John Ruskin (Harrison)/15

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Traduction par Louis Baraduc.
Mercure de France (p. 286-299).



CHAPITRE XV

PRÆTERITA


Le dernier ouvrage de Ruskin, qu’il écrivit, dans sa première résidence, en mai 1885, à l’âge de soixante-sept ans, est bien la plus charmante chose qu’il ait donnée au monde et l’une des plus touchantes et des plus exquises Confessions. Après le grand trouble cérébral qu’il éprouva, en 1884, et après sa retraite définitive d’Oxford, son ami, le professeur Eliot Norton, l’engagea, pour occuper son esprit, à écrire ses souvenirs, au moins jusqu’à la crise de 1875 ; il commença à le faire pendant les intervalles de lucidité. Ces souvenirs et, avec eux, les fragments appelés Dilecta, maintenant réunis en trois volumes, furent composés à différentes époques jusqu’en 1889, où il entra dans sa soixante-et-onzième année.

« J’ai écrit cela, dit-il, franchement, en bavardant et à ma guise » — et réellement, il n’u a rien dans notre langue de plus naïvement sincère, de plus aimablement bavard et de plus agréable à lire « J’écris, continue-t-il, le jour anniversaire de la naissance de mon père (son père était mort depuis vingt-et-un ans, sa mère depuis quatorze), dans la pièce qui était ma nursery dans la vieille maison où il nous conduisit ma mère et moi, a soixante-deux ans et lorsque j’en avais quatre. Ces pages qui sans cela n’eussent été que l’amusement d’un vieillard cueillant des fleurs chimériques dans les champs de sa jeunesse, ont pris, à mesure que j’écrivais, le noble caractère d’une filiale offrande au tombeau de mes parents, qui élevèrent mon enfance en vue de tout le bien dont elle était susceptible et dont le souvenir, par l’espoir de les avoir bientôt rejoints, sourit au déclin de ma vie. »

« Je suis », déclare-t-il en commençant comme mon père l’était avant moi, un tory déterminé, un tory de la vieille école — de l’école de Walter Scott et aussi d’Homère — voilà mes premiers maîtres ». Les romans de Scott et l’Iliade de Pope étaient dans son enfance, ses lectures journalières, le Dimanche, il y ajoutait Robinson Crusoe et le Pilgrm’s Progress. Nous avons là tout Ruskin en germe ; les héros de la Grèce, les mythes, les rois et tout le peuple des êtres surnaturels ; chevaliers du Moyen Âge, écuyers, belles dames, prêtres, roturiers et bourgeois ; le solitaire séparé du reste du monde, réduit à la simplicité de la vie primitive, privé de tous les avantages de la civilisation ; en dernier lieu, le mysticisme théologique du Puritanisme avec son monde de fantômes Bibliques, images réelles et toujours présentes. Le mouton froid des dimanches l’empêcha seul, dit-il, d’embrasser la carrière que sa mère avait rêvée pour lui — celle d’un pasteur évangélique. Il finit néanmoins par être quelque chose comme une sorte de prédicateur en plein vent, avec une Armée du Salut de son invention, dont il était à lui seul, le directeur, l’état-major et toute la congrégation.

C’est par la lecture à haute voix de la Bible faite chaque jour à sa mère et continuée jusqu’à l’âge mûr, qu’il développa ses facultés et sa puissance de travail et qu’il acquit, nous dit-il, la meilleure part de son goût en littérature. Il nous donne ensuite ces délicieux portraits de son père, de sa mère, de ses tantes, de ses cousines et des serviteurs ; il nous décrit la discipline sévère de son enfance et ses curieuses habitudes de vagabonder autour du pays, si utiles pour l’éducation de ses yeux ; il nous dit comment il apprit seul à lire et à écrire et comment il glana ainsi des connaissances sur les plantes, les minéraux, le ciel et les montagnes. Nous avons ensuite l’histoire de la famille Domecq et de sa passion sans espoir pour Adèle, qui a déjà été contée. Rien de plus délicieux que l’histoire d’Anne, sa vieille bonne, qui avait « un don naturel pour exécuter les corvées désagréables, particulièrement le service d’une chambre de malade, si bien qu’elle n’était dans toute sa gloire que lorsque quelqu’un de la maison gardait le lit ». Elle était également douée d’une façon surprenante pour dire des choses désagréables et pour les prendre tout de suite par leur plus mauvais côté avant de chercher à les arranger, si bien que la vieille Mme Ruskin soutenait gravement que si jamais une femme en ce monde avait été possédée du Diable, cette femme était Anne. Et comme portrait du même genre, rappelons-nous celui de la vieille Mause, le prototype de Mause Headrigg, qui grondait quand elle voyait jeter des miettes de pain par la fenêtre et qui était capable de dîner avec des pelures de pommes de terre pour donner son propre dîner à un pauvre. Le petit John retrouvait en elle le vieil esprit du puritain écossais dans toute la perfection de sa foi et de sa force de volonté et lui accordait « le respect et l’honneur qu’il mérite ».

Quel charme savoureux dans tous les récits de voyages en Angleterre et sur le continent et dans la description des voitures de poste ! C’est d’abord la vieille patache avec son siège de derrière pour la bonne et l’enfant dans laquelle ils visitèrent presque tout ce qu’il y avait de plus intéressant à voir en Angleterre. Puis ce lut la calèche luxueuse pour les voyages à l’étranger si agréable et si commode. Ceux d’entre nous qui ont connu le vetturino des Alpes, d’Italie et de la Riviera, ont des souvenirs que ne connaîtront jamais nos modernes globetrotters ; et, quelque jour, lorsque l’électricité ou même les ballons fourniront tous les modes de locomotion, ces pages si amusantes des mémoires de Ruskin auront une rare saveur :

« Les pauvres esclaves modernes et tous les naïfs qui se laissent conduire comme un troupeau ou entraîner comme un train de bois, à travers des pays qu’ils s’imaginent ainsi visiter, ne peuvent se faire aucune idée des joies complexes, des espoirs infinis, de l’ingéniosité qui s’attachaient dans l’ancien temps, au choix et à l’arrangement d’une voiture de voyage, ce petit appartement qui devait être votre logis pendant cinq ou six mois. »

Le touriste anglais qui s’est confié à M. Cook peut envier ou mépriser l’histoire de la vettura spacieuse qui devait contenir six personnes, tirée par quatre vigoureux trotteurs, les postillons, les courriers, les arrangements pris d’avance pour les auberges, les relais à raison de cinquante milles par jour, les arrêts du matin et du soir, les promenades autour du village, les crochets pour visiter un château ou une église. Et après le long parcours depuis Calais, à travers la Forêt Noire jusqu’à Schaffouse, voici qu’apparaissent pour la première fois, comme une vision du paradis, les Alpes neigeuses — « Les Alpes claires comme du cristal, se découpant au vif sur le pur horizon du ciel et déjà tintées de rose par les feux du soleil couchant. » Pour l’enfant de génie ce fut comme une révélation, comme « un appel » de la destinée.

« Je redescendis ce soir-là de la terrasse du jardin de Schaffouse avec ma destinée fixée dans tout ce qu’elle pouvait avoir de sacre et d’utile. Vers cette terrasse et vers les rives du Lac de Genève, mon cœur et ma toi se reportent en ce jour à chaque noble sentiment qui vit encore en moi et à chaque pensée de réconfort et de paix. »

Le récit de ces voyages précoces et des visites aux Lacs et en Écosse, la description de la maison du Surrey expliquent le développement des facultés de celui que Mazzini appelait « l’esprit le plus analytique de l’Europe » ; ils font comprendre ce que Ruskin s’attribue très justement « la patience pour observer et la précision dans les sensations — un désir ardent et méthodique d’accumuler des faits visibles ». C’est là vraiment une sorte de vivisection. Il en est de même de cet aveu que Don Quichotte qui, enfant, le faisait rire aux larmes, est maintenant devenu pour lui « l’un des livres les plus tristes et les plus choquants ». Hélas ! John Ruskin ressemblait un peu au chevalier de La Manche, comme lui il devait apprendre que tout le dévouement d’un chevalier errant, tout le romanesque du Moyen Age, malgré toute leur beauté poétique, ne peuvent, ici-bas et dans notre siècle, avec une tance rouillée et un coursier fourbu, réformer le monde. C’est superbe ; c’est peut-être une noble guerre ; mais il n’y a point là une philosophie sociale qu’on puisse appliquer, ni une religion qu’on puisse pratiquer.

Il paraît bien le comprendre un peu lui-même, du moins, il le laisse pressentir, quand il se lamente sur les erreurs de sa première éducation, son isolement, l’éloignement pour lui de tout risque, de toute fatigue, de tout souci, de tout camarade au point que les garçons le prenaient pour un naïf et le traitaient comme une fille ; « un monde de présomptions était en lui et le rendait indifférent aux moqueries ». Si seulement ses parents, dit-il, avaient consenti à lui donner quelque espèce de poney gallois bien hirsute et à le confier à quelque guide du pays et à sa femme au lieu de le couver à la maison « ils auraient pu ainsi faire de moi un homme ». Et cela amène la charmante histoire des efforts faits pour lui apprendre à monter à cheval à l’école d’équitation de Moorfields et comment il tombait chaque fois qu’il prenait un tournant, jusqu’au moment où ses parents renoncèrent à cette partie de son éducation, se consolant par la pensée que « cette impossibilité absolue d’apprendre à monter à cheval était évidemment le signe d’un génie particulier ».

Délicieusement naïve aussi l’histoire des fiançailles de son père avec sa mère Marguerite Cox, « comment il la choisit avec la même sérénité et la même décision qu’il mit plus tard à choisir ses commis » ; comment les amoureux attendirent neuf ans et « furent mariés à Perth un beau soir, après souper, sans que les serviteurs se doutassent de rien jusqu’au moment où James et Marguerite partirent ensemble le lendemain matin pour Edinburgh ». John James eut certainement plus de décision en amour — il fut aussi plus constant que son fils, tout de vif argent. Nous avons vu déjà de quelle manière, à soixante-six ans, le fils rappelait ses premières amours de la dix-septième année :

« Je n’avais ni assez de résolution pour triompher d’Adèle, ni assez de fermeté pour renoncer à elle, ni assez de bon sens pour considérer à quoi tout cela aboutirait, ni aucune idée des ennuis que je causais ainsi à tous ceux qui m’entouraient. Vraiment, il n’y avait en moi pas plus de capacité et d’intelligence que dans un jeune hibou qui vient de mettre ses premières plumes ou que dans un petit chien qui vient d’ouvrir les yeux et ne peut se consoler de l’existence de la lune. »

Nous avons vu aussi comment il décrit son entrée à Christ Church et le désappointement de ses chers parents qui avaient escompté pour lui « tous les prix à la fin de l’année et des honneurs doubles pour finir, qui espéraient le marier avec Lady Clara Vere de Vere, lui voir écrire des poèmes aussi bons que ceux de Byron, mais plus religieux, prêcher des sermons aussi bons que ceux de Bossuet, mais protestants, devenir, à quarante ans, évêque de Winchester et, à cinquante ans, Primat d’Angleterre ». Il n’y avait pas à craindre qu’il fût joueur, car il regardait les cartes comme on regarde la dynamite ; rien à redouter du côté des mauvaises femmes, car il était amoureux et d’ailleurs toujours rentré avant dix heures ; pas davantage de dettes puisqu’il n’y avait pas de tableaux de Turner à acheter à Oxford et c’était les seules choses qu’il désirât ; aucun risque qu’il tombât de cheval à la chasse, car il ne pouvait se tenir même sur une rosse, ni qu’il se mît à parier, car il ne voulait gagner l’argent de personne. D’ailleurs il ne manquait jamais chaque soir d’aller prendre le thé avec sa mère.

Il n’y a rien, dans Præterita, de plus charmant et en même temps, rien qui jette un jour plus vif sur l’auteur que la manière dont il nous décrit son amour passionné pour la nature. « J’ai, dans mon petit réduit d’argile, comme de petites fioles toutes remplies du sentiment respectueux de Wordsworth, de la sensibilité de Shelley et de l’exactitude de Turner réunis ensemble. Un perce-neige était pour moi comme pour Wordsworth une partie du Sermon sur la Montagne, mais je n’aurais jamais écrit un sonnet sur la « celandine » à cause de sa vilaine couleur jaune et de sa forme imparfaite. Comme Shelley, j’aimais le ciel bleu et les yeux bleus, mais jamais je n’aurais pu confondre à aucun degré les cieux mêmes avec mon propre petit Psychidion… Je ne me fatiguais point à désirer pour la pâquerette qu’elle pût admirer la beauté de son ombre, mais je cherchais à reproduire moi-même cette ombre aussi exactement que possible ».

« Personne, dit-il en 1839, ne s’intéressait à Turner si ce n’est le vieux carrossier retiré de Tottenham et moi ». Qu’il me soit seulement permis de dire ici en ce qui me concerne que mon père, vers 1840, m’avait appris à admirer les Turner que nous allions voir, au mois de mai de chaque année, à Trafalgar Square. Un des côtés étranges chez Ruskin c’est l’indifférence qu’il eut dans sa jeunesse pour l’Italie et l’art italien. En quittant Oxford, à l’âge de 22 ans, il séjourna à Florence et à Rome et il assure, très sincèrement, « qu’il n’avait aucune idée de l’art chrétien primitif. » Il éprouva « une véritable déception » à Florence, « tout l’art sacré lui parut nul », et la Tribune des Uffizi « un inconvenant mélange formé par des gens qui n’y entendaient rien et ne se souciaient de rien moins que de l’art ». À mesure que l’on approchait de Rome, ses parents, en vrais calvinistes, remarquèrent triomphalement que « les routes devenaient de plus en plus mauvaises ». Le Forum, Saint-Pierre, le Colisée, le Capitole étaient également « sans intérêt ». La « Transfiguration de Raphaël était « une vilaine peinture ». Les « Loges », ne pouvaient plaire à personne. Il fut aussi désappointé par Naples et ses environs. Pour nous, en plein xxe siècle, il semblera incroyable que, il y a soixante ans, un jeune homme doué d’un tel génie artistique, qui, depuis son enfance, avait écrit sur l’art, qui l’avait étudié à fond ait pu faire preuve d’une si grossière ignorance lors de son premier voyage en Italie. Mais nous devons nous souvenir de tous les changements que, dans le cours de ces soixante années, la lecture des Modern Painters et des Sept Lampes a produit en nous. Rappelons-nous aussi que Ruskin sortait de maladie et qu’il voyageait pour préserver sa santé. Il nous dit que Rome était bien le pire endroit où on aurait dû le conduire et qu’à cette époque et pendant tout le temps qu’il y resta, il était « simplement comme un jeune têtard tout agité et détrempé ».

Le retour dans les Alpes, les glaciers et les lacs de la Suisse rendirent la santé à ce cerveau surmené et à cette organisation délicate. Les effets miraculeux des montagnes sur Ruskin devraient, comme il le dit dans Præterita, être médités par les psychologues et par les médecins. Ces volumes renferment quelques-unes de ses descriptions, de ses paysages les plus exquis, et souvent ils ne sont que des extraits de son journal qui n’étaient destinés à être connus que de lui seul ; telles sont les vues de Dôle et du col de la Faucille (Præter., I, 193). J’ai pu, moi-même, en juger certain matin de 1851, par le plus magnifique et le plus rutilant lever de soleil précédant un orage. Un autre morceau étonnant est la description du Rhône au-dessous de Genève (Præter., II, 90) une des plus superbes peintures que Ruskin ait jamais écrite ; ou encore le torrent du glacier du Triolet (Præter., II, 221). Un souvenir intéressant pour nous date de 1849 (il avait alors trente ans) ; c’est l’observation de la dure existence des montagnards qui l’amena à méditer sur la question sociale et qui fut l’origine de son projet de la Société de Saint-Georges. « Ce fut la fin de ses jours de jeunesse joyeuse et le commencement de ses véritables travaux dans ce monde — au moins de ses travaux en vue d’objets qui en étaient dignes ».

Præterita nous donne, avec Fors Clavigera, un récit complet du développement graduel de la pensée religieuse chez Ruskin. Elevé dès l’enfance dans la foi évangélique stricte et le christianisme biblique, il conserva cette croyance jusqu’à sa maturité, mais il est évident qu’il n’éprouva jamais pour elle une profonde sympathie spirituelle. Ses longues études sur les peuples étrangers et sur l’art du Moyen Age le détachèrent peu à peu des vues évangéliques, et, comme il le dit en 1845, alors qu’il avait trente ans, elles furent remplacées par des sympathies qui le rapprochaient du catholicisme. « Pourquoi alors ne suis-je pas devenu un Catholique ? demande-t-il, et il répond « Pourquoi ne suis-je pas devenu un Adorateur du Feu, moi qui aimais tant le soleil ? » Il nous dit lui-même que son voyage d’Italie en 1858, à l’âge de trente-six ans, marqua « son abandon définitif de la doctrine puritaine ». Son intimité avec Carlyle, Froude et d’autres, le conduisit à des appréciations tout à fait larges, dégagées de tout dogmatisme théologique, sans diminuer sa forte conviction dans la Providence et le sens spirituel de l’Écriture. La tragédie de sa vie — le refus de Rose La Touche et la mort de celle-ci — le ramenèrent à un christianisme plus défini et, c’est dans cet état que s’écoulèrent les vingt dernières années de son existence si mouvementée, tout en restant complètement détaché de toute église formelle ou de toute doctrine d’école. Un passage des Præterita (III, 7) exprime bien le fond même de la croyance religieuse de toute sa vie.

« Tandis que ces convictions (la condamnation de la vie monastique sous toutes ses formes) m’empêchèrent d’accepter jamais l’enseignement catholique malgré mon respect pour l’art catholique des grands siècles — peut-être aussi parce que l’art catholique, des siècles médiocres ne me disait rien par lui-même, — je devins chaque jour plus convaincu que la paix de Dieu repose dans les cœurs soumis et tendres des hommes pauvres et laborieux et que la seule forme durable d’une religion pure se trouve dans le travail utile, l’amour fidèle et une charité sans borne. »

Eh bien ! c’est là l’essence même de la religion de l’Humanité.