John Ruskin (Harrison)/2

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Traduction par Louis Baraduc.
Mercure de France (p. 33-46).



CHAPITRE II

PREMIERS ESSAIS LITTÉRAIRES


Le moment est venu de parler de certains ouvrages du jeune Ruskin antérieurs à l’apparition en 1843 (il avait alors vingt-quatre ans) du premier volume des Modern Painters. En prose ou en vers, on peut presque dire qu’il écrivait depuis qu’il avait quitté la nursery. Ses premières poésies surpassent par le mérite comme par le nombre ses premières œuvres en prose et, comme il cessa d’écrire des vers après Oxford, il convient donc de parler d’abord de sa poésie. Poète, il ne le fut jamais dans le sens véritable et élevé d’un Shelley, d’un Tennyson, d’un Arnold. Dans les deux volumes qui contiennent ses morceaux choisis et où nous pouvons compter quelque quatorze milliers de vers, il serait difficile de trouver un seul poème, peut-être même une seule stance, qui dépassât le talent d’un poète de second ordre. La plupart de ces poèmes — cela est digne de remarque — sont des descriptions de paysages ou de lieux que Byron lui-même aurait eu de la peine à rendre intéressants et, chose curieuse, les premiers sont les plus spontanés et les meilleurs, les tout premiers étant absolument étonnants par leur facilité précoce. De plus, ils n’offrent aucune des qualités du tour particulier de l’esprit de Ruskin et de sa puissance littéraire. Le rythme en est correct, facile, très soigné, la forme est celle des meilleurs modèles, la phrase est pure, gracieuse et pittoresque, mais chaque poème ne laisse en somme qu’une impression vague et indéterminée. La pensée se voile sous un nuage de langage raffiné ; la poésie s’exhale en exubérante couleur locale ; et, pourtant, comme étude d’une évolution littéraire, ces deux volumes de poésie ne sauraient être négligés.

Nous possédons des fragments authentiques des vers de l’enfant dès l’âge de sept ans. À cet âge même où peu d’enfants savent lire et écrire, on a de lui des morceaux dont le rythme et les phrases sont de correction parfaite et les rimes toujours justes. Il dit par exemple d’une machine à vapeur employée dans une mine :

L’eau s’élance furieuse de la mine —
Enlevant au minerai sa souillure de rouille.

À sept ans, il morigène les ignorants, qui ne peuvent énumérer les couleurs de l’arc-en-ciel :

Mais ceux qui ne savent rien de cette lumière
Ne peuvent s’en rendre compte, et dans toute cette splendeur,
Ne sauraient nommer une seule couleur.

Déjà le petit John pouvait balbutier ces couleurs dans leur ordre exact !

Le voilà maintenant qui apostrophe un vallon d’Écosse — on dirait d’un Wordsworth moralisant sur les analogies entre un paysage de montagne et la vie humaine. —

        « Vallon de Glenfarg, ton joli ruisseau
        Coule à travers tes hautes montagnes,
Il va tantôt pressé, tantôt d’une allure plus lente,
        Rarement il reflète le ciel bleu.

        Ruisseaux des montagnes, pressez votre cours,
Pour vous mêler à la rivière qui coule là-bas ;
Né veus arrêtez pas comme l’argile paresseuse,
        Entendez dans le vallon mugir les troupeaux »,

Un enfant qui écrivait ainsi à l’âge de sept ans semblait destiné à une mort prématurée ou à l’immortalité.

Il écrivait encore à l’âge de huit ans, à propos du Glenfarg :

« Ces petites sources qui suintent des rochers,
Qui s’échappent des fissures, comme le renard de son terrier ;
Ce ruisseau argenté qui va en babillant
Avec une douce musique de danse. »

À neuf ans, cet enfant miraculeux s’adressait ainsi au Skidaw : —

« Skidaw, sur ton sommet le soleil brille,
Mais ce n’est que pour un instant ; à sa place,
Tout à coup, un gai nuage, autour de ton front
Vient folâtrer, — il flotte ensuite dans l’air,
Et son ombre se déploie sur ton faîte orgueilleux ;
Il obscurcit pour un moment tes vertes pentes,
Ajoutant ainsi à leur beauté, et rendant
Le soleil plus brillant lorsqu’il réapparaît,
Ainsi, le matin, sur ton front, ces nuages
Se posent comme sur une couche, et donnent un nouvel aliment
À la fantaisie. C’est une forteresse qui s’élève vers le ciel
Avec ses tours, ses créneaux, pour faire place —
À une autre, qui est à son tour —
Remplacée par d’autres.

 

                                              Sauf lorsque la neige,
Floconneuse chevelure de l’hiver, vient tout recouvrir,
Blanche tombe pour le berger imprudent
Qui s’est égare loin de sa demeure, et trouve la mort
Sous les frimas ».

Nous pourrions découvrir dans l’Excursion des passages plus faibles que celui-ci et il serait difficile d’en trouver un où soit si minutieusement et si exactement reproduit, comme par l’œil d’un peintre, le jeu des nuages sur les montagnes.

Il n’y a rien dans les deux volumes de poésies de supérieur à ce morceau sur le Skidaw composé à l’âge de neuf ans ; mais le plus étonnant est que vers dix ou douze ans (The Fairies, the Eternal Hills, 1831) le petit John écrivait des poèmes tout à fait dans la bonne moyenne des concours d’Université, avec la fastidieuse facilité, les procédés d’imitation, les rythmes corrects et mesurés qui caractérisent ce genre de composition. Il pouvait pasticher Pope, Scott, Byron, Wordsworth — et même Shelley — aussi bien qu’un bon oléographe peut copier un Turner. Pas une faute de mesure, pas une faute de goût, aucune extravagance, aucune cacophonie dans ces exercices d’enfant ; il ne fit jamais mieux, même à soixante ans, et tous ces vers ne donnent aucune idée de sa supériorité et de ses facultés si ce n’est pas l’observation aiguë et le sentiment délicat de la nature ; rien n’y fait pressentir l’exubérance, la passion, l’éloquence, qui animent dès le début ses œuvres en prose. Comment ce grand mais orageux maître de la prose peut, douze années durant, rédiger des volumes de vers melliflus et pleins de lieux communs, c’est là une des curiosités de la littérature.

Plus d’un poème couronné compte des versets plus mauvais que ceux-ci sur l’Etna :

« Alors l’Etna de son bouillant cratère lance
Sur les rivages de Sicile des torrents de feu,
Tandis que du volcan s’élèvent des vapeurs gazeuses.
Le ciel est sillonné d’éclairs fulgurants ;
La terre s’entr’ouvre encore,
Les murs de Catane s’écroulent
Et ses habitants périssent sous les décombres. »

Cela est daté du 25 octobre 1829. Il avait alors dix ans. À douze ans il écrivit L’Iteriad, un long poème en trois livres, journal en vers d’un voyage à la région des Lacs. Six ou sept cents vers ont été imprimés, en voici un spécimen :

« La s’élèvent orgueilleusement les pics du Sca-Fell :
Tandis que son front domine orgueilleusement les nuées,
Tandis que, à ses flancs, s’ouvrent les ravines et les abîmes profonds,
La montagne, comme un mur énorme, paraît supporter les cieux.

Il avait alors commencé à lire Byron et il était séduit par les Hours of Idleness.

À quatorze ans (mai 1833) il écrivit en vers la relation d’une tournée sur le continent de Calais à Gênes. On a publié vingt-huit morceaux qui sont imités de La Dame du Lac de Scott ; quelques-uns parurent dans le Friendship’s Offering ; ils étaient aussi bons que les autres poèmes publiés dans ce recueil. À Saint-Goar, sur le Rhin, il écrivait :

« Ne vous étonnez pas en voyant ce Rhin enchanté,
Pareil à un géant chancelant sous l’ivresse
Oublier en ces lieux sa colère ;
Il semble dormir
Entre ses rives couvertes de vignobles qui baignent
Leurs tresses blondes dans ses flots apaisés. »

Il y a des passages plus faibles dans le Lay of the Last Minstrel.

Un autre journal en vers datant de sa seizième année décrit un voyage en France jusqu’à Chamonix (1835) ; là, nous assure-t-il, il a cherché à imiter le style du Don Juan habilement combiné avec celui de Childe Harold et il semble avoir plutôt réussi à se rapprocher du second.

Il eut sa première aventure d’amour à seize ans et elle lui inspira un certain nombre de pièces, sans que cette circonstance n’ajoutât à ses vers aucune vigueur ni aucun mérite nouveau. Ceux qu’il adresse « À Adèle » s’élèvent rarement au-dessus des vers d’amateurs. Les trois longs poèmes qu’il écrivit pour le prix de Newdigate à Oxford, en 1837, 1838, 1839, de dix-huit à vingt ans, ne sont que de bons exercices académiques tout à fait au niveau des meilleures pièces des concours universitaires. Dans son premier essai, il fut battu par le Doyen Stanley ; mais en 1839, il remporta le prix avec « Salsette et Elephanta ». Cette pièce qui peut être rangée parmi les meilleures de ce concours, est une imitation presque servile des anciens vers de ce genre :

« Voici le soir, et sur la face du jour qui décline,
Comme des sourires rapides, les dernières lueurs d’un soleil d’été jouent et s’envolent ;
En vibrations lumineuses, moins vues que senties,
Elles se fondent dans le ciel et disparaissent derrière les montagnes. »

Et il continue longtemps sur le même ton qui s’accorde parfaitement avec le programme d’un concours de poésie que Goldwin Smith donnait, dit-on, à un ami sur ce sujet : « Les Stuarts — Les Stuarts ne seront jamais restaurés. — Les juifs le seront — Salem ! » Les autres pièces écrites pendant la période d’Oxford, quelques-unes même publiées en leur temps, sont tout simplement dans la bonne moyenne de ces sortes de poésies ; composées à un âge où beaucoup d’hommes cultivés en ont produit d’aussi bonnes, elles ne présentent dès lors aucun intérêt. Elles sont gracieuses, correctes, mélodieuses, mais elles ne nous émeuvent pas, elles ont peu d’originalité et ne produisent sur nous qu’une faible impression. Ce ne sont même plus les effusions enfantines d’une précoce maturité.

Si nous passons maintenant à l’examen des premiers ouvrages en prose, nous constaterons que John Ruskin écrivait clairement et orthographiait correctement en 1823 à l’âge de quatre ans. Dès sept ans, il tint régulièrement son journal et y inséra des descriptions exactes des lieux qu’il visitait. Dans « Harry and Lucy » il écrit : « Harry courut avec l’appareil électrique que son père lui avait donné et le nuage électrisa l’appareil positivement ; après cela un autre nuage survint qui l’électrisa négativement ; puis se produisit une longue série de petites étincelles. » Tout cela est bien orthographié et écrit en lettres moulées ; dans le même livre, il nous donne une multitude d’observations des phénomènes naturels. À treize ans, il écrivit des lettres très correctes, d’un style coulant et facile.

Il fut imprimé pour la première fois, à l’âge de quinze ans, dans le Magazine of Natural History de l’éditeur Loudon (1834). Ce recueil contient un essai sur les couches géologiques du Mont-Blanc, une note sur la perforation par des rats d’une conduite en plomb, des recherches sur les causes de la couleur des eaux du Rhin. En 1835, la revue annuelle du « Friendship’s Offering » publiée par Smith, Elder et Cie, imprima trois de ses poèmes consacrés à des paysages d’Allemagne ; Le Magazine de Loudon, publia en 1836, des essais sur « le durcissement des grès », des observations sur « la température des sources et des rivières ». Lorsque le Blackwood’s Magazine, en 1836, attaqua les peintures de Turner, le jeune critique d’art riposta et défendit le peintre. L’essai ne fut pas remis directement au journal mais fut soumis à Turner lui-même qui exprima son mépris des critiques et le fit parvenir non au Magazine mais à la personne qui avait acheté son tableau dont le sujet était Juliette à Venise.

Ce morceau a été conservé en manuscrit et il est si complètement Ruskinien dans son enthousiasme, dans son amour de la nature comme dans ses redondances ; il donne si bien un avant-goût des Modern Painters, dès l’âge de dix-sept ans, que nous croyons devoir en citer ici un fragment :

L’imagination de Turner est toute shakespearienne dans sa puissance…

Des brouillards colorés flottent au-dessus de la cité lointaine ; mais tels que vous les pourriez prendre pour des esprits éthérés, âmes des grands morts sorties des tombes d’Italie, errantes sur le bleu de son ciel, au milieu d’une gloire épandue dans l’infini, planant autour de cette terre qu’ils ont aimée. Du centre de cette douce lumière incertaine, ils vont et se mêlent aux pâles étoiles et montent dans la splendeur d’un ciel sans limites qui mire ses yeux bleus et tristes dans les eaux profondes de la mer — de cette mer dont la tranquille et silencieuse transparence brille d’une lueur phosphorescente émanant de sa sérénité de saphir comme des songes légers émanent d’une âme endormie. Et les clochers de la glorieuse cité surgissent presque indistincts du milieu de ces nuées vivantes, pareils à des pyramides d’un feu pâle qui montent d’un vaste autel et, dans cette gloire de rêve, il semble que la voix de la multitude vous pénètre par les yeux, s’élevant du milieu de la ville immobile comme le vent d’été qui passe sur les feuilles de la forêt y réveille un doux murmure à peine entendu.

Vraiment, il y a là trop de choses, trop d’images, de nuées, de gloires et de sérénités culbutant les unes sur les autres ; cela ressemble trop à une parodie vulgaire de ces purpurei panni des Sept Lampes, que l’auteur regrettait plus tard si amèrement. Pourtant on peut se rendre compte comment, sept ans après, tout cela devait devenir le germe des Modern Painters. En 1837, âgé de 18 ans, il donna une série d’études à l’Architectural Magazine de Londres ; elles étaient intitulées « La poésie de l’architecture » ; — « L’Architecture chez les différentes nations de l’Europe considérée sous le rapport des paysages, de la nature et du caractère national. » Il écrivait plus tard : « Je n’aurais pu indiquer en moins de mots ou en termes plus compréhensifs ce qui devait être le programme de la moitié de ma vie future, tandis que le pseudonyme que j’adoptai « Kata Phusin » indiquait clairement le tour d’esprit dans lequel je devais plus tard traiter ce sujet comme tous les autres ». Les essais étaient en effet signés « Kata Phusin », et il ajoute que « ces essais de jeunesse, bien que gâtés par leur ton prétentieux et leur objet superficiel, sont tout à fait en rapport avec le but poursuivi ». Ils renfermaient bon nombre d’allusions classiques et on les attribua à un « agrégé » d’Oxford.

L’année suivante (1838) le vit engagé dans une controverse sur « La convergence des perpendiculaires » en peinture ; il écrivit là-dessus cinq essais en réponse à M. Parsey. Celui-ci avait essayé de renverser à l’aide de l’optique tout le système conventionnel de perspective. « Kata Phusin » répliqua que, dans la pratique, le champ de la vision, en peinture, était si limité que les erreurs géométriques pouvaient être négligées. Les connaissances en optique du jeune Ruskin n’étaient pas suffisantes pour lui faire saisir toute la vérité, mais il avait raison en défendant la pratique courante comme mieux appropriée à ce que permet de voir l’œil humain dans une position donnée.

Vers le même temps, Ruskin adressa à une jeune dame un long travail sur « Les Avantages comparés de l’étude de la musique et de la peinture ». Il place en première ligne la peinture comme moyen d’éducation, mais il reconnaît que la musique excite plus puissamment l’émotion ; il ajoute cette remarque curieuse que ce pouvoir émotif est en proportion inverse de l’art déployé.

Une preuve bien remarquable de l’effet produit sur l’opinion publique par le jeune critique et cela, dès ses premiers essais, devint évidente lorsque le comité d’Edimbourg s’occupa du monument de W. Scott. Un écrivain de l’Architectural Magazine voulut connaître l’opinion de « Kata Phusin », en raison de son autorité. Mis ainsi en demeure, « Kata Phusin » répliqua dans le Magazine de janvier 1839 par un article intitulé : Convient-il que les ouvrages d’art soient mis en harmonie avec la sublimité de la nature et quel est l’emplacement le mieux approprié pour l’érection à Edimbourg d’un monument à W. Scott ? » Après beaucoup d’études, il se prononce pour une colossale statue placée sur les Salisbury Crags. Le comité n’adopta pas ces vues et peut-être bien que « Auld Reakie » en fut plutôt satisfaite.

Pendant cette controverse, Loudon, l’éditeur, écrivit lui-même au père de Ruskin cette lettre fort remarquable et prophétique, portant la date du 30 novembre 1838 : « Votre fils est certainement le génie naturel le plus extraordinaire que j’aie eu la bonne fortune de rencontrer et je ne puis que m’enorgueillir à la pensée que, plus tard, lorsque vous et moi aurons disparu, on constatera dans l’histoire littéraire de votre fils que son premier article fut publié dans le Magazine of Natural History de l’éditeur Loudon. »

Ce génie précoce de dix-neuf ans pouvait-il trouver un éditeur plus généreux et plus perspicace !