John Ruskin (Harrison)/11

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CHAPITRE XI

L’ŒUVRE ET L’INFLUENCE DE RUSKIN À OXFORD


Les leçons que nous venons d’analyser et que nous possédons maintenant sous la forme d’une dizaine de jolis volumes, tout remplis de propos difficiles à saisir pour qui n’est pas un Ruskinien ésotérique, ne représentent pas l’œuvre entière de Ruskin à Oxford et n’en sont peut-être même pas la partie la meilleure et la plus importante. Tout ce qu’il a dit ou fait à Oxford, soit du haut de la chaire, soit dans son école de dessin, dans les chambres du collège ou dans les localités environnantes, attira plus d’attention et exerça une influence plus grande que celle de n’importe quel professeur d’université, à cette époque. Il fonda un musée d’art, organisa une école de dessin, forma des équipes de travailleurs et de touristes, groupa autour de lui les étudiants, stimulant leur zèle, prodiguant les avis et les remontrances plus que ne le firent jamais un Abélard ou un Roger Bacon dans une université du Moyen Age, ou un John Wesley et un John Henry Newman dans la société religieuse. Il forma à son école un certain nombre de dessinateurs de profession ; il donna un nouvel essor à l’activité intellectuelle d’Oxford et exerça une impression profonde sur l’esprit de quelques hommes qui ont marqué depuis dans la littérature, tels que Arnold Toynbee, W. H. MaIIock, E. T. Cook, W. G. Collingwood et bien d’autres.

Lorsqu’il ouvrit son cours en février 1870, l’affluence fut telle qu’il fallut le Sheldonian Theatre pour la contenir et, quoique les élèves n’eussent pas l’habitude de suivre les leçons aux heures où il donnait les siennes, qui étaient celles des repas, ils furent presque toujours aussi nombreux jusqu’à la fin en 1883. Cette ardeur venait un peu de la curiosité qu’éveillent toujours des leçons sur des sujets aussi variés. Il y avait dans ce qu’il disait bien des choses inintelligibles pour quelques-uns de ceux qui venaient là pour s’instruire sérieusement, mais ne sait-on pas que le réel profit d’une conférence consiste ordinairement dans la semence féconde qui a la chance de tomber sur un sol approprié provient avant tout des sympathies personnelles que le maître peut inspirer. Les leçons de Ruskin lançaient à pleines mains des semences fécondes et sa personne avait une influence magnétique qui ne fut pas surpassée de son temps. Il en résulte que l’on ne peut estimer à sa juste valeur sa carrière de professeur d’esthétique par la seule lecture de ses livres ; ceux-ci, privés de l’agrément de sa parole et des exemples qui l’accompagnaient nous paraissent, avec leurs idées sans cohésion, peu convaincants et presque informes.

Dès le début, Ruskin considéra son cours comme constituant seulement une partie de sa tâche. Il entreprit, presque immédiatement, d’organiser une école de dessin, non avec l’intention de former des dessinateurs industriels ou des fabricants de modèles, ni des artistes de profession, mais pour donner quelque connaissance pratique de l’histoire de l’art et des méthodes des maîtres, par-dessus tout, pour exercer les yeux et l’esprit à une patiente et minutieuse observation de la nature. Dans ce but, il fit don à l’école d’une collection de dessins de Turner, de quelques œuvres de Rossetti, de Holman Hunt, de Burne-Jones et de lui-même ainsi que de plusieurs tableaux du Tintoret, de Luini et d’autres maîtres auxquels il ajouta encore des gravures et des moulages. Ainsi de ses propres deniers et par son effort personnel, il créa un musée qui devait être le noyau d’une école de dessin en rapport avec lui. Cette école n’eut qu’un succès restreint ce n’était pas une institution pouvaut aisément fonctionner à côté des habitudes et avec les règlements académiques. Depuis le commencement jusqu’à la fin, le but poursuivi ne fut pas de faire des élèves d’Oxford des artistes, mais de les mettre à même de comprendre ce que l’Art leur peut enseigner dans ses relations avec la Nature et la Vie humaine.

Non content de créer avec une telle munificence son école de dessin, il se lit l’ami personnel, le guide et le tuteur des étudiants qui se groupaient autour de lui. Comme il le disait lui-même un peu tristement mais avec assez de vérité, les auditeurs s viennent à une conférence « surtout pour être émus pendant une heure et, si possible, amusés ; pour profiter des connaissances qui ont coûté à un homme la moitié de sa vie, qu’il a d’abord édulcorées et rendues agréables au goût, pétries et roulées ensuite en pilules aussi petites que possible, pour les faire avaler à dose homéopathique — et être ainsi rendus plus sages… Quel métier ! Un commentaire bien vivant donné à une classe d’élèves sur un ouvrage qu’ils lisent avec ardeur — voilà l’espèce de leçon qui sera toujours utile et salutaire ».

C’est ainsi qu’il groupait les hommes autour de lui et les forçait à lire. Il créa une bibliothèque des meilleurs livres destinés aux lectures populaires qu’il appela Bibliotheca Pastorum ; c’était exactement l’idée de la Librairie Positiviste de Comte et aussi celle des Cent meilleurs livres de sir John Lubbock. Ruskin voulut débuter par les Economies de Xénophon, un livre excellent, trop oublié, qu’il engagea deux de ses élèves à traduire. On lui donna le titre de « membre honoraire s du Corpus College, et celui d’ « étudiant honoraire » de Chris Church ; le Corpus College lui assigna même un appartement où il fit placer son grand Titien, son Raphaël, ses Turner et le Napoléon de Meissonier ; il y tint presque maison ouverte pour ses amis, travaillant, causant, montrant avec joie ses trésors et ses modèles c’est là aussi qu’il réunissait chaque semaine ses intimes à déjeuner, et nuit et jour, autour de la table, ou devisait des choses divines et humaines.

Un des incidents dont on parla le plus mais qui n’eut qu’un piètre résultat, fut certain projet d’améliorer une portion de route près d’Hinksley, aux environs d’Oxford. Ruskin avait toujours recommandé la valeur pratique d’un travail manuel utile comme partie d’une éducation intégrale c’était le vie ! évangile monacal du laborare est orare. la vieille histoire de Cincinatus à la charrue, un ressouvenir de l’ancienne vénération des Grecs pour l’agriculture, c’était aussi l’idée que l’on trouve exprimée dans son Aratra Pentelici. Il engagea donc ses jeunes élèves à laisser pour un temps leurs rames et leurs raquettes pour devenir « des soldats de la charrue » en réparant un chemin d’exploitation, auquel personne ne touchait. Le professeur se procura tout un stock de pioches et de pelles, envoya son jardinier pour en montrer l’usage et se mit lui-même bravement à la besogne. On trouva cela un peu don quichottesque, on en rit beaucoup, d’autant plus que la réfection de la route fut un insuccès aux yeux des hommes du métier.

Mais il y avait dans cet incident plus de choses que l’on en pouvait pressentir à première vue. Il montra à un certain nombre de jeunes gens combien ils étaient inférieurs à un terrassier de force moyenne, faisant une journée moyenne de travail, mais il aurait pu apprendre aussi au professeur lui-même, s’il n’avait pas été sourd à tout enseignement, que les arts et les sciences ne sauraient être improvisés de novo par un simple amateur, quelque ardent que soit son enthousiasme, quelque honnête que soit son but. Néanmoins, l’esprit qui poussait à améliorer le chemin d’Hinksey devait pénétrer profondément chez ceux qui voulaient le comprendre. « Je vous dis », — c’est ainsi que Ruskin s’exprimait un jour à Oxford, — « je vous dis que l’Angleterre n’aura jamais ni art pur, ni saine politique, ni vraie religion tant que, négligeant, si cela est possible, et vos parcs et vos lieux de plaisir, vous ne déciderez pas que les rues qui sont la demeure des pauvres, et les champs, les lieux de récréation de leurs enfants, seront ramenés sous la loi de ces esprits qui, quels qu’ils soient, au ciel ou sur la terre, ordonnent, et récompensent d’un bonheur constant et conscient, tout ce qui est décent, ordonné, beau et pur ». M. E. T. Cook, qui fut lui-même un de ces étudiants, nous a dit comment c’est la force même de cette vérité qui conduisit peu après à l’œuvre de Toynbee dans l’East End et aux différents établissements universitaires qui en découlèrent. Tout cela était sans doute bien à côté de ce qui avait été le but du fondateur de la chaire des Beaux-Arts, mais il y avait là quelque chose que bien peu de professeurs de faculté auraient jamais pu tenter et que peu auraient pu atteindre.

Le troisième terme du professorat fut interrompu par le mauvais état de sa santé, par des chagrins profonds et des troubles cérébraux et, après neuf années passées à Oxford, Ruskin donna sa démission. Trois ans après, sa santé parut améliorée et, en mars 1883, il commença une série de leçons sur l’Art Anglais et, l’année suivante, une autre sur les Plaisirs de l’Angleterre ; mais sa perpétuelle tension d’esprit et l’irritabilité croissante de son système nerveux vinrent souvent troubler ces dernières. Il avait toujours regardé comme sa mission propre d’attaquer et de ridiculiser la science moderne, au moins la forme moderne de l’enseignement scientifique, et cela au nom de la morale, de l’art et de la religion réunis. C’était, chez lui, d’un côté, l’antipathie de tout philosophe synthétique pour la spécialisation pédantesque du moment, d’un autre côté c’était l’espèce d’horreur religieuse que lui inspiraient les idées matérialistes et évolutionnistes telles qu’il les comprenait dans les ouvrages de Darwin, d’Herbert Spencer, du professeur Huxley et du Dr Haeckel mais c’était surtout cette tournure d’esprit qui faisait dénoncer Abélard par Saint Bernard et qui déterminait l’Inquisition à persécuter Giordano Bruno et Galilée. La proposition d’établir à Oxford un laboratoire de physiologie où il pressentait la pratique de la vivisection, provoqua en lui une violente indignation et quand elle fut votée, au mois de décembre 1884, il se retira brusquement et quitta définitivement Oxford.

Les six leçons de 1883 réunies sous le titre de l’Art d’Angleterre sont, à plusieurs points de vue, les plus étroitement consacrées à la critique de l’art et des artistes et les moins surchargées de morale sociale. Elles forment une sorte de continuation des Modern Painters et elles se distinguent par les mêmes admirations passionnées et les mêmes dénigrements systématiques. Le nom de Gabriel Rossetti doit être, suivant lui, placé au premier rang de ceux qui ont élevé et modifié l’esprit de l’art moderne. Il fut la principale force intellectuelle qui contribua à l’établissement d’une école romantique moderne en Angleterre. Rossetti est « le plus grand des disciples de Tennyson » ; mais, Holman Hunt, dans ses peintures religieuses est encore plus grand sous le rapport de la sincérité et de la vérité matérielle. Son tableau de « la Fuite en Égypte », promet d’être la plus grande peinture religieuse de notre temps. Le professeur présenta alors à ses auditeurs des dessins exécutés par deux dames américaines et deux jeunes Italiens, « plus utiles et plus digne de servir de modèles que tout ce qu’il a pu trouver jusqu’à présent ». Cet éloge tout lyrique, au moins en ce qui concerne les deux Italiens, n’a point été ratifié par le public. Et la leçon se terminait par une invocation religieuse ne différant des meilleurs sermons prononcés en chaire que par la parfaite simplicité de la pensée et la musique exquise des mots.

Burne-Jones et G. F. Watts firent l’objet de la deuxième leçon. La principale vertu de l’école Préraphaélite consistait dans son effort pour concevoir les choses telles qu’elles sont, « pour les penser et les sentir extrinsèquement » ; le « Caller Herrin » de Millais en est un noble spécimen. Burne-Jones, mieux que n’importe quel artiste européen du temps, possède à fond la mythologie de la Grèce et du Nord. Le professeur examine alors, d’une façon subtile et raffinée, tous les éléments et toutes les conditions de l’art d’imagination. Burne-Jones, dit-il, est un apôtre du clair-obscur, tandis que Rossetti conçoit tout en couleur, le premier préfère « les sujets qui font appel à l’intelligence et au cœur à travers la complication et la délicatesse des lignes, l’ombre et l’éclat alternatifs d’une lumière fantastique ». Sur M. Watts, le Professeur ne dit pas grand’chose, si ce n’est qu’il semble avoir été hanté du désir de faire une œuvre de tous points parfaite. Sa constante recherche des plus hauts exemples du Grand Art, sa sensibilité, sa délicatesse, sa largeur de vue ont placé Watts parmi les peintres de la grande époque athénienne, ceux dont parle Platon dans le sixième livre des Lois ; mais comme aucune des œuvres de ces peintres d’Athènes ne nous a été conservée, la comparaison semble assez difficile à suivre. Ce qui ressort de tout cela, c’est que M. Watts paraît toujours s’efforcer de rendre les choses « plus belles et plus évidentes » et c’est là en effet la tendance des artistes les plus sérieux et les plus consciencieux.

La troisième leçon qui est, à certains points de vue, la plus caractéristique de la manière de Ruskin, demande une analyse plus minutieuse. Elle a pour titre : « Les Écoles Classiques de Peinture — Sir F. Leighton et Alma Tadema ». Sur quarante pages in-quarto, deux sont consacrées à Leighton à peu près autant à Alma Tadema ; le reste, environ trente-cinq pages, traite de sujets variés n’ayant aucun rapport avec ces peintres. Elle s’ouvre par un vers d’Horace et un éloge des portraits de W. Richemond qui « dominent et couronnent la splendeur générale de la Grosvenor Gallery ». Il entend par « Art classique » l’antithèse de l’art gothique et il signale Leighton et Alma Tadema comme de bons représentants de « l’esprit classique ». Les Grecs étaient passés maîtres dans la reproduction du corps humain ; les nations du Nord n’atteignirent que lentement et imparfaitement à cette habileté. Il produit des fac-simile de lettres manuscrites et enluminées du Mont Cassin et les compare à des copies des fresques de Pompéi ; celles-ci sont évidemment l’œuvre d’une nation touchée par la mort. On ne doit étudier l’art grec que pendant la période qui s’étend des temps Homériques à Marathon, et voici par conséquent exclus Phidias et le Parthénon. L’art gothique ne sera étudié, en Angleterre, que du roi Alfred au Prince Noir ; en France, de Clovis à saint Louis. L’union du Grec et du Gothique se trouve en justes proportions dans Nicolas de Pise, et se maintient à partir de cette époque jusqu’à Pérugin et Sandro Botticelli. C’est delà que date une période de décadence pour toutes les nations de l’Europe ; (mais alors que faites-vous donc de Raphaël, du Titien, du Tintoret et de Léonard ?) Enfin de ces cendres mal éteintes une flamme s’élance qui touche Rubens et Vandyke et va aux grands représentants de l’art anglais avec Sir Joshua Reynolds et Gainsborough. Il est alors beaucoup question de ces deux peintres, les plus grands et les plus anglais de tous. Quelle figure feraient leurs modèles peints à la manière classique avec des costumes étriqués ? « Le charme de toutes ces peintures est en grande partie une question de toilette ». Luca della Robbia réunit l’école gothique à l’école classique. Une petite fille de trois ans entrant un jour dans la chambre du Professeur, y vit un enfant Jésus de Luca et se précipita pour l’embrasser. Les fresques de Botticelli au Louvre sont des types similaires de peinture. À Venise, le professeur put aussi copier les tableaux de sainte Ursule à l’Académie. Le portrait fut la ruine de l’art grec ; la supériorité réelle de l’art gothique est dans le portrait. Le « George Guysen » d’Holbein à Berlin est un portrait parfait et il en est de même du portrait de la Tribune de Florence qu’on croyait être de Raphaël mais qui est en réalité d’un maître beaucoup plus soigneux. Il fait aussi grand cas des portraits de M. Stacy Marks et surtout de ses « Trois Joyeux Postillons » et de son « Jack Cade ».

En tout, vingt pages, avant qu’il soit question de Leighton ! Celui-ci a vraiment en lui du gothique, car il peint les petites filles avec une douceur et un charme qui lui sont particuliers et jamais les classiques n’ont peint de petites filles. Le Professeur ne se reconnaît pas le droit de parler des tentatives plus élevées de Leighton « qui furent le résultat de son observation pénétrante et de ses études enthousiastes du corps humain », choses qui n’inspiraient à Ruskin qu’une médiocre sympathie. De tous nos maîtres actuels, Leighton est celui qui se plaît le plus aux colorations doucement fondues et « son idéal de beauté est plus près du Corrège qu’aucun de ceux qui vinrent après », car il en a toute la vaghezza. Après ce compliment de pure forme adressé au président de la Royal Academy et quelques éloges ambigus sur sa « corregiosité, et sur sa vaghezza. Sir Frederick disparaît complètement de la leçon.

Quant à Alma Tadema, tout en admettant son donnante technique, l’exactitude et la minutie de son dessin, le Professeur met ses auditeurs en garde contre son amour du froid crépuscule au lieu de la chaude lumière du soleil. Il semble que ce soit exactement le contraire de ce qu’il faudrait dire. Apprenez par cœur, dit-il, les sept vers de l’Iliade où l’on nous montre Achille sur les remparts et Minerve l’enveloppant d’un nuage de feu. Les Grecs associaient la lumière et les nuées à leurs terribles mystères, de même que la devise de l’Université est Dominus Illuminatio. Eh bien, dit Ruskin, tous les tableaux romains d’Alma Tadema sont dans une sorte de crépuscule (?) Voilà qui est étrange ! Celui qui est intitulé « La danse Pyrrhique » ressemble à un groupe d’escarbots poursuivant un rat mort. Où est la danse pyrrhique ? « Voilà donc la vie classique telle que se la représente votre fantaisiste xixe siècle, la voilà sous ce déguisement fuligineux pareil à un vol de cantharides ». Voilà ce qu’est M. Alma Tadema comme représentant de l’art classique ! Cette prétention d’études classiques n’est que « le poison de la renaissance qui se continue ».

Après avoir ainsi pris congé d’Alma Tadema comme de Leighton, le professeur passe à d’autres sujets. Une chose de beauté est une Loi pour toujours, — que ce soit une Joie ce n’est pas certain. La beauté grecque vient des lois de Lycurgue, celle de Rome des lois de Numa, la notre des lois du Christ. — Écoutez l’histoire d’une jeune toscane, Béatrice ; elle était fille d’un maçon de Melo ; sa beauté, la grâce de son chant la firent épouser par un riche fermier. Le livre de Miss Alexander sur les chants populaires de Toscane a une grande valeur. Le Gué (Ford) du beuf (Ox) ici, à Oxford, est un baptême et aussi un gué, et ses eaux comme son sable sont saints. Votre tâche est de le traverser, bâton en main ; de l’autre côté est la Terre Promise, la terre de Leal, que vous aborderez, quand vous aurez subi avec succès vos examens.

Cette façon cavalière d’éconduire avec un salut hors de la lice de l’art des hommes comme Leighton et Alma Tadema, dont la science, l’immense labeur, l’art consommé et la grâce sont familiers à l’Europe entière, nous frappe d’autant plus désagréablement qu’elle est suivie d’éloges enthousiastes de Mrs AIlingham et de Kate Greenaway, de Leech, Du Maurier, Tenniel, Robson et Copley Fielding. Personne ne marchande sa sympathie aux œuvres charmantes que tous ces artistes nous ont données ; et Ruskin, dans sa passion pour l’enfantillage, a vraiment devancé le jugement du monde sur les adorables enfants de Miss Greenaway. Mais tomber en ravissement devant des vignettes pour livres d’étrennes ou les gravures sur bois du Punch, tandis qu’on renvoie aux limbes avec des compliments suspects, des hommes comme Leighton et Alma Tadema, et qu’on les représente comme personnifiant le « poison de la renaissance, et « la fuligineuse déformation » du xixe siècle, voilà un bien triste exemple de fanatisme et de radotage. Leighton est passé sous silence parce que ses études sout du « genre classique », et c’est précisément ce qu’on a loué, fort justement d’ailleurs, chez Watts. Alma Tadema est un exemple de la « fuligineuse déformation » fille de la renaissance, parce qu’il aime le crépuscule, et c’est ce que l’on a précisément admiré chez Burne-Jones pour sa recherche « de l’ombre et de l’éclat d’une lumière fantastique » quel que soit d’ailleurs le sens de ces mots. Ruskin a un goût trop fin et aussi trop de sincérité pour ne pas reconnaître les dons splendides de ces deux maîtres de a l’art classique », mais il le fait sans bonne grâce et il en vient à les condamner tous les deux, parce qu’ils n’ont point été touchés de son propre sentiment religieux. Il nous fait ainsi songer à quelque moine fanatique de Naples ou de Séville dénonçant « la Révolution ». Il y a ici de sa part une offense non pas tant contre le goût et la raison, que contre la morale et la justice, une offense qu’aucun artifice de jugement, qu’aucune beauté de la langue ne sauraient atténuer et que l’imminence d’une maladie cérébrale peut même difficilement excuser. Il n’y a pas la moindre perversité dans toute l’œuvre de Leighton et d’Alma Tadema, même en admettant que leur méthode soit limitée et imparfaite. Les accuser d’être des « marchands de poison et de choses honteuses » parce que leurs idées sur la beauté avaient été formées d’après l’antique et non d’après la Bible et le Moyen Age vient d’une aberration morale encore plus qu’esthétique.

Ce furent ces injustices violentes, ces incessantes contradictions et ce manque de suite dans les idées, — qui allèrent en augmentant pendant cette période troublée de la vie de Ruskin (1871-1886), — qui lui aliénèrent les hommes sérieux et d’esprit rassis. Etre « une voix criant dans le désert » c’était assez légitime de la part d’hommes qui, comme Coleridge et Shelley, Carlyle et Tolstoï ont voulu regarder en face la misère humaine mais un professeur de Beaux-Arts dans une Université a des devoirs plus précis, puisqu’il a accepté une tâche déterminée au milieu d’un corps organisé de maîtres de la jeunesse. Se servir de la peinture et des artistes comme d’un prétexte pour une propagande religieuse et métaphysique de son cru, dénoncer et tourner en ridicule ses collègues, en raison de la spécialisation de leurs études, transformer la chaire d’université qui lui est confiée en une tribune pour prêcher je ne sais quel néo-christianisme ou paléo-catholicisme, voilà qui était déloyal vis-à-vis des fondateurs et des directeurs de l’œuvre dont il avait accepté le titre et les fonctions. Et cela l’était encore plus, de la part d’un homme qui se tenait en dehors de toute confession, qui n’avait pas de disciples de sa foi et qui repoussait tout dogme, toute formule et toute communion.

La fin de tout ceci ne pouvait être qu’infiniment triste. « Que suis-je donc, dit-il en 1875 (Fors, Lettre LVIII), infirme et vieux, pour prétendre conduire le monde ? Moi qui n’ai trouvé personne en Angleterre et en Europe qui voulût de mon enseignement ! Tel que je suis et, autant que je puis concevoir, à mon grand étonnement, je me vois seul et solitaire, seul dans ma foi, mon espérance et ma résolution au milieu de ce désert du monde moderne. J’ai été élevé dans le luxe et je sens combien cela était injuste pour les autres et funeste pour moi-même ; j’ai été vacillant, stupide et j’ai misérablement échoué dans la conduite de ma vie ; j’ai été comme une feuille désespérément poussée par l’orage des passions ; et pourtant, moi l’homme bien mis, moi, le roseau sans cesse agité par le vent, j’ai un message à remplir vis-à-vis de ceux qui ont encore confiance en moi. Regardez la cognée est à la racine de l’arbre tout arbre stérile sera abattu et jeté au feu ».

Des paroles aussi poignantes, des reproches aussi sincères, de tels actes d’humiliation, furent-ils jamais proférés par un homme de facultés aussi brillantes et dont la vie avait été à ce point consacrée aux causes généreuses et aux nobles idées ? Certes, les mêmes paroles n’ont peut-être pas été proférées, mais un désespoir tout pareil a dû être ressenti par les prêcheurs, les réformateurs et les prophètes de l’ancien temps, comme de tous les temps — par Job, David et Isaïe, par Saint Jean-Baptiste et Saint François, par Savonarole et George Fox, par Tolstoï et Mazzini. Lama Sabachthani est souvent le cri suprême de ceux dont l’existence semble s’abimer dans un échec ignominieux, mais dont les gémissements ont gardé la force et la vie longtemps après qu’ils ont disparu.