Jim Harrison, boxeur/XVIII

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (p. 293-313).

CHAPITRE XVIII

LA DERNIÈRE BATAILLE DU FORGERON

— Qu’on quitte le ring extérieur ! cria Jackson, debout près des cordes, une grosse montre d’argent à la main.

— Swhack ! Swhack ! Swhack ! firent les cravaches, car un certain nombre de spectateurs, les uns jetés en avant par la poussée de derrière, les autres prêts à risquer un peu de douleur physique pour avoir une chance de mieux voir, s’étaient glissés sous les cordes et formaient une rangée irrégulière en dedans de l’enceinte extérieure.

Maintenant, parmi les rires bruyants de la foule, sous une averse de coups portés par les gardes, ils faisaient de furieux plongeons en arrière, avec la précipitation maladroite de moutons effrayés qui cherchent à passer par une brèche de leur parc.

Leur situation était embarrassante, car les gens placés en avant refusaient de reculer d’un pouce, mais les arguments qu’ils recevaient par derrière finirent par avoir le dessus et les derniers fugitifs étaient rentrés, tout effarouchés, dans les rangs, pendant que les gardes reprenaient leurs postes sur les bords, à intervalles égaux, leurs cravaches le long de la cuisse.

— Gentlemen, cria de nouveau Jackson, je suis requis de vous informer que le champion désigné par Sir Charles Tregellis est Jack Harrison luttant pour le poids de treize stone huit et celui de sir Lothian Hume est Wilson le Crabe, de treize trois. Personne ne doit rester dans l’enceinte extérieure à l’exception du juge et du chronométreur. Il ne me reste plus qu’à vous prier, si l’occasion l’exige, de me donner votre concours pour tenir le terrain libre, éviter la confusion et veiller à la loyauté du combat. Tout est prêt ?

— Tout est prêt, cria-t-on des deux coins.

— Allez.

Pendant un instant, tout le monde se tut, tout le monde cessa de respirer, lorsque Harrison, Wilson, Belcher et Sam le Hollandais se dirigèrent d’un pas rapide vers le centre du ring.

Les deux hommes se donnèrent une poignée de main. Les seconds en firent autant. Les quatre mains se croisèrent.

Puis les seconds se retirèrent en arrière.

Les deux hommes restèrent face-à-face, pied contre pied, les mains levées.

C’était un spectacle magnifique pour quiconque n’était pas dépourvu de l’instinct qui fait apprécier la plus noble des œuvres de la nature.

Chacun de ces deux hommes répondait à la condition qui fait l’athlète puissant, celle de paraître plus grand sans ses vêtements qu’avec eux.

Dans le jargon du ring, ils bouffaient bien.

Et chacun d’eux faisait ressortir les traits caractéristiques de l’autre par les contrastes avec les siens propres : l’adolescent allongé, aux membres déliés, aux pieds de daim, et le vétéran trapu, rugueux, dont le tronc ressemblait à une souche de chêne.

La cote se mit à monter en faveur du jeune homme à partir du moment où ils furent mis en présence, car ses avantages étaient bien apparents, tandis que les qualités, qui avaient élevé si haut Harrison dans sa jeunesse, n’étaient plus qu’un souvenir resté aux anciens.

Tout le monde pouvait voir les trois pouces de supériorité dans la taille et les deux pouces de plus dans la longueur des bras, et il suffisait de remarquer le mouvement rapide, félin, des pieds, le parfait équilibre du corps sur les jambes, pour juger avec quelle promptitude Wilson pouvait bondir sur son adversaire plus lent ou lui échapper.

Mais il fallait un instinct plus pénétrant, pour interpréter le sourire farouche qui voltigeait sur les lèvres du forgeron ou la flamme secrète qui brillait dans ses yeux gris.

Seuls les gens d’autrefois savaient qu’avec son cœur puissant et sa charpente de fer, c’était un homme contre lequel il était dangereux de parier.

Wilson se tenait dans la position qui lui avait valu son surnom, sa main et son pied gauche bien en avant, son corps penché très en arrière de ses reins, sa garde placée en travers de sa poitrine, mais tenue assez en avant pour qu’il fût extrêmement difficile d’aller au-delà.

De son côté, le forgeron avait pris l’attitude tombée en désuétude qu’avaient introduite Humphries et Mendoza, mais qui ne s’était pas revue depuis dix ans dans une lutte de première classe.

Ses deux genoux étaient légèrement fléchis, il se présentait bien carrément à son adversaire et tenait ses deux poings bruns par-dessus sa marque, de manière à pouvoir lancer l’un ou l’autre à son gré.

Les mains de Wilson, qui se mouvaient incessamment en dedans et au dehors, avaient été plongées dans quelque liquide astringent, afin de les empêcher de s’enfler, et elles contrastaient si vivement avec la blancheur de ses avant-bras, que je crus qu’il portait des gants de couleur foncée et très collants, jusqu’au moment où mon oncle m’expliqua la chose à voix basse.

Ils étaient ainsi face-à-face au milieu d’un frémissement d’attention et d’expectative, pendant que l’immense multitude suivait les moindres mouvements, silencieuse, haletante, à ce point qu’ils eussent pu se croire seuls, homme à homme, au centre de quelque solitude primitive.

Il parut évident, dès le début, que Wilson le Crabe était décidé à ne négliger aucune chance, qu’il s’en rapporterait à la légèreté de ses pieds, à l’agilité de ses mains, jusqu’au moment où il comprendrait quelque chose à la tactique de son adversaire.

Il tourna plusieurs fois autour de lui, à petits pas rapides, menaçants, tandis que le forgeron pivotait lentement sur lui-même, réglant ses mouvements en conséquence.

Alors, Wilson fit un pas en arrière, pour engager Harrison à rompre et à le suivre.

L’ancien sourit et secoua la tête.

— Il faut que vous veniez à moi, mon garçon, dit-il, je suis trop vieux pour vous faire la chasse tout autour du ring, mais nous avons la journée devant nous, et j’attendrai.

Il ne s’attendait pas peut-être à recevoir aussi promptement une réponse à son invitation, car en un instant, l’homme de l’Ouest bondissant comme une panthère fut sur lui.

— Pan ! Pan ! Pan !

Puis des coups sourds se succédèrent.

Les trois premiers tombèrent sur la figure d’Harrison, les deux derniers s’appliquèrent rudement sur son corps.

Et d’un pas de danseur, le jeune homme recula, se dégagea d’un style superbe, mais non sans remporter deux coups qui marquèrent en rouge vif le bas de ses côtes.

— Premier sang pour Wilson ! cria la foule.

Et comme le forgeron tournait pour faire face aux mouvements de son agile adversaire, je frissonnai en voyant son menton empourpré et dégouttant.

Et Wilson revint à la marque avec une feinte et lança un coup à toute volée sur la joue d’Harrison, puis, parant le coup droit que lui portait le poing vigoureux du forgeron, il termina le round par une glissade sur le gazon.

— Premier knock-down pour Harrison ! hurlèrent des milliers de voix, car deux fois autant de milliers de livres pouvaient changer de main selon le jugement rendu.

— J’en appelle au juge, s’écria Sir Lothian Hume, c’était une glissade et non un knock-down.

— Je juge que c’était une glissade, dit Berkeley Craven.

Et les deux adversaires se rendirent dans leur coin au milieu d’applaudissements unanimes pour leur premier round plein d’ardeur et bien disputé.

Harrison fouilla dans sa bouche avec son pouce et son index et d’un mouvement de torsion rapide arracha une dent qu’il jeta dans le bassin.

— Tout à fait comme jadis, dit-il à Belcher.

— Prenez garde, Jack, dit le second anxieux. Vous avez reçu un peu plus que vous n’avez donné.

— Je peux en porter davantage, dit-il avec sérénité, pendant que Caleb Baldwin passait sur la figure la grosse éponge.

Le fond brillant de la cuvette de fer blanc cessa brusquement de paraître à travers l’eau.

Je puis m’apercevoir, d’après les commentaires que faisaient autour de moi les Corinthiens expérimentés et d’après les remarques de la foule placée derrière moi, qu’on regardait les chances d’Harrison comme diminuées par ce round.

— J’ai vu ses défauts de jadis et je n’ai pas vu ses qualités de jadis, dit Sir John Lade, notre concurrent sur la route de Brighton. Il est aussi lent que jamais sur ses pieds et dans sa garde. Wilson l’a touché autant qu’il a voulu.

— Wilson peut le toucher trois fois pendant qu’il sera lui-même touché une fois, mais cette fois-là vaudra trois de Wilson, remarqua mon oncle. C’est un lutteur de nature, tandis que l’autre est expert aux exercices, mais je ne retire pas une guinée.

Un silence soudain fit comprendre que les deux hommes étaient de nouveau face-à-face. Les seconds s’étaient si habilement acquittés de leur tâche, que ni l’un ni l’autre ne paraissait avoir souffert de ce qui s’était passé.

Wilson prit malicieusement l’offensive avec le gauche, mais ayant mal jugé la distance, il reçut en réponse un coup écrasant dans l’estomac qui l’envoya chancelant et la respiration coupée sur les cordes.

— Hurrah pour le vieux ! hurla la foule.

Mon oncle se mit à rire et à taquiner Sir John Lade.

L’homme de l’Ouest sourit, se secoua comme un chien qui sort de l’eau et, d’un pas furtif, revint vers le centre du ring, où son adversaire restait debout.

Et la main droite alla s’appliquer une fois de plus sur la marque du Crabe, mais Wilson amortit le coup avec son coude et fit un bond de côté en riant.

Les deux hommes étaient un peu essoufflés et leur respiration rapide, profonde, mêlant son bruit à leur léger piétinement pendant qu’ils tournaient l’un autour de l’autre, faisait un bruit uniforme et à long rythme.

Deux coups portés simultanément de chaque côté avec la main gauche, se heurtèrent avec une sorte de détonation comme un coup de pistolet, et alors, comme Harrison se lançait en avant pour une attaque, Wilson le fit glisser et mon vieil ami tomba la face en avant, tant par l’effet de son élan que par celui de sa vaine attaque, non sans recevoir au passage sur son oreille un coup à toute volée du bras à demi ployé de l’homme de l’Ouest.

— Knock-down pour Wilson ! cria le juge auquel répondit un grondement pareil à une bordée d’un vaisseau de soixante-quatorze canons.

Les Corinthiens lancèrent en l’air par centaines leurs chapeaux à bords contournés et toute la pente qui s’étendait devant nous fut comme une grève de faces rouges et hurlantes.

Mon cœur était paralysé par la crainte.

Je sursautais à chaque coup et pourtant je me sentais en proie à une fascination toute puissante, à un frisson de joie farouche, à une certaine exaltation de notre banale nature, que je voyais capable de s’élever au-dessus de sa douleur et de la crainte, rien que par un effort pour conquérir la plus humble des gloires.

Belcher et Baldwin s’étaient élancés sur leur homme, mais, malgré la froideur avec laquelle le forgeron accueillit son châtiment, les gens de l’Ouest manifestèrent un enthousiasme immense.

— Nous le tenons, il est battu, il est battu ! criaient les deux seconds juifs. Cent contre un sur Gloucester !

— Battu ? Croyez-vous ? dit Belcher. Vous ferez bien de louer ce champ avant que vous veniez à le battre, car il peut tenir un mois contre ces coups de chasse-mouches.

Tout en parlant, il agitait une serviette devant la figure d’Harrison pendant que Baldwin la lui essuyait avec l’éponge.

— Comment cela va-t-il, Harrison ? demanda mon oncle.

— Joyeux comme un cabri, Monsieur. C’est aussi beau que le jour.

Cette réponse pleine d’entrain avait un tel accent de gaieté que les nuages disparurent du front de mon oncle.

— Vous devriez recommander à votre homme plus d’initiative, Tregellis, dit Sir John Lade. Il ne gagnera jamais, il n’attaque pas.

— Il en sait plus que vous ou moi sur le jeu, Lade. Je préfère le laisser agir à son gré.

— La cote est maintenant contre lui à trois contre un, dit un gentleman que sa moustache grise désignait comme un officier de la dernière guerre.

— C’est très vrai, général Fitzpatrick, mais vous remarquerez que ce sont les jeunes gens qui donnent une cote élevée et que ce sont les vieux qui l’acceptent. Je m’en tiens à mon opinion.

Les deux hommes furent bientôt aux prises avec entrain ; dès qu’on jeta le cri de : Allez !

Le forgeron avait le côté gauche de la tête un peu bossue, mais il avait toujours son sourire bonhomme et pourtant menaçant.

Quant à Wilson il paraissait absolument tel qu’il était au début, mais deux fois, je le vis se mordre les lèvres comme pour réprimer un soudain spasme de douleur, et les ecchymoses qu’il avait sur les côtes passaient du rouge vif au pourpre foncé.

Il tenait sa garde un peu plus bas pour défendre ce point vulnérable et voltigeait autour de son adversaire avec une agilité propre à prouver que sa respiration n’avait pas souffert des coups portés à la poitrine.

De son côté, le forgeron persévérait dans la tactique défensive par où il avait commencé.

On nous avait rapporté de l’Ouest bien des choses sur la finesse du jeu de Wilson, sur la rapidité de ses coups, mais la réalité était au-dessus de ce que nous savions de lui.

Dans ce round et les deux suivants, il fit preuve d’une agilité et d’une justesse qui n’avaient jamais été surpassées même par Mendoza au temps de sa pleine force.

Il se portait en avant, en arrière, avec la rapidité de l’éclair.

Ses coups s’entendaient et se sentaient avant qu’on les vît.

Mais Harrison les recevait tous avec le même sourire obstiné, ripostait de temps à autre par un coup vigoureux en plein corps, car avec sa haute taille et son attitude, son adversaire s’arrangeait pour tenir sa figure hors d’atteinte.

À la fin du cinquième round les paris étaient à quatre contre un et les gens de l’Ouest exultaient bruyamment.

— Qu’en dites-vous maintenant ? s’écria l’homme de l’Ouest qui était derrière moi.

Il était tellement excité qu’il ne pouvait plus que répéter :

— Qu’en dites-vous maintenant ?

Lorsque dans le sixième round le forgeron reçut deux coups sans arriver à riposter par un coup qui comptât, que, par-dessus le marché, il fit une chute, mon homme ne put que jeter des sons inarticulés et des cris de joie, tant il était enthousiasmé.

Sir Lothian Hume souriait et balançait la tête, pendant que mon oncle restait froid, impassible, et pourtant je savais qu’il souffrait autant que moi.

— Cela ne marche pas, Tregellis, dit le général Fitzpatrick. Mon argent est sur le vieux, mais le jeune est meilleur boxeur.

— Mon homme est un peu passé, répondit mon oncle, mais il finira par avoir le dessus.

Je vis que Belcher et Baldwin avaient l’air grave et je compris qu’un changement de quelque sorte devenait nécessaire pour couper court à cette vieille histoire des jeunes et des anciens.

Toutefois, le septième round fit apparaître la réserve de force qu’il y avait chez le vieux et brave boxeur et s’allonger les figures de ces faiseurs de paris qui s’étaient figuré qu’en somme la lutte était terminée et que quelques rounds suffiraient pour donner au forgeron le coup de grâce.

Lorsque les deux hommes étaient face à face, il était évident que Wilson avait pris le parti d’agir par la ruse, qu’il entendait forcer l’autre au combat et se maintenir sur l’offensive qu’il avait prise.

Mais il y avait toujours dans les yeux du vétéran cette lueur grise et toujours sur sa rude figure ce même sourire.

Il avait aussi pris une sorte de coquetterie dans les mouvements d’épaules, dans le port de tête, et je sentis revenir ma confiance en voyant de quelle façon il se carrait devant son homme.

Wilson attaqua avec la main gauche, mais il n’alla pas assez loin, et il évita un rude coup de la main droite qui passa en sifflant près de ses côtes.

— Bravo, vieux, s’écria Belcher. Un de ces coups, s’il arrive à destination, vaudra une dose de laudanum.

Il y eut un temps d’arrêt pendant lequel les pieds s’agitèrent, le souffle pénible se fît entendre, interrompu par un grand coup de Wilson en plein corps, coup que le forgeron arrêta avec le plus grand sang-froid.

Mais, il y eut encore quelque temps de tension silencieuse.

Wilson attaqua malicieusement à la tête, mais Harrison reçut le choc sur son avant-bras en souriant, et faisant signe de la tête à son adversaire.

— Ouvrez la poivrière, hurla Mendoza.

Et Wilson s’élança pour obéir à ces instructions, mais il fut repoussé avec des coups vigoureux en pleine poitrine.

— Voilà le moment, allez-y vivement, cria Belcher.

Et le forgeron, s’élançant en avant, fit pleuvoir une grêle de coups de bras à demi ployé, jusqu’à ce qu’enfin Wilson le Crabe, n’en pouvant plus, se retirât dans son coin.

Les deux hommes avaient des marques à montrer, mais Harrison avait définitivement le dessus dans l’offensive.

Ce fut alors à nous de lancer nos chapeaux en l’air, et de nous enrouer à force de crier pendant que les seconds donnaient à notre homme des claques dans son large dos en le ramenant dans son coin.

— Qu’en dites-vous maintenant ? criaient tous les voisins de l’homme de l’Ouest en répétant son propre refrain.

— Eh bien ! Sam le Hollandais n’a jamais mieux repris l’offensive, s’écria Sir John Lade. Où en est la cote en ce moment, Sir Lothian ?

— J’ai joué tout ce que je voulais jouer, mais je ne crois pas que mon homme puisse perdre.

Mais le sourire n’en avait pas moins disparu de sa figure et je remarquai qu’il ne cessait de regarder par-dessus son épaule du côté de la foule.

Un nuage d’un rouge livide arrivait lentement du sud-ouest, je puis pourtant dire que parmi les trente mille spectateurs, il y en avait fort peu qui eussent du temps et de l’attention de reste pour s’en apercevoir.

Mais sa présence se manifesta soudain par quelques grosses gouttes de pluie qui finirent bientôt en averse abondante, remplissant l’air de ses sifflements et faisant un bruit sec sur les chapeaux hauts et durs des Corinthiens.

Les collets d’habits furent relevés, les mouchoirs furent noués autour du cou, pendant que la peau des deux hommes ruisselait d’humidité et qu’ils se tenaient debout face à face.

Je remarquai que Belcher, d’un air très sérieux, murmura quelques mots à l’oreille d’Harrison, qui se levait de dessus ses genoux, que le forgeron faisait de la tête un signe d’assentiment, de l’air d’un homme qui comprend et approuve les recommandations qu’il reçoit. Et on vit aussitôt quels avaient été ces conseils.

Harrison allait faire succéder l’attaque à la défense.

Le résultat du repos après le dernier round avait convaincu les seconds que leur champion, avec son endurance et sa vigueur, devait avoir le dessus quand il s’agissait de recevoir et de rendre des coups.

Et alors, pour achever l’affaire, survint la pluie.

Le gazon devenu glissant, neutralisait l’avantage que donnait à Wilson son agilité et il allait éprouver plus de difficulté à esquiver les attaques impétueuses de son adversaire.

L’art du Ring consiste à tirer parti de circonstances de ce genre et plus d’un second vigilant a fait gagner à son homme une bataille presque perdue.

— Allez-y, allez-y donc ! hurlèrent ses deux seconds pendant que tous les parieurs pour Harrison répétaient leurs cris à travers la foule.

Et Harrison y alla de telle sorte qu’aucun de ceux qui le virent ne devaient l’oublier.

Wilson le Crabe, aussi obstiné qu’une pierre, le recevait chaque fois d’un coup lancé à la volée, mais il n’y avait pas de force, pas de science humaine qui parût capable de faire reculer cet homme de fer.

En des rounds qui se suivirent sans interruption, il se fraya passage par des coups retentissants, comme des claques, du poing droit et du gauche, et chaque fois qu’il touchait, il cognait avec une puissance formidable.

Parfois il se couvrait la figure avec la main gauche, quand d’autres fois, il négligeait toute précaution, mais ses coups avaient un ressort irrésistible.

L’averse continuait à les fouetter. L’eau coulait à flots de leur figure et se répandait en filets rouges sur leur corps, mais ni l’un ni l’autre n’y prenaient garde, si ce n’est dans le but de manœuvrer de façon à ce qu’elle tombât sur les yeux de l’antagoniste. Mais après une série de rounds, le champion de l’Ouest faiblit.

Après cette série de rounds, la cote monta de notre côté et dépassa le chiffre le plus élevé qu’elle eût atteint jusqu’alors en sens inverse.

Le cœur défaillant dans la pitié et l’admiration que m’inspiraient ces deux vaillants hommes, je souhaitais avec ardeur que chaque assaut fût le dernier.

Et pourtant, à peine Jackson avait il crié : — Allez ! que tous deux s’élançaient des genoux de leurs seconds, le rire sur leurs figures abîmées et la blague sur leurs lèvres saignantes.

C’était là peut-être une humble leçon de choses, mais je vous en donne ma parole, plus d’une fois dans ma vie, je me suis contraint à accomplir une tâche pénible, en rappelant à mon souvenir cette matinée des Dunes de Crawley.

Je me suis demande si j’étais faible au point de ne pouvoir faire pour mon pays ou pour ceux que j’aimais, autant que le faisaient ces deux hommes, en vue d’un enjeu misérable et pour se conquérir de la considération parmi leurs pareils.

Un tel spectacle peut rendre plus brutaux ceux qui le sont déjà, mais j’affirme qu’il a aussi son côté intellectuel et qu’en voyant jusqu’où peut atteindre l’extrême limite de l’endurance humaine et le courage, on reçoit un enseignement qui a sa valeur propre.

Mais si le ring peut produire d’aussi brillantes qualités, il faut avoir un véritable parti pris pour nier qu’il puisse engendrer des vices terribles et le destin voulut que ce matin-là, nous eussions les deux exemples sous les yeux.

Pendant que la lutte se poursuivait et tournait contre le champion de Sir Lothian Hume, le hasard fit que mes regards se détournèrent fort souvent pour remarquer l’expression que prenait sa figure.

Je savais, en effet, avec quelle témérité il avait parié, je savais que sa fortune aussi bien que son champion s’effondraient sous les coups écrasants du vieux boxeur.

Le sourire confiant, qu’il avait en suivant les rounds du début, avait depuis longtemps disparu de ses lèvres et ses joues avaient pris une pâleur livide, en même temps que ses yeux gris et farouches lançaient des regards furtifs de dessous les gros sourcils.

Plus d’une fois, il éclata en imprécations sauvages, lorsqu’un coup jetait Wilson à terre.

Mais je remarquai tout particulièrement que son menton ne cessait de se retourner vers son épaule et qu’à la fin de chaque round il avait de prompts et vifs coups d’œil vers les derniers rangs de la foule.

Pendant quelque temps, sur cette pente immense, formées de figures qui s’étageaient en demi-cercle derrière nous, il me fut impossible de découvrir exactement sur quel point son regard se dirigeait.

Mais à la fin, je parvins à le reconnaître.

Un homme de très haute taille qui montrait une paire de larges épaules sous un costume vert-bouteille, regardait avec la plus grande attention de notre côté et je m’aperçus qu’il se faisait un échange rapide de signaux presque imperceptibles entre lui et le baronnet corinthien. Tout en surveillant cet inconnu, je vis que le groupe dont il formait le centre était composé de tout ce qu’il y avait de plus dangereux dans l’assemblée, des gens aux figures farouches et vicieuses, exprimant la cruauté et la débauche.

Ils hurlaient comme une meute de loups à chaque coup et lançaient des imprécations à Harrison chaque fois que celui-ci revenait dans son coin.

Ils étaient si turbulents que je vis les gardes du ring se parler à demi-voix et regarder de leur côté comme s’ils s’attendaient à quelque incident, mais aucun d’eux ne se doutait à quel point le danger était imminent et combien il pouvait être grave.

Trente rounds avaient eu lieu en une heure vingt-cinq minutes et la pluie battante était plus forte que jamais.

Une vapeur épaisse montait des deux combattants et le ring était transformé en une mare de boue.

Des chutes multiples avaient donné aux adversaires une couleur brune à laquelle se mêlaient ça et là d’horribles taches rouges.

Chaque round avait donné l’indice que Wilson le Crabe baissait et il était évident, même pour mes yeux inexpérimentés, qu’il s’affaiblissait rapidement.

Il s’appuyait de tout son poids sur les deux Juifs quand ils le ramenaient dans son coin et il chancelait quand ils cessaient de le soutenir.

Mais sa science, grâce à de longs exercices, avait fait de lui une sorte d’automate, de sorte que s’il se ralentissait et frappait avec moins de force, il le faisait toujours avec la même justesse.

Et même un observateur de passage aurait pu croire qu’il avait le dessus dans la lutte, car c’était le forgeron qui portait les marques les plus terribles.

Mais il y avait dans les yeux de l’homme de l’Ouest je ne sais quelle fixité, quel égarement, on ne sait quel embarras dans la respiration qui nous révélaient que les coups les plus dangereux ne sont pas ceux qui se voient le mieux à la surface.

Un vigoureux coup de travers, lancé à la fin du trente et unième round, lui coupa la respiration et quand il se redressa pour le trente-deuxième round, dans une attitude plus élégamment brave que jamais, on eût dit qu’il avait le vertige, tant sa physionomie rappelait celle d’un homme qui a reçu un coup d’assommoir.

— Il a perdu au jeu de la balle au pot, s’écria Belcher. Vous pouvez y aller de votre façon, maintenant.

— Je me battrais encore toute une semaine, dit Wilson, haletant.

— Que le diable m’emporte ! J’aime son genre, cria Sir John Lade. Il ne recule pas, il ne cède pas. Il ne cherche pas le corps à corps. Il ne boude pas. C’est une honte de le laisser se battre. Il faut l’emmener, le brave garçon.

— Qu’on l’emmène ! Qu’on l’emmène ! répétèrent des centaines de voix.

— Je ne veux pas qu’on m’emmène. Qui ose parler ainsi ? s’écria Wilson qui était revenu après une nouvelle chute sur les genoux de ses seconds.

— Il a trop de cœur pour crier assez, dit le général Fitzpatrick.

Puis s’adressant à Sir Lothian :

— Vous qui êtes son soutien, vous devriez demander qu’on jette l’éponge en l’air.

— Vous croyez qu’il ne peut vaincre ?

— Il est battu sans rémission, monsieur.

— Vous ne le connaissez pas. C’est un glouton de première force.

— Jamais homme plus endurant n’ôta sa chemise, mais l’autre est trop fort pour lui.

— Eh bien ! monsieur, je crois qu’il peut soutenir dix rounds de plus.

En parlant, il se retourna à demi et je le vis lever le bras gauche en l’air par un geste singulier.

— Coupez les cordes ! Qu’on joue franc jeu ! Attendez que la pluie cesse ! cria derrière moi une voix de stentor.

Je vis que c’était celle de l’homme de haute taille à l’habit vert-bouteille.

Son cri était un signal, car cent voix rauques partirent avec le bruit d’un brusque coup de tonnerre, hurlant ensemble :

— Franc jeu pour Gloucester ! Forçons le ring, forçons le ring !

Jackson, venait de crier : Allez ! et les deux hommes couverts de boue étaient déjà debout, mais maintenant l’intérêt se portait sur l’assistance et non sur le combat.

Plusieurs vagues, venant coup sur coup des rangs lointains de la foule, y avaient déterminé autant d’ondulations dans toute sa largeur.

Toutes les têtes oscillaient avec une sorte de cadence dans un même sens comme dans un champ de blé, sous un coup de vent.

À chaque poussée le balancement augmentait. Ceux des premiers rangs faisaient de vains efforts pour résister à l’impulsion qui venait du dehors.

Enfin, deux coups secs se firent entendre.

Deux des piquets blancs, avec la terre adhérente à leur pointe, furent lancés dans le ring extérieur et une frange de gens lancés par la vague compacte qui était en arrière fut précipitée contre la ligne des gardes.

Les longues cravaches s’abattirent, maniées par les bras les plus vigoureux de l’Angleterre, mais les victimes, qui se tordaient en hurlant, avaient à peine réussi à reculer quelques pas devant les coups impitoyables qu’une nouvelle poussée de l’arrière les rejetait de nouveau dans les bras des gardes.

Un bon nombre d’entre eux se jetèrent à terre et laissèrent passer sur leur corps plusieurs vagues de suite, tandis que d’autres, rendus enragés par les coups, ripostaient avec leurs ceintures de chasse et leurs cannes.

Alors, pendant que la moitié de la foule se serrait à droite et l’autre moitié à gauche, pour se soustraire à la pression de derrière, cette vaste masse se coupa soudain en deux et, à travers l’espace vide, s’élança une troupe de bandits venus de l’autre bord. Tous étaient armés de cannes plombées et hurlaient :

— Franc jeu et vive Gloucester !

Leur élan résolu entraîna les gardes, les cordes du ring intérieur furent cassées comme des fils et en un instant, le ring devint le centre d’une masse tourbillonnante, bouillonnante de têtes, de fouets, de cannes s’abattant avec fracas, pendant que le forgeron et l’homme de l’Ouest, debout au milieu de cette cohue, restaient face-à-face, si serrés qu’ils ne pouvaient ni avancer ni reculer et ils continuaient à se battre sans faire attention au chaos qui faisait rage autour d’eux, pareils à deux bouledogues qui se tiendraient mutuellement par la gorge.

La pluie battante, les jurons, les cris de douleur, les ordres, les conseils lancés à tue-tête, l’odeur forte du drap mouillé, les moindres détails de cette scène, vue dans ma première jeunesse, tout cela me revient maintenant que je suis vieux, avec autant de netteté que si c’était d’hier. À ce moment, il ne nous était pas facile de faire des remarques, car nous nous trouvions, nous aussi, au milieu de cette foule enragée, qui nous portait de côté et d’autre et parfois nous soulevait de terre.

Nous faisions tout notre possible pour nous maintenir derrière Jackson et Berkeley Craven. Ceux-ci, malgré les bâtons et les cravaches qui se croisaient autour d’eux, continuaient à marquer les rounds, et à surveiller le combat.

— Le ring est forcé, cria de toute sa force Sir Lothian Hume. J’en appelle au juge. La lutte est nulle et sans résultat.

— Gredin ! s’écria mon oncle avec colère. C’est vous qui avez organisé cela.

— Vous avez déjà un compte à régler avec moi, dit Hume d’un ton sinistre et narquois.

Et pendant qu’il parlait, un mouvement de la foule le jeta en plein dans les bras de mon oncle.

Les figures des deux hommes n’étaient qu’à quelques pouces de distance l’une de l’autre, et les yeux effrontés de Sir Lothian Hume durent se baisser sous l’impérieux dédain qui brillait d’une froide lueur dans ceux de mon oncle.

— Nous réglerons nos comptes, ne vous en inquiétez pas, bien que ce soit me dégrader que d’aller sur le terrain avec un monsieur de votre sorte. Où en sommes-nous, Craven ?

— Nous aurons à prononcer partie remise, Tregellis.

— Mon homme est en plein combat.

— Je n’y puis rien. Il m’est impossible de remplir ma tâche quand à chaque instant, je reçois un coup de fouet ou de canne.

Jackson se lança soudain dans la foule, mais il revint les mains vides et l’air piteux.

— On m’a volé ma montre de chronométreur, s’écria-t-il. Un petit gredin me l’a arrachée de la main.

Mon oncle porta la main à son gousset.

— La mienne a disparu aussi, s’écria-t-il.

— Prononcez la remise sans délai ou votre homme va être malmené, dit Jackson.

Et nous vîmes l’indomptable forgeron, debout devant Wilson pour un autre round, pendant qu’une douzaine de bandits, la trique à la main, commençaient à le cerner.

— Consentez-vous à une remise, Sir Lothian Hume ?

— J’y consens.

— Et vous, Sir Charles ?

— Non, certes.

— Le ring a disparu.

— Ce n’est pas ma faute.

— Ma foi, je n’y puis rien. Comme juge, j’ordonne que les champions se retirent et que les enjeux soient rendus à leurs possesseurs.

— Une remise ! une remise ! cria-t-on de tous côtés.

Et bientôt la foule se dispersa de tous côtés, les piétons au pas de course pour prendre une bonne avance sur la route de Londres, les Corinthiens à la recherche de leurs chevaux et de leurs voitures.

Harrison courut au coin de Wilson et lui serra la main.

— J’espère que je ne vous ai pas fait trop de mal.

— J’en ai assez reçu pour avoir de la peine à me tenir debout. Et vous ?

— Ma tête chante comme une bouilloire. C’est cette pluie qui m’a favorisé.

— Oui, j’ai cru un moment que je vous battrais. Je ne désire pas une plus belle lutte.

— Ni moi non plus. Bonjour.

Et alors les deux champions aux braves cœurs se frayèrent passage à travers les bandits hurlants, comme deux lions blessés parmi une meute de loups et de chacals.

Je le répète, si le ring est tombé bien bas, il ne faut pas l’attribuer principalement aux boxeurs de profession mais à la cohue de parasites et de gredins qui vivent autour.

Ils sont autant au-dessous du pugiliste honnête que le rôdeur de champs de courses et le truqueur sont au-dessous du noble cheval de course qui sert de prétexte pour commettre leurs coquineries.