Jim Harrison, boxeur/XVII

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 277-292).

CHAPITRE XVII

AUTOUR DU RING

Parmi toute cette vaste multitude, je fus un de ceux, en bien petit nombre, qui virent de quel côté arrivait ce chapeau noir, si opportunément lancé par-dessus les cordes.

J’ai déjà parlé d’un gig qui approchait isolément et arrivait grand train, par la route du sud.

Mon oncle l’avait aperçu, mais en avait été distrait par la discussion entre sir Lothian Hume et le juge au sujet de l’heure.

Quant à moi, j’avais été si frappé de l’allure furieuse à laquelle arrivaient les retardataires, que j’étais resté à les regarder avec une sorte de vague espoir, dont je n’osais rien dire, par la crainte de causer à mon oncle un nouveau désappointement.

Je venais de voir que le gig contenait une femme et un homme, lorsque soudain je vis le véhicule faire un écart sur la route, se lancer en bondissant au galop de cheval, cahotant sur les roues et coupant court à travers la lande, écrasant les touffes de genêts, puis s’enfonçant jusqu’aux moyeux dans la bruyère et les mares.

Lorsque le conducteur arrêta ses juments couvertes d’écume, il jeta les rênes à sa compagne, s’élança à bas de son siège et se lança furieusement à travers la foule et bientôt fut lancé le chapeau qui apprit à tous le défi porté.

— Maintenant, je suppose, Craven, dit mon oncle aussi froidement que si ce coup de théâtre avait été arrangé d’avance et avec soin par lui, rien ne nous presse.

— À présent que votre champion a jeté son chapeau dans le ring, vous pouvez prendre votre temps, Sir Charles.

— Mon neveu, votre ami a certainement paru à temps. Il s’en est fallu de l’épaisseur d’un cheveu…

— Ce n’est pas Jim, monsieur, dis-je tout bas. C’en est un autre.

Les sourcils soulevés de mon oncle exprimèrent l’étonnement.

— Comment ! un autre ! s’exclama-t-il.

— Et un solide encore ! brailla Belcher, en se donnant sur la cuisse une claque qui fit le bruit d’un coup de pistolet. Eh ! que ma carcasse saute si ce n’est pas ce vieux Jack Harrison en personne.

Nous jetâmes un regard sur la foule et nous vîmes la tête et les épaules d’un homme robuste et vaillant qui gagnait peu à peu du terrain, en laissant derrière lui un sillage en forme de V, comme il s’en forme derrière un chien qui nage.

Maintenant qu’il se rapprochait du bord intérieur où la foule était moins dense, il leva la tête, et nous vîmes la figure bonhomme et tannée du forgeron qui se tourna vers nous.

Dès qu’il fut sorti de la foule, il ouvrit vivement son grand par-dessus sous lequel il parut en tout son équipement de combattant, culottes noires, bas chocolat et souliers blancs.

— Je suis bien fâché d’arriver aussi tard, Sir Charles. Je serais venu plus tôt, mais il m’a fallu du temps pour arranger ça avec la femme. Je n’ai pu la décider tout d’un coup, et il a fallu l’emmener avec moi et nous avons discuté la chose en route.

Et jetant un coup d’œil sur le gig, j’y vis en effet mistress Harrison qui y était assise.

Sir Charles fit signe à Jack Harrison.

— Qu’est-ce qui peut bien vous amener ici, Harrison ? dit-il. Jamais je ne fus plus content de voir un homme de ma vie que je le suis de vous voir en ce moment, mais j’avoue que je ne vous attendais pas.

— Mais, monsieur, vous avez été prévenu que je viendrais.

— Non, certainement non.

— N’avez-vous pas reçu un mot d’avis, Sir Charles, d’un nommé Cummings qui est le maître de l’auberge de Friar’s Oak ? Maître Rodney que voici le connaît bien.

— Nous l’avons vu ivre mort à l’hôtel Georges.

— Ça y est, j’en avais eu peur, s’écria Harrison avec dépit. Il est toujours comme cela quand il est excité. Jamais je n’ai vu un homme se monter la tête comme il l’a fait quand il a su que je prendrais cette lutte à mon compte. Il s’est muni d’un sac de souverains pour parier pour moi.

— C’est donc pour cela que la cote a changé ? dit mon oncle. Il en a entraîné d’autres.

— Je craignais tellement qu’il ne se mit à boire, que je lui avais fait promettre d’aller tout droit vous trouver sans perdre une minute. Il avait un billet pour vous.

— J’ai appris qu’il était arrivé à l’hôtel Georges à six heures. Or, je ne suis arrivé de Reigate qu’à sept heures passées et, à ce moment-là, je suis sûr qu’il devait avoir bu sa commission. Mais où est votre neveu Jim et comment avez-vous pu savoir qu’on aurait besoin de vous ?

— Ce n’est pas sa faute, je vous en réponds, s’il vous a laissé dans le pétrin. Quant à moi, j’ai reçu l’ordre de le remplacer. Cet ordre m’a été donné par le seul homme en ce monde, auquel je n’aurais jamais désobéi.

— Oui, Sir Charles, dit mistress Harrison qui était descendue du gig et s’était approchée de nous, tirez de lui le meilleur parti que vous pourrez pour cette fois, car vous n’aurez plus mon Jack, dussiez-vous me le demander à genoux.

— Elle n’encourage pas du tout les sports. Ça c’est un fait ! dit le forgeron.

— Les sports ! s’écria-t-elle d’une voix criarde où perçaient le mépris et la colère. Revenez m’en parler quand tout sera fini.

Elle s’éloigna en toute hâte et je la vis plus tard, assise parmi la bruyère, le dos tourné à la foule et les mains sur les oreilles, toute recroquevillée, toute convulsionnée d’appréhension.

Pendant que se passait cette scène rapide, la foule était devenue de plus en plus tumultueuse, tant par l’impatience que lui causait le retard que par son redoublement d’entrain, lorsqu’elle avait entrevu la bonne fortune inespérée de voir un boxeur aussi réputé qu’Harrison.

Son nom avait déjà circulé et plus d’un connaisseur âgé avait tiré de sa poche sa bourse en filet, pour mettre quelques guinées sur l’homme qui allait représenter l’école du passé en face de l’école du présent.

Les jeunes gens penchaient pour l’homme de l’Ouest et l’on avait encore quelques petites variations dans la cote, selon que se modifiait la proportion des partisans de l’un ou de l’autre, dans les groupes de la foule.

Pendant ce temps-là, sir Lothian Hume faisait des embarras auprès de l’honorable Berkeley Craven, qui était resté debout près de notre voiture.

— Je dépose une protestation formelle contre cette manière d’agir, dit-il.

— Pour quels motifs, monsieur ?

— Parce que l’homme présenté ici n’est pas celui qu’a désigné en premier lieu Sir Charles Tregellis.

— Je n’ai désigné absolument personne, vous le savez bien, dit mon oncle.

— Les paris ont été tenus dans l’idée que le jeune Jim Harrison serait l’adversaire de mon champion. Maintenant, au dernier moment, il est retiré pour être remplacé par un autre plus redoutable.

— Sir Charles Tregellis ne dépasse en rien son droit, dit Craven d’un ton ferme. Il a pris l’engagement de présenter un homme qui serait en dedans des limites d’âge convenues, et l’on me dit qu’Harrison remplit ces conditions. Vous avez trente-cinq ans passés, Harrison ?

— Quarante ans le mois prochain, monsieur.

— Très bien. Je déclare que la lutte peut s’engager.

Mais, hélas ! il y avait une autorité supérieure à celle du juge lui-même, et nous avions à subir un incident qui fut le prélude et parfois aussi la fin de bien des luttes d’autrefois.

À travers la lande était arrivé un cavalier vêtu de noir, avec des bottes de chasse à revers de basane, suivi d’un couple de grooms, et ce groupe de cavaliers se dessinait nettement au sommet des ondulations, puis disparaissait au fond des plis de terrain alternativement.

Quelques personnes de la foule qui savaient observer avaient jeté des regards soupçonneux du côté de ce cavalier, mais le plus grand nombre l’aperçurent seulement lorsqu’il eut arrêté son cheval sur un tertre qui dominait l’amphithéâtre et d’où, avec une voix de stentor, il annonça qu’il représentait le Custos Rotulorum de Sa Majesté dans le comté de Sussex et qu’il déclarait la réunion de cette assemblée contraire à la loi, et qu’il avait charge de la disperser en employant au besoin la force.

Jamais, jusqu’alors, je n’avais compris cette crainte profondément enracinée, ce respect salutaire que la loi avait fini, au bout de bien des siècles, à imprimer à coups de trique dans l’âme de ces insulaires sauvages et turbulents.

Voilà donc un homme, flanqué simplement de deux domestiques, en face de trente mille autres hommes irrités, mécontents, et parmi lesquels sa trouvaient en grand nombre des boxeurs de profession et aussi parmi ces derniers, des représentants de la classe la plus brutale et la plus dangereuse qu’il y eût dans le pays.

Et pourtant, c’était cet homme isolé qui parlait de recourir à la force pendant que l’immense multitude flottait en murmurant pareille à un animal indocile et de dispositions farouches, face-à-face avec une puissance, qu’il savait sourde à tout raisonnement, capable de vaincre toute résistance.

Mais mon oncle, ainsi que Berkeley Craven, sir John Lade et une douzaine d’autres lords et gentlemen accoururent au devant de ce gêneur du sport.

— Je suppose que vous avez un mandat, monsieur ? dit Craven.

— Oui, monsieur, j’ai un mandat.

— Alors, la loi me donne le droit de l’examiner.

Le magistrat lui tendit un papier bleu.

Les gentlemen, qui formaient le petit groupe, penchèrent la tête pour l’examiner, car la plupart d’entre eux étaient eux-mêmes des magistrats et fort attentifs à découvrir la moindre bévue dans la rédaction.

À la fin, Craven haussa les épaules et rendit le papier.

— Il me parait en forme, monsieur, dit-il.

— Il est absolument correct, répondit le magistrat avec affabilité. Pour vous éviter une perte de votre temps précieux, gentlemen, je puis vous dire, une fois pour toutes, que je suis parfaitement résolu à interdire tout combat, en quelques circonstances que ce soit, sur le territoire du comté dont j’ai la charge et je suis décidé à vous suivre tout le jour pour l’empêcher.

Dans mon inexpérience, je me figurais que cela paraissait terminer l’affaire d’une façon définitive, mais je n’avais pas rendu justice à la prévoyance des personnes qui organisent ces rencontres et j’ignorais également les avantages qui faisaient de la dune de Crawley un lieu de réunion privilégié. Les patrons, les parieurs, le juge, le chronométreur tinrent conseil.

— Il y a sept milles de terrain au-delà de la frontière du Hampshire et deux au-delà de celle du Surrey, dit Jackson.

Le fameux maître du ring avait arboré en l’honneur de la circonstance un magnifique habit écarlate aux boutonnières brodées d’or, une canne blanche, un chapeau à boucle avec large ruban noir, des bas de soie blancs, des culottes couleur marron clair.

Ce costume faisait bien valoir sa superbe prestance et particulièrement ces fameux mollets en balustre qui avaient tant contribué à faire de lui le premier des coureurs et des sauteurs, aussi bien que le plus redoutable des pugilistes anglais.

Sa figure aux traits durs, aux os saillants, ses yeux perçants et son énorme carrure faisaient de lui un excellent meneur pour cette troupe rude et tapageuse qui l’avait pris pour commandant en chef.

— Si je pouvais me hasarder à vous donner un avis, dit l’affable magistrat, ce serait de passer du côté du Hampshire car, du côté du Sussex, sir James Ford n’est pas moins opposé que moi à ces sortes de réunions, tandis que M. Merridew de Long Hall, qui est le magistrat du Hampshire, est moins rigoureux sur ce point.

— Monsieur, dit mon oncle en soulevant son chapeau de façon à produire le plus grand effet, je vous suis infiniment obligé. Si le juge le permet, il n’y aura qu’à déplacer les piquets.

L’instant d’après, ce fut une scène de la plus vive animation.

Tom Owen et son auxiliaire Fogs, aidés des gardiens du ring, arrachèrent les piquets et les cordes et les emportèrent dans un autre endroit de la plaine.

Wilson le Crabe fut enveloppé dans de grands manteaux et emmené dans la barouche, pendant que le champion Harrison prenait la place de M. Craven sur notre voiture.

Ensuite, l’immense foule se déplaça, cavaliers, véhicules, piétons, se mouvant comme un flot lent sur la vaste surface de la lande.

Les voitures avaient un mouvement de roulis et de tangage, comme des vaisseaux qui naviguent, cependant qu’elles avançaient sur cinquante de front, secouées, cahotées par toutes les inégalités qu’elles rencontraient.

De temps à autre, avec un bruit sec et sourd, une clavette de moyeu partait, une roue s’abattait sur les touffes de bruyère et des éclats de rire accueillaient les gens de la voiture, tandis qu’ils contemplaient piteusement le désastre.

Puis, dans une partie de la lande où les broussailles étaient plus clairsemées et la surface plus égale, les piétons se mirent à courir, les cavaliers firent jouer les éperons, les conducteurs firent claquer leurs fouets et toute la foule s’écoula en une course au clocher, affolée à la suite de la barouche jaune et de la voiture rouge qui formaient l’avant-garde.

— Que pensez-vous de nos chances ? dit mon oncle à Harrison de façon à ce que je pus l’entendre, pendant que les juments allaient avec précaution sur ce terrain inégal.

— Ce sera ma dernière lutte, Sir Charles, dit le forgeron. Vous avez entendu la bonne femme dire que, si elle me laissait aller, ce serait à la condition de ne plus le lui demander. Il faut que je fasse de mon mieux pour que cette lutte soit bonne.

— Mais votre entraînement ?

— Je suis toujours en entraînement, monsieur. Je travaille ferme du matin au soir et je ne bois que de l’eau. Je ne crois pas que le capitaine Barclay puisse faire mieux avec toutes ses règles.

— Il a le bras un peu long pour vous.

— Je me suis battu avec d’autres qui l’avaient plus long encore et je les ai vaincus. Si on en venait à un corps à corps, j’aurais tous les avantages et avec une poussée, je viendrais à bout de lui.

— C’est un match entre la jeunesse et l’expérience. Eh bien ! Je ne retirerais pas une guinée de mon enjeu. Mais à moins qu’il ait été contraint, je ne pardonnerai pas au jeune Jim de m’avoir abandonné.

— Il était contraint, Sir Charles.

— Vous l’avez vu, alors ?

— Non, patron, je ne l’ai pas vu.

— Vous savez où il est ?

— Ah ! il ne m’est pas permis de parler dans un sens ou dans l’autre. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il ne lui a pas été possible d’agir autrement. Mais voici le policier qui revient sur nous.

Ce personnage de mauvais augure revint au galop près de notre voiture, mais cette fois avec une mission plus aimable.

— Mon ressort s’arrête à ce fossé, monsieur, dit-il. Je me figure que vous aurez peine à trouver un endroit plus avantageux pour une partie de boxe que ce champ en pente douce qui se trouve de l’autre côté. Là je suis absolument certain que personne ne viendra vous déranger.

Le désir manifeste, qu’il avait de voir la lutte s’engager, contrastait si fort avec le zèle qu’il avait mis à nous chasser de son comté, que mon oncle ne put s’empêcher de lui en faire l’observation.

— Le rôle d’un magistrat n’est point de fermer les yeux sur une violation de la loi, répondit-il, mais si mon collègue du Hampshire n’éprouve point de scrupules à permettre cela dans son ressort, je ne serais pas fâché de voir la lutte.

Et donnant de l’éperon à son cheval, il alla se placer sur un tertre voisin, d’où il espérait bien voir ce qui se passerait.

Alors, j’eus sous les yeux tous ces détails d’étiquette, ces curiosités d’usages qui se sont perpétués jusqu’à nos jours ; ils sont encore si récents que nous ne sommes pas parvenus à nous persuader qu’un jour ils seront recueillis par quelque historien de la société avec autant de zèle que les sportsmen en mettaient à les observer.

La lutte prenait un certain caractère de dignité, grâce à un rigide code de cérémonies, tout comme le choc entre chevaliers bardés de fer était précédé et embelli par l’appel des hérauts et le détail des armoiries.

Aux yeux de bien des gens d’autrefois, le duel dut apparaître comme une épreuve sanguinaire et barbare, mais nous qui le contemplons au bout d’une ample perspective, nous y voyons une rude et vaillante préparation aux conditions de la vie dans un siècle de fer.

Et tout de même, maintenant que le ring est devenu une chose du passé aussi bien que les lices, une philosophie plus large doit nous faire comprendre que, quand les choses apparaissent d’elles-mêmes d’une façon si naturelle et si spontanée, c’est qu’elles ont une fonction à remplir, c’est qu’il y a moins de mal à ce que deux hommes se battent, de leur propre gré, jusqu’à l’épuisement de leurs forces, c’est, dis-je, un moindre mal que si l’idéal de l’énergie et de l’endurance courait le risque de s’abaisser chez un peuple dont le destin est si complètement subordonné aux qualités individuelles du citoyen.

Qu’on en finisse avec la guerre, si l’intelligence de l’homme est capable de supprimer cette chose maudite, mais jusqu’au jour où l’on en trouvera le moyen, qu’on se garde de s’en prendre à ces qualités premières, auxquelles nous pouvons, à tout moment, être obligés de recourir pour nous tenir en sûreté.

Tom Owen et son original aide Fogs, qui réunissait les professions de boxeur et de poète, mais qui, heureusement pour lui, tirait meilleur parti de ses poings que de sa plume, eurent bientôt établi le ring selon les règles alors en vogue.

Les poteaux de bois blanc, dont chacun portait les initiales P. C. du Pugiling-Club, furent plantés de façon à délimiter un carré de vingt-quatre pieds de côté entourés de cordes.

En dehors de ce ring, une autre enceinte fut disposée ; il y avait huit pieds de largeur entre les deux.

L’enceinte intérieure était destinée aux combattants et à leurs seconds tandis que dans l’enceinte extérieure, des places étaient réservées au juge, au chronométreur, aux patrons des champions et à un petit nombre de personnages distingués ou favorisés du nombre desquels je fus, étant en compagnie de mon oncle.

Une vingtaine de pugilistes bien connus, y compris mon ami Bill War, Richmond le noir, Maddox, la Gloire de Westminster, Tom Belcher, Paddington Jones, Tom Blake l’endurant, Symonds le bandit, Tyne le tailleur et d’autres furent disposés comme gardes dans l’enceinte extérieure.

Tous ces gaillards portaient les hauts chapeaux blancs qui étaient si en faveur auprès des gens à la mode. Ils étaient armés de cravaches à monture d’argent, marquées aux initiales P. C.

Si quelqu’un, vagabond de l’East End ou patricien du West End, se faufilait dans l’enceinte extérieure, le corps des gardiens, au lieu de recourir aux raisonnements ou aux prières, tombait à tour de bras sur le coupable et le cravachait sans merci, jusqu’à ce qu’il se fût enfui du terrain défendu.

Et malgré cette garde formidable et ces procédés sauvages, les gardes qui avaient à soutenir l’effort de poussée en avant d’une foule enragée, étaient souvent aussi éreintés que les combattants eux-mêmes à la fin d’une rencontre.

Jusqu’à ce moment-là, ils formaient une ligne de sentinelles qui présentait, sous une série d’uniformes chapeaux blancs, tous les types possibles du boxeur, depuis la figure fraîche et juvénile de Tom Belcher, de Jones et des autres nouvelles recrues, jusqu’aux faces cicatrisées et mutilées des vieux professionnels.

Pendant qu’on s’occupait de planter les poteaux, de fixer les cordes, je pouvais, grâce à ma place privilégiée, entendre les propos de la foule qui était derrière moi. Deux rangs de cette foule étaient allongés par terre, les deux autres rangs agenouillés et le reste debout en colonnes serrées sur toute la pente douce, de telle sorte que chaque ligne ne pouvait voir que par-dessus les épaules de celle qui était en avant d’elle.

Il y avait plusieurs spectateurs et, de ce nombre, de fort expérimentés, qui voyaient les chances d’Harrison sous le jour le plus sombre, et j’avais le cœur gros à entendre leurs propos.

— Toujours la même histoire, disait l’un. Ils ne veulent pas se mettre dans la tête que les jeunes doivent avoir leur tour. Il faut le leur enfoncer dans la tête à coups de poing.

— Oui, oui, disait un autre, c’est comme cela que Jack Slack a battu Boughton et que moi-même, j’ai vu Hooper le ferblantier mettre en morceaux le marchand d’huile. Ils en viennent tous là avec le temps et maintenant c’est le tour d’Harrison.

— N’en soyez pas si sûr que ça, s’écria un troisième. J’ai vu Jack Harrison se battre cinq fois et jamais je ne l’ai vu vaincu. C’est un boucher, vous dis-je.

— C’était, voulez-vous dire.

— Eh bien, je ne vois pas qu’il ait tant changé que cela. Et je suis prêt à mettre dix guinées sur mon opinion.

— Comment ! dit très haut un homme placé juste derrière moi et qui faisait l’important, en parlant avec l’accent lourd et zézayant de l’ouest. D’après ce que j’ai vu de ces jeunes gens de Gloucester, je ne crois pas qu’Harrison eût tenu bon pendant dix rounds, quand il était dans sa première jeunesse. Je suis arrivé hier par le coche de Bristol et le garde m’a dit qu’il avait quinze mille livres sonnant en or dans le coffre, qui avaient été envoyées pour miser sur notre homme.

— Ils auront de la chance s’il revient, leur argent, dit un autre. Harrison n’est pas une demoiselle au combat et il a de la race jusqu’à la moelle des os. Il ne reculerait pas quand même son adversaire serait aussi gros que Carlton House.

— Peuh ! répondit l’homme de L’Ouest. C’est seulement dans les pays de Bristol et de Gloucester que l’on trouve les hommes capables de battre ceux des pays de Bristol et de Gloucester.

— Vous avez un fameux toupet de parler ainsi, dit une voix irritée dans la foule qui se trouvait derrière lui. Il y a six hommes de Londres qui se chargeraient de démolir douze de ceux qui nous arrivent de l’Ouest.

L’affaire aurait peut-être débuté par un engagement impromptu entre le cockney indiqué et le gentleman venu de Bristol, si un tonnerre d’applaudissements n’était pas venu couper court à leur altercation.

Ces applaudissements étaient dus à l’apparition sur le ring de Wilson le Crabe, suivi de Sam le Hollandais et de Mendoza, qui portaient le bassin, l’éponge, la vessie à eau-de-vie et autres insignes de leur office.

Dès qu’il fut entré, Wilson le Crabe défit le foulard jaune serin qui lui ceignait les reins et l’attacha à un des poteaux des angles où le foulard resta agité par la brise.

Ensuite ses seconds lui remirent un paquet de petits rubans de la même couleur et faisant le tour du ring, il les offrit comme souvenir de lutte aux Corinthiens, au prix d’un shilling la pièce.

Son petit commerce, qui marchait fort bien, ne fut interrompu que par l’arrivée d’Harrison qui entra posément, tranquillement, en enjambant les cordes ainsi qu’il convenait à son âge plus mûr et à ses articulations moins souples.

Les cris qui l’accueillirent furent plus enthousiastes encore que ceux qui avaient salué Wilson, et ils exprimaient une admiration plus profonde, car la foule avait déjà eu le temps de voir le physique de Wilson, tandis que celui d’Harrison était une nouveauté pour elle.

J’avais souvent contemplé les bras et le cou du puissant forgeron, mais je ne l’avais jamais vu nu jusqu’à la ceinture.

Je n’avais point compris la merveilleuse symétrie de développement qui avait fait de lui, dans sa jeunesse, le modèle favori des sculpteurs de Londres.

Ce n’était plus du tout cette peau lisse, blanche, ces jeux de lumière sur les saillies des muscles qui faisaient de Wilson un coup d’œil si agréable.

Au lieu de cela, on se trouvait en présence d’une grandeur rudement taillée, d’un enchevêtrement de muscles noueux.

On eût dit les racines d’un vieux chêne se tordant pour aller de la poitrine à l’épaule et de l’épaule au coude.

Même quand il était au repos, le soleil jetait des ombres sur les courbes de sa peau. Mais quand il faisait un effort, chaque muscle faisait saillir ses faisceaux en masses distinctes et nettes et faisait de son corps un amas de nœuds et d’aspérités.

La peau de sa figure et de son corps était d’une teinte plus foncée, d’un grain plus serré que celle de son adversaire plus jeune, mais il paraissait avoir plus de résistance, de dureté et cette apparence était encore plus marquée par la couleur plus sombre de ses bas et de ses culottes.

Il entra dans le ring en suçant un citron, suivi de Jim Belcher et de Caleb Baldwin le fruitier.

Il se dirigea vers le poteau et noua son foulard gorge de pigeon par-dessus le foulard jaune de l’homme de l’Ouest et enfin se dirigea vers son adversaire la main tendue.

— J’espère que vous allez bien, Wilson ? dit-il.

— Pas trop mal merci, répondit l’autre. Nous nous parlerons sur un autre ton, j’espère, avant de nous quitter.

— Mais sans rancune, dit le forgeron.

Et les deux hommes échangèrent un ricanement avant de se placer dans leurs coins.

— Puis-je demander, monsieur le juge, si ces deux hommes ont été pesés ? demanda Sir Lothian Hume, debout dans l’enceinte extérieure.

— Ils viennent d’être pesés sous mes yeux, monsieur, répondit Mr Craven. Votre homme a fait baisser le plateau à treize stone trois et Harrison a treize huit.

— C’est un homme de quinze stone, depuis la taille jusqu’à la tête, s’écria Sam le Hollandais de son coin.

— Nous lui en ferons perdre un peu avant la fin.

— Vous en recevrez plus de lui que vous n’en avez jamais acheté, répliqua Jim Belcher.

Et la foule de rire à ces rudes plaisanteries.