse. Ce qui le frappe dans les païens, ce n’est pas leur idolâtrie, c’est leur servilité. Le jeune démocrate juif, frère en ceci de Judas le Gaulonite, n’admettant de maître que Dieu, était très-blessé des honneurs dont on entourait la personne des souverains et des titres souvent mensongers qu’on leur donnait. A cela près, dans la plupart des cas où il rencontre des païens, il montre pour eux une grande indulgence ; parfois il affecte de fonder sur eux plus d’espoir que sur les Juifs. Le royaume de Dieu leur sera transféré. « Quand un propriétaire est mécontent de ceux à qui il a loué sa vigne, que fait-il ? Il la loue à d’autres, qui lui rapportent de bons fruits. » Jésus devait tenir d’autant plus à cette idée que la conversion des gentils était, selon les idées juives, un des signes les plus certains de la venue du Messie. Dans son royaume de Dieu, il fait asseoir au festin, à côté d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, des hommes venus des quatre vents du ciel, tandis que les héritiers légitimes du royaume sont repoussés. Souvent, il est vrai, on croit trouver dans les ordres qu’il donne à ses disciples une tendance toute contraire : il semble leur recommander de ne prêcher le salut qu’aux seuls Juifs orthodoxes ; il parle des païens d’une manière conforme aux préjugés des Juifs. Mais il faut se rappeler que les disciples, dont l’esprit étroit ne se prêtait pas à cette haute indifférence pour la qualité de fils d’Abraham, ont bien pu faire fléchir dans le sens de leurs propres idées les instructions de leur maître. En outre, il est fort possible que Jésus ait varié sur ce point, de même que Mahomet parle des Juifs, dans le Coran, tantôt de la façon la plus honorable, tantôt avec une extrême dureté, selon qu’il espère ou non les attirer à lui. La tradition, en effet, prête à Jésus deux règles de prosélytisme tout à fait opposées et qu’il a pu pratiquer tour à tour : « Celui qui n’est pas contre vous est pour vous. » — « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi. » Une lutte passionnée entraîne presque nécessairement ces sortes de contradictions.

Ce qui est certain, c’est qu’il compta parmi ses disciples plusieurs des gens que les Juifs appelaient « Hellènes. » Ce mot avait, en Palestine, des sens fort divers. Il désignait tantôt des païens, tantôt des Juifs parlant grec et habitant parmi les païens, tantôt des gens d’origine païenne convertis au judaïsme. C’est probablement dans cette dernière catégorie d’Hellènes que Jésus trouva de la sympathie. L’affiliation au judaïsme avait beaucoup de degrés ; mais les prosélytes restaient toujours dans un état d’infériorité à l’égard du Juif de naissance. Ceux dont il s’agit ici étaient appelés « prosélytes de la porte » ou « gens craignant Dieu, » et assujettis aux préceptes de Noé, non aux préceptes mosaïques. Cette infériorité même était sans doute la cause qui les rapprochait de Jésus et leur valait sa faveur.

Il en usait de même avec les Samaritains. Serrée comme un îlot entre les deux grandes provinces du judaïsme (la Judée et la Galilée), la Samarie formait en Palestine une espèce d’enclave, où se conservait le vieux culte du Garizim, frère et rival de celui de Jérusalem. Cette pauvre secte, qui n’avait ni le génie ni la savante organisation du judaïsme proprement dit, était traitée par les Hiérosolymites avec une extrême dureté. On la mettait sur la même ligne que les païens, avec un degré de haine de plus. Jésus, par une sorte d’opposition, était bien disposé pour elle. Souvent il préfère les Samaritains aux Juifs orthodoxes. Si, dans d’autres cas, il semble défendre à ses disciples d’aller les prêcher, réservant son Évangile pour les Israélites purs, c’est là encore, sans doute, un précepte de circonstance, auquel les apôtres auront donné un sens trop absolu. Quelquefois, en effet, les Samaritains le recevaient mal, parce qu’ils le supposaient imbu des préjugés de ses coreligionnaires ; de la même façon que, de nos jours, l’Européen libre penseur est envisagé comme un ennemi par le musulman, qui le croit toujours un chrétien fanatique. Jésus savait se mettre au-dessus de ces malentendus. Il eut plusieurs disciples à Sichem, et il y passa au moins deux jours. Dans une circonstance, il ne rencontre de gratitude et de vraie piété que chez un Samaritain. Une de ses plus belles paraboles est celle de l’homme blessé sur la route de Jéricho. Un prêtre passe, le voit et continue son chemin. Un lévite passe et ne s’arrête pas. Un Samaritain a pitié de lui, s’approche, verse de l’huile dans ses plaies et les bande. Jésus conclut de là que la vraie fraternité s’établit entre les hommes par la charité, non par la foi religieuse. Le « prochain, » qui dans le judaïsme était surtout le coreligionnaire, est pour lui l’homme qui a pitié de son semblable sans distinction de secte. La fraternité humaine dans le sens le plus large sortait à pleins bords de tous ses enseignements.

Ces pensées, qui assiégeaient Jésus à sa sortie de Jérusalem, trouvèrent leur vive expression dans une anecdote qui a été conservée sur son retour. La route de Jérusalem en Galilée passe à une demi-heure de Sichem[5], devant l’ouverture de la vallée dominée par les monts Ebal et Garizim. Cette route était en général évitée par les pèlerins juifs, qui aimaient mieux dans leurs voyages faire le long détour de la Pérée que de s’exposer aux avanies des Samaritains ou de leur demander quelque chose. Il était défendu de manger et de boire avec eux ; c’était un axiome de certains casuistes qu’ « un morceau de pain des Samaritains est de la chair de porc. » Quand on suivait cette route, on faisait donc ses provisions d’avance ; encore évitait-on rarement les rixes et les mauvais traitements. Jésus ne partageait ni ces scrupules ni ces craintes. Arrivé, dans la route, au point où s’ouvre sur la gauche la vallée de Sichem, il se trouva fatigué, et s’arrêta près d’un puits. Les Samaritains avaient, alors comme aujourd’hui, l’habitude de donner à tous les endroits de leur vallée des noms tirés des souvenirs patriarcaux ; ils regardaient ce puits comme ayant été donné par Jacob à Joseph ; c’était probablement celui-là même qui s’appelle encore maintenant Bir-Iakoub. Les disciples entrèrent dans la vallée et allèrent à la ville acheter des provisions ; Jésus s’assit sur le bord du puits, ayant en face de lui le Garizim.

Il était environ midi. Une femme de Sichem vint puiser de l’eau. Jésus lui demanda à boire, ce qui excita chez cette femme un grand étonnement, les Juifs s’interdisant d’ordinaire tout commerce avec les Samaritains. Gagnée par l’entretien de Jésus, la femme reconnut en lui un prophète, et, s’attendant à des reproches sur son culte, elle prit les devants. « Seigneur, dit-elle, nos pères ont adoré sur cette montagne, tandis que, vous autres, vous dites que c’est à Jérusalem qu’il faut adorer. — Femme, crois-moi, lui répondit Jésus, l’heure est venue où l’on n’adorera plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem, mais où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. »

Le jour où il prononça cette parole, il fut vraiment fils de Dieu. Il dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l’édifice de la religion éternelle. Il fonda le culte pur, sans date, sans patrie, celui que pratiqueront toutes les âmes élevées jusqu’à la fin des temps. Non-seulement sa religion, ce jour-là, fut la bonne religion de l’humanité, ce fut la religion absolue ; et, si d’autres planètes ont des habitants doués de raison et de moralité, leur religion ne peut être différente de celle que Jésus a proclamée près du puits de Jacob. L’homme n’a pu s’y tenir ; car on n’atteint l’idéal qu’un moment. Le mot de Jésus a été un éclair dans une nuit obscure ; il a fallu dix-huit cents ans pour que les yeux de l’humanité (que dis-je ! d’une portion infiniment petite de l’humanité) s’y soient habitués. Mais l’éclair deviendra le plein jour, et, après avoir parcouru tous les cercles d’erreurs, l’humanité reviendra à ce mot-là, comme à l’expression immortelle de sa foi et de ses espérances.


CHAPITRE XIV


COMMENCEMENT DE LA LÉGENDE DE JÉSUS
IDÉE QU’IL A LUI-MÊME DE SON RÔLE SURNATUREL


Jésus rentra en Galilée ayant complètement perdu sa foi juive, et en pleine ardeur révolutionnaire. Ses idées maintenant s’expriment avec une netteté parfaite. Les innocents aphorismes de son premier âge prophétique, en partie empruntés aux rabbis antérieurs, les belles prédications morales de sa seconde période aboutissent à une politique décidée. La Loi sera abolie ; c’est lui qui l’abolira. Le Messie est venu ; c’est lui qui l’est. Le royaume de Dieu va bientôt se révéler ; c’est par lui qu’il se révélera. Il sait bien qu’il sera victime de sa hardiesse ; mais le royaume de Dieu ne peut être conquis sans violence ; c’est par des crises et des déchirements qu’il doit s’établir. Le fils de l’homme, après sa mort, viendra avec gloire, accompagné de légions d’anges, et ceux qui l’auront repoussé seront confondus.

L’audace d’une telle conception ne doit pas nous surprendre. Jésus s’envisageait depuis longtemps avec Dieu sur le pied d’un fils avec son père. Ce qui chez d’autres serait un orgueil insupportable, ne doit pas chez lui être traité d’attentat.

Le titre de « fils de David » fut le premier qu’il accepta, probablement sans tremper dans les fraudes innocentes par lesquelles on chercha à le lui assurer. La famille de David était, à ce qu’il semble, éteinte depuis longtemps ; ni les Asmonéens, d’origine sacerdotale, ni Hérode, ni les Romains ne songent un moment qu’il existe autour d’eux un représentant quelconque des droits de l’antique dynastie. Mais, depuis la fin des Asmonéens, le rêve d’un descendant inconnu des anciens rois, qui vengerait la nation de ses ennemis, travaillait toutes les têtes. La croyance universelle était que le Messie serait fils de David et naîtrait comme lui à Bethléhem. Le sentiment premier de Jésus n’était pas précisément cela. Le souvenir de David, qui préoccupait la masse des Juifs, n’avait rien de commun avec son règne céleste. Il se croyait fils de Dieu, et non pas fils de David. Son royaume et la délivrance qu’il méditait étaient d’un tout autre ordre. Mais l’opinion ici lui fit une sorte de violence. La conséquence immédiate de cette proposition : « Jésus est le Messie, » était cette autre proposition : « Jésus est fils de David. » Il se laissa donner un titre sans lequel il ne pouvait espérer aucun succès. Il finit, ce semble, par y prendre plaisir, car il faisait de la meilleure grâce les miracles qu’on lui demandait en l’interpellant ainsi. Ici, comme dans plusieurs autres circonstances de sa vie, Jésus se plia aux idées qui avaient cours de son temps, bien qu’elles ne fussent pas précisément les siennes. Il associait à son dogme du « royaume de Dieu, » tout ce qui échauffait les cœurs et les imaginations. C’est ainsi que nous l’avons vu adopter le baptême de Jean, qui pourtant ne devait pas lui importer beaucoup.

Une grave difficulté se présentait : c’était sa naissance à Nazareth, qui était de notoriété publique. On ne sait si Jésus lutta contre cette objection. Peut-être ne se présenta-t-elle pas en Galilée, où l’idée que le fils de David devait être un bethléhémite était moins répandue. Pour le Galiléen idéaliste, d’ailleurs, le titre de « fils de David » était suffisamment justifié, si celui à qui on le décernait relevait la gloire de sa race et ramenait les beaux jours d’Israël. Autorisa-t-il par son silence les généalogies fictives que ses partisans imaginèrent pour prouver sa descendance royale ? Sut-il quelque chose des légendes inventées pour le faire naître à Bethléhem, et en particulier du tour par lequel on rattacha son origine bethléhémite au recensement qui eut lieu par l’ordre du légat impérial Quirinius ? On l’ignore. L’inexactitude et les contradictions des généalogies portent à croire qu’elles furent le résultat d’un travail populaire s’opérant sur divers points, et qu’aucune d’elles ne fut sanctionnée par Jésus. Jamais il ne se désigne de sa propre bouche comme fils de David. Ses disciples, bien moins éclairés que lui, enchérissaient parfois sur ce qu’il disait de lui-même ; le plus souvent il n’avait pas connaissance de ces exagérations. Ajoutons que, durant les trois premiers siècles, des fractions considérables du christianisme nièrent obstinément la descendance royale de Jésus et l’authenticité des généalogies.

Sa légende était ainsi le fruit d’une grande conspiration toute spontanée et s’élaborait autour de lui de son vivant. Aucun grand événement de l’histoire ne s’est passé sans donner lieu à un cycle de fables, et Jésus n’eût pu, quand il l’eût voulu, couper court à ces créations populaires. Peut-être un œil sagace eût-il su reconnaître dès lors le germe des récits qui devaient lui attribuer une naissance surnaturelle, soit en vertu de cette idée, fort répandue dans l’antiquité, que l’homme hors ligne ne peut être né des relations ordinaires des deux sexes ; soit pour répondre à un chapitre mal entendu d’Isaïe, où l’on croyait lire que le Messie naîtrait d’une vierge ; soit enfin par suite de l’idée que le « Souffle de Dieu, » déjà érigé en personne divine, est un principe de fécondité. Déjà peut-être couraient sur son enfance plus d’une anecdote conçue en vue de montrer dans sa biographie l’accomplissement des passages censés prophétiques que l’on rapportait au Messie. D’autres fois, on lui créait dès le berceau des relations avec les hommes célèbres, Jean-Baptiste, Hérode le Grand, des astrologues chaldéens qui, dit-on, firent vers ce temps-là un voyage à Jérusalem, deux vieillards, Siméon et Anne, qui avaient laissé des souvenirs de haute sainteté. Une chronologie assez lâche présidait à ces combinaisons, fondées pour la plupart sur des faits réels travestis. Mais un singulier esprit de douceur et de bonté, un sentiment profondément populaire, pénétraient toutes ces fables, et en faisaient un supplément de la prédication. C’est surtout après la mort de Jésus que de tels récits prirent de grands développements ; on peut croire cependant qu’ils circulaient déjà de son vivant, sans rencontrer autre chose qu’une pieuse crédulité et une naïve admiration.

Que jamais Jésus n’ait songé à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-même, c’est ce dont on ne saurait douter. Une telle idée était profondément étrangère à l’esprit juif ; il n’y en a nulle trace dans les trois premiers évangiles ; on ne la trouve indiquée que dans certaines parties de l’évangile de Jean, lesquelles ne peuvent être acceptées comme un écho de la pensée de Jésus. Parfois même Jésus semble prendre des précautions pour repousser une telle doctrine. L’accusation de se faire Dieu ou l’égal de Dieu est présentée, même dans l’évangile de Jean, comme une calomnie des Juifs. Dans ce dernier évangile, il se déclare moindre que son Père. Ailleurs, il avoue que le Père ne lui a pas tout révélé. Il se croit plus qu’un homme ordinaire, mais séparé de Dieu par une distance infinie. Il est fils de Dieu ; mais tous les hommes le sont ou peuvent le devenir à des degrés divers. Tous, chaque jour, doivent appeler Dieu leur père ; tous les ressuscités seront fils de Dieu. La filiation divine était attribuée dans l’Ancien Testament à des êtres qu’on ne prétendait nullement égaler à Dieu. Le mot « fils » a, dans la langue du Nouveau Testament, les sens les plus larges. D’ailleurs, l’idée que Jésus se fait de l’homme n’est pas cette idée humble, qu’un froid déisme a introduite. Dans sa poétique conception de la nature, un seul souffle pénètre l’univers : le souffle de l’homme est celui de Dieu ; Dieu habite en l’homme, vit par l’homme, de même que l’homme habite en Dieu, vit par Dieu. L’idéalisme transcendant de Jésus ne lui permit jamais d’avoir une notion bien claire de sa propre personnalité. Il est son Père, son Père est lui. Il vit dans ses disciples ; il est partout avec eux ; ses disciples sont un, comme lui et son Père sont un. L’idée pour lui est tout ; le corps, qui fait la distinction des personnes, n’est rien.

Le titre de « fils de Dieu, » ou simplement de « Fils, » devint ainsi pour Jésus un titre analogue à « fils de l’homme, » à la seule différence qu’il s’appelait lui-même « fils de l’homme » et qu’il ne semble pas avoir fait le même usage du mot « fils de Dieu. » Le titre de fils de l’homme exprimait sa qualité de juge ; celui de fils de Dieu, sa participation aux desseins suprêmes et sa puissance. Cette puissance n’a pas de limites. Son Père lui a donné tout pouvoir. Il a le droit de changer même le sabbat. Nul ne connaît le Père que par lui. Le Père lui a transmis le droit de juger. La nature lui obéit ; mais elle obéit aussi à quiconque croit et prie ; la foi peut tout. Il faut se rappeler que nulle idée des lois de la nature ne venait, dans son esprit, ni dans celui de ses auditeurs, marquer la limite de l’impossible. Les témoins de ses miracles remercient Dieu « d’avoir donné de tels pouvoirs aux hommes. » Il remet les péchés ; il est supérieur à David, à Abraham, à Salomon, aux prophètes. Nous ne savons sous quelle forme ni dans quelle mesure ces affirmations se produisaient. Jésus ne doit pas être jugé sur la règle de nos petites convenances. L’admiration de ses disciples le débordait et l’entraînait. Il est évident que le titre de rabbi, dont il s’était d’abord contenté, ne lui suffisait plus ; le titre même de prophète ou d’envoyé de Dieu ne répondait plus à sa pensée. La position qu’il s’attribuait était celle d’un être surhumain, et il voulait qu’on le regardât comme ayant avec Dieu un rapport plus élevé que celui des autres hommes. Mais il faut remarquer que ces mots de « surhumain » et de « surnaturel, » empruntés à notre théologie mesquine, n’avaient pas de sens dans la haute conscience religieuse de Jésus. Pour lui, la nature et le développement de l’humanité n’étaient pas des règnes limités hors de Dieu, de chétives réalités, assujetties à des lois d’une rigueur désespérante. Il n’y avait pas pour lui de surnaturel, car il n’y avait pas de nature. Ivre de l’amour infini, il oubliait la lourde chaîne qui tient l’esprit captif ; il franchissait d’un bond l’abîme, infranchissable pour la plupart, que la médiocrité des facultés humaines trace entre l’homme et Dieu.

En tout cas, la rigueur dogmatique n’était nullement d’un tel monde. Tout l’ensemble d’idées que nous venons d’exposer formait dans l’esprit des disciples un système si peu arrêté, que le fils de Dieu, cette espèce de dédoublement de la Divinité, ils le font agir purement en homme. Il est tenté ; il ignore bien des choses ; il se corrige ; il est abattu, découragé ; il demande à son Père de lui épargner des épreuves ; il est soumis à Dieu, comme un fils. Lui qui doit juger le monde, il ne connaît pas le jour du jugement. Il prend des précautions pour sa sûreté. Peu après sa naissance, on est obligé de le faire disparaître pour éviter des hommes puissants qui voulaient le tuer. Tout cela est simplement le fait d’un envoyé de Dieu, d’un homme protégé et favorisé de Dieu. Il ne faut demander ici ni logique ni conséquence. Le besoin que Jésus avait de se donner du crédit et l’enthousiasme de ses disciples entassaient les notions contradictoires. Pour les hommes surtout préoccupés de la venue du Messie, pour les lecteurs acharnés des livres de Daniel et d’Hénoch, il était le fils de l’homme ; pour les Juifs de la croyance commune, pour les lecteurs d’Isaïe et de Michée, il était le fils de David ; pour les affiliés, il était le fils de Dieu, ou simplement le Fils. D’autres, sans que les disciples les en blâmassent, le prenaient pour Jean-Baptiste ressuscité, pour Élie, pour Jérémie, conformément à la croyance populaire que les anciens prophètes allaient se réveiller pour préparer les temps du Messie.

Les miracles passaient, à cette époque, pour la marque indispensable du divin et pour le signe des vocations prophétiques. Les légendes d’Élie et d’Élisée en étaient pleines. Il était reçu que le Messie en ferait beaucoup. Il faut se rappeler que toute l’antiquité, à l’exception des grandes écoles scientifiques de la Grèce et de leurs adeptes romains, admettait le miracle ; que Jésus, non-seulement y croyait, mais n’avait pas la moindre idée d’un ordre naturel réglé par des lois. Ses connaissances sur ce point n’étaient nullement supérieures à celles de ses contemporains. Bien plus, une de ses opinions le plus profondément enracinées était qu’avec la foi et la prière l’homme a tout pouvoir sur la nature. La faculté de faire des miracles passait pour une licence régulièrement départie par Dieu aux hommes, et n’avait rien qui surprît.

Sans doute la renommée populaire, avant et après la mort de Jésus, exagéra énormément le nombre de faits de ce genre. Presque tous les miracles que Jésus crut exécuter paraissent avoir été des miracles de guérison. La médecine était à cette époque en Judée ce qu’elle est encore aujourd’hui en Orient, c’est-à-dire nullement scientifique, absolument livrée à l’inspiration individuelle. La médecine scientifique, fondée depuis cinq siècles par la Grèce, était, à l’époque de Jésus, inconnue des Juifs de Palestine. Dans un tel état de connaissances, la présence d’un homme supérieur, traitant le malade avec douceur, et lui donnant par quelques signes sensibles l’assurance de son rétablissement, est souvent un remède décisif. Qui oserait dire que, dans beaucoup de cas, et en dehors des lésions tout à fait caractérisées, le contact d’une personne exquise ne vaut pas les ressources de la pharmarie ? Le plaisir de la voir guérit. Elle donne ce qu’elle peut, un sourire, une espérance, et cela n’est pas vain.

Jésus, pas plus que ses compatriotes, n’avait l’idée d’une science médicale rationnelle ; il croyait avec tout le monde que la guérison devait s’opérer par des pratiques religieuses, et une telle croyance était parfaitement conséquente. Du moment qu’on regardait la maladie comme la punition d’un péché, ou comme le fait d’un démon, nullement comme le résultat de causes physiques, le meilleur médecin était le saint homme, qui avait du pouvoir dans l’ordre surnaturel. Guérir était considéré comme une chose morale ; Jésus, qui sentait sa force morale, devait se croire spécialement doué pour guérir. Convaincu que l’attouchement de sa robe, l’imposition de ses mains, faisaient du bien aux malades, il aurait été dur, s’il avait refusé à ceux qui souffraient un soulagement qu’il était en son pouvoir de leur accorder. La guérison des malades était considérée comme un des signes du royaume de Dieu, et toujours associée à l’émancipation des pauvres. L’une et l’autre étaient les signes de la grande révolution qui devait aboutir au redressement de toutes les infirmités.

Un des genres de guérison que Jésus opère le plus souvent est l’exorcisme, ou l’expulsion des démons. C’était une opinion universelle, non-seulement en Judée, mais dans le monde entier, que les démons s’emparent du corps de certaines personnes et les font agir contrairement à leur volonté. L’épilepsie, les maladies mentales et nerveuses, où le patient semble ne plus s’appartenir, les infirmités dont la cause n’est pas visible, comme la surdité, le mutisme, étaient expliquées de la même manière. Il y avait alors beaucoup de fous en Judée, sans doute par suite de la grande exaltation des esprits. Ces fous, qu’on laissait errer, comme cela a lieu encore aujourd’hui dans les mêmes régions, habitaient les grottes sépulcrales abandonnées, retraite ordinaire des vagabonds. Jésus avait beaucoup de prise sur ces malheureux. On racontait au sujet de ses cures mille histoires singulières, où toute la crédulité du temps se donnait carrière. Mais, ici encore, il ne faut pas s’exagérer les difficultés. Les désordres qu’on expliquait par des possessions étaient souvent fort légers. De nos jours, en Syrie, on regarde comme fous ou possédés d’un démon des gens qui ont seulement quelque bizarrerie. Une douce parole suffit souvent dans ce cas pour chasser le démon. Tels étaient sans doute les moyens employés par Jésus. Une complète innocence, l’enthousiasme, qui lui était jusqu’à la possibilité d’un doute, couvraient toutes ces hardiesses. Des hommes moins purs que lui cherchaient à abuser de son nom pour des mouvements séditieux. Mais la direction toute morale et nullement politique du caractère de Jésus le sauvait de ces entraînements. Son royaume à lui était dans le cercle d’enfants qu’une pareille jeunesse d’imagination et un même avant-goût du ciel avaient groupés et retenaient autour de lui.


CHAPITRE XV


FORME DÉFINITIVE DES IDÉES DE JÉSUS SUR LE ROYAUME DE DIEU


Nous supposons que cette dernière phase de l’activité de Jésus dura environ dix-huit mois, depuis son retour du pèlerinage pour la Pâque de l’an 31 jusqu’à son voyage pour la fête des Tabernacles de l’an 32. Dans cet espace, la pensée de Jésus ne paraît s’être enrichie d’aucun élément nouveau ; mais tout ce qui était en lui se développa et se produisit avec un degré toujours croissant de puissance et d’audace.

L’idée fondamentale de Jésus fut, dès son premier jour, l’établissement du royaume de Dieu. Mais ce royaume de Dieu, ainsi que nous l’avons déjà dit, Jésus paraît l’avoir entendu dans des sens très-divers. Par moments, on le prendrait pour un chef démocratique, voulant tout simplement le règne des pauvres et des déshérités. D’autres fois, le royaume de Dieu est l’accomplissement littéral des visions de Daniel et d’Hénoch. Souvent, enfin, le royaume de Dieu est le royaume des âmes, et la délivrance prochaine est la délivrance par l’esprit. La révolution voulue par Jésus est alors celle qui a eu lieu en réalité, l’établissement d’un culte nouveau, plus pur que celui de Moïse. — Toutes ces pensées paraissent avoir existé à la fois dans la conscience de Jésus. La première, toutefois, celle d’une révolution temporelle, ne paraît pas l’avoir beaucoup arrêté. Jésus ne regarda jamais la terre, ni les richesses de la terre, ni le pouvoir matériel comme valant la peine qu’il s’en occupât. Il n’eut aucune ambition extérieure. Quelquefois, par une conséquence naturelle, sa grande importance religieuse était sur le point de se changer en importance sociale. Des gens venaient lui demander de se constituer juge et arbitre dans des questions d’intérêts. Jésus repoussait ces propositions avec fierté, presque comme des injures. Plein de son idéal céleste, il ne sortit jamais de sa dédaigneuse pauvreté.

Quant aux deux autres conceptions du royaume de Dieu, Jésus paraît toujours les avoir gardées simultanément. Si son unique pensée eût été que la fin des temps était proche et qu’il fallait s’y préparer, il n’eût pas dépassé Jean-Baptiste. Renoncer à un monde près de crouler, se détacher peu à peu de la vie présente, aspirer au règne qui allait venir, tel eût été le dernier mot de sa prédication. L’enseignement de Jésus eut toujours une bien plus large portée. Il se proposa de créer un état nouveau de l’humanité, et non pas seulement de préparer la fin de celui qui existe. Élie ou Jérémie, reparaissant pour disposer les hommes aux crises suprêmes, n’eussent point prêché comme lui. Cela est si vrai, que cette morale prétendue des derniers jours s’est trouvée être la morale éternelle, celle qui a sauvé l’humanité. Jésus lui-même, dans beaucoup de cas, se sert de manières de parler qui ne rentrent pas du tout dans la théorie d’un royaume de Dieu matériel. Souvent il déclare que le royaume de Dieu est déjà commencé, que tout homme le porte en soi et peut, s’il en est digne, en jouir ; que, ce royaume, chacun le crée sans bruit par la vraie conversion du cœur. Le royaume de Dieu n’est alors que le bien, un ordre de choses meilleur que celui qui existe, le règne de la justice, que le fidèle, selon sa mesure, doit contribuer à fonder, ou encore la liberté de l’âme, quelque chose d’analogue à la « délivrance » bouddhique, fruit du détachement. Ces vérités, qui sont pour nous purement abstraites, étaient pour Jésus des réalités vivantes. Tout est dans sa pensée concret et substantiel : Jésus est l’homme qui a cru le plus énergiquement à la réalité de l’idéal.

Et ne dites pas que c’est là une interprétation bienveillante, imaginée pour laver l’honneur de notre grand maître du cruel démenti infligé à ses rêves par la réalité. Non, non. Par une illusion commune à tous les grands réformateurs, Jésus se figurait le but beaucoup plus proche qu’il n’était ; il ne tenait pas compte de la lenteur des mouvements de l’humanité ; il s’imaginait réaliser en un jour ce qui, dix-huit cents ans plus tard, ne devait pas encore être achevé. Mais le vrai royaume de Dieu, le royaume de l’esprit, qui fait chacun roi et prêtre ; ce royaume qui, comme le grain de sénevé, est devenu un arbre qui ombrage le monde, et sous les rameaux duquel les oiseaux ont leur nid, Jésus l’a compris, l’a voulu, l’a fondé. A côté de l’idée fausse d’un avénement prochain, au son de la trompette, il a conçu la réelle cité de Dieu, la renaissance véritable, le sermon sur la montagne, l’apothéose du faible, l’amour du peuple, le goût du pauvre, la réhabilitation de tout ce qui est humble, vrai et naïf. Cette réhabilitation, il l’a rendue en artiste incomparable par des traits qui dureront éternellement. Chacun de nous lui doit ce qu’il y a de meilleur en lui. Pardonnons-lui son espérance d’une venue à grand triomphe sur les nuées du ciel. Peut-être était-ce là l’erreur des autres plutôt que la sienne, et, s’il est vrai que lui-même ait partagé l’illusion de tous, qu’importe, puisque son rêve l’a rendu fort contre la mort, et l’a soutenu dans une lutte à laquelle sans cela peut-être il eût été inégal ?

En acceptant les utopies de son temps et de sa race, Jésus sut ainsi en faire de hautes vérités. Son royaume de Dieu, c’était sans doute l’apparition qui allait bientôt se dérouler dans le ciel. Mais c’était encore, et probablement c’était surtout le royaume de l’âme, créé par la liberté et par le sentiment filial que l’homme vertueux ressent sur le sein de son Père. C’était la religion pure, sans pratiques, sans temple, sans prêtre ; c’était le jugement moral du monde décerné à la conscience de l’homme juste et au bras du peuple. Voilà ce qui était fait pour vivre, voilà ce qui a vécu. Quand, au bout d’un siècle de vaine attente, l’espérance matérialiste d’une prochaine fin du monde s’est épuisée, le vrai royaume de Dieu se dégage. De complaisantes explications jettent un voile sur le règne réel qui ne veut pas venir. Quelques pauvres attardés qui gardent encore les espérances des premiers disciples deviennent des hérétiques (ébionites, millénaires), perdus dans les bas-fonds du christianisme. L’humanité avait passé à un autre royaume de Dieu. La part de vérité contenue dans la pensée de Jésus l’avait emporté sur la chimère qui l’obscurcissait.

Ne méprisons pas cependant cette chimère, qui a été l’écorce grossière de la bulbe sacrée dont nous vivons. Ce fantastique royaume du ciel, cette poursuite sans fin d’une cité de Dieu, qui a toujours préoccupé le christianisme dans sa longue carrière, a été le principe du grand instinct d’avenir qui a animé tous les réformateurs, disciples obstinés de l’Apocalypse, depuis Joachim de Flore jusqu’au sectaire protestant de nos jours. Cet effort impuissant pour fonder une société parfaite a été la source de la tension extraordinaire qui a toujours fait du vrai chrétien un athlète en lutte contre le présent. La première fois qu’on annonça à l’humanité que sa planète allait finir, comme l’enfant qui accueille la mort avec un sourire, elle éprouva le plus vif accès de joie qu’elle eût jamais ressenti. En vieillissant, le monde finit par s’attacher à la vie. Le jour de grâce, si longtemps attendu par les âmes pures de Galilée, devint pour les siècles de fer du moyen âge un jour de colère : Dies iræ, dies illa ! Mais, au sein même de la barbarie, l’idée du royaume de Dieu resta féconde. Malgré l’Église féodale, des sectes, des ordres religieux, de saints personnages continuèrent de protester, au nom de l’Évangile, contre l’iniquité du monde. De nos jours même, jours troublés où Jésus n’a pas de plus authentiques continuateurs que ceux qui semblent le répudier, les rêves d’organisation idéale de la société, qui ont tant d’analogie avec les aspirations des sectes chrétiennes primitives, ne sont en un sens que l’épanouissement de la même idée, une des branches de cet arbre immense où germe toute pensée d’avenir, et dont le « royaume de Dieu » sera éternellement la tige et la racine. Toutes les révolutions sociales de l’humanité seront entées sur ce mot-là. Mais, entachées d’un grossier matérialisme, aspirant à l’impossible, c’est-à-dire à fonder l’universel bonheur sur des mesures politiques et économiques, les tentatives « socialistes » de notre temps resteront infécondes, jusqu’à ce qu’elles prennent pour règle le véritable esprit de Jésus ; je veux dire l’idéalisme absolu, ce principe que, pour posséder la terre, il faut y renoncer.

Le mot de « royaume de Dieu » exprime, d’un autre côté, avec un rare bonheur, le besoin qu’éprouve l’âme d’un supplément de destinée, d’une compensation à la vie actuelle. Qui sait si le dernier terme du progrès, dans des millions de siècles, n’amènera pas la conscience absolue de l’univers, et dans cette conscience le réveil de tout ce qui a vécu ? Un sommeil d’un million d’années n’est pas plus long qu’un sommeil d’une heure. Jésus, en cette hypothèse, aurait encore eu raison d’annoncer la réparation finale pour demain. Il est sûr que l’humanité morale et vertueuse aura sa revanche, qu’un jour le sentiment de l’honnête pauvre homme jugera le monde, et que, ce jour-là la figure idéale de Jésus sera la confusion de l’homme frivole qui n’a pas cru à la vertu, de l’homme égoïste qui n’a pas su y atteindre. Le mot favori de Jésus reste donc plein d’une éternelle beauté. Une sorte de divination grandiose semble l’avoir tenu dans un vague sublime embrassant à la fois divers ordres de vérités.


CHAPITRE XVI


INSTITUTIONS DE JÉSUS


Ce qui prouve bien, du reste, que Jésus ne s’absorba jamais entièrement dans ses idées apocalyptiques, c’est qu’au temps même où il en était le plus préoccupé, il jette avec une rare sûreté de vues les bases d’une Église destinée à durer. Il n’est guère possible de douter qu’il n’ait lui-même choisi parmi ses disciples ceux qu’on appelait par excellence les « apôtres » ou les « douze, » puisqu’au lendemain de sa mort on les trouve formant un corps et remplissant par élection les vides qui se produisaient dans leur sein. C’étaient les deux fils de Jonas, les deux fils de Zébédée, Jacques, fils de Cléophas, Philippe, Nathanaël bar-Tolmaï, Thomas, Lévi, fils d’Alphée ou Matthieu, Simon le Zélote, Thaddée ou Lebbée, Juda de Kerioth. Il est probable que l’idée des douze tribus d’Israël ne fut pas étrangère au choix de ce nombre. Les « douze, » en tout cas, formaient un groupe de disciples privilégiés, où Pierre gardait sa primauté toute fraternelle, et auquel Jésus confia le soin de propager son œuvre. Rien qui sentît le collège sacerdotal régulièrement organisé ; les listes des « douze » qui nous ont été conservées présentent beaucoup d’incertitudes et de contradictions ; deux ou trois de ceux qui y figurent restèrent complétement obscurs. Deux au moins, Pierre et Philippe, étaient mariés et avaient des enfants.

Jésus gardait évidemment pour les douze des secrets qu’il leur défendait de communiquer à tous. Il semble parfois que son plan était d’entourer sa personne de quelque mystère, de rejeter les grandes preuves après sa mort, de ne se révéler complètement qu’à ses disciples, confiant à ceux-ci le soin de le démontrer plus tard au monde. « Ce que je vous dis dans l’ombre, prêchez-le au grand jour ; ce que je vous dis à l’oreille, proclamez-le sur les toits. » Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il avait pour les apôtres des enseignements réservés, et qu’il leur développait plusieurs paraboles, dont il laissait le sens indécis pour le vulgaire. Un tour énigmatique et un peu de bizarrerie dans la liaison des idées étaient à la mode dans l’enseignement des docteurs, comme on le voit par les sentences du Pirkê Aboth. Jésus expliquait à ses intimes ce que ses maximes ou ses apologues avaient de singulier, et dégageait pour eux son enseignement du luxe de comparaisons qui parfois l’obscurcissait. Beaucoup de ces explications paraissent avoir été soigneusement conservées.

Dès le vivant de Jésus, les apôtres prêchèrent, mais sans jamais beaucoup s’écarter de lui. Leur prédication, du reste, se bornait à annoncer la prochaine venue du royaume de Dieu. Ils allaient de ville en ville, recevant l’hospitalité, ou, pour mieux dire, la prenant d’eux-mêmes, selon l’usage. L’hôte, en Orient, a beaucoup d’autorité ; il est supérieur au maître de la maison ; celui-ci a en lui la plus grande confiance. Cette prédication du foyer est excellente pour la propagation des doctrines nouvelles. On communique le trésor caché ; on paye ainsi ce que l’on reçoit ; la politesse et les bons rapports y aidant, la maison est touchée, convertie. Ôtez l’hospitalité orientale, la propagation du christianisme serait impossible à expliquer. Jésus, qui tenait fort aux bonnes vieilles mœurs, engageait les disciples à ne se faire aucun scrupule de profiter de cet ancien droit public, probablement déjà aboli dans les grandes villes où il y avait des hôtelleries. « L’ouvrier, disait-il, est digne de son salaire. » Une fois installés chez quelqu’un, ils devaient y rester, mangeant et buvant ce qu’on leur offrait, tant que durait leur mission.

Jésus désirait qu’à son exemple les messagers de la bonne nouvelle rendissent, leur prédication aimable par des manières bienveillantes et polies. Il voulait qu’en entrant dans une maison, ils lui donnassent le selâm ou souhait de bonheur. Quelques-uns hésitaient, le selâm étant alors comme aujourd’hui, en Orient, un signe de communion religieuse, qu’on ne hasarde pas avec les personnes d’une foi douteuse. « Ne craignez rien, disait Jésus ; si personne dans la maison n’est digne de votre selâm, il reviendra à vous. » Quelquefois, en effet, les apôtres du royaume de Dieu étaient mal reçus, et venaient se plaindre à Jésus, qui cherchait d’ordinaire à les calmer. Quelques-uns, persuadés de la toute-puissance de leur maître, étaient blessés de cette longanimité. Les fils de Zébédée voulaient qu’il appelât le feu du ciel sur les villes inhospitalières. Jésus accueillait leurs emportements avec sa fine ironie, et les arrêtait par ce mot : « Je ne suis pas venu perdre les âmes, mais les sauver. »

Un germe d’Église commençait dès lors à paraître. Cette idée féconde du pouvoir des hommes réunis semble bien une idée de Jésus. Plein de sa doctrine tout idéaliste, que ce qui fait la présence des âmes, c’est l’union par l’amour, il déclarait que, toutes les fois que quelques hommes s’assembleraient en son nom il serait au milieu d’eux. Il confie à l’Église le droit de lier et délier (c’est-à-dire de rendre certaines choses licites ou illicites), de remettre les péchés, de réprimander, d’avertir avec autorité, de prier avec certitude d’être exaucée. Il est possible que beaucoup de ces paroles aient été prêtées au maître, afin de donner une base à l’autorité collective par laquelle on chercha plus tard à remplacer la sienne. En tout cas, ce ne fut qu’après sa mort que l’on vit se constituer des Églises particulières, et encore cette première constitution se fit-elle purement et simplement sur le modèle des synagogues. Plusieurs personnages qui avaient beaucoup aimé Jésus et fondé sur lui de grandes espérances, comme Joseph d’Arimathie, Lazare, Marie de Magdala, Nicodème, n’entrèrent pas, ce semble, dans ces Églises, et s’en tinrent au souvenir tendre ou respectueux qu’ils avaient gardé de lui.

Inutile de faire observer combien l’idée d’un livre religieux, renfermant un code et des articles de foi, était éloignée de la pensée de Jésus. Non-seulement il n’écrivit pas, mais il était contraire à l’esprit de la secte naissante de produire des livres sacrés. On se croyait à la veille de la grande catastrophe finale. Le Messie venait mettre le sceau sur la Loi et les prophètes, non promulguer des textes nouveaux. Aussi, à l’exception de l’Apocalypse, qui fut en un sens le seul livre révélé du christianisme primitif, tous les autres écrits de l’âge apostolique sont-ils des ouvrages de circonstance, n’ayant nullement la prétention de fournir un ensemble dogmatique complet. Les Évangiles eurent d’abord un caractère tout privé et une autorité bien moindre que la tradition.

La secte, cependant, n’avait-elle pas quelque sacrement, quelque rite, quelque signe de ralliement ? Elle en avait un, que toutes les traditions font remonter jusqu’à Jésus. Une des idées favorites du maître, c’est qu’il était le pain nouveau, pain très-supérieur à la manne et dont l’humanité allait vivre. Cette idée, germe de l’Eucharistie, prenait quelquefois dans sa bouche des formes singulièrement concrètes. Une fois surtout, il se laissa aller, dans la synagogue de Capharnahum, à un mouvement hardi, qui lui coûta plusieurs de ses disciples. « Oui, oui, je vous le dis, ce n’est pas Moïse, c’est mon Père qui vous a donné le pain du ciel. » Et il ajoutait : « C’est moi qui suis le pain de vie ; celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif. » Il est probable que, dans les repas communs de la secte, s’était établi quelque usage auquel se rapportait un tel discours. Mais les traditions apostoliques à ce sujet sont fort divergentes et probablement incomplètes à dessein. Les trois premiers évangiles supposent un acte sacramentel unique, ayant servi de base au rite mystérieux, et ils le placent à la dernière cène. Jean, qui justement nous a conservé l’incident de la synagogue de Capharnahum, ne parle pas d’un tel acte, quoiqu’il raconte la dernière cène fort au long. Ailleurs, nous voyons Jésus reconnu à la fraction du pain, comme si ce geste eût été pour ceux qui l’avaient fréquenté le plus caractéristique de sa personne. Quand il fut mort, la forme sous laquelle il apparaissait au pieux souvenir de ses disciples était celle de président d’un banquet mystique, tenant le pain, le bénissant, le rompant et le présentant aux assistants. On peut croire que c’était là une de ses habitudes, et qu’à ce moment il était particulièrement aimable et attendri. Une circonstance matérielle, la présence du poisson sur la table (indice frappant qui prouve que le rite se constitua sur le bord du lac de Tibériade), fut elle-même presque sacramentelle et devint une partie nécessaire des images qu’on se fit du festin sacré.

Les repas étaient devenus dans la communauté naissante un des moments les plus doux. À ce moment, on se rencontrait ; le maître parlait à chacun et entretenait une conversation pleine de gaieté et de charme. Jésus aimait cet instant et se plaisait à voir sa famille spirituelle ainsi groupée autour de lui. La participation au même pain était considérée comme une sorte de communion, de lien réciproque. Le maître usait à cet égard de termes extrêmement énergiques, qui furent pris plus tard avec une littéralité effrénée. Jésus est à la fois très-idéaliste dans les conceptions et très-matérialiste dans l’expression. Voulant rendre cette pensée que le croyant ne vit que de lui, que tout entier (corps, sang et âme) il était la vie du vrai fidèle, il disait à ses disciples : « Je suis votre nourriture, » phrase qui, tournée en style figuré, devenait : « Ma chair est votre pain, mon sang est votre breuvage. » Puis les habitudes de langage de Jésus, toujours fortement substantielles, l’emportaient plus loin encore. A table, montrant l’aliment, il disait : « Me voici ; » tenant le pain : « Ceci est mon corps ; » tenant le vin : « Ceci est mon sang ; » toutes manières de parler qui étaient l’équivalent de « Je suis votre nourriture. »

Ce rite mystérieux obtint du vivant de Jésus une grande importance. Il était probablement établi assez longtemps avant le dernier voyage à Jérusalem, et il fut le résultat d’une doctrine générale bien plus que d’un acte déterminé. Après la mort de Jésus, il devint le grand symbole de la communion chrétienne, et ce fut au moment le plus solennel de la vie du Sauveur qu’on en rapporta l’établissement. On voulut voir dans la consécration du pain et du vin un mémorial d’adieu que Jésus, au moment de quitter la vie, aurait laissé à ses disciples. On retrouva Jésus lui-même dans ce sacrement. L’idée toute spirituelle de la présence des âmes, qui était l’une des plus familières au maître, qui lui faisait dire, par exemple, qu’il était de sa personne au milieu de ses disciples quand ils étaient réunis en son nom, rendait cela facilement admissible. Au degré d’exaltation où il était parvenu, l’idée chez lui primait tout à un tel point, que le corps ne comptait plus. On est un quand on s’aime, quand on vit l’un de l’autre ; comment lui et ses disciples n’eussent-ils pas été un ? Ses disciples adoptèrent le même langage. Ceux qui, durant des années, avaient vécu de lui le virent toujours tenant le pain, puis le calice « entre ses mains saintes et vénérables, » et s’offrant lui-même à eux. Ce fut lui que l’on mangea et que l’on but ; il devint la vraie Pâque, l’ancienne ayant été abrogée par son sang. Impossible de traduire dans notre idiome essentiellement déterminé, où la distinction rigoureuse du sens propre et de la métaphore doit toujours être faite, des habitudes de style dont le caractère essentiel est de prêter à la métaphore, ou, pour mieux dire, à l’idée, une pleine réalité.


CHAPITRE XVII


OPPOSITION CONTRE JÉSUS


Durant la première période de sa carrière, il ne semble pas que Jésus eût rencontré d’opposition sérieuse. Sa prédication, grâce à l’extrême liberté dont on jouissait en Galilée et au nombre des maîtres qui s’élevaient de toutes parts, n’eut d’éclat que dans un cercle de personnes assez restreint. Mais, depuis que Jésus était entré dans une voie brillante de succès publics, l’orage commença à gronder. Plus d’une fois il dut se cacher et fuir. Antipas cependant ne le gêna jamais, quoique Jésus s’exprimât quelquefois fort sévèrement sur son compte. A Tibériade, sa résidence ordinaire, le tétrarque n’était qu’à une ou deux lieues du canton choisi par Jésus pour le centre de son activité ; il entendit parler de ses miracles, qu’il prenait sans doute pour des tours habiles, et il désira en voir. Les incrédules étaient alors fort curieux de ces sortes de prestiges. Avec son tact ordinaire, Jésus refusa. Il se garda bien de s’égarer en un monde irréligieux, qui voulait tirer de lui un vain amusement ; il n’aspirait à gagner que le peuple ; il garda pour les simples des moyens bons pour eux seuls.

Un moment, le bruit se répandit que Jésus n’était autre que Jean-Baptiste ressuscité d’entre les morts. Antipas fut soucieux et inquiet ; il employa la ruse pour écarter le nouveau prophète de ses domaines. Des pharisiens, sous apparence d’intérêt pour Jésus, vinrent lui dire qu’Antipas voulait le faire tuer. Jésus, malgré sa grande simplicité, vit le piége et ne partit pas. Ses allures toutes pacifiques, son éloignement pour l’agitation populaire, finirent par rassurer le tétrarque et dissiper le danger.

Il s’en faut que dans toutes les villes de la Galilée l’accueil fait à la nouvelle doctrine fût également bienveillant. Non-seulement l’incrédule Nazareth continuait à repousser celui qui devait faire sa gloire ; non-seulement ses frères persistaient à ne pas croire en lui ; les villes du lac elles-mêmes, en général bienveillantes, n’étaient pas toutes converties. Jésus se plaint souvent de l’incrédulité et de la dureté de cœur qu’il rencontre, et, quoiqu’il soit naturel de faire en de tels reproches la part d’une certaine exagération que Jésus affectionnait à l’imitation de Jean-Baptiste, il est clair que le pays était loin de convoler tout entier au royaume de Dieu. « Malheur à toi, Chorazin ! malheur à toi, Bethsaïde ! s’écriait-il ; car, si Tyr et Sidon eussent vu les miracles dont vous avez été témoins, il y a longtemps qu’elles feraient pénitence sous le cilice et sous la cendre. Aussi vous dis-je qu’au jour du jugement, Tyr et Sidon auront un sort plus supportable que le vôtre. Et toi, Capharnahum, qui crois t’élever jusqu’au ciel, tu seras abaissée jusqu’aux enfers ; car, si les miracles qui ont été faits en ton sein eussent été faits à Sodome, Sodome existerait encore aujourd’hui. C’est pourquoi je te dis qu’au jour du jugement la terre de Sodome sera traitée moins rigoureusement que toi. » — « La reine de Saba, ajoutait-il, se lèvera au jour du jugement contre les hommes de cette génération, et les condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités du monde pour entendre la sagesse de Salomon ; or, il y a ici plus que Salomon. Les Ninivites s’élèveront au jour du jugement contre cette génération et la condamneront, parce qu’ils firent pénitence à la prédication de Jonas ; or, il y a ici plus que Jonas. » Sa vie vagabonde, d’abord pour lui pleine de charme, commençait aussi à lui peser. « Les renards, disait-il, ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nids ; mais le fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » Il accusait les incrédules de se refuser à l’évidence, et disait que, même à l’instant où le fils de l’homme apparaîtrait dans sa pompe céleste, il y aurait encore des gens pour douter de lui.

L’obstacle invincible aux idées de Jésus venait surtout du judaïsme orthodoxe, représenté par les pharisiens. Jésus s’éloignait de plus en plus de l’ancienne Loi. Or, les pharisiens étaient les vrais Juifs, le nerf et la force du judaïsme. Quoique ce parti eût son centre à Jérusalem, il avait cependant des adeptes établis en Galilée, ou qui y venaient souvent. C’étaient en général des hommes d’un esprit étroit, donnant beaucoup à l’extérieur, d’une dévotion dédaigneuse, officielle, satisfaite et assurée d’elle-même. Leurs manières étaient ridicules et faisaient sourire même ceux qui les respectaient. Les sobriquets que leur donnait le peuple, et qui sentent la caricature, en sont la preuve. Il y avait le « pharisien bancroche » (nikfi), qui marchait dans les rues en traînant les pieds et les heurtant contre le» cailloux ; le « pharisien front sanglant » (kizaï), qui allait les yeux fermés pour ne pas voir les femmes, et se choquait le front contre les murs, si bien qu’il l’avait toujours ensanglanté ; le « pharisien pilon » (medou kia), qui se tenait plié en deux comme le manche d’un pilon ; le « pharisien fort d’épaules » (schikmi), qui marchait le dos voûté comme s’il portait sur ses épaules le fardeau entier de la Loi ; le « pharisien Qu’y a-t-il à faire ? Je le fais, » toujours à la piste d’un précepte à accomplir, et enfin le « pharisien teint, » pour lequel tout l’extérieur de la dévotion n’était qu’un vernis d’hypocrisie. Ce rigorisme, en effet, n’était souvent qu’apparent et cachait en réalité un grand relâchement moral. Le peuple néanmoins en était dupe. Le peuple, dont l’instinct est toujours droit, même quand il s’égare le plus fortement sur les questions de personnes, est très-facilement trompé par les faux dévots. Ce qu’il aime en eux. est bon et digne d’être aimé ; mais il n’a pas assez de pénétration pour discerner l’apparence de la réalité.

L’antipathie qui, dans un monde aussi passionné, dut éclater tout d’abord entre Jésus et des personnes de ce caractère, est facile à comprendre. Jésus ne voulait que la religion du cœur ; celle des pharisiens consistait presque uniquement en observances. Jésus recherchait les humbles et les rebutés de toute sorte ; les pharisiens voyaient en cela une insulte à leur religion d’hommes comme il faut. Un pharisien était un homme infaillible et impeccable, un pédant certain d’avoir raison, prenant la première place à la synagogue, priant dans les rues, faisant l’aumône à son de trompe, regardant si on le salue. Jésus soutenait que chacun doit attendre le jugement de Dieu avec crainte et tremblement. Il s’en faut que la mauvaise direction religieuse représentée par le pharisaïsme régnât sans contrôle. Bien des hommes avant Jésus, ou de son temps, tels que Jésus, fils de Sirach, l’un des vrais ancêtres de Jésus de Nazareth, Gamaliel, Antigone de Soco, le doux et noble Hillel surtout, avaient enseigné des doctrines religieuses fort élevées et déjà presque évangéliques. Mais ces bonnes semences avaient été étouffées. Les belles maximes de Hillel résumant toute la Loi en l’équité, celles de Jésus, fils de Sirach, faisant consister le culte dans la pratique du bien, étaient oubliées ou anathématisées. Schammaï, avec son esprit étroit et exclusif, l’avait emporté. Une masse énorme de « traditions » avait étouffé la Loi, sous prétexte de la protéger et de l’interpréter.

Les luttes de Jésus avec l’hypocrisie officielle étaient continues. Le réformateur puritain est d’ordinaire essentiellement « biblique, » partant du texte immuable pour critiquer la théologie courante, qui a marché de génération en génération. Ainsi firent plus tard, chez les Juifs, les karaïtes ; chez les chrétiens, les protestants. Jésus porta bien plus énergiquement la hache à la racine. On le voit parfois, il est vrai, invoquer le texte contre les fausses traditions des pharisiens. Mais, en général, c’est à la conscience qu’il en appelle. Du même coup il tranche le texte et les commentaires. Il montre bien aux pharisiens qu’avec leurs traditions ils altèrent gravement le mosaïsme ; mais il ne prétend nullement lui-même revenir à Moïse. Son but était en avant, non en arrière. Jésus était plus que le réformateur d’une religion vieillie ; c’était le créateur de la religion éternelle de l’humanité.

Les disputes éclataient surtout à propos d’une foule de pratiques extérieures introduites par la tradition, et que ni Jésus ni ses disciples n’observaient. Les pharisiens lui en faisaient de vifs reproches. Quand il dînait chez eux, il les scandalisait fort en ne s’astreignant pas aux ablutions d’usage. « Donnez l’aumône, disait-il, et tout pour vous deviendra pur. » Ce qui blessait au plus haut degré son tact délicat, c’était l’air d’assurance que les pharisiens portaient dans les choses religieuses, leur dévotion mesquine, qui aboutissait à une vaine recherche de préséances et de titres, nullement à l’amélioration des cœurs. Une admirable parabole rendait cette pensée avec infiniment de charme et de justesse. « Un jour, disait-il, deux hommes montèrent au temple pour prier. L’un était pharisien, et l’autre publicain. Le pharisien debout disait en lui-même : « O Dieu, je te rends grâces » de ce que je ne suis pas comme les autres hommes (par exemple, comme ce publicain), voleur, injuste, adultère. Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède. » Le publicain, au contraire, se tenant éloigné, n’osait lever les yeux au ciel ; mais il se frappait la poitrine en disant : « O Dieu, sois indulgent pour moi, pauvre pécheur. » Je vous le déclare, celui-ci s’en retourna justifié dans sa maison, mais non l’autre. »

Une haine qui ne pouvait s’assouvir que par la mort fut la conséquence de ces luttes. Jean-Baptiste avait déjà provoqué des inimitiés du même genre. Mais les aristocrates de Jérusalem, qui le dédaignaient, avaient laissé les simples gens le tenir pour un prophète. Cette fois, la guerre était à mort. C’était un esprit nouveau qui apparaissait dans le monde et qui frappait de déchéance tout ce qui l’avait précédé. Jean-Baptiste était profondément juif ; Jésus l’était à peine. Jésus s’adresse toujours à la finesse du sentiment moral. Dès la Galilée, les pharisiens cherchèrent à le perdre et employèrent contre lui la manœuvre qui devait leur réussir plus tard à Jérusalem. Ils essayèrent d’intéresser à leur querelle les partisans du nouvel ordre politique qui s’était établi. Les facilités que Jésus trouvait en Galilée pour s’échapper et la faiblesse du gouvernement d’Antipas déjouèrent ces tentatives. Il alla lui-même s’offrir au danger. Il voyait bien que son action, s’il restait confiné en Galilée, était nécessairement bornée. La Judée l’attirait comme par un charme ; il voulut tenter un dernier effort pour gagner la ville rebelle, et sembla prendre à tâche de justifier le proverbe qu’un prophète ne doit point mourir hors de Jérusalem.


CHAPITRE XVIII


DERNIER VOYAGE DE JÉSUS A JÉRUSALEM


Depuis longtemps Jésus avait le sentiment des dangers qui l’entouraient. Pendant un espace de temps qu’on peut évaluer à dix-huit mois, il évita d’aller en pèlerinage à Jérusalem. A la fête des Tabernacles de l’an 32 (selon l’hypothèse que nous avons adoptée), ses parents, toujours malveillants et incrédules, l’engagèrent à y venir. L’évangéliste Jean semble insinuer qu’il y avait dans cette invitation quelque projet caché pour le perdre. « Révèle-toi au monde, lui disaient-ils ; ou ne fait pas ces choses-là dans le secret. Va en Judée, pour qu’on voie ce que tu sais faire. » Jésus, se défiant de quelque trahison, refusa d’abord ; puis, quand la caravane des pèlerins fut partie, il se mit en route de son côté, à l’insu de tous et presque seul. Ce fut le dernier adieu qu’il dit à la Galilée. La fête des Tabernacles tombait à l’équinoxe d’automne. Six mois devaient encore s’écouler jusqu’au dénoûment fatal. Mais, durant cet intervalle, Jésus ne revit pas ses chères provinces du Nord. Le temps des douceurs est passé ; il faut maintenant parcourir pas à pas la voie douloureuse qui se terminera par les angoisses de la mort.

Ses disciples et les femmes pieuses qui le servaient le retrouvèrent en Judée. Mais combien tout ici était changé pour lui ! Jésus était un étranger à Jérusalem. Il sentait qu’il y avait là un mur de résistance qu’il ne pénétrerait pas. Entouré de piéges et d’objections, il était sans cesse poursuivi par le mauvais vouloir des pharisiens. Au lieu de cette faculté illimitée de croire, heureux don des natures jeunes, qu’il trouvait en Galilée, au lieu de ces populations bonnes et douces chez lesquelles l’objection (qui est toujours le fruit d’un peu de malveillance et d’indocilité) n’avait point d’accès, il rencontrait ici à chaque pas une incrédulité obstinée, sur laquelle les moyens d’action qui lui avaient si bien réussi dans le Nord avaient peu de prise. Ses disciples, en qualité de Galiléens, étaient méprisés. Nicodème, qui avait eu avec lui dans un de ses précédents voyages un entretien de nuit, faillit se compromettre au sanhédrin pour avoir voulu le défendre. « Eh quoi ! toi aussi, tu es Galiléen ? lui dit-on. Consulte les Écritures ; est-ce qu’il peut venir un prophète de Galilée ! »

La ville, comme nous l’avons déjà dit, déplaisait à Jésus. Jusque-là, il avait toujours évité les grands centres, préférant pour son action les campagnes et les villes de médiocre importance. Plusieurs des préceptes qu’il donnait à ses apôtres étaient absolument inapplicables hors d’une simple société de petites gens. N’ayant nulle idée du monde, accoutumé à son aimable communisme galiléen, il lui échappait sans cesse des naïvetés, qui à Jérusalem pouvaient paraître singulières. Son imagination, son goût de la nature se trouvaient à l’étroit dans ces murailles. La vraie religion ne devait pas sortir du tumulte des villes, mais de la tranquille sérénité des champs.

L’arrogance des prêtres lui rendait les parvis du temple désagréables. Un jour, quelques-uns de ses disciples, qui connaissaient mieux que lui Jérusalem, voulurent lui faire remarquer la beauté des constructions du temple, l’admirable choix des matériaux, la richesse des offrandes votives qui couvraient les murs. « Vous voyez tous ces édifices, dit-il ; eh bien, je vous le déclare, il n’en restera pas pierre sur pierre. » Il refusa de rien admirer, si ce n’est une pauvre veuve qui passait à ce moment-là, et jetait dans le tronc une petite obole. « Elle a donné plus que les autres, dit-il ; les autres ont donné de leur superflu ; elle, de son nécessaire. » Cette façon de regarder en critique tout ce qui se faisait à Jérusalem, de relever le pauvre qui donnait peu, de rabaisser le riche qui donnait beaucoup, de blâmer le clergé opulent qui ne faisait rien pour le bien du peuple, exaspéra naturellement la caste sacerdotale. Siége d’une aristocratie conservatrice, le temple, comme le haram musulman qui lui a succédé, était le dernier endroit du monde où la révolution pût réussir. C’était là pourtant le centre de la vie juive, le point où il fallait vaincre ou mourir. Sur ce calvaire, où certainement Jésus souffrit plus qu’au Golgotha, ses jours s’écoulaient dans la dispute et l’aigreur, au milieu d’ennuyeuses controverses de droit canon et d’exégèse, pour lesquelles sa grande élévation morale lui donnait peu d’avantage, que dis-je ? lui créait une sorte d’infériorité.

Au sein de cette vie troublée, le cœur sensible et bon de Jésus réussit à se créer un asile où il jouit de beaucoup de douceur. Après avoir passé la journée aux disputes du temple, Jésus descendait le soir dans la vallée du Cédron, prenait un peu de repos dans le verger d’un établissement agricole (probablement une exploitation d’huile) nommé Gethsémani, qui servait de lieu de plaisance aux habitants, et allait passer la nuit sur le mont des Oliviers, qui borne au levant l’horizon de la ville. Ce côté est le seul, aux environs de Jérusalem, qui offre un aspect quelque peu riant et vert. Les plantations d’oliviers, de figuiers, de palmiers y étaient nombreuses et donnaient leurs noms aux villages, fermes ou enclos de Bethphagé, Gethsémani, Béthanie. Il y avait sur le mont des Oliviers deux grands cèdres, dont le souvenir se conserva longtemps chez les Juifs dispersés ; leurs branches servaient d’asile à des nuées de colombes, et sous leur ombrage s’étaient établis de petits bazars. Toute cette banlieue fut en quelque sorte le quartier de Jésus et de ses disciples ; on voit qu’ils la connaissaient presque champ par champ et maison par maison.

Le village de Béthanie, en particulier, situé au sommet de la colline, sur le versant qui donne vers la mer Morte et le Jourdain, à une heure et demie de Jérusalem, était le lieu de prédilection de Jésus. Il y fit la connaissance d’une famille composée de trois personnes, deux sœurs et un frère, dont l’amitié eut pour lui beaucoup de charme. Des deux sœurs, l’une, nommée Marthe, était une personne obligeante, bonne, empressée ; l’autre, au contraire, nommée Marie, plaisait à Jésus par une sorte de langueur, et par ses instincts spéculatifs très-développés. Souvent, assise aux pieds de Jésus, elle oubliait à l’écouter les devoirs de la vie réelle. Sa sœur, alors, sur qui retombait tout le service, se plaignait doucement. « Marthe. Marthe, lui disait Jésus, tu te tourmentes et te soucies de beaucoup de choses ; or, une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point enlevée. » Le frère, Éléazar, ou Lazare, était aussi fort aimé de Jésus. Enfin, un certain Simon le Lépreux, qui était le propriétaire de !a maison, faisait, ce semble, partie de la famille. C’est là qu’au sein d’une pieuse amitié Jésus oubliait les dégoûts de la vie publique. Dans ce tranquille intérieur, il se consolait des tracasseries que les pharisiens et les scribes ne cessaient de lui susciter. Il s’asseyait souvent sur le mont des Oliviers, en face du mont Moria, ayant sous les yeux la splendide perspective des terrasses du temple et de ses toits couverts de lames étincelantes. Cette vue frappait d’admiration les étrangers ; au lever du soleil surtout, la montagne sacrée éblouissait les yeux et paraissait comme une masse de neige et d’or. Mais un profond sentiment de tristesse empoisonnait pour Jésus le spectacle qui remplissait tous les autres Israélites de joie et de fierté. « Jérusalem, Jérusalem, qui tuas les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, s’écriait-il dans ces moments d’amertume, combien de fois j’ai essayé de rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu n’as pas voulu ! »

Ce n’est pas que plusieurs bonnes âmes, ici comme en Galilée, ne se laissassent toucher. Mais tel était le poids de l’orthodoxie dominante que très-peu osaient l’avouer. On craignait de se décréditer aux yeux des Hiérosolymites en se mettant à l’école d’un Galiléen. On eût risqué de se faire chasser de la synagogue, ce qui dans une société bigote et mesquine était le dernier affront. L’excommunication, d’ailleurs, entraînait la confiscation de tous les biens. Pour cesser d’être Juif, on ne devenait pas Romain ; on restait sans défense sous le coup d’une législation théocratique de la plus atroce sévérité. Un jour, les bas officiers du temple, qui avaient assisté à un des discours de Jésus et en avaient été enchantés, vinrent confier leurs doutes aux prêtres. « Est-ce que quelqu’un des princes ou des pharisiens a cru en lui ? leur fut-il répondu ; toute cette foule, qui ne connaît pas la Loi, est une canaille maudite. » Jésus restait ainsi à Jérusalem un provincial admiré des provinciaux comme lui, mais repoussé par toute l’aristocratie de la nation. Les chefs d’école étaient trop nombreux pour qu’on fût fort ému d’en voir paraître un de plus. Sa voix eut à Jérusalem peu d’éclat. Les préjugés de race et de secte, les ennemis directs de l’esprit de l’Évangile, y étaient trop enracinés.

Son enseignement, dans ce monde nouveau, se modifia nécessairement beaucoup. Ses belles prédications, dont l’effet était toujours calculé sur la jeunesse de l’imagination et la pureté de la conscience morale des auditeurs, tombaient ici sur la pierre. Lui, si à l’aise au bord de son charmant petit lac, était gêné, dépaysé en face des pédants. Il dut se faire controversiste, juriste, exégète, théologien. Ses conversations, d’ordinaire pleines de grâce, deviennent un feu roulant de disputes, une suite interminable de batailles scolastiques. Son harmonieux génie s’exténue en des argumentations insipides sur la Loi et les prophètes. En général, il se tirait d’embarras avec beaucoup de finesse. Quand le charme sans pareil de son esprit trouvait à se montrer, c’étaient des triomphes. Un jour, on crut l’embarrasser en lui présentant une femme adultère et en lui demandant comment il fallait la traiter. On sait l’admirable réponse de Jésus. La fine raillerie de l’homme du monde, tempérée par une bonté divine, ne pouvait s’exprimer en un trait plus exquis. Mais l’esprit qui s’allie à la grandeur morale est celui que les sots pardonnent le moins. En prononçant ce mot d’un goût si juste et si pur : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre ! » Jésus perça au cœur l’hypocrisie, et du même coup signa son arrêt de mort. Il est probable, en effet, que, sans l’exaspération causée par tant de traits amers, Jésus eût pu longtemps rester inaperçu et se perdre dans l’épouvantable orage qui allait bientôt emporter la nation juive tout entière. Le haut sacerdoce et les sadducéens avaient pour lui plutôt du dédain que de la haine. Les grandes familles sacerdotales, les Boëthusim, la famille de Hanan, ne se montraient guère fanatiques que de repos. Ce n’était pas d’un tel parti que pouvait venir une réaction bien vive contre Jésus. Le sacerdoce officiel, les yeux tournés vers le pouvoir politique et intimement lié avec lui, ne comprenait rien à ces mouvements enthousiastes. C’était la bourgeoisie pharisienne, c’étaient les innombrables scribes, vivant de la science des « traditions, » qui prenaient l’alarme et qui étaient en réalité menacés dans leurs préjugés et leurs intérêts par la doctrine du maître nouveau. Un des plus constants efforts des pharisiens était d’attirer Jésus sur le terrain des questions politiques et de le compromettre dans le parti de Judas le Gaulonite. La tactique était habile ; car il fallait la profonde ingénuité de Jésus pour ne s’être point encore brouillé avec l’autorité romaine, nonobstant sa proclamation du royaume de Dieu. On voulut déchirer cette équivoque et le forcer à s’expliquer. Un jour, un groupe de pharisiens et de ces politiques qu’on nommait « hérodiens » (probablement des Boëthusim), s’approcha de lui, et, sous apparence de zèle pieux : « Maître, lui dirent-ils, nous savons que tu es véridique et que tu enseignes la voie de Dieu sans égard pour qui que ce soit. Dis-nous donc ce que tu penses : Est-il permis de payer le tribut à César ? » Ils espéraient une réponse qui donnât un prétexte pour le livrer à Pilate. Celle de Jésus fut admirable. Il se fit montrer l’effigie de la monnaie : « Rendez, dit-il, à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu. » Mot profond qui a décidé de l’avenir du christianisme ! Mot d’un spiritualisme accompli et d’une justesse merveilleuse, qui a fondé la séparation du spirituel et du temporel, et a posé la base du vrai libéralisme et de la vraie civilisation !

Son doux et pénétrant génie lui inspirait, quand il était seul avec ses disciples, des accents pleins de charme : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui n’entre pas par la porte dans la bergerie est un voleur. Celui qui entre par la porte est le vrai berger. Les brebis entendent sa voix ; il les appelle par leur nom et les mène aux pâturages ; il marche devant elles, et les brebis le suivent, parce qu’elles connaissent sa voix. Le larron ne vient que pour dérober, pour tuer, pour détruire. Le mercenaire, à qui les brebis n’appartiennent pas, voit venir le loup, abandonne les brebis et s’enfuit. Mais moi, je suis le bon berger ; je connais mes brebis ; mes brebis me connaissent ; et je donne ma vie pour elles. » L’idée d’une prochaine solution à la crise de l’humanité lui revenait fréquemment. « Quand le figuier, disait-il, se couvre de jeunes pousses et de feuilles tendres, vous savez que l’été approche. Levez les yeux, et voyez le monde ; il est blanc pour la moisson. »

Sa forte éloquence se retrouvait toutes les fois qu’il s’agissait de combattre l’hypocrisie :

« Sur la chaire de Moïse sont assis les scribes et les pharisiens. Faites ce qu’ils vous disent ; mais ne faites pas comme ils font ; car ils disent et ne font pas. Ils composent des charges pesantes, impossibles à porter, et ils les mettent sur les épaules des autres ; quant à eux, ils ne voudraient pas les remuer du bout du doigt.

» Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes : ils se promènent en longues robes ; ils portent de larges phylactères[6] ; ils ont de grandes bordures à leurs habits ; ils aiment à avoir les premières places dans les festins et les premiers siéges dans les synagogues, à être salues dans les rues et appelés « maître. » Malheur à eux !...

» Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui avez pris la clef de la science et ne vous en servez que pour fermer aux hommes le royaume des cieux ! Vous n’y entrez pas, et vous empêchez les autres d’y entrer. Malheur à vous, qui engloutissez les maisons des veuves, en simulant de longues prières ! Votre jugement sera en proportion. Malheur à vous, qui parcourez les terres et les mers pour gagner un prosélyte, et qui ne savez en faire qu’un fils de la Géhenne ! Malheur à vous, car vous êtes comme les tombeaux qui ne paraissent pas, et sur lesquels on marche sans le savoir[7] !

» Insensés et aveugles ! qui payez la dîme pour un brin de menthe, d’anet, et de cumin, et qui négligez des commandements bien plus graves, la justice, la pitié. la bonne foi ! Voilà les préceptes qu’il fallait observer ; les autres, il était bien de ne pas les négliger. Guides aveugles, qui filtrez votre vin pour ne pas avaler un insecte, et qui engloutissez un chameau, malheur à vous !.

» Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Car vous nettoyez le dehors de la coupe et du plat[8] ; mais le dedans, qui est plein de rapine et de cupidité, vous n’y prenez point garde. Pharisien aveugle, lave d’abord le dedans ; puis tu songeras à la propreté du dehors.

» Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites ! Car vous ressemblez à des sépulcres blanchis[9], qui du dehors semblent beaux, mais qui au dedans sont pleins d’os de morts et de toute sorte de pourriture. En apparence, vous êtes justes ; mais au fond vous êtes remplis de feinte et de péché.

» Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, qui bâtissez les tombeaux des prophètes, et ornez les monuments des justes, et qui dites : « Si nous eussions » vécu du temps de nos pères, nous n’eussions pas trempé avec eux dans le meurtre des prophètes ! » Ah ! vous convenez donc que vous êtes les enfants de ceux qui ont tué les prophètes. Eh bien, achevez de combler la mesure de vos pères. La Sagesse de Dieu a eu bien raison de dire : « Je vous enverrai des prophètes, des sages, des savants ; vous tuerez et crucifierez les uns, vous ferez fouetter les autres dans vos synagogues, vous les poursuivrez de ville en ville ; afin qu’un jour retombe sur vous tout le sang innocent qui a été répandu sur la terre, depuis le sang d’Abel le juste jusqu’au sang de Zacharie, fils de Barachie, que vous avez tué entre le temple et l’autel. » Je vous le dis, c’est à la génération présente que tout ce sang sera redemandé. »

Son dogme terrible de la substitution des gentils, cette idée que le royaume de Dieu allait être transféré à d’autres, ceux à qui il était destiné n’en ayant pas voulu, revenait comme une menace sanglante contre l’aristocratie, et son titre de Fils de Dieu qu’il avouait ouvertement dans de vives paraboles, où ses ennemis jouaient le rôle de meurtriers des envoyés célestes, était un défi au judaïsme légal. L’appel hardi qu’il adressait aux humbles était plus séditieux encore. Il déclarait qu’il était venu éclairer les aveugles et aveugler ceux qui croient voir. Un jour, sa mauvaise humeur contre le temple lui arracha un mot imprudent : « Ce temple bâti de main d’homme, dit-il, je pourrais, si je voulais, le détruire, et en trois jours j’en rebâtirais un autre non construit de main d’homme. » On ne sait pas bien quel sens Jésus attachait à ce mot, où ses disciples cherchèrent des allégories forcées. Mais, comme on ne voulait qu’un prétexte, le mot fut vivement relevé. Il figurera dans les considérants de l’arrêt de mort de Jésus, et retentira à son oreille parmi les angoisses dernières du Golgotha. Ces discussions irritantes finissaient toujours par des orages. Les pharisiens lui jetaient des pierres ; en quoi ils ne faisaient qu’exécuter un article de la Loi, ordonnant de lapider sans l’entendre tout prophète, même thaumaturge, qui détournerait le peuple du vieux culte. D’autres fois, ils l’appelaient fou, possédé, samaritain, ou cherchaient même à le tuer. On prenait note de ses paroles pour invoquer contre lui les lois d’une théocratie intolérante, que la domination romaine n’avait pas encore abrogées.


CHAPITRE XIX


MACHINATIONS DES ENNEMIS DE JÉSUS


Jésus passa l’automne et une partie de l’hiver à Jérusalem. Cette saison y est assez froide. Le portique de Salomon, avec ses allées couvertes, était le lieu où il se promenait habituellement. Ce portique se composait de deux galeries, formées par trois rangs de colonnes, et recouvertes d’un plafond en bois sculpté. Il dominait la vallée de Cédron, qui était sans doute moins encombrée de déblais qu’elle ne l’est aujourd’hui. L’œil, du haut du portique, ne mesurait pas le fond du ravin, et il semblait, par suite de l’inclinaison des talus, qu’un abîme s’ouvrît à pic sous le mur. L’autre côté de la vallée possédait déjà sa parure de somptueux tombeaux. Quelques-uns des monuments qu’on y voit aujourd’hui étaient peut-être ces cénotaphes en l’honneur des anciens prophètes que Jésus montrait du doigt, quand, assis sous le portique, il foudroyait les classes officielles, qui abritaient derrière ces masses colossales leur hypocrisie ou leur vanité.

À la fin du mois de décembre, il célébra à Jérusalem la fête établie par Judas Macchabée en souvenir de la purification du temple après les sacriléges d’Antiochus Épiphane. On l’appelait aussi la « fête des Lumières, » parce que, durant les huit journées de la fête, on tenait dans les maisons des lampes allumées. Jésus entreprit peu après un voyage en Pérée et sur les bords du Jourdain, c’est-à-dire dans les pays mêmes qu’il avait visités quelques années auparavant, lorsqu’il suivait l’école de Jean, et où il avait lui-même administré le baptême. Il y recueillit, ce semble, quelques consolations, surtout à Jéricho. Cette ville, soit comme tête de route très-importante, soit à cause de ses jardins de parfums et de ses riches cultures, avait un poste de douane assez considérable. Le receveur en chef, Zachée, homme riche, désira voir Jésus. Comme il était de petite taille, il monta sur un sycomore près de la route où devait passer le cortège. Jésus fut touché de cette naïveté d’un personnage considérable. Il voulut descendre chez Zachée, au risque de produire du scandale. On murmura beaucoup, en effet, de le voir honorer de sa visite la maison d’un pécheur. En partant, Jésus déclara son hôte bon fils d’Abraham, et, comme pour ajouter au dépit des orthodoxes, Zachée devint un saint : il donna, dit-on, la moitié de ses biens aux pauvres et répara au double les torts qu’il pouvait avoir faits. Ce ne fut pas là, du reste, la seule joie de Jésus. Au sortir de la ville, le mendiant Bartimée lui fît beaucoup de plaisir en l’appelant obstinément « Fils de David, » quoiqu’on lui enjoignît de se taire. Le cycle des miracles galiléens sembla un moment se rouvrir dans ce pays, que beaucoup d’analogies rattachaient aux provinces du Nord. La délicieuse oasis de Jéricho, alors bien arrosée, devait être un des endroits les plus beaux de la Syrie. Josèphe en parle avec la même admiration que de la Galilée, et l’appelle, comme cette dernière province, un « pays divin. »

Jésus, après avoir accompli cette espèce de pèlerinage aux lieux de sa première activité prophétique, revint à son séjour chéri de Béthanie. L’exaspération de ses ennemis était à son comble. Dès lors, an conseil fut assemblé par les chefs des prêtres, et dans ce conseil la question fut nettement posée : « Jésus et le judaïsme pouvaient-ils vivre ensemble ? » Poser la question, c’était la résoudre, et, sans être prophète, comme le veut l’évangéliste, le grand prêtre put très-bien prononcer son axiome sanglant : « Il est utile qu’un homme meure pour tout le peuple. »

« Le grand prêtre de cette année, » pour prendre une expression du quatrième évangéliste, qui rend très-bien l’état d’abaissement où se trouvait réduit le souverain pontificat, était Joseph Kaïapha, nommé par Valerius Gratus et tout dévoué aux Romains. Depuis que Jérusalem dépendait des procurateurs, la charge de grand prêtre était devenue une fonction amovible ; les destitutions s’y succédaient presque chaque année. Kaïapha, cependant, se maintint plus longtemps que les autres. Il avait revêtu sa charge l’an 25, et il ne la perdit que l’an 36. On ne sait rien de son caractère. Beaucoup de circonstances portent à croire que son pouvoir n’était que nominal. A côté et au-dessus de lui, en effet, nous voyons toujours un autre personnage, qui paraît avoir exercé, au moment décisif qui nous occupe, un pouvoir prépondérant.

Ce personnage était le beau-père de Kaïapha, Hanan ou Annas, fils de Seth, vieux grand prêtre déposé, qui, au milieu de cette instabilité du pontificat, conserva au fond toute l’autorité. Hanan avait reçu le souverain sacerdoce du légat Quirinius, l’an 7 de notre ère. Il perdit ses fonctions l’an 14, à l’avénement de Tibère ; mais il resta très-considéré. On continuait à l’appeler « grand prêtre, » quoiqu’il fût hors de charge, et à le consulter sur toutes les questions graves. Pendant cinquante ans, le pontificat demeura presque sans interruption dans sa famille ; cinq de ses fils revêtirent successivement cette dignité, sans compter Kaïapha, qui était son gendre. C’était ce qu’on appelait la « famille sacerdotale, » comme si le sacerdoce y fût devenu héréditaire. Les grandes charges du temple leur étaient aussi presque toutes dévolues. Une autre famille, il est vrai, alternait avec celle de Hanan dans le pontificat ; c’était celle de Boëthus. Mais les Boëthusim, qui devaient l’origine de leur fortune à une cause assez peu honorable, étaient bien moins estimés de la bourgeoisie pieuse. Hanan était donc en réalité le chef du parti sacerdotal. Kaïapha ne faisait rien que par lui ; on s’était habitué à associer leurs noms, et même celui de Hanan était toujours mis le premier. On comprend, en effet, que, sous ce régime de pontificat annuel et transmis à tour de rôle selon le caprice des procurateurs, un vieux pontife, ayant gardé le secret des traditions, vu se succéder beaucoup de fortunes plus jeunes que la sienne, et conservé assez de crédit pour faire déléguer le pouvoir à des personnes qui, selon la famille, lui étaient subordonnées, devait être un très-important personnage. Comme toute l’aristocratie du temple, il était sadducéen, « secte, dit Josèphe, particulièrement dure dans les jugements. » Tous ses fils furent aussi d’ardents persécuteurs. L’un d’eux, nommé comme son père Hanan, fit lapider Jacques, frère du Seigneur, dans des circonstances qui ne sont pas sans analogie avec la mort de Jésus. L’esprit de la famille était altier, audacieux, cruel ; elle avait ce genre particulier de méchanceté dédaigneuse et sournoise qui caractérise la politique juive. Aussi est-ce sur Hanan et les siens que doit peser la responsabilité de tous les actes qui vont suivre. Ce fut Hanan (ou, si l’on veut, le parti qu’il représentait) qui tua Jésus. Hanan fut l’acteur principal dans ce drame terrible, et, bien plus que Pilate, il aurait dû porter le poids des malédictions de l’humanité.

C’est dans la bouche de Caïphe que l’évangéliste tient à placer le mot décisif qui amena la sentence de mort de Jésus. On supposait que le grand prêtre possédait un certain don de prophétie ; le mot devint ainsi pour la communauté chrétienne un oracle plein de sens profonds. Mais un tel mot, quel que soit celui qui l’ait prononcé, fut la pensée de tout le parti sacerdotal. Ce parti était fort opposé aux séditions populaires. Il cherchait à arrêter les enthousiastes religieux, prévoyant avec raison que, par leurs prédications exaltées, ils amèneraient la ruine totale de la nation. Bien que l’agitation provoquée par Jésus n’eût rien de temporel, les prêtres virent comme conséquence dernière de cette agitation une aggravation du joug romain et le renversement du temple, source de leurs richesses et de leurs honneurs. Certes, les causes qui devaient amener, trente-sept ans plus tard, la ruine de Jérusalem étaient ailleurs que dans le christianisme naissant. Elles étaient dans Jérusalem même, et non en Galilée. Cependant on ne peut dire que le motif allégué, en cette circonstance, par les prêtres fût tellement hors de la vraisemblance, qu’il faille y voir de la mauvaise foi. En un sens général, Jésus, s’il réussissait, amenait bien réellement la ruine de la nation juive. Partant des principes admis d’emblée par toute l’ancienne politique, Hanan et Kaïapha étaient donc en droit de dire : « Mieux vaut la mort d’un homme que la ruine d’un peuple. » C’est là un raisonnement, selon nous, détestable. Mais ce raisonnement a été celui des partis conservateurs depuis l’origine des sociétés humaines. Le « parti de l’ordre » (je prends cette expression dans le sens étroit et mesquin) a toujours été le même. Pensant que le dernier mot du gouvernement est d’empêcher les émotions populaires, il croit faire acte de patriotisme en prévenant par le meurtre juridique l’effusion tumultueuse du sang. Peu soucieux de l’avenir, il ne songe pas qu’en déclarant la guerre à toute initiative, il court risque de froisser l’idée destinée à triompher un jour. La mort de Jésus fut une des mille applications de cette politique. Le mouvement qu’il dirigeait était tout spirituel ; mais c’était un mouvement ; dès lors les hommes d’ordre, persuadés que l’essentiel pour l’humanité est de ne point s’agiter, devaient empêcher l’esprit nouveau de s’étendre. Jamais on ne vit par un plus frappant exemple combien une telle conduite va contre son but. Laissé libre, Jésus se fût épuisé dans une lutte désespérée contre l’impossible. La haine inintelligente de ses ennemis décida du succès de son œuvre et mit le sceau à sa divinité.

La mort de Jésus fut ainsi résolue dès le mois de février ou le commencement de mars. Mais Jésus échappa encore pour quelque temps. Il se retira dans une ville peu connue, nommée Ephraïn ou Ephron, du côté de Béthel, à une petite journée de Jérusalem. Il y vécut quelques semaines avec ses disciples, laissant passer l’orage. Mais les ordres pour l’arrêter, dès qu’on le reconnaîtrait à Jérusalem, étaient donnés. La solennité de Pâque approchait, et l’on pensait que Jésus, selon sa coutume, viendrait célébrer cette fête à Jérusalem.


CHAPITRE XX


DERNIÈRE SEMAINE DE JÉSUS


Il partit, en effet, avec ses disciples, pour revoir une dernière fois la ville incrédule. Les espérances de son entourage étaient de plus en plus exaltées. Tous croyaient, en montant à Jérusalem, que le royaume de Dieu allait s’y manifester. L’impiété des hommes étant à son comble, c’était un grand signe que la consommation était proche. La persuasion à cet égard était telle, que l’on se disputait déjà la préséance dans le royaume. Ce fut, dit-on, le moment que Salomé choisit pour demander en faveur de ses fils les deux siéges à droite et à gauche du Fils de l’homme. Le maître au contraire, était obsédé de graves pensées. Parfois, il laissait percer contre ses ennemis un ressentiment sombre ; il racontait la parabole d’un homme noble, qui partit pour recueillir un royaume dans des pays éloignés ; mais à peine est-il parti, que ses concitoyens ne veulent plus de lui. Le roi revient, ordonne d’amener devant lui ceux qui n’ont pas voulu qu’il règne sur eux, et les fait mettre tous à mort. D’autres fois, il détruisait de front les illusions des disciples. Comme ils marchaient sur les routes pierreuses du nord de Jérusalem, Jésus pensif devançait le groupe de ses compagnons. Tous le regardaient en silence, éprouvant un sentiment de crainte et n’osant l’interroger. Déjà, à diverses reprises, il leur avait parlé de ses souffrances futures, et ils l’avaient écouté à contre-cœur. Jésus prit enfin la parole, et, ne leur cachant plus ses pressentiments, il les entretint de sa fin prochaine. Ce fut une grande tristesse dans toute la troupe. Les disciples s’attendaient à voir apparaître bientôt le signe dans les nues. Le cri inaugural du royaume de Dieu : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur, » retentissait déjà dans la troupe en accents joyeux. Cette sanglante perspective les troubla. A chaque pas de la route fatale, le royaume de Dieu s’approchait ou s’éloignait dans le mirage de leurs rêves. Pour lui, il se confirmait dans la pensée qu’il allait mourir, mais que sa mort sauverait le monde. Le malentendu entre lui et ses disciples devenait à chaque instant plus profond.

L’usage était de venir à Jérusalem plusieurs jours avant la Pâque, afin de s’y préparer. Jésus arriva après les autres, et un moment ses ennemis se crurent frustrés de l’espoir qu’ils avaient eu de le saisir. Le sixième jour avant la fête (samedi, 8 de nisan = 28 mars), il atteignit enfin Béthanie. Il descendit, selon son habitude, dans la maison de Lazare, Marthe et Marie, ou de Simon le Lépreux. On lui fit un grand accueil. Il y eut chez Simon le Lépreux un dîner où se réunirent beaucoup de personnes, attirées par le désir de le voir. Marthe servait, selon sa coutume. Il semble qu’on cherchât par un redoublement de respects extérieurs à vaincre la froideur du public et à marquer fortement la haute dignité de l’hôte qu’on recevait. Marie, pour donner au festin un plus grand air de fête, entra pendant le dîner, portant un vase de parfum qu’elle répandit sur les pieds de Jésus. Elle cassa ensuite le vase, selon un vieil usage qui consistait à briser la vaisselle dont on s’était servi pour traiter un étranger de distinction. Enfin, poussant les témoignages de son culte à des excès jusque-là inconnus, elle se prosterna et essuya avec ses longs cheveux les pieds de son maître. La maison fut remplie de la bonne odeur du parfum, à la grande joie de tous, excepté de l’avare Juda de Kerioth. Eu égard aux habitudes économes de la communauté, c’était là une vraie prodigalité. Le trésorier avide calcula tout de suite combien le parfum aurait pu être vendu et ce qu’il eût rapporté à la caisse des pauvres. Ce sentiment peu affectueux, qui semblait mettre quelque chose au-dessus de lui, mécontenta Jésus. Il aimait les honneurs ; car les honneurs servaient à son but et établissaient son titre de fils de David. Aussi, quand on lui parla de pauvres, il répondit assez vivement : « Vous aurez toujours des pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. » Et s’exaltant, il promit l’immortalité à la femme qui, en ce moment critique, lui donnait un gage d’amour.

Le lendemain (dimanche, 9 de nisan), Jésus descendit de Béthanie à Jérusalem. Quand, au détour de la route, sur le sommet du mont des Oliviers, il vit la cité se dérouler devant lui, il pleura, dit-on, sur elle, et lui adressa un dernier appel. Au bas de la montagne, à quelques pas de la porte, en entrant dans la zone voisine du mur oriental de la ville, qu’on appelait Bethphagé, sans doute à cause des figuiers dont elle était plantée, il eut encore un moment de satisfaction humaine. Le bruit de son arrivée s’était répandu. Les Galiléens qui étaient venus à la fête en conçurent beaucoup de joie et lui préparèrent un petit triomphe. On lui amena une ânesse, suivie, selon l’usage, de son petit. Les Galiléens étendirent leurs plus beaux habits en guise de housse sur le dos de cette pauvre monture, et le firent asseoir dessus. D’autres, cependant, déployaient leurs vêtements sur la route et la jonchaient de rameaux verts. La foule qui le précédait et le suivait, en portant des palmes, criait : « Hosanna au fils de David ! béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » Quelques personnes même lui donnaient le titre de roi d’Israël. « Rabbi, fais-les taire, » lui dirent les pharisiens. — S’ils se taisent, les pierres crieront, » répondit Jésus, et il entra dans la ville. Les Hiérosolymites, qui le connaissaient à peine, demandaient qui il était : « C’est Jésus, le prophète de Nazareth en Galilée, » leur répondait-on. Jérusalem était une ville d’environ 50,000 âmes. Un petit événement, comme l’entrée d’un étranger quelque peu célèbre, ou l’arrivée d’une bande de provinciaux, ou un mouvement du peuple aux avenues de la ville, ne pouvait manquer, dans les circonstances ordinaires, d’être vite ébruité. Mais, au temps des fêtes, la confusion était extrême. Jérusalem, ces jours-là, appartenait aux étrangers. Aussi est-ce parmi ces derniers que l’émotion paraît avoir été la plus vive. Des prosélytes parlant grec, qui étaient venus à la fête, furent piqués de curiosité, et voulurent voir Jésus. Ils s’adressèrent à ses disciples ; on ne sait pas bien ce qui résulta de cette entrevue. Pour Jésus, selon sa coutume, il alla passer la nuit à son cher village de Béthanie. Les trois jours suivants (lundi, mardi, mercredi), il descendit pareillement à Jérusalem ; après le coucher du soleil, il remontait soit à Béthanie, soit aux fermes du flanc occidental du mont des Oliviers, où il avait beaucoup d’amis.

Une grande tristesse paraît, en ces dernières journées, avoir rempli l’âme, d’ordinaire si gaie et si sereine, de Jésus. Tous les récits sont d’accord pour lui prêter avant son arrestation un moment d’hésitation et de trouble, une sorte d’agonie anticipée. Selon les uns, il se serait tout à coup écrié : « Mon âme est troublée. O Père, sauve-moi de cette heure ! » On croyait qu’une voix du ciel à ce moment se fit entendre ; d’autres disaient qu’un ange vint le consoler. Selon une version très-répandue, le fait aurait eu lieu au jardin de Gethsémani. Jésus, disait-on, s’éloigna à un jet de pierre de ses disciples endormis, ne prenant avec lui que Céphas et les deux fils Zébédée. Alors il pria la face contre terre. Son âme fut triste jusqu’à la mort ; une angoisse terrible pesa sur lui ; mais la résignation à la volonté divine l’emporta. Ce qu’il y a de certain, c’est que, durant ses derniers jours, le poids énorme de la mission qu’il avait acceptée pesa cruellement sur Jésus. La nature humaine se réveilla un moment. Il se prit peut-être à douter de son œuvre. La terreur, l’hésitation s’emparèrent de lui et le jetèrent dans une défaillance pire que la mort. L’homme qui a sacrifié à une grande idée son repos et les récompenses légitimes de la vie éprouve toujours un moment de retour triste, quand l’image de la mort se présente à lui pour la première fois et cherche à lui persuader que tout est vain. Peut-être quelques-uns de ces touchants souvenirs que conservent les âmes les plus fortes, et qui par moments les percent comme un glaive, lui vinrent-ils à ce moment. Se rappela-t-il les claires fontaines de la Galilée, où il aurait pu se rafraîchir ; la vigne et le figuier sous lesquels il aurait pu s’asseoir ; les jeunes filles qui auraient peut-être consenti à l’aimer ? Maudit-il son âpre destinée, qui lui avait interdit les joies concédées à tous les autres ? Regretta-t-il sa trop haute nature, et, victime de sa grandeur, pleura-t-il de n’être pas resté un simple artisan de Nazareth ? On l’ignore. Car tous ces troubles intérieurs restèrent évidemment lettre close pour ses disciples. Ils n’y comprirent rien, et suppléèrent par de naïves conjectures à ce qu’il y avait d’obscur pour eux dans la grande âme de leur maître. Il est sûr, au moins, que sa nature divine reprit bientôt le dessus. Il pouvait encore éviter la mort ; il ne le voulut pas. L’amour de son œuvre l’emporta. Il accepta de boire le calice jusqu’à la lie. Désormais, en effet, Jésus se retrouve tout entier et sans nuage. Les subtilités du polémiste, la crédulité du thaumaturge et de l’exorciste sont oubliées. Il ne reste que le héros incomparable de la Passion, le fondateur des droits de la conscience libre, le modèle accompli que toutes les âmes souffrantes méditeront pour se fortifier et se consoler.

Le triomphe de Bethphagé, cette audace de provinciaux, fêtant aux portes de Jérusalem l’avénement de leur roi-messie, acheva d’exaspérer les pharisiens et l’aristocratie du temple. Un nouveau conseil eut lieu le mercredi (12 de nisan), chez Joseph Kaïapha. L’arrestation immédiate de Jésus fut résolue. Un grand sentiment d’ordre et de police conspiratrice présida à toutes les mesures. Il s’agissait d’éviter un esclandre. Comme la fête de Pâque, qui commençait cette année le vendredi soir, était un moment d’encombrement et d’exaltation, on résolut de devancer ces jours-là. Jésus était populaire ; on craignait une émeute. L’arrestation fut donc fixée au lendemain jeudi. On résolut aussi de ne pas s’emparer de lui dans le temple, où il venait tous les jours, mais d’épier ses habitudes, pour le saisir dans quelque endroit secret. Les agents des prêtres sondèrent les disciples, espérant obtenir des renseignements utiles de leur faiblesse ou de leur simplicité. Ils trouvèrent ce qu’ils cherchaient dans Juda de Kerioth. Ce malheureux, par des motifs impossibles à expliquer, trahit son maître, donna toutes les indications nécessaires, et se chargea même (quoiqu’un tel excès de noirceur soit à peine croyable) de conduire la brigade qui devait opérer l’arrestation. Le souvenir d’horreur que la sottise ou la méchanceté de cet homme laissa dans la tradition chrétienne a dû introduire ici quelque exagération. Juda jusque-là avait été un disciple comme un autre ; il avait même le titre d’apôtre. La légende, qui ne veut que des couleurs tranchées, n’a pu admettre dans le cénacle que onze saints et un réprouvé. La réalité ne procède point par catégories si absolues. L’avarice, que les synoptiques donnent pour motif au crime dont il s’agit, ne suffit pas pour l’expliquer. Il serait singulier qu’un homme qui tenait la caisse et qui savait ce qu’il allait perdre par la mort du chef, eût échangé les profits de son emploi contre une très-petite somme d’argent. Juda avait-il été blessé dans son amour-propre par la semonce qu’il reçut au dîner de Béthanie ? Cela ne suffit pas encore. Jean voudrait en faire un voleur, un incrédule depuis le commencement, ce qui n’a aucune vraisemblance. On aime mieux croire à quelque sentiment de jalousie, à quelque dissension intestine. La haine particulière que Jean témoigne contre Juda confirme cette hypothèse. D’un cœur moins pur que les autres, Juda aura pris, sans s’en apercevoir, les sentiments étroits de sa charge. Par un travers fort ordinaire dans les fonctions actives, il en sera venu à mettre les intérêts de la caisse au-dessus de l’œuvre même à laquelle elle était destinée. L’administrateur aura tué l’apôtre. Le murmure qui lui échappe à Béthanie semble supposer que parfois il trouvait que le maître coûtait trop cher à sa famille spirituelle. Sans doute cette mesquine économie avait causé dans la petite société bien d’autres froissements.

Chaque minute, à ce moment, devient solennelle et a compté plus que des siècles entiers dans l’histoire de l’humanité. Nous sommes arrivés au jeudi, 13 de nisan (2 avril). C’était le lendemain soir que commençait la fête de Pâque, par le festin où l’on mangeait l’agneau. La fête se continuait les sept jours suivants, durant lesquels on mangeait les pains azymes. Le premier et le dernier de ces sept jours avaient un caractère particulier de solennité. Les disciples étaient déjà occupés des préparatifs pour la fête. Quant à Jésus, on est porté à croire qu’il connaissait la trahison de Juda, et qu’il se doutait du sort qui l’attendait. Le soir, il fit avec ses disciples son dernier repas. Ce n’était pas le festin rituel de la Pâque, comme on l'a supposé plus tard, en commettant une erreur d’un jour ; mais pour l’Église, primitive, le souper de jeudi fut la vraie Pâque, le sceau de l’alliance nouvelle. Chaque disciple y rapporta ses plus chers souvenirs, et une foule de traits touchants que chacun gardait du maître furent accumulés sur ce repas, qui devint la pierre angulaire de la piété chrétienne et le point de départ des plus fécondes institutions.

Nul doute, en effet, que l’amour tendre dont le cœur de Jésus était rempli pour la petite Église qui l’entourait n’ait débordé à ce moment. Son âme sereine et forte se trouvait légère sous le poids des sombres préoccupations qui l’assiégeaient. Il eut un mot pour chacun de ses amis. Deux d’entre eux, Jean et Pierre, surtout, furent l’objet de tendres marques d’attachement. Jean (c’est lui du moins qui l’assure) était couché sur le divan, à côté de Jésus, et sa tête reposait sur la poitrine du maître. Vers la fin du repas, le secret qui pesait sur le cœur de Jésus faillit lui échapper. « En vérité, dit-il, je vous le dis, un de vous me trahira. » Ce fut pour ces hommes naïfs un moment d’angoisse ; ils se regardèrent les uns les autres, et chacun s’interrogea. Juda était présent ; peut-être Jésus, qui avait depuis quelque temps des raisons de se défier de lui, chercha-t-il par ce mot à tirer de ses regards ou de son maintien embarrassé l’aveu de sa faute. Mais le disciple infidèle ne perdit pas contenance ; il osa même, dit-on, demander comme les autres : « Serait-ce moi, rabbi ? »

Cependant, l’âme droite et bonne de Pierre était à la torture. Il fit signe à Jean de tâcher de savoir de qui le maître parlait. Jean, qui pouvait converser avec Jésus sans être entendu, lui demanda le mot de cette énigme. Jésus, n’ayant que des soupçons, ne voulut prononcer aucun nom ; il dit seulement à Jean de bien remarquer celui à qui il allait offrir du pain trempé. En même temps, il trempa le pain et l’offrit à Juda : Jean et Pierre seuls eurent connaissance du fait. Jésus adressa à Juda quelques paroles qui renfermaient un sanglant reproche, mais ne furent pas comprises des assistants. On crut que Jésus lui donnait des ordres pour la fête du lendemain, et il sortit.

Sur le moment, ce repas ne frappa personne, et, à part les appréhensions dont le maître fit la confidence à ses disciples, qui ne comprirent qu’à demi, il ne s’y passa rien d’extraordinaire. Mais, après la mort de Jésus, on attacha à cette soirée un sens singulièrement solennel, et l’imagination des croyants y répandit une teinte de suave mysticité. Ce qu’on se rappelle le mieux d’une personne chère, ce sont ses derniers temps. Par une illusion inévitable, on prête aux entretiens qu’on a eus alors avec elle un sens qu’ils n’ont pris que par la mort ; on rapproche en quelques heures les souvenirs de plusieurs années. La plupart des disciples ne virent plus leur maître après le souper dont nous venons de parler. Ce fut le banquet d’adieu. Dans ce repas, ainsi que dans beaucoup d’autres, Jésus pratiqua son rite mystérieux de la fraction du pain. Comme on crut de bonne heure que le repas en question eut lieu le jour de Pâque et fut le festin pascal, l’idée vint naturellement que l’institution eucharistique se fit à ce moment suprême. Partant de l’hypothèse que Jésus savait d’avance avec précision le moment de sa mort, les disciples devaient être amenés à supposer qu’il réserva pour ses dernières heures une foule d’actes importants. Comme, d’ailleurs, une des idées fondamentales des premiers chrétiens était que la mort de Jésus avait été un sacrifice, remplaçant tous ceux de l’ancienne Loi, la « Cène, » qu’on supposait s’être passée une fois pour toutes la veille de la Passion, devint le sacrifice par excellence, l’acte constitutif de la nouvelle alliance, le signe du sang répandu pour le salut de tous. Le pain et le vin, mis en rapport avec la mort elle-même, furent ainsi l’image du Testament nouveau que Jésus avait scellé de ses souffrances, la commémoration du sacrifice du Christ jusqu’à son avénement.

Un haut sentiment d’amour, de concorde, de charité, de déférence mutuelle animait, du reste, les souvenirs qu’on croyait garder des dernières heures de Jésus. C’est toujours l’unité de son Église, constituée par lui ou par son esprit, qui est l’âme des symboles et des discours que la tradition chrétienne fit remonter à ce moment sacré. « Je vous donne un commandement nouveau, disait-il : c’est de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. Le signe auquel on connaîtra que vous êtes mes disciples, sera que vous vous aimiez. Je ne vous appelle plus des serviteurs, parce que le serviteur n’est pas dans la confidence de son maître ; mais je vous appelle mes amis, parce que je vous ai communiqué tout ce que j’ai appris de mon Père. Ce que je vous ordonne, c’est de vous aimer les uns les autres. » À ce dernier moment, quelques rivalités, quelques luttes de préséance se produisirent encore. Jésus fit remarquer que, si lui, le maître, avait été au milieu de ses disciples comme leur serviteur, à plus forte raison devaient-ils se subordonner les uns aux autres. Selon quelques-uns, en buvant le vin, il aurait dit : « Je ne goûterai plus de ce fruit de la vigne jusqu’à ce que je le boive nouveau avec vous dans le royaume de mon Père. Selon d’autres, il leur aurait promis bientôt un festin céleste où ils seraient assis sur des trônes à ses côtés.

Il semble que, vers la fin de la soirée, les pressentiments de Jésus gagnèrent les disciples. Tous sentirent qu’un grave danger menaçait le maître et qu’on touchait à une crise. Un moment Jésus songea à quelques précautions et parla d’épées. Il y en avait deux dans la compagnie. « C’est assez, » dit-il. Il ne donna aucune suite à cette idée ; il vit bien que de timides provinciaux ne tiendraient pas devant la force armée des grands pouvoirs de Jérusalem. Céphas, plein de cœur et se croyant sûr de lui-même, jura qu’il irait avec lui en prison et à la mort. Jésus, avec sa finesse ordinaire, lui exprima quelques doutes. Selon une tradition, qui remontait probablement à Pierre lui-même, Jésus l’assigna au chant du coq. Tous, comme Céphas, jurèrent qu’ils ne faibliraient pas.


CHAPITRE XXI


ARRESTATION ET PROCÈS DE JÉSUS


La nuit était complétement tombée quand on sortit de la salle. Jésus, selon son habitude, passa le val du Cédron, et se rendit, accompagné des disciples, dans le Jardin de Gethsémani, au pied du mont des Oliviers. Il s’y assit. Dominant ses amis de son immense supériorité, il veillait et priait. Eux dormaient à côté de lui, quand tout à coup une troupe armée se présenta à la lueur des torches. C’étaient des sergents du temple, armés de bâtons, sorte de brigade de police qu’on avait laissée aux prêtres ; ils étaient soutenus par un détachement de soldats romains avec leurs épées ; le mandat d’arrestation émanait du grand prêtre et du sanhédrin. Juda, connaissant les habitudes de Jésus, avait indiqué cet endroit comme celui où on pouvait le surprendre avec le plus de facilité. Juda, selon l’unanime tradition des premiers temps, accompagnait lui-même l’escouade, et même, selon quelques-uns, il aurait poussé l’odieux jusqu’à prendre pour signe de sa trahison un baiser. Quoi qu’il en soit de cette circonstance, il est certain qu’il y eut un commencement de résistance de la part des disciples. Un d’eux (Pierre, selon des témoins oculaires) tira l’épée et blessa à l’oreille un des serviteurs du grand-prêtre nommé Malek. Jésus arrêta ce premier mouvement. Il se livra lui-même aux soldats. Faibles et incapables d’agir avec suite, surtout contre des autorités qui avaient tant de prestige, les disciples prirent la fuite et se dispersèrent. Seuls, Pierre et Jean ne quittèrent pas de vue leur maître. Un autre jeune homme inconnu le suivait, couvert d’un vêtement léger. On voulut l’arrêter ; mais le jeune homme s’enfuit, en laissant sa tunique entre les mains des agents.

La marche que les prêtres avait résolu de suivre contre Jésus était très-conforme au droit établi. Leur plan était de le convaincre, par enquête testimoniale et par ses propres aveux, de blasphème et d’attentat contre la religion mosaïque, de le condamner à mort selon la loi, puis de faire approuver la condamnation par Pilate. L’autorité sacerdotale, comme nous l’avons déjà vu, résidait tout entière de fait entre les mains de Hanan. L’ordre d’arrestation venait probablement de lui. Ce fut chez ce puissant personnage que l’on mena d’abord Jésus. Hanan l’interrogea sur sa doctrine et ses disciples. Jésus refusa avec une juste fierté d’entrer dans de longues explications. Il s’en référa à son enseignement, qui avait été public ; il déclara n’avoir jamais eu de doctrine secrète ; il engagea l’ex-grand prêtre à interroger ceux qui l’avaient écouté. Cette réponse était parfaitement naturelle ; mais le respect exagéré dont le vieux pontife était entouré la fit paraître audacieuse ; un des assistants y répliqua, dit-on, par un soufflet.

Pierre et Jean avaient suivi leur maître jusqu’à la demeure de Hanan. Jean, qui était connu dans la maison, fut admis sans difficulté ; mais Pierre fut arrêté à l’entrée, et Jean fut obligé de prier la portière de le laisser passer. La nuit était froide. Pierre resta dans l’antichambre et s’approcha d’un brasier autour duquel les domestiques se chauffaient. Il fut bientôt reconnu pour un disciple de l’accusé. Le malheureux, trahi par son accent galiléen, poursuivi de questions par les valets, dont l’un était parent de Malek et l’avait vu à Gethsémani, nia par trois fois qu’il eût jamais eu la moindre relation avec Jésus. Il pensait que Jésus ne pouvait l’entendre, et il ne songeait pas que cette lâcheté dissimulée renfermait une grande indélicatesse. Mais sa bonne nature lui révéla bientôt la faute qu’il venait de commettre. Une circonstance fortuite, le chant du coq, lui rappela un mot que Jésus lui avait dit. Touché au cœur, il sortit et se mit à pleurer amèrement.

Hanan, bien qu’auteur véritable du meurtre juridique qui allait s’accomplir, n’avait pas de pouvoirs pour prononcer la sentence de Jésus ; il le renvoya à son gendre Kaïapha, qui portait le titre officiel. Cet homme, instrument aveugle de son beau-père, devait naturellement tout ratifier. Le sanhédrin était rassemblé chez lui. L’enquête commença ; plusieurs témoins, préparés d’avance, comparurent devant le tribunal. Le mot fatal, que Jésus avait réellement prononcé : « Je détruirai le temple de Dieu, et je le rebâtirai en trois jours, » fut cité par deux témoins. Blasphémer le temple de Dieu était, d’après la loi juive, blasphémer Dieu lui-même. Jésus garda le silence et refusa d’expliquer la parole incriminée. Ce fut en général, à ce dernier moment, sa règle de conduite. La sentence était arrêtée ; on ne cherchait que des prétextes. Jésus le sentait, et n’entreprit pas une défense inutile. Au point de vue du judaïsme orthodoxe, il était bien vraiment un blasphémateur, un destructeur du culte établi ; or, ces crimes étaient punis de mort par la loi. D’une seule voix, l’assemblée le déclara coupable de crime capital. Les membres du conseil ; qui penchaient secrètement vers lui étaient absents ou ne votèrent pas. La frivolité ordinaire aux aristocraties depuis longtemps établies ne permit pas aux juges de réfléchir longuement sur les conséquences de la sentence qu’ils rendaient. La vie de l’homme était alors sacrifiée bien légèrement ; sans doute les membres du sanhédrin ne songèrent pas que leurs fils rendraient compte à une postérité irritée de l’arrêt prononcé avec un si insouciant dédain.

Le sanhédrin n’avait pas le droit de faire exécuter une sentence de mort. Mais, dans la confusion de pouvoirs qui régnait alors en Judée, Jésus n’en était pas moins dès ce moment un condamné. Il demeura le reste de la nuit exposé aux mauvais traitements d’une valetaille infime, qui ne lui épargna aucun affront.

Le matin, les chefs des prêtres et les anciens se trouvèrent de nouveau réunis. Il s’agissait de faire ratifier par Pilate la condamnation prononcée par le sanhédrin, et frappée d’insuffisance depuis l’occupation des Romains. Le procurateur n’était pas investi comme le légat impérial du droit de vie et de mort. Mais Jésus n’était pas citoyen romain ; il suffisait de l’autorisation du gouverneur pour que l’arrêt prononcé contre lui eût son cours. Comme il arrive toutes les fois qu’un peuple politique soumet une nation où la loi civile et la loi religieuse se confondent, les Romains étaient amenés à prêter à la loi juive une sorte d’appui officiel. Le droit romain ne s’appliquait pas aux Juifs. Ceux-ci restaient sous le droit canonique que nous trouvons consigné dans le Talmud, de même que les Arabes d’Algérie sont encore régis par le code de l’islam. Quoique neutres en religion, les Romains sanctionnaient ainsi fort souvent des pénalités portées pour des délits religieux. Josèphe prétend (mais certes en en peut douter) que, si un Romain franchissait les colonnes qui portaient des inscriptions défendant aux païens d’avancer, les Romains eux-mêmes le livraient aux Juifs pour le mettre à mort.

Les agents des prêtres lièrent donc Jésus et l’amenèrent au prétoire, qui était l’ancien palais d’Hérode, joignant la tour Antonia. On était au matin du jour où l’on devait manger l’agneau pascal (vendredi, 14 de nisan = 3 avril). Les Juifs se seraient souillés en entrant dans le prétoire et n’auraient pu faire le festin sacré. Ils restèrent dehors. Pilate, averti de leur présence, monta au bima ou tribunal situé en plein air, à l’endroit qu’on nommait Gabbatha ou en grec Lithostrotos, à cause du carrelage qui revêtait le sol.

A peine informé de l’accusation, il témoigna sa mauvaise humeur d’être mêlé à cette affaire. Puis il s’enferma dans le prétoire avec Jésus. Là eut lieu un entretien dont les détails précis nous échappent, aucun témoin n’ayant pu le redire aux disciples, mais dont la couleur paraît avoir été bien devinée par Jean. Son récit, en effet, est en parfait accord avec ce que l’histoire nous apprend de la situation réciproque des deux interlocuteurs.

Le procurateur Pontius, surnommé Pilatus, sans doute à cause du pilum ou javelot d’honneur dont lui ou un de ses ancêtres fut décoré, n’avait en jusque-là aucune relation avec la secte naissante. Indifférent aux querelles intérieures des Juifs, il ne voyait dans tous ces mouvements de sectaires que les effets d’imaginations intempérantes et de cerveaux égarés. En général, il n’aimait pas les Juifs. Mais les Juifs le détestaient davantage encore ; ils le trouvaient dur, méprisant, emporté ; ils l’accusaient de crimes invraisemblables. Centre d’une grande fermentation populaire, Jérusalem était une ville très-séditieuse et, pour un étranger, un insupportable séjour. Les excités prétendaient que c’était chez le nouveau procurateur un dessein arrêté d’abolir la loi juive. Leur fanatisme étroit, leurs haines religieuses révoltaient ce large sentiment de justice et de gouvernement civil, que le Romain le plus médiocre portait partout avec lui. Tous les actes de Pilate qui nous sont connus le montrent comme un bon administrateur. Dans les premiers temps de l’exercice de sa charge, il avait eu avec ses administrés des difficultés qu’il avait tranchées d’une manière très-brutale, mais où il semble que, pour le fond des choses, il avait raison. Les Juifs devaient lui paraître des gens arriérés ; il les jugeait sans doute comme un préfet libéral jugeait autrefois les Bas Bretons, se révoltant pour une nouvelle route ou pour l’établissement d’une école. Dans ses meilleurs projets pour le bien du pays, notamment en tout ce qui tenait aux travaux publics, il avait rencontré la Loi comme un obstacle infranchissable. La Loi enserrait la vie à un tel point, qu’elle s’opposait à tout changement et à toute amélioration. Les constructions romaines, même les plus utiles, étaient de la part des Juifs zélés l’objet d’une grande antipathie. Deux écussons votifs, avec des inscriptions qu’il avait fait apposer à sa résidence, laquelle était voisine de l’enceinte sacrée, provoquèrent un orage encore plus violent. Pilate tint d’abord peu de compte de ces susceptibilités ; il se vit ainsi engagé dans des répressions sanglantes, qui plus tard finirent par amener sa destitution. L’expérience de tant de conflits l’avait rendu fort prudent dans ses rapports avec un peuple intraitable, qui se vengeait de ses maîtres en les obligeant à user envers lui de rigueurs odieuses. Le procurateur se voyait avec un suprême déplaisir amené à jouer en cette nouvelle affaire un rôle de cruauté, pour une loi qu’il haïssait. Il savait que le fanatisme religieux, quand il a obtenu quelque violence des gouvernements civils, est ensuite le premier à en faire peser sur eux la responsabilité, presque à les en accuser. Suprême injustice ; car le vrai coupable, en pareil cas, est l’instigateur !

Pilate eût donc désiré sauver Jésus. Peut-être l’attitude digne et calme de l’accusé fit-elle sur lui de l’impression. Selon une tradition, Jésus aurait trouvé un appui dans la propre femme du procurateur. Celle-ci avait pu entrevoir le doux Galiléen de quelque fenêtre du palais, donnant sur les cours du temple. Peut-être le revit-elle en songe, et le sang de ce beau jeune homme, qui allait être versé, lui donna-t-il le cauchemar. Ce qu’il y a de certain, c’est que Jésus trouva Pilate prévenu en sa faveur. Le gouverneur l’interrogea avec bonté et avec l’intention de chercher tous les moyens de le renvoyer absous.

Le titre de « roi des Juifs, » que Jésus ne s’était jamais attribué, mais que ses ennemis présentaient comme le résumé de son rôle et de ses prétentions, était naturellement celui par lequel on pouvait exciter les ombrages de l’autorité romaine. C’est par ce côté, comme séditieux et comme coupable de crime d’État, qu’on se mit à l’accuser. Rien n’était plus injuste ; car Jésus avait toujours reconnu l’empire romain pour le pouvoir établi. Mais les partis religieux conservateurs n’ont pas coutume de reculer devant la calomnie. On tirait malgré lui toutes les conséquences de sa doctrine ; on le transformait en disciple de Juda le Gaulonite ; on prétendait qu’il défendait de payer le tribut à César. Pilate lui demanda s’il était réellement le roi des Juifs. Jésus ne dissimula rien de ce qu’il pensait. Mais la grande équivoque qui avait fait sa force, et qui après sa mort devait constituer sa royauté, le perdit cette fois. Idéaliste, c’est-à-dire ne distinguant pas l’esprit et la matière, Jésus, la bouche armée de son glaive à deux tranchants, selon l’image de l’Apocalypse, ne rassura jamais complétement les puissances de la terre. S’il faut en croire Jean, il aurait avoué sa royauté, mais prononcé en même temps cette profonde parole : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » Puis il aurait expliqué la nature de sa royauté, se résumant tout entière dans la possession et la proclamation de la vérité. Pilate ne comprit rien à cet idéalisme supérieur. Jésus lui fit sans doute l’effet d’un rêveur inoffensif. Le manque total de prosélytisme religieux et philosophique chez les Romains de cette époque leur faisait regarder le dévouement à la vérité comme une chimère. Ces débats les ennuyaient et leur paraissaient dénués de sens. Ne voyant pas quel levain dangereux pour l’empire se cachait dans les spéculations nouvelles, ils n’avaient aucune raison d’employer la violence contre elles. Tout leur mécontentement tombait sur ceux qui venaient leur demander des supplices pour de vaines subtilités. Vingt ans plus tard, Gallion suivait encore la même conduite avec les Juifs. Jusqu’à la ruine de Jérusalem, la règle administrative des Romains fut de rester complétement indifférents dans ces querelles de sectaires entre eux.

Un expédient se présenta à l’esprit du gouverneur pour concilier ses propres sentiments avec les exigences du peuple fanatique dont il avait déjà tant de fois ressenti la pression. Il était d’usage, à propos de la fête de Pâque, de délivrer au peuple un prisonnier. Pilate, sachant que Jésus n’avait été arrêté que par suite de la jalousie des prêtres, essaya de le faire bénéficier de cette coutume. Il parut de nouveau sur le bima, et proposa à la foule de relâcher « le roi des Juifs. » La proposition faite en ces termes avait un certain caractère de largeur en même temps que d’ironie. Les prêtres en virent le danger. Ils agirent promptement, et, pour combattre la proposition de Pilate, ils suggérèrent à la foule le nom d’un prisonnier qui jouissait dans Jérusalem d’une grande popularité. Par un singulier hasard, il s’appelait aussi Jésus et portait le surnom de Bar-Abba ou Bar-Rabban. C’était un personnage fort connu ; il avait été arrêté à la suite d’une émeute accompagnée de meurtre. Une clameur générale s’éleva : « Non celui-là ; mais Jésus Bar-Rabban. » Pilate fut obligé de délivrer Jésus Bar-Rabban.

Son embarras augmentait. Il craignait que trop d’indulgence pour un accusé auquel on donnait le titre de « roi des Juifs » ne le compromît. Le fanatisme, d’ailleurs, amène tous les pouvoirs à traiter avec lui. Pilate se crut obligé de faire quelque concession ; mais, hésitant encore à répandre le sang pour satisfaire des gens qu’il détestait, il voulut tourner la chose en comédie. Affectant de rire du titre pompeux que l’on donnait à Jésus, il le fit fouetter. La flagellation était le préliminaire ordinaire du supplice de la croix. Peut-être Pilate voulut-il laisser croire que cette condamnation était déjà prononcée, tout en espérant que le préliminaire suffirait. Alors eut lieu, selon tous les récits, une scène révoltante. Des soldats mirent sur le dos de Jésus une casaque rouge, sur sa tête une couronne formée de branches épineuses, et un roseau dans sa main. On l’amena ainsi affublé sur la tribune, en face du peuple. Les soldats défilaient devant lui, le souffletaient tour à tour, et disaient en s’agenouillant : « Salut, roi des Juifs ! » D’autres, dit-on, crachaient sur lui et frappaient sa tête avec le roseau. On comprend difficilement que la gravité romaine se soit prêtée à des actes si honteux. Il est vrai que Pilate, en qualité de procurateur, n’avait guère sous ses ordres que des troupes auxiliaires. Des citoyens romains, comme étaient les légionnaires, ne fussent pas descendus à de telles indignités.

Pilate avait-il cru par cette parade mettre sa responsabilité à couvert ? Espérait-il détourner le coup qui menaçait Jésus en accordant quelque chose à la haine des Juifs, et en substituant au dénoûment tragique une fin grotesque d’où il semblait résulter que l’affaire ne méritait pas une autre issue ? Si telle fut sa pensée, elle n’eut aucun succès. Le tumulte grandissait et devenait une véritable sédition. Les cris : « Qu’il soit crucifié ! qu’il soit crucifié ! » retentissaient de tous côtés. Les prêtres, prenant un ton de plus en plus exigeant, déclaraient la Loi en péril, si le séducteur n’était puni de mort. Pilate vit clairement que, pour sauver Jésus, il faudrait réprimer une émeute sanglante. Il essaya cependant encore de gagner du temps. Il rentra dans le prétoire, s’informa de quel pays était Jésus, cherchant un prétexte pour décliner sa propre compétence. Selon une tradition, il aurait même renvoyé Jésus à Antipas, qui, dit-on, était alors à Jérusalem. Jésus se prêta peu à ces efforts bienveillants ; il se renferma, comme chez Kaïapha, dans un silence digne et grave, qui étonna Pilate. Les cris du dehors devenaient de plus en plus menaçants. On dénonçait déjà le peu de zèle du fonctionnaire qui protégeait un ennemi de César. Les plus grands adversaires de la domination romaine se trouvèrent transformés en sujets loyaux de Tibère, pour avoir le droit d’accuser de lèse-majesté le procurateur trop tolérant. « Il n’y a ici, disaient-ils, d’autre roi que l’empereur ; quiconque se fait roi se met en opposition avec l’empereur. Si le gouverneur acquitte cet homme, c’est qu’il n’aime pas l’empereur. » Le faible Pilate n’y tint pas ; il lut d’avance le rapport que ses ennemis enverraient à Rome, et où on l’accuserait d’avoir soutenu un rival de Tibère. Déjà, dans l’affaire des écussons votifs, le Juifs avaient écrit à l’empereur et avaient eu raison. Il craignit pour sa place. Par une condescendance qui devait livrer son nom aux fouets de l’histoire, il céda, rejetant, dit-on, sur les Juifs toute la responsabilité de ce qui allait arriver. Ceux-ci, au dire des chrétiens, l’auraient pleinement acceptée, en s’écriant : « Que son rang retombe sur nous et sur nos enfants ! »

Ces mots furent-ils réellement prononcés ? On en peut douter. Mais ils sont l’expression d’une profonde vérité historique. Vu l’attitude que les Romains avaient prise en Judée, Pilate ne pouvait guère faire autre chose que ce qu’il fit. Combien de sentences de mort dictées par l’intolérance religieuse ont forcé la main au pouvoir civil ! Le roi d’Espagne qui, pour complaire à un clergé fanatique, livrait au bûcher des centaines de ses sujets, était plus blâmable que Pilate ; car il représentait un pouvoir plus complet que n’était encore à Jérusalem celui des Romains. Quand le pouvoir civil se fait persécuteur ou tracassier, à la sollicitation du prêtre, il fait preuve de faiblesse. Mais que le gouvernement qui à cet égard est sans péché jette à Pilate la première pierre. Le « bras séculier, » derrière lequel s’abrite la cruauté cléricale, n’est pas le coupable. Nul n’est admis à dire qu’il a horreur du sang, quand il le fait verser par ses valets.

Ce ne furent donc ni Tibère ni Pilate qui condamnèrent Jésus. Ce fut le vieux parti juif ; ce fut la loi mosaïque. Selon nos idées modernes, il n’y a nulle transmission de démérite moral du père au fils ; chacun ne doit compte à la justice humaine et à la justice divine que de ce qu’il fait. Tout juif, par conséquent, qui souffre encore aujourd’hui pour le meurtre de Jésus a droit de se plaindre ; car peut-être eût-il été Simon le Cyrénéen ; peut-être au moins n’eût-il pas été avec ceux qui crièrent : « Crucifiez-le ! » Mais les nations ont leur responsabilité comme les individus. Or, si jamais crime fut le crime d’une nation, ce fut la mort de Jésus. Cette mort fut « légale, » en ce sens qu’elle eut pour cause première une loi qui était l’âme même de la nation. La loi mosaïque, dans sa forme moderne, il est vrai, mais acceptée, prononçait la peine de mort contre toute tentative pour changer le culte établi. Or, Jésus, sans nul doute, attaquait ce culte et aspirait à le détruire. Les Juifs le dirent à Pilate avec une franchise simple et vraie : « Nous avons une Loi, et, selon cette Loi, il doit mourir ; car il s’est fait Fils de Dieu. » La loi était détestable ; mais c’était la loi de la férocité antique, et le héros qui s’offrait pour l’abroger devait avant tout la subir.

Hélas ! il faudra plus de dix-huit cents ans pour que le sang qu’il va verser porte ses fruits. En son nom, durant des siècles, on infligera des tortures et la mort à des penseurs aussi nobles que lui. Aujourd’hui encore, dans des pays qui se disent chrétiens, des pénalités sont prononcées pour des délits religieux. Jésus n’est pas responsable de ces égarements. Il ne pouvait prévoir que tel peuple à l’imagination égarée le concevrait un jour comme un affreux Moloch, avide de chair brûlée. Le christianisme a été intolérant ; mais l’intolérance n’est pas un fait essentiellement chrétien. C’est un fait juif, en ce sens que le judaïsme dressa pour la première fois la théorie de l’absolu en religion, et posa le principe que tout novateur, même quand il apporte des miracles à l’appui de sa doctrine, doit être reçu à coups de pierres, lapidé par tout le monde, sans jugement. Certes, le monde païen eut aussi ses violences religieuses. Mais, s’il avait eu cette loi-là, comment fût-il devenu chrétien ? Le Pentateuque a de la sorte été dans le monde le premier code de la terreur religieuse. Le judaïsme a donné l’exemple d’un dogme immuable, armé du glaive. Si, au lieu de poursuivre les Juifs d’une haine aveugle, le christianisme eût aboli le régime qui tua son fondateur, combien il eût été plus conséquent, combien il eût mieux mérité du genre humain !


CHAPITRE XXII


MORT DE JÉSUS


Bien que le motif réel de la mort de Jésus fût tout religieux, ses ennemis avaient réussi, au prétoire, à le présenter comme coupable de crime d’État ; ils n’eussent pas obtenu du sceptique Pilate une condamnation pour cause d’hétérodoxie. Conséquents à cette idée, les prêtres firent demander pour Jésus, par la foule, le supplice de la croix. Ce supplice n’était pas juif d’origine ; si la condamnation de Jésus eût été purement mosaïque, on lui eût appliqué la lapidation. La croix était un supplice romain, réservé pour les esclaves et pour les cas où l’on voulait ajouter à la mort l’aggravation de l’ignominie. En l’appliquant à Jésus, on le traitait comme les voleurs de grand chemin, les brigands, les bandits, ou comme ces ennemis de bas étage auxquels les Romains n’accordaient pas les honneurs de la mort par le glaive. C’était le chimérique « roi des Juifs, » non le dogmatiste hétérodoxe, que l’on punissait. Par suite de la même idée, l’exécution dut être abandonnée aux Romains. On sait que, chez les Romains, les soldats, comme ayant pour métier de tuer, faisaient l’office de bourreaux. Jésus fut donc livré à une cohorte de troupe auxiliaires, et tout l’odieux des supplices introduits par les mœurs cruelles des nouveaux conquérants se déroula pour lui. Il était environ midi. On le revêtit de ses habits, qu’on lui avait ôtés pour la parade de la tribune, et, comme la cohorte avait déjà en réserve deux voleurs qu’elle devait exécuter, on réunit les trois condamnés, et le cortége se mit en marche pour le lieu de l’exécution.

Ce lieu était un endroit nommé Golgotha, situé hors de Jérusalem, mais près des murs de la ville. Le nom de Golgotha signifie crâne ; il correspond, ce semble, à notre mot Chaumont, et désignait probablement un tertre dénudé, ayant la forme d’un crâne chauve. On ne sait pas avec exactitude l’emplacement de ce tertre. Il était sûrement au nord ou au nord-ouest de la ville, dans la haute plaine inégale qui s’étend entre les murs et les deux vallées de Cédron et de Hinnom, région assez vulgaire, attristée encore par les fâcheux détails du voisinage d’une grande cité. Il est difficile de placer le Golgotha a l’endroit précis où, depuis Constantin, la chrétienté tout entière l’a vénéré. Cet endroit est trop engagé dans l’intérieur de la ville, et on est porté à croire qu’à l’époque de Jésus il était compris dans l’enceinte des murs.

Le condamné à la croix devait porter lui-même l’instrument de son supplice. Mais Jésus, plus faible de corps que ses deux compagnons, ne put porter la sienne. L’escouade rencontra un certain Simon de Cyrène, qui revenait de la campagne, et les soldats, avec les brusques procédés des garnisons étrangères, le forcèrent de porter l’arbre fatal. Peut-être usaient-ils en cela d’un droit de corvée reconnu, les Romains ne pouvant se charger eux-mêmes du bois infâme. Il semble que Simon fut plus tard de la communauté chrétienne. Ses deux fils, Alexandre et Rufus, y étaient fort connus. Il raconta peut-être plus d’une circonstance dont il avait été témoin. Aucun disciple n’était à ce moment auprès de Jésus.

On arriva enfin à la place des exécutions. Selon l’usage juif, on offrit à boire aux patients un vin fortement aromatisé, boisson enivrante, que, par un sentiment de pitié, on donnait au condamné pour l’étourdir. Il paraît que souvent les dames de Jérusalem apportaient elles-mêmes aux infortunés qu’on menait au supplice ce vin de la dernière heure ; quand aucune d’elles ne se présentait, on l’achetait sur les fonds de la caisse publique. Jésus, après avoir effleuré le vase du bout des lèvres, refusa de boire. Ce triste soulagement des condamnés vulgaires n’allait pas à sa haute nature. Il préféra quitter la vie dans la parfaite clarté de son esprit, et attendre avec une pleine conscience la mort qu’il avait voulue et appelée. On le dépouilla alors de ses vêtements, et on l’attacha à la croix. La croix se composait de deux poutres liées en forme de T. Elle était peu élevée, si bien que les pieds du condamné touchaient presque à terre. On commençait par la dresser ; puis on y attachait le patient, en lui enfonçant des clous dans les mains ; les pieds étaient souvent cloués, quelquefois seulement liés avec des cordes. Un billot de bois, sorte d’antenne, était attaché au fût de la croix, vers le milieu, et passait entre les jambes du condamné, qui s’appuyait dessus. Sans cela, les mains se fussent déchirées et le corps se fût affaissé. D’autres fois, une tablette horizontale était fixée à la hauteur des pieds et les soutenait.

Jésus savoura ces horreurs dans toute leur atrocité. Une soif brûlante, l’une des tortures du crucifiement, le dévorait. Il demanda à boire. Il y avait près de là un vase plein de la boisson ordinaire des soldats romains, mélange de vinaigre et d’eau appelé posca. Les soldats devaient porter avec eux leur posca dans toutes les expéditions, au nombre desquelles une exécution était comptée. Un soldat trempa une éponge dans ce breuvage, la mit au bout d’un roseau, et la porta aux lèvres de Jésus, qui la suça. Les deux voleurs étaient crucifiés à ses côtés. Les exécuteurs, auxquels on abandonnait d’ordinaire les menues dépouilles des suppliciés, tirèrent au sort ses vêtements, et, assis au pied de la croix, le gardaient. Selon une tradition, Jésus aurait prononcé cette parole, qui fut dans son cœur, sinon sur ses lèvres : « Père, pardonne-leur ; ils ne savent ce qu’ils font. »

Un écriteau, suivant la coutume romaine, était attaché au haut de la croix, portant en trois langues, en hébreu, en grec et en latin : le roi des juifs. Il y avait dans cette rédaction quelque chose de pénible et d’injurieux pour la nation. Les nombreux passants qui la lurent en furent blessés. Les prêtres firent observer à Pilate qu’il eût fallu adopter une rédaction qui impliquât seulement que Jésus s’était dit roi des Juifs. Mais Pilate, déjà impatienté de cette affaire, refusa de rien changer à ce qui était écrit.

Ses disciples avaient fui. Mais ses fidèles amies de Galilée, qui l’avaient suivi à Jérusalem, et continuaient à le servir, ne l’abandonnèrent pas. Marie Cléophas, Marie de Magdala, Jeanne, femme de Khouza, Salomé, d’autres encore, se tenaient à une certaine distance et ne le quittaient pas des yeux.

A part ce petit groupe de femmes, qui de loin consolaient ses regards, Jésus n’avait devant lui que le spectacle de la bassesse humaine ou de sa stupidité. Les passants l’insultaient. Il entendait autour de lui de sottes railleries et ses cris suprêmes de douleur tournés en odieux jeux de mots. « Ah ! le voilà, disait-on, celui qui s’est appelé Fils de Dieu ! Que son père, s’il veut, vienne maintenant le délivrer ! — Il a sauvé les autres, murmurait-on encore, et il ne peut se sauver lui-même. S’il est roi d’Israël, qu’il descende de la croix, et nous croyons en lui ! — Eh bien, disait un troisième, toi qui détruis le temple de Dieu, et le rebâtis en trois jours, sauve-toi, voyons ! » — Quelques-uns, vaguement au courant de ses idées apocalyptiques, crurent l’entendre appeler Élie, et dirent : « Voyons si Élie viendra le délivrer. » Il paraît que les deux voleurs crucifiés à ses côtés l’insultaient aussi. Le ciel était sombre ; la terre, comme dans tous les environs de Jérusalem, sèche et morne. Un moment, selon certains récits, le cœur lui défaillit ; un nuage lui cacha la face de son Père ; il eut une agonie de désespoir, plus cuisante mille fois que tous les tourments. Il ne vit que l’ingratitude des hommes ; il se repentit peut-être de souffrir pour une race vile, et il s’écria : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Mais son instinct divin l’emporta encore. A mesure que la vie du corps s’éteignait, son âme se rassérénait et revenait peu à peu à sa céleste origine. Il retrouva le sentiment de sa mission ; il vit dans sa mort le salut du monde ; il perdit de vue le spectacle hideux qui se déroulait à ses pieds, et, profondément uni à son Père, il commença sur le gibet la vie divine qu’il allait mener dans le cœur de l’humanité pour des siècles infinis.

L’atrocité particulière du supplice de la croix était qu’on pouvait vivre trois et quatre jours dans cet horrible état sur l’escabeau de douleur. L’hémorrhagie des mains s’arrêtait vite et n’était pas mortelle. La vraie cause de la mort était la position contre nature du corps, laquelle entraînait un trouble affreux dans la circulation, de terribles maux de tête et de cœur, et enfin la rigidité des membres. Les crucifiés de forte complexion ne mouraient que de faim. L’idée mère de ce cruel supplice n’était pas de tuer directement le condamné par des lésions déterminées, mais d’exposer l’esclave, cloué par les mains dont il n’avait pas su faire bon usage, et de le laisser pourrir sur le bois. L’organisation délicate de Jésus le préserva de cette lente agonie. Tout porte à croire qu’une syncope ou la rupture instantanée d’un vaisseau au cœur amena pour lui, au bout de trois heures, une mort subite. Quelques moments avant de rendre l’âme, il avait encore la voix forte. Tout à coup, il poussa un cri terrible, où les uns entendirent : « O Père, je remets mon esprit entre tes mains ! » et que les autres, plus préoccupés de l’accomplissement des prophéties, rendirent par ces mots : « Tout est consommé ! » Sa tête s’inclina sur sa poitrine, et il expira.

Repose maintenant dans ta gloire, noble initiateur. Ton œuvre est achevée ; ta divinité est fondée. Désormais hors des atteintes de la fragilité, tu assisteras, du haut de la paix divine, aux conséquences infinies de tes actes. Au prix de quelques heures de souffrance, qui n’ont pas même atteint ta grande âme, tu as acheté la plus complète immortalité. Pour des milliers d’années, le monde va relever de toi ! Drapeau de nos contradictions, tu seras le signe autour duquel se livrera la plus ardente bataille. Mille fois plus vivant, mille fois plus aimé depuis ta mort que durant les jours de ton passage ici-bas, tu deviendras à tel point la pierre angulaire de l’humanité, qu’arracher ton nom de ce monde serait l’ébranler jusqu’aux fondements. Entre toi et Dieu, on ne distinguera plus. Pleinement vainqueur de la mort, prends possession de ton royaume, où te suivront, par la voie royale que tu as tracée, des siècles d’adorateurs.


CHAPITRE XXIII


CARACTÈRE ESSENTIEL DE L’ŒUVRE DE JÉSUS


Jésus, on le voit, ne sortit jamais par son action du cercle juif. Quoique sa sympathie pour les dédaignés de l’orthodoxie le portât à admettre les païens dans le royaume de Dieu, quoiqu’il ait plus d’une fois résidé en terre païenne, et qu’une ou deux fois on le surprenne en rapports bienveillants avec des infidèles, on peut dire que sa vie s’écoula tout entière dans le petit monde où il était né. Les pays grecs et romains n’entendirent pas parler de lui ; son nom ne figure dans les auteurs profanes que cent ans plus tard, et encore d’une façon indirecte, à propos des mouvements séditieux provoqués par sa doctrine ou des persécutions dont ses disciples étaient l’objet. Dans le sein même du judaïsme, Jésus ne fit pas une impression durable. Philon, mort vers l’an 50, n’a aucun soupçon de lui. Josèphe, né l’an 37 et écrivant sur la fin du siècle, mentionne son exécution en quelques lignes, comme un événement d’importance secondaire ; dans l’énumération des sectes de son temps, il omet les chrétiens. La Mischna, d’un autre côté, n’offre aucune trace de l’école nouvelle ; les passages des deux Gémares où le fondateur du christianisme est nommé ne nous reportent pas au delà du quatrième ou du cinquième siècle. L’œuvre essentielle de Jésus fut de créer autour de lui un cercle de disciples auxquels il inspira un attachement sans bornes, et dans le sein desquels il déposa le germe de sa doctrine. S’être fait aimer « à ce point qu’après sa mort on ne cessa pas de l’aimer[10], » voilà le chef-d’œuvre de Jésus et ce qui frappa le plus ses contemporains. Sa doctrine était quelque chose de si peu dogmatique, qu’il ne songea jamais à l’écrire ni à la faire écrire. On était son disciple non pas en croyant ceci ou cela, mais en s’attachant à sa personne et en l’aimant. Quelques sentences bientôt recueillies de souvenir, et surtout son type moral et l’impression qu’il avait laissée, furent ce qui resta de lui. Jésus n’est pas un fondateur de dogmes, un faiseur de symboles ; c’est l’initiateur du monde à un esprit nouveau. Les moins chrétiens des hommes furent, d’une part, les docteurs de l’Église grecque, qui, à partir du quatrième siècle, engagèrent le christianisme dans une voie de puériles discussions métaphysiques, et, d’une autre part, les scolastiques du moyen âge latin, qui voulurent tirer de l’Évangile les milliers d’articles d’une « Somme » colossale. Adhérer à Jésus en vue du royaume de Dieu, voilà ce qui s’appela d’abord être chrétien.

On comprend de la sorte comment, par une destinée exceptionnelle, le christianisme pur se présente encore, au bout de dix-huit siècles, avec le caractère d’une religion universelle et éternelle. C’est que la religion de Jésus est bien à quelques égards la religion définitive. Le droit de tous les hommes à participer au royaume de Dieu a été proclamé par Jésus. Grâce à Jésus, les droits de la conscience, soustraits à la loi politique, sont arrivés à constituer un pouvoir nouveau, le « pouvoir spirituel. » Ce pouvoir a menti plus d’une fois à son origine ; durant des siècles, les évêques ont été des princes et le pape a été un roi. L’empire prétendu des âmes s’est montré à diverses reprises comme une affreuse tyrannie, employant pour se maintenir la torture et le bûcher, mais le jour viendra où la séparation portera ses fruits, où le domaine des choses de l’esprit cessera de s’appeler un « pouvoir » pour s’appeler une « liberté. » Sorti de la conscience d’un homme du peuple, éclos devant le peuple, aimé et admiré d’abord du peuple, le christianisme fut empreint d’un caractère originel qui ne s’effacera jamais. Il fut le premier triomphe de la révolution, la victoire du sentiment populaire, l’avénement des simples de cœur, l’inauguration du beau comme le peuple l’entend. Jésus ouvrit ainsi dans les sociétés aristocratiques de l’antiquité la brèche par laquelle tout passera.

Le pouvoir civil, en effet, bien qu’innocent de la mort de Jésus (il ne fit que contre-signer la sentence, et encore malgré lui), devait en porter lourdement la responsabilité. En présidant à la scène du Calvaire, l’État se porta le coup le plus grave. Une légende pleine d’irrévérences de toute sorte prévalut et fit le tour du monde, légende où les autorités constituées jouent un rôle odieux, où c’est l’accusé qui a raison, où les juges et les gens de police se liguent contre la vérité. Séditieuse au plus haut degré, l’histoire de la Passion, répandue par des milliers d’images populaires, montra les aigles romaines sanctionnant le plus inique des supplices, des soldats l’exécutant, un préfet l’ordonnant. Quel coup pour toutes les puissances établies ! Elles ne s’en sont jamais bien relevées. Comment prendre à l’égard des pauvres gens des airs d’infaillibilité, quand on a sur la conscience la grande méprise de Gethsémani ?

Fruit d’un mouvement des âmes parfaitement spontané, dégagé à sa naissance de toute étreinte dogmatique, ayant lutté trois cents ans pour la liberté de conscience, le christianisme, malgré les chutes qui ont suivi, recueille encore les fruits de cette excellente origine. Pour se renouveler, il n’a qu’à revenir à l’Évangile. Le royaume de Dieu, tel que nous le concevons, diffère notablement de l’apparition surnaturelle que les premiers chrétiens espéraient voir éclater dans les nues. Mais le sentiment que Jésus a introduit dans le monde est bien le nôtre. Son parfait idéalisme est la plus haute règle de la vie détachée et vertueuse. Il a créé le ciel des âmes pures, où se trouve ce qu’on demande en vain à la terre, la parfaite noblesse des enfants de Dieu, la sainteté absolue, la totale abstraction des souillures du monde, la liberté enfin, que la société réelle exclut comme une impossibilité, et qui n’a toute son amplitude que dans le domaine de la pensée. Le grand maître de ceux qui se réfugient en ce royaume de Dieu idéal est encore Jésus. Le premier, il a proclamé la royauté de l’esprit ; le premier, il a dit, au moins par ses actes : « Mon royaume n’est pas de ce monde. » La fondation de la vraie religion est bien son œuvre. Après lui, il n’y a plus qu’à développer et à féconder.

« Christianisme » est ainsi devenu presque synonyme de « religion. » Tout ce qu’on fera en dehors de cette grande et bonne tradition chrétienne sera stérile. Jésus a fondé la religion dans l’humanité, comme Socrate y a fondé la philosophie, comme Aristote y a fondé la science. Il y a eu de la philosophie avant Socrate et de la science avant Aristote. Depuis Socrate et depuis Aristote, la philosophie et la science ont fait d’immenses progrès ; mais tout a été bâti sur le fondement qu’ils ont posé. De même, avant Jésus, la pensée religieuse avait traversé bien des révolutions ; depuis Jésus, elle a fait de grandes conquêtes : on n’est pas sorti, cependant, on ne sortira pas de la notion essentielle que Jésus a créée ; il a fixé pour toujours l’idée du culte pur. La religion de Jésus, en ce sens, n’est pas limitée. L’Église a eu ses époques et ses phases ; elle s’est renfermée dans des symboles qui n’ont eu ou qui n’auront qu’un temps : Jésus a fondé la religion absolue, n’excluant rien, ne déterminant rien, si ce n’est le sentiment. Ses symboles ne sont pas des dogmes arrêtés ; ce sont des images susceptibles d’interprétations indéfinies. On chercherait vainement une proposition théologique dans l’Évangile. Toutes les professions de foi sont des travestissements de l’idée de Jésus, à peu près comme la scolastique du moyen âge, en proclamant Aristote le maître unique d’une science achevée, faussait la pensée d’Aristote. Aristote, s’il eût assisté aux débats de l’école, eût répudié cette doctrine étroite ; il eût été du parti de la science progressive contre la routine, qui se couvrait de son autorité ; il eût applaudi à ses contradicteurs. De même, si Jésus revenait parmi nous, il reconnaîtrait pour disciples, non ceux qui prétendent le renfermer tout entier dans quelques phrases de catéchisme, mais ceux qui travaillent à le continuer. La gloire éternelle, dans tous les ordres de grandeurs, est d’avoir posé la première pierre. Il se peut que, dans la « Physique » et dans la « Météorologie » des temps modernes, il ne se retrouve pas un mot des traités d’Aristote qui portent ces titres ; Aristote n’en reste pas moins le fondateur de la science de la nature. Quelles que puissent être les transformations du dogme, Jésus restera en religion le créateur du sentiment pur ; le Sermon sur la montagne ne sera pas dépassé. Aucune révolution ne fera que nous ne nous rattachions en religion à la grande ligne intellectuelle et morale en tête de laquelle brille le nom de Jésus. En ce sens, nous sommes chrétiens, même quand nous nous séparons sur presque tous les points de la tradition chrétienne qui nous a précédés.

Et cette grande fondation fut bien l’œuvre personnelle de Jésus. Pour s’être fait adorer à ce point, il faut qu’il ait été adorable. L’amour ne va pas sans un objet digne de l’allumer, et nous ne saurions rien de Jésus si ce n’est la passion qu’il inspira à son entourage, que nous devrions affirmer encore qu’il fut grand et pur. La foi, l’enthousiasme, la constance de la première génération chrétienne ne s’expliquent qu’en supposant à l’origine de tout le mouvement un homme de proportions colossales. Nos civilisations, régies par une police minutieuse, ne sauraient nous donner aucune idée de ce que valait l’homme à des époques où l’originalité de chacun avait pour se développer un champ plus libre. Supposons un solitaire demeurant dans les carrières voisines de nos capitales, sortant de là de temps en temps pour se présenter aux palais des souverains, forçant la consigne et, d’un ton impérieux, annonçant aux rois l’approche des révolutions dont il a été le promoteur. Cette idée seule nous fait sourire. Tel, cependant, fut Élie. Élie le Thesbite, de nos jours, ne franchirait pas le guichet des Tuileries. La prédication de Jésus, sa libre activité en Galilée ne sortent pas moins complètement des conditions sociales auxquelles nous sommes habitués. Dégagées de nos conventions polies, exemptes de l’éducation uniforme qui nous raffine, mais qui diminue si fort notre individualité, ces âmes entières portaient dans l’action une énergie surprenante. Elles nous apparaissent comme les géants d’un âge héroïque qui n’aurait pas eu de réalité. Erreur profonde ! Ces hommes-là étaient nos frères ; ils eurent notre taille, sentirent et pensèrent comme nous. Mais le souffle de Dieu était libre chez eux ; chez nous, il est enchaîné par les liens de fer d’une société mesquine et condamnée à une irremédiable médiocrité.

Plaçons donc au plus haut sommet de la grandeur humaine la personne de Jésus. Ne nous laissons pas égarer par des défiances exagérées en présence d’une légende qui nous tient toujours dans un monde surhumain. La vie de François d’Assise n’est aussi qu’un tissu de miracles. A-t-on jamais douté cependant de l’existence et du rôle de François d’Assise ? Ne disons pas davantage que la gloire de la fondation du christianisme doit revenir à la foule des premiers chrétiens, et non à celui que la légende a déifié. L’inégalité des hommes est bien plus marquée en Orient que chez nous. Il n’est pas rare de voir s’y élever, au milieu d’une atmosphère générale de méchanceté, des caractères dont la grandeur nous étonne. Bien loin que Jésus ait été créé par ses disciples, Jésus apparaît en tout comme supérieur à ses disciples. Ceux-ci, saint Paul et peut-être saint Jean exceptés, étaient des hommes sans invention ni génie. Saint Paul lui-même ne supporte aucune comparaison avec Jésus, et, quant à saint Jean, de telles obscurités enveloppent les origines de l’école qui se rattachait à lui, qu’on ne peut parler de son rôle personnel qu’avec une extrême réserve. De là l’immense supériorité des Évangiles au milieu des écrits du Nouveau Testament. De là cette chute pénible qu’on éprouve en passant de l’histoire de Jésus à celle des apôtres. Les évangélistes eux-mêmes, qui nous ont légué l’image de Jésus, sont si fort au-dessous de celui dont ils parlent, que sans cesse ils le défigurent, faute d’atteindre à sa hauteur. Leurs écrits sont pleins d’erreurs et de contre-sens. On sent à chaque ligne un discours d’une beauté divine fixé par des rédacteurs qui ne le comprennent pas, et qui substituent leurs propres idées à celles qu’ils ne saisissent qu’à demi. En somme, le caractère de Jésus, loin d’avoir été embelli par ses biographes, a été diminué par eux. La critique, pour le retrouver tel qu’il fut, a besoin d’écarter une série de méprises, provenant de la médiocrité d’esprit des disciples. Ceux-ci l’ont peint comme ils le concevaient, et souvent, en croyant l’agrandir, l’ont en réalité amoindri.

Est-il plus juste de dire que Jésus doit tout au judaïsme et que sa grandeur n’est autre que celle du peuple juif ? Personne plus que moi n’est disposé à placer haut ce peuple unique, dont le don particulier semble avoir été de contenir dans son sein les extrêmes du bien et du mal. Sans doute, Jésus sort du judaïsme ; mais il en sort comme Socrate sortit des écoles de sophistes, comme Luther sortit du moyen âge, comme Lamennais du catholicisme, comme Rousseau du dix-huitième siècle. On est de son siècle et de sa race, même quand on réagit contre son siècle et sa race. Loin que Jésus soit le continuateur du judaïsme, il représente la rupture avec l’esprit juif. En supposant que sa pensée à cet égard puisse prêter à quelque équivoque, la direction générale du christianisme après lui n’en permet pas. La marche générale du christianisme a été de s’éloigner de plus en plus du judaïsme. Son perfectionnement consistera à revenir à Jésus, mais non certes à revenir au judaïsme. La grande originalité du fondateur reste donc entière ; sa gloire n’admet aucun légitime partageant.

Cette sublime personne, qui chaque jour préside encore au destin du monde, il est permis de l’appeler divine, non en ce sens que Jésus ait absorbé tout le divin, mais en ce sens que Jésus est l’individu qui a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin. L’humanité dans son ensemble offre un assemblage d’êtres bas, égoïstes, supérieurs à l’animal en cela seul que leur égoïsme est plus réfléchi. Cependant, au milieu de cette uniforme vulgarité, des colonnes s’élèvent vers le ciel et attestent une plus noble destinée. Jésus est la plus haute de ces colonnes qui montrent à l’homme d’où il vient et où il doit tendre. En lui s’est condensé tout ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature. Il n’a pas été impeccable ; il a vaincu les mêmes passions que nous combattons ; aucun ange de Dieu ne l’a conforté, si ce n’est sa bonne conscience ; aucun Satan ne l’a tenté, si ce n’est celui que chacun porte en son cœur. De même que plusieurs de ses grands côtés sont perdus pour nous par suite de l’intelligence de ses disciples, il est probable aussi que beaucoup de ses fautes ont été dissimulées. Mais jamais personne autant que lui n’a fait prédominer dans sa vie l’intérêt de l’humanité sur les petitesses de l’amour-propre. Voué sans réserve à son idée, il y a subordonné toute chose à un tel degré que vers la fin de sa vie, l’univers n’exista plus pour lui. C’est par cet accès de volonté héroïque qu’il a conquis le ciel. Il n’y a pas eu d’homme qui ait à ce point foulé aux pieds la famille, les joies de ce monde, tout soin temporel. Il ne vivait que de son Père et de la mission divine dont il avait la conviction d’être chargé. Que nous réserve l’avenir ? La grande originalité renaîtra-t-elle, ou le monde se contentera-t-il désormais de suivre les voies ouvertes par les hardis créateurs des vieux âges ? Nous l’ignorons. En tout cas, Jésus ne sera pas surpassé. Son culte se rajeunira sans cesse ; sa légende provoquera des plus beaux yeux des larmes sans fin ; ses souffrances attendriront les meilleurs cœurs ; tous les siècles proclameront qu’entre les fils des hommes, il n’en est pas né de plus grand que Jésus.



FIN


TABLE
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  1. C’est-à-dire du démon, conçu comme le génie du mal, selon les idées du temps.
  2. Dieu des richesses et des trésors cachés, sorte de Plutus dans la mythologie phénicienne et syrienne.
  3. Cri qu’on poussait a la procession de la fête des Tabernacles en agitant les palmes.
  4. Plateaux portatifs sur lesquels. en Orient, on sert les liqueurs et les mets.
  5. Aujourd’hui Naplouse.
  6. Lames de métal ou bandes de parchemin, contenant des passages de la Loi, que les Juifs dévots portaient attachées au front et au bras gauche.
  7. Le contact des tombeaux rendait impur.
  8. La purification de la vaisselle était assujettie, chez les pharisiens aux règles tes plus compliquées.
  9. Les tombeaux étant impurs, on avait coutume de les blanchir à la chaux, pour avertir de ne pas s’en approcher.
  10. Josèphe.