John Ruskin (Harrison)/16

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Traduction par Louis Baraduc.
Mercure de France (p. 300-303).



CHAPITRE XVI

LES DERNIERS JOURS


Les dix dernières années de la longue existence de Ruskin (1889-1899) s’écoulèrent dans une retraite et un repos absolus, interrompus seulement par quelque rare visite d’un ami intime, quelques mots sur ses publications et les travaux des autres et, parfois, la perte d’un de ses plus chers amis. Il jouissait de la vie, il pouvait se promener, jouer aux échecs, écouter une lecture, tourner les feuillets d’un livre aimé, aspirer le parfum de ses roses et fixer ses regards par-dessus le lac vers les collines de Coniston. Ses forces déclinèrent peu à peu sans souffrance et sans maladie jusqu’au moment où il ne fut plus qu’un invalide, sur une chaise longue, passant la plus grande partie de son temps dans sa chambre ou dans son cabinet, sans autre compagnie que celle de l’un ou l’autre des membres de la famille Severn qui lui prodiguait les soins les plus touchants.

Son quatre-vingtième anniversaire (8 fév. 1899) fut célébré par une avalanche de lettres, de télégrammes, d’adresses, de bouquets et de cadeaux venus de tous les points du pays et même de l’étranger. La grande adresse, illustrée sur velin, signée du Prince de Galles et d’une foule de personnages de marque lui fut présentée par une députation. L’Université d’Oxford, la Société Ruskinienne de Londres, le conseil de paroisse de Coniston envoyèrent des adresses semblables ; les amis intimes y joignirent leurs compliments et la presse entière ses plus cordiales sympathies. Un soir qu’il était occupé à regarder un portrait de sir Edward Burne-Jones, il dit : « C’est là mon frère bien-aimé, Ned. » Le jour suivant, l’artiste mourait et ce fut le coup le plus dur pour le vieillard. Pendant cet automne et l’hiver qui suivit, il resta extrêmement faible tout en gardant l’esprit clair et reposé.

En janvier 1900, l’influenza fit rage à Coniston et gagna Brantwood. Le 18 janvier, elle le prit, il se releva un peu le lendemain, mais le 20, il eut une défaillance et s’endormit doucement dans la chambre tapissée de ses chers Turner et entouré de tous ceux qu’il aimait. Sans parole, sans lutte, il avait passé deux semaines avant son quatre-vingt et unième anniversaire. Le monde entier, celui des lettres, la presse et les nombreuses Sociétés rattachées à son nom et à ses œuvres, firent retentir ses louanges et rappelèrent tout ce qu’il avait fait de bien avec des mots très justes, mais qui venaient un peu tard.

Sur son désir formel, la famille le fit inhumer dans le cimetière de Coniston et déclina l’offre d’une sépulture à Westminster. Un médaillon de bronze par Onslow Ford de l’Académie Royale fut consacré dans l’Abbaye par un groupe nombreux d’amis et d’admirateurs et on choisit sa place dans le Coin des Poètes, tout près du buste de Walter Scott. Il fut inauguré par Mme Severn le 8 février 1902 jour anniversaire de sa naissance. Avec une simple pompe villageoise, accompagné de ses parents et de quelques intimes, il fut mis au tombeau auprès de ses vieux amis, les Beevers, sous un sa pin, non loin de l’école publique. Tout ce qu’il y eut d’inusité dans ces funérailles, ce fut le déploiement de vives couleurs à la place du noir qu’il détestait même dans le deuil. Le drap mortuaire était fait d’une riche soie cramoisie, brodée d’un semis de ses roses favorites sur champ gris, avec ces mots Unto this Last. La chapelle disparaissait sous les guirlandes blanches, vertes et violettes et on y remarquait surtout la grande croix faite de ces roses rouges qu’il aimait tant, déposée par sa cousine Jeanne Severn.

« Rien de noir ne parut à ses obsèques, en dehors de celui qui assombrissait nos cœurs meurtris » a écrit son ami et son secrétaire dans cette « Vie de Ruskin » qui est un si admirable tribut à la mémoire de son maître.

Ne laissons donc pas s’assombrir le souvenir que nous gardons de lui — voilà ce que pensent tous ceux d’entre nous qui aiment une splendide nature et qui honorent un rare génie.