John Ruskin (Harrison)/10

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Traduction par Louis Baraduc.
Mercure de France (p. 176-199).



CHAPITRE X

RUSKIN PROFESSEUR À OXFORD


Au mois d’août 1869, Ruskin fut élu professeur d’Esthétique (Slade Professor) à Oxford, et il semble qu’il en fut plutôt surpris. En février 1870 (il avait alors cinquante et un ans) il donna sa première leçon au Sheldonian Theatre ; l’affluence fut si grande que le cours dût être transféré dans un autre local que le Museum qui n’était pas assez spacieux pour contenir tout l’auditoire. En janvier 1873, il fut encore réélu pour une nouvelle période de trois ans, puis en 1876, pour un troisième terme. Son état de faiblesse et sa mauvaise santé l’obligèrent alors à résigner ses fonctions. En 1883, il fut appelé de nouveau à succéder à Sir W. Richmond, mais il cessa définitivement de professer à la fin de 1884. Son professorat d’Oxford avait duré plus de dix ans, de 1870 à 1884 ; cette date qui est celle où il parut pour la dernière fois en public, marque également l’époque où exception faite pour Præterita et quelques autres œuvres de circonstance — s’arrête sa production littéraire. Quelques-unes de ses leçons d’Oxford, au moins celles du début et d’autres où il mit le meilleur de lui-même, eurent autant d’effet et de résultat utiles qu’aucune de ses œuvres. Il n’y avait dans sa méthode rien de convenu mais de la familiarité, de l’humour et toujours un charme extrême. Il avait ordinairement devant lui des dessins, des modèles, des diagrammes et des figures pour illustrer ses raisonnements, et là-dessus il improvisait un riche flot d’idées, de commentaires et de fantaisies. Dès les premières leçons et généralement au commencement de chaque conférence, il lisait avec soin quelque passage de ses écrits, tel qu’on en peut trouver dans les Peintres modernes, mais la conférence ne se bornait jamais à être une simple lecture.

On a dit très justement que Ruskin comme professeur remplissait au mieux les quatre conditions requises — des recherches personnelles, beaucoup de brillant, une instruction générale et un enseignement professionnel. Si le public s’imagina que ces fonctions lui conféraient un nouvel honneur, si sa famille et ses intimes ne l’appelaient plus que « le professeur », il est certain aussi que les hommes les plus éminents d’Oxford considéraient sa collaboration comme une gloire et une force pour l’université elle-même. Les conférences d’Oxford ont été réunies plus tard en volumes qui portent les titres suivants : Leçons sur l’Art (1870), Aratra Pentelici (1870, Michel-Ange et Tintoret (1870), Le Nid de l’Aigle (1873), Ariadne Florentina (1872), La Mesnie d’Amour (1873), Val d’Arno (1873), l’Art en Angleterre (1873), les Plaisirs de l’Angleterre (1884). Enfin, au cours de son enseignement il écrivit, à l’usage des voyageurs qui vont en Italie, une série de livres-guides : Les Matinées à Florence, le Repos de saint Marc et l'Académie des Beaux-Arts à Venise.

M. Edward T. Cook, un de ses disciples les plus distingués et son biographe a écrit dans ses Études sur Ruskin (1890) le passage suivant qui mérite d’être cité :

« Le charme de la voix, pendant les leçons de M. Ruskin, dégageait une influence aussi puissante que celle qui émanait de la personne même du Maître. Les volumes de ces leçons qui ont été publiés comptent parmi les plus importants en même temps que les plus soigneusement et les plus attentivement écrits de ses ouvrages, mais ils ne donnent au lecteur qu’une faible idée de la fascination produite sur l’auditeur ( « cette voix si étrange, dit M. Mallock, qui tenait souvent tout l’auditoire haletant, cette voix de Ruskin me hante encore » ).

« En réalité, M. Ruskin n’est pas un orateur. Son éloquence est étudiée, elle n’est pas spontanée ; c’est celle d’un écrivain, non d’un maître de la parole. Sa voix, quoique sympathique, n’est ni forte ni pénétrante ; peu ou point d’action ; mais une qualité fort essentielle pour réussir comme orateur, et que M. Ruskin possède à un haut degré, c’est une remarquable personnalité. Ceux qui l’ont entendu à Oxford ne peuvent oublier cette figure légèrement courbée sous l’ample toge — qu’il écartait souvent quand les plis devenaient gênants — et le bonnet de velours, l’un des restes de l’accoutrement du « gentleman commoner »… L’originalité du costume, — le pardessus léger en laine de ménage, le gilet croisé, la redingote à l’ancienne mode et mal ajustée, la large et inévitable cravate bleue, tout cet extérieur était, en quelque sorte, le reflet de l’originalité de son esprit et de son discours. N’étaient les mains si délicates et les doigts fuselés, dénotant un tempérament d’artiste, on eut pris le professeur d’Oxford pour un gentilhomme campagnard de l’ancien temps. Au repos, les traits de M. Ruskin s’étaient, depuis quelques années, ridés et attristés, mais les yeux bleus perçants sous les sourcils embroussaillés n’avaient jamais cessé de briller des feux du génie, tandis que le sourire qui n’était jamais longtemps absent pendant qu’il parlait, éclairait sa figure de tout le rayonnement que donnent une grâce singulière et un esprit charmant ».

Les « Leçons sur l’Art », par lesquelles s’ouvrit le cours d’Oxford, sont une des œuvres les plus sérieuses et les plus profondes de Ruskin. L’art, les artistes et leurs œuvres en formaient le texte, servaient d’exemples et donnaient lieu à des digressions. En réalité, c’étaient de véritables homélies sur l’éducation, la sincérité dans la vie, l’idéal dans la conduite, l’esprit religieux. Elles contiennent un réquisitoire contre la vulgarité et l’avarice modernes, plein de traits satiriques et de plaintes pathétiques sur la dureté de cœur et la grossièreté de ton de la société anglaise d’aujourd’hui. Elles étaient plutôt faites pour être des sermons prononcés du haut d’une chaire que les leçons d’un professeur. Le grand Art ne peut fleurir dans un monde pervers : voilà la vieille sentence qui revient sans cesse comme un refrain. Que le titre soit l’Art et la Religion, l’Art et la Morale, l’Art et l’Utile, c’est toujours le même thème — un thème que le fondateur du Cours d’Esthétique n’avait peut-être pas eu en vue, mais que Ruskin depuis qu’il avait terminé ses Peintres Modernes n’avait cessé de développer avec plus ou moins d’exagération, mais avec toute la ferveur qui était en lui, comme par exemple, lorsqu’il s’écriait : « Vous vivez dans un siècle de basse vanité et de servilité encore plus basse — un siècle dont l’intelligence n’est que pillage et profanation, parodiant aujourd’hui pour les détruire demain les œuvres de toutes les nobles âmes qui essayèrent de rendre possible la vie de l’esprit et la vie de l’art ».

Après ces plaintes enflammées, le Professeur revenait à l’Art ; dans le cours de l’hiver 1870, il donna six leçons, réunies maintenant sous le titre d’Aratra Pentelici, se rapportant toutes plus ou moins directement aux relations des arts entre eux, à l’Idolâtrie et à l’Imagination, c’est-à-dire à l’idéal et aux symboles, à la forme et à la structure dans la production artistique et se terminant par une comparaison entre les traits distinctifs des meilleurs ouvrages athéniens et de la sculpture florentine. Ces leçons d’un style si gracieux, si suggestives, si pleines de pensées originales, sont une joie pour le lecteur et un excellent modèle à suivre dans la voie des appréciations justes comme des recherches utiles. Elles contiennent aussi quelques-uns de ses propos les plus spirituels et les plus éloquents et elles sont illustrées d’admirables dessins, de photographies et de diagrammes. « L’Art, loin d’être étranger aux grandes questions des devoirs et des périls sociaux, est au contraire en rapport profond et étroit avec elles. » La guerre de 1870 lui cause de si vives émotions qu’il ne peut s’occuper des principes généraux de l’Art et qu’il se connue dans la technique de la sculpture. Il prend, par exemple, un plat de porcelaine, décrit sa rondeur, ses rebords, son dos, les uns servant de poignée, l’autre de support permanent. En fait d’ornement, le plat porte sur ses bords six roses peintes, et de cet objet il passe tout à coup au porche de San Zenone à Vérone, dont il montre une belle photographie, et de là, par une de ces transitions dont Ruskin a le secret, à la monnaie si élégante de Syracuse, portant une thèse d’Aréthuse dessinée par Cimon.

« Il n’y a pas d’exemple d’une belle sculpture qui ait été produite par un peuple apathique, faible ou en décadence. Son théâtre peut gagner en grâce et en esprit, mais, dans ses jours de déclin, sa sculpture sera toujours inférieure ». Cela donne à réfléchir, si l’on se rappelle que le modèle de Praxitèle pour son Aphrodite ne lut autre que Phryné et que Michel-Ange travailla pour les papes et les princes du xvie siècle. « L’école grecque de sculpture est née de l’effort national vers la justice et elle en est une conséquence. » On s’étonne que le nom même de l’Aphrodite de Melos n’éveille pas dans l’esprit du Professeur le souvenir de l’affreuse sentence du Demos athénien contre les habitants de Melos. « Tous les arts qui ont la religion pour fondement, surtout la sculpture, sont maintenant, en Angleterre, stériles et corrompus à un point jusqu’alors inconnu dans l’histoire du genre humain. » Et il dit cela précisément au moment où Alfred Stevens exécutait le grand monument de Wellington dans la cathédrale de Saint-Paul.

Mais, en dépit de ces boutades d’un homme dont les nerfs trop sensibles étaient perpétuellement déchirés, nous ne devons pas oublier tout ce que contiennent de vérité et de charme les traits de lumière qu’il projette dans l’âme de la sculpture grecque et florentine. « Les Grecs ont été le premier peuple né pour une humanité intégrale » ; les premiers, ils regardèrent « de leurs yeux d’enfants, largement ouverts, ce monde étrange et divin ». « Ce que vous discernez du premier coup dans une œuvre grecque est la chose que vous devez discerner la première dans toute œuvre, c’est-à-dire que son but est conforme à la raison et qu’il a été obtenu par des moyens aussi simples que possible. » « Le sculpteur moderne pense en argile et non en marbre. » Les Grecs modelèrent dans la perfection le corps et les membres humains, mais ils ne représentèrent pas le visage aussi bien qu’un grand artiste italien. Si les Italiens, au contraire, surent peindre et sculpter la figure d’une manière inimitable, il n’y a point d’exemple qu’ils aient su également bien représenter le corps que leur religion leur commandait de mépriser et le souci de leur salut de mortifier. Il faut donner un sens très étroit au mot « perfection » pour comprendre que la tête du Jupiter Olympien de Phidias n’est pas parfaite et qu’il manque quelque chose aux trois grâces de Raphaël et aux Vénus du Titien ; mais ce que Ruskin veut évidemment dire, c’est qu’aucune tête grecque connue n’a l’expression du Christ de Léonard et que le Bacchus du Titien pas plus que sa voluptueuse duchesse ne présentent les nobles formes du Thésée ou de l’Aphrodite de Melos. Le Grec ne cherche jamais à exprimer une passion passagère, l’artiste florentin en fait au contraire l’objet principal de sa recherche. Un Grec n’exprime jamais un caractère personnel, un Florentin considère au contraire l’expression du caractère comme la suprême condition de la beauté. Les Grecs n’idéalisent point la beauté. La Vénus de Milo a de la dignité, de la simplicité, mais non le charme d’une jeune fille anglaise. Chez les Grecs, rien de mystérieux ni de sentimental — leur force est dans la Raison — ils reproduisent une chose dans toute sa simplicité. Le Grec, en un mot, a une conception large, puissante et calme, mais en même temps, délicate, subtile et variée.

Le Nid de l’Aigle (1872) — le livre que Carlyle préférait est un cours de métaphysique sur les facultés morales et esthétiques, bien plus que sur l’art lui-même. Le titre était encore tout fantaisiste et s’expliquerait par ce fait que le livre contient beaucoup de choses sur les oiseaux, une douzaine d’espèces au moins y sont mentionnées, et il y est aussi quelque peu question des aigles. Quel rapport y a-t-il entre les nids des aigles et l’enseignement de l’Art, c’est là le secret de Ruskin et certainement bien peu des élèves (auxquels il avait cependant la prétention d’offrir un cours complet d’études) résolurent l’énigme. Naturellement, il y est questionne beaucoup d’autres choses en dehors des oiseaux — on y parle de « Bustle », le fameux chien du Dr Acland, de l’arbitrage pour l’Alabama, du blason et des ordres héraldiques, de deux jeunes dames qui étudient l’Astronomie de quarante textes de la Bible ; on y voit les dangers d’étudier l’anatomie, il y est parlé de la danse au Gaiety Theatre, de la famine d’Orissa, des logements ouvriers, du dessin d’après le nu, de la tour Victoria à Westminster et de la bataille du Lac Regille — tout cela en 240 paragraphes, et à propos (non pas de bottes) mais d’Aigles.

Les cinq premières leçons sont consacrées à l’explication de ce que les Grecs entendent par σοφία, σωφροσύνη et αὐτάρκεια et elles empiètent quelque peu sur les terres du professeur de Grec et sur celle du professeur de philosophie morale et métaphysique. Mais, étant donnée la méthode capricieuse et décousue de Ruskin, on y trouve, sous une forme exquise, bien des pensées suggestives sur les relations de la Science, de l’Art et de la Littérature, entrecoupées d’ingénieuses citations d’Homère, d’Aristote, de Shakespeare, de Chaucer, de Goethe et de Blake et agrémentées de gracieuses fantaisies sur l’instinct et le chant des oiseaux. Le raisonnement, où scintille une brillante imagination et où fourmillent les allusions, n’est pas très facile à suivre mais il revient à peu près à ceci : l’objet de l’Art est de représenter ce qui est visible, non de donner une explication scientifique de la composition intime et invisible d’une chose et encore moins de son origine. Trois mille ans ont passé depuis l’âge d’Ulysse qui sut résister à la tentation d’apprendre des Sirènes « une nouvelle sagesse », et nous en sommes encore à chercher à augmenter notre savoir plutôt qu’à nous servir de celui que nous possédons, nous sommes chaque jour plus désireux d’élargir le champ de nos découvertes, chaque jour nous perdons un peu plus de notre faculté d’admiration et de respect. Il y ajoutait bien d’autres choses encore qui n’eurent pas plus de résultats que ceux que produisent sur les étudiants les sermons universitaires.

Lorsqu’il en vient à donner son avis sur l’art du dessin, Ruskin proteste avec énergie contre toute intrusion de la science dans l’art et ici, il est évident qu’il a en vue une science professée dogmatiquement, car il mêle à tout une sorte de science qu’il tire de son propre fonds. On connaît l’histoire de ce vieux marin qui reprochait à Turner, dans son tableau du port de Plymouth, de n’avoir pas donné de sabords à ses vaisseaux. « Eh non, répondait le peintre, vous ne voyez pas les sabords, mon affaire est de peindre ce que je vois, non ce qui est. » « L’Art, dit Ruskin, n’a rien à faire avec les structures, les causes, les faits absolus, il ne s’occupe que des apparences ». Il en résulte que l’étude de l’anatomie est plutôt un embarras pour l’Art graphique. Michel-Ange, Botticelli, Dürer et Mantegna ont souffert de leur connaissance scientifique du squelette et de l’anatomie qu’on découvre sous la surface de leurs peintures ; ils cherchaient sans cesse à reproduire non ce qui pouvait se voir mais ce qu’ils savaient être caché sous les apparences extérieures. Mantegna et Dürer « furent absolument gâtés et paralysés » par leurs connaissances anatomiques. L’étude même du nu, en dehors de ce que montre la vie de tous les jours, ne peut que nuire à la peinture et à la sculpture — par exemple les études d’après nature de Mulready sont vulgaires et abominables. La raison en est que, si les artistes reproduisent bien ce qu’ils voient, ce n’est point en tous cas ce que voit ou sait le public, et ils troublent ainsi l’esprit en lui présentant ce qui n’est ni familier à l’œil ni agréable à voir. Il semble que, pour les mêmes raisons, le professeur interdirait, dans les écoles élémentaires, le dessin d’après l’antique. Donner à contempler à un jeune garçon ou à une jeune fille les marbres du Parthénon, c’est exposer de jeunes tempéraments « à se corrompre par l’affectation et à souffrir d’un excès d’imagination ambitieuse ». C’est pire encore pour des jeunes gens de subir les horreurs d’une salle de dissection ou de se familiariser avec les formes corporelles, sous nos climats où, en raison du port constant des vêtements, le corps est loin d’être parfait et ne peut être vu déshabillé dans un sentiment absolument pur.

Avec l’Ariadne Florentina (1872) nous abordons des études plus strictement artistiques ; elles s’occupent surtout de la technique de la gravure sur bois et sur métaux et contiennent de subtiles analyses des procédés de Botticelli, Dürer, Holbein, Bewick et Tenniel. C’est de la critique raffinée mais beaucoup trop spéciale pour être examinée ici, surtout sans le secours des dessins si achevés et des photographies qui donnaient tant d’intérêt à la leçon orale. On recule devant la tâche d’exposer, de défendre ou de critiquer tout ce que dit le professeur sur les triomphes comme sur les erreurs du graveur, analyses souvent frappantes, quelquefois fantaisistes, presque toujours suggestives. La Danse des Morts d’Holbein, est un sujet sur lequel Ruskin devait aimer à s’étendre. « Vous pouvez en apprendre davantage, dit-il, en essayant de graver l’extrémité d’une oreille ou une boucle de cheveux qu’en prenant des photographies de la population tout entière des Etats-Unis d’Amérique. » Malheureusement, tout ce que le public demande aux gravures de nos jours, c’est une plage de Ramsgate, Dolly Vardens et la station de Paddington — c’est-à-dire l’image de lui-même.

Le volume sur les graveurs allemands et florentins contient beaucoup moins de digressions morales et philosophiques que les autres leçons du professeur ; mais on y trouve, au début de la cinquième leçon, un passage frappant qui résume bien les idées de Ruskin sur la Renaissance du xve siècle. Trois passions dominantes « troublaient alors et souillaient l’Europe »

1o  Une soif ardente pour la littérature classique et le goût faux et orgueilleux créé par elle lorsqu’elle s’affirma comme l’ennemie du Christianisme.

2o  L’orgueil scientifique obligeant à l’exactitude de la perspective, de l’ombre, de l’anatomie, choses auxquelles on n’avait pas songé avant.

3o  Le sentiment d’erreur et d’iniquité inspiré par l’enseignement de l’Église chrétienne.

En un mot — 1o  : l’Esprit Classique et la science littéraire ; 2o  : la Médecine et les sciences physiques ; 3o  la Réforme et la science religieuse. On pourrait se demander ce qu’auraient été, sans ces grandes passions corruptrices, Tintoret, Titien, Turner et Reynolds, ce que serait devenu Oxford et aussi les neuf dixièmes des propres travaux du titulaire de la chaire d’esthétique ?

La Mesnie d’amour (Love’s Meinie) est le titre de quatre leçons professées à Oxford en 1873. Ce serait une jolie amusette de chercher à découvrir le sujet sous ce titre obscur et cent conjectures ne résoudraient pas le rebus. En fait, il s’agit des « oiseaux grecs et anglais » — le rouge-gorge, l’hirondelle et les grues ; et « Mesnie » ou Meinie, signifierait « plusieurs, essaim, troupe, foule ». Pour saisir pleinement le sens du mot, il faudrait recourir au Roman de la Rose, à Chaucer, à Saint François et à Saint Bernard. L’épigraphe de la première leçon est la suivante :

« Il était tout couvert d’oisiaulx,
De rossignols et de papegaux ».

Dans tous les cas, c’est un charmant ouvrage que l’on peut lire en même temps que l’Oiseau de Jules Michelet, mais il n’y a presque pas un mot sur l’art, les artistes et les études artistiques. En dehors d’une phrase accidentelle sur les dessins d’oiseaux de Carpaccio et d’Holbein, nous ne trouvons presque rien sur les oiseaux dans l’Art mais beaucoup sur les oiseaux dans la nature. Paolo Uccelli et Antonio Pollajaolo sont condamnés comme trop savants ; Benozzo Gozzoli et les tapisseries du xve siècle ne sont pas mentionnés et on n’y trouve rien sur Raphaël à propos de son cardinal, ses colombes et ses grues.

Il serait périlleux d’examiner la précision scientifique de l’ornithologie de Ruskin. Il dit que, dans ces deux cents pages, il se propose de donner la quintessence de quarante volumes d’ornithologie scientifique et qu’il a étudié très soigneusement toutes les principales autorités qui ont traité des oiseaux, mais son objet est surtout de parler sur ce que nous pouvons voir des oiseaux, des faits apparents de leur vie, telle spécialement qui l’ont connue les poètes anciens et modernes. En sa qualité de poète en prose, Ruskin a réuni tout un ensemble délicieux de pensées brillantes de les oiseaux qu’il aime autant que Saint François lui-même. Tuer les oiseaux lui paraît un crime impardonnable. L’homme maintenant occupe surtout ses loisirs à détruire des créatures dont pas une ne doit tomber sans la volonté de Notre Père Céleste ; c’est donner la meilleure définition de l’aristocratie que de dire que son affaire principale dans la vie est de tuer le plus grand nombre d’oiseaux possible. L’épitaphe fameuse de Carlyle pour le Comte Zaehdarm, dans le SartorCentum mille perdrices plombo confecit, résume trop souvent l’existence entière d’un lord anglais. »

Il n’est pas question de moins de soixante-six espèces d’oiseaux dans ce petit livre ; mais sauf en passant, on n’y traite pas du chant des oiseaux, il n’y a aussi que peu de choses sur le martin-pêcheur, le cygne, le faisan et le paon. Il nous faut prendre Ruskin tel qu’il se livre nous et, s’il préfère se confiner dans l’étude d’es mouvements visibles de quelques oiseaux familiers et aux allusions qu’il découvre sur eux dans les poètes, nous n’avons qu’à nous en contenter et à le remercier. Son objet est d’inciter à l’observation attentive des oiseaux dans leurs actions, leurs mouvements, leur plumage et leurs habitudes. Le plaisir qu’il trouve à observer les oiseaux, lorsqu’ils volent, qu’ils sautillent, qu’ils barbottent ou qu’ils plongent permet à son esprit de se soustraire à l’obsession que lui causent les maux sociaux et la vulgarité moderne qui pesaient si lourdement sur lui. Parfois cependant il n’y tient plus, comme lorsqu’il reproduit ce violent passage des Modern Painters (vol. II). « Je ne connais rien au monde de plus funeste au caractère chrétien et à l’intelligence humaine que ces maudits sports où l’homme se transforme en chat, tigre, serpent, choetedon et alligator tout à la fois et rassemble avec une cruauté continue et pour son amusement tous les stratagèmes que les animaux emploient seulement par intervalles et pour satisfaire leurs besoins. » II répète cette violente invective contre les sports trente-cinq ans après et il ajoute que chaque heure de sa vie n’a fait que rendre plus amer le sentiment que lui inspire cette habitude de la chasse chez les soi-disant classes supérieures en France et en Angleterre, qui a transformé des chevaliers et des gentilshommes en jockeys, en spéculateurs, en usuriers et même, avec leurs battues, en bouchers… etc. ».

On ne comprendrait rien à la vie de Ruskin si on ne saisissait aussi comment ces gracieuses digressions sur les rouge-gorges et les hirondelles amènent dans son esprit cet anathème amer contre la vie moderne ; on peut seulement se demander ce qu’en pensaient les jeunes gentilshommes auxquels il s’adressait et aussi quel rapport il pouvait bien y avoir avec les leçons académiques d’un professeur de Beaux-Arts. Mais il serait tout à fait vain de lire Ruskin si l’on ne sentait pas que l’art, à ses yeux, n’est que cendre et poussière s’il ne signifie pas vie et vérité. Il peut se faire aussi que quelques jeunes gens l’écoutèrent plus volontiers que ceux dont la mission spéciale était de leur prêcher l’Évangile, surtout quand il terminait sa leçon par ces mots : « Le monde habité, sur terre et sur mer, devrait être comme un vaste parc sans clôture et un lac plein de trésors dans lesquels des troupeaux d’agneaux, de daims, d’oiseaux sauvages ou de poissons seraient élevés et soignés afin que se multiplie toute la Mesnie de l’Amour, en force, en utilité et en paix. »

Le livre intitulé Val d’Arno comprend les dix leçons de 1873 sur l’art toscan jusqu’à l’époque de Dante mais il s’occupe beaucoup plus d’histoire toscane que d’art toscan. Il s’ouvre par une esquisse de la merveilleuse influence de Nicolas de Pise, qui transmit à l’Europe du Moyen Age le flambeau à demi éteint de l’art grec, puis, après quelques mots sur Jean de Pise, il passe rapidement à l’histoire de Florence et de Pise, de Manfred et de Charles d’Anjou, touchant à tout à sa manière suggestive, mystique et un peu décousue, s’étendant sur Dante, les bannières héraldiques des quartiers de la cité, les florins, les palais, les châteaux forts et l’architecture cyclopéenne. Une analyse de sa huitième leçon sur « la Franchise » donnerait un exemple typique de la manière discursive et assez confuse dont Ruskin passait d’un sujet à l’autre. La Franchise, naturellement, n’a rien de commun avec le privilège et le droit de suffrage ; c’est l’équivalent du mot libertas, non la «  liberty » telle que l’entend M. John Stuart Mill, ni la « liberté » de M. Victor Hugo ; mais plutôt la suppression de toute crainte et de toute tentation, l’obéissance à la loi, la possession d’une naturevraiment royale, comme celle d’un Édouard III ou de Thésée d’Athènes.

Le professeur commence par opposer le Lion de saint Marc à Venise à celui de Nicolas de Pisé, c’est-à-dire le Byzantin et le Gothique le caractère de l’art grec est d’être pieux, celui de l’art gothique, d’être profane ; ce sont les Byzantins qui régentèrent la licence normande. Thésée est un roi des pieds à la tête aussi bien qu’Édouard III ; la fonction d’un roi grec est de commander le travail, celle d’un roi gothique, de réprimer la fureur. La loi grecque est la Stase, la loi gothique l’Ex-Stase. Thésée et Édouard sont des guerriers, comme nous le savons, mais ils sont aussi des théologiens, des rois didactiques, ou mieux des philologues, des amis du Verbe par lequel les cieux et la terre ont été créés. Le lion byzantin descend en droite ligne du lion de Némée ; Thésée devient un saint Athanase. Si un oiseau ne vole qu’en vertu d’une loi, si un cricket ne chante que sous l’impulsion de la chaleur, peut-être bien aussi que la position d’un canot de course sur la rivière dépend de la loi et que le Dies iræ sera annoncé par une sirène à vapeur ? Les feuilles de papier employées par la presse en une seule année pourraient suffire à envelopper le monde. Lisez cinquante-deux vers du Village abandonné. L’art grec est symbolique, l’art gothique est littéral. Turner appartenait à l’école grecque ses nuages rouges sont des signes de mort. La « Diana Vernon » de Sir Walter Scott est un symbole de Franchise — « ver non semper viret », — « Ce qu’est Diana Vernon par rapport à une ballerine française qui danse le cancan, « la libertas » de Chartres et de Westminster l’est à la Liberté, d’après Victor Hugo et John Stuart Mill ».

Tout cela est exprimé en un anglais pur et limpide, incisif et mélodieux, avec des traits surprenants, des vues profondes et des sarcasmes, mais il est en somme difficile de voir à quoi cela aboutit, à moins d’y reconnaître une attaque chagrine contre ce que nous appelons le libéralisme et la science. Il est aussi bien difficile de voir comment tout cela pouvait faire avancer l’étude des Beaux-Arts, à moins que ce ne soit par quelques phrases accidentelles sur la sculpture et la peinture. L’incohérence des idées successives est poussée à un point qui frise le non sens. Chaque phrase séparée a bien une signification, même quand elle est tout simplement mystique et fantaisiste ; on peut même dire que les phrases présentent quelquefois un sens profond et renferment de hautes vérités, mais elles éclatent l’une après l’autre avec une inconséquence digne du fameux repas de noces des Joblillies et du Grand Panjandrum lui-même. Leur lecture fait songer à ces tableaux kaléidoscopiques qui se succèdent dans un rêve où chaque incident n’a de relation ni avec celui qui précède ni avec celui qui suit. Il n’est que trop évident que, à cette époque, le système nerveux du Professeur, tendu à l’excès et excité d’une manière maladive, surmenait son cerveau et conduisait ce beau génie à un inévitable écroulement.

Tel est, en somme, le caractère des dernières leçons d’Oxford : l’incohérence était allée en augmentant, et il ne put jamais s’assujettir à confiner son cours à l’étude et à l’enseignement de l’art. Il faut qu’il soit moraliste, philosophe, législateur, prophète — ou rien du tout. S’il enseigna le dessin, c’est seulement pour montrer comment il doit être une école de vérité ; de travail et d’obéissance. S’il parle des peintres, c’est seulement pour montrer à quel point les grands artistes furent indépendants de la science, comment on n’est pas un peintre si l’on n’est pas un homme loyal, sincère et foncièrement religieux. Si hétérodoxe et si originale que soit sa science, elle nous donne parfois l’intuition de la vérité scientifique, comme celle qui nous frappe souvent dans la poésie de Shakespeare ou de Goethe.

En dépit de l’insuffisance et du manque de suite de son savoir comme homme d’étude, nous sommes continuellement frappés, dans les leçons d’Oxford, de l’immense étendue de ses lectures, de la subtilité de ses commentaires et de la force sympathique avec laquelle il a pénétré l’âme cachée de tant d’écrivains classiques en prose ou en vers, romains ou grecs. Aucun de ceux qui ont enseigné la poésie ou la philosophie grecques n’ont touché d’une aussi puissante baguette magique tant d’inimitables passages d’Homère, d’Hésiode, d’Eschyle, de Pindare, d’Aristophane, de Platon, d’Aristote, de Xénophon, de Lucien ou bien de Virgile, d’Horace et de Catulle. Le titulaire du Cours d’Esthétique n’a peut-être pas appris grand chose à ses élèves sur les Beaux-Arts, mais il a donné aux plus lourds d’esprit, aux plus dénués d’imagination des idées nouvelles sur le rôle de l’Art dans la Vie, un plus haut idéal pour l’Art comme pour la Vie et il a fait comprendre à tous le sens exact de l’Art, si on l’élève au-dessus de la médiocrité et de l’esprit mercantile où il est trop souvent enlizé. Parfois, quand il consent à parler d’art, ses jugements sur les peintres et la peinture, en faisant la part du paradoxe, sont d’une merveilleuse pénétration ; lorsqu’il insiste par exemple sur ce fait que Turner était un Grec. Et quand il ne songe pas du tout à l’art, il a souvent des passages d’un pathétique profond et d’une exquise beauté. Ses paradoxes stupéfiants, malgré toutes leurs inconséquences, furent du moins pour l’esprit de ses auditeurs un puissant stimulant et leur apprirent des choses que les moyens conventionnels auraient été impuissants à leur enseigner. Enfin, si le professeur du cours d’Esthétique n’enseigna l’art qu’en laissant pour ainsi dire tomber des miettes du banquet de satire passionné où se nourrissait son esprit, au moins insinua-t-il profondément dans l’âme de quelques hommes d’élite l’idéal d’un monde meilleur et l’ardent désir de travailler à son avènement.