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Journal d’un écrivain/1873/V

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V


BOBOK


Cette fois, je feuillette le « Carnet » d’une autre personne. Il ne s’agit plus de moi, du tout ; il est question de quelqu’un dont je ne suis aucunement solidaire, et toute préface plus longue me paraît inutile.


Carnet de « la personne ».


Semion Ardalionovitch me dit avant-hier :

— Ivan Ivanitch, ne t’arrive-t-il jamais d’être ivre ?

Singulière question, dont, pourtant, je ne m’offensai pas. Je suis un homme placide que certaines gens veulent faire passer pour fou. — Naguère un peintre a désiré faire mon portrait. J’ai consenti à poser et la toile a été admise dans une exposition. Quelques jours après, je lisais dans un journal qui parlait de ce portrait : « Allez voir ce visage maladif et convulsé qui semble celui d’un candidat à la folie… » Je ne m’en vexai en rien. Je n’ai pas assez de valeur comme littérateur pour devenir fou à force de talent. J’ai écrit une nouvelle : on ne l’a pas insérée. J’ai écrit un feuilleton : on l’a refusé. J’ai porté ce feuilleton à beaucoup de directeurs de journaux : on n’en a voulu nulle part.

— Ce que vous écrivez manque de sel, m’a-t-on dit.

— « De quel genre de sel ? ai-je demandé un peu ironiquement. De sel attique ? »

On ne m’a pas compris du tout. Alors, le plus souvent, je traduis des livres français pour nos éditeurs. Je rédige aussi des réclames pour les négociants : « Acheteurs, attention ! Procurez-vous cet article rare : le thé rouge des plantations de… »

Pour un panégyrique de feu Piotr Matveievitch, j’ai reçu une assez forte somme. J’ai composé l’Art de plaire aux Dames, commandé par un éditeur. J’ai fabriqué environ soixante livres de ce genre dans ma vie. J’ai l’intention de faire un recueil des mots spirituels de Voltaire, mais j’ai peur que cela ne paraisse un peu fade chez nous. Et voilà toute mon histoire d’écrivain. Ah ! j’oubliais que j’ai envoyé plus de quarante lettres à divers journaux et revues pour réformer le goût littéraire de mon pays et dépensé ainsi je ne sais combien de roubles en affranchissements.

Je pense que le peintre a fait mon portrait, bien moins à cause de ma réputation littéraire que dans le but de peindre une chose assez rare : un homme pourvu de deux grains de beauté symétriquement posés sur le front. Je suis, à ce point de vue, une sorte de phénomène, et voilà bien nos peintres d’à présent : ils n’ont plus d’idées, alors ils recherchent les singularités. Et comme ils sont bien réussis, mes grains de beauté, sur le portrait ! Ils vivent, ils sont parlants ! C’est cela qu’on appelle le réalisme, aujourd’hui.

Pour ce qui est de la folie, je crois qu’on a suivi une mode de l’année dernière. Il était alors de bon goût de trouver la plupart des écrivains fous. On ne voyait dans les journaux que des phrases de ce genre : « Un tel a beaucoup de talent ; malheureusement cette variété de talent le conduira, que disons-nous ? l’a conduit tout droit à la folie. »

Quoi qu’il en soit, un ami est venu me voir hier, et ses premiers mots ont été : « Tu sais, ton style change ; tu deviens obscur, embrouillé ! »

Mon ami a raison. Et non seulement je vois mon style changer, mais encore mon esprit se modifier. Je souffre dans la tête et commence à distinguer des formes étranges, à entendre des sons bizarres. Ce ne sont pas des voix qui parlent alors. Je ne saisis qu’une seule inflexion de voix. : c’est comme si quelqu’un placé près de moi répétait souvent : « Bobok ! bobok ! bobok ! »

Qu’est-ce que ça peut bien être que Bobok ?


─────────


Pour me distraire, je suis allé à un enterrement. Un parent éloigné à moi, un conseiller privé… J’ai vu la veuve et ses cinq filles, toutes vieilles demoiselles : cinq filles, ça doit coûter cher, rien qu’en souliers ! Le défunt avait d’assez jolis appointements, mais, à présent, il faudra se contenter d’une pension de veuve. On me recevait plutôt mal dans cette famille. Tant pis ! J’ai accompagné le corps jusqu’au cimetière. On s’est écarté de moi : on trouvait, sans doute, ma tenue trop peu luxueuse. — Au fait, il y avait bien vingt-cinq ans que je n’avais mis le pied dans un cimetière ; ce sont des endroits déplaisants. D’abord, il y a l’odeur !… On a porté à ce cimetière, ce jour-là, une quinzaine de morts. Il y a eu des enterrements de toutes classes ; j’ai même pu admirer deux beaux corbillards : l’un amenait un général, l’autre une dame quelconque. J’ai aperçu beaucoup de figures tristes, d’autres qui affectaient la tristesse et surtout une quantité de visages franchement gais. Le clergé aura fait une bonne journée. Mais l’odeur, l’odeur !… Je ne voudrais pas être prêtre et avoir toujours affaire dans ce cimetière-là.

J’ai regardé les visages des morts sans trop m’approcher. Je me méfiais de mon impressionnabilité. Il y avait des faces bonasses, d’autres très désagréables. Le plus souvent ces défunts ont un sourire pas bon du tout ; je n’aime guère à contempler ces grimaces. On les revoit en rêve.

Pendant le service funèbre, je sortis un moment : la journée était grise ; il faisait froid, mais nous étions déjà en octobre ; j’ai erré parmi les tombeaux. Il y en a de divers styles, de diverses catégories : la troisième catégorie coûte trente roubles. C’est décent et pas cher. Ceux des deux premières classes se trouvent, les uns dans l’église, les autres sous le parvis. Mais ça coûte un argent fou.

Dans ceux de la troisième catégorie, on a enterré aujourd’hui six personnes, dont le général et la dame quelconque. J’ai regardé dans les tombeaux : c’était horrible. Il y avait de l’eau dedans, de l’eau verte !

Après cela je suis encore sorti une fois, pendant le service. J’ai été hors du cimetière ; tout près, il y a un hospice et, presque à côté, un restaurant. Ce restaurant n’est pas mauvais, on peut y manger sans être empoisonné. Dans la salle j’ai rencontré beaucoup de ceux qui avaient accompagné les enterrements. Il régnait là-dedans une belle gaîté, une animation amusante. ― Je me suis assis, j’ai mangé et j’ai bu.

Ensuite je suis retourné prendre ma place dans l’église et plus tard j’ai aidé à porter le cercueil jusqu’au tombeau. Pourquoi les morts deviennent-ils si lourds dans leurs bières ? On dit que c’est à cause de l’inertie des cadavres ; on raconte encore un tas d’inepties de cette force.

Je n’ai pas assisté au repas mortuaire ; je suis fier. Si les gens ne me reçoivent que quand ils ne peuvent faire autrement, je n’éprouve aucun besoin de m’asseoir à leur table.

Mais je me demande pourquoi je suis resté au cimetière. Je m’assis sur une tombe et me mis à songer comme on le fait dans ces lieux-là. Pourtant ma pensée dévia bientôt. Je fis quelques réflexions au sujet de l’Exposition de Moscou, puis dissertai (en moi-même) sur l’Étonnement. Et voici ma conclusion : s’étonner à tout propos est assurément une chose bête. Mais il est encore plus bête de ne s’étonner de rien que de s’étonner de tout. C’est presque ne faire cas de rien, et le propre de l’imbécile est de ne faire cas de rien.

― « Mais moi j’ai la manie de m’intéresser à tout », me dit un jour un de mes amis. Grand Dieu ! Il a la manie de s’intéresser à tout. Que dirait-on de moi si je mettais cela dans mon article !

Je m’oubliai un peu dans le cimetière ; ce n’est pas que j’aime à lire les inscriptions tombales : c’est toujours la même chanson… Sur une pierre funéraire je trouvai un sandwich dans lequel on avait mordu. Je le jetai. Oh ! ce n’était pas du pain, c’était un sandwich ! Du reste, jeter du pain, est-ce un péché ou un demi-péché ? Il faudra que je consulte l’Annuaire de Souvarine.

Je suppose que je demeurai assis trop longtemps, si longtemps que je crois bien avoir fini par me coucher sur la longue pierre d’un sépulcre… Alors, je ne sais comment cela commença, mais sûrement j’entendis des bruits. D’abord je n’y pris pas garde, puis les bruits se transformèrent en conversation, en une conversation tenue à voix basses, à voix sourdes, comme si chacun des interlocuteurs s’était mis un coussin sur la bouche. Je me redressai et me pris à écouter avec attention.

― Excellence, disait l’une des voix, c’est absolument impossible. Vous avez déclaré cœur, j’ai whist, et tout d’un coup vous avez sept en carreau. Il fallait déclarer votre carreau d’abord.

― Mais si je joue cœur, où sera l’intérêt du jeu ?

― Rien à faire sans garantie, Excellence. Il faut un mort.

― Eh ! un mort, ça ne se trouve pas ici !

Singulières paroles, vraiment étranges et inattendues ! Mais il n’y avait pas de doute à conserver : les voix sortaient bien des tombeaux. Je me penchai et lus sur la dalle de l’une des sépultures cette inscription :

« Ici repose le corps du général Pervoïedov, chevalier de tels et tels ordres. Mort en août… 57. Repose-toi, chère cendre, jusqu’au glorieux matin… »

Sur l’autre il n’y avait rien de gravé. ― La tombe était assurément celle d’un nouvel habitant du cimetière. L’inscription n’était pas encore, probablement, rédigée au gré de la famille. Pourtant, si étouffée que fût la voix du mort, je jugeai, ― car je suis perspicace, ― que ce devait être un conseiller de cour.

― Oh ! oh ! oh ! entendis-je encore. Cette fois j’étais sûr que c’était une nouvelle voix qui partait d’une distance d’au moins cinq sagènes du tombeau du général. Je regardai la sépulture d’où filtrait la nouvelle voix. On devinait que la fosse était encore fraîche. La voix devait être, à en juger par sa rudesse, une voix tout à fait peuple.

― Oh ! oh ! oh !

Et cela recommença et recommença.

Tout à coup éclata la voix claire, hautaine et méprisante d’une dame, évidemment de haut parage : « C’est révoltant de se trouver nichée à côté de ce boutiquier ! »

― Pourquoi diable ! vous êtes-vous couchée là, alors ? répondit l’autre.

― On m’y a fourrée bien malgré moi… C’est mon mari… Oh ! affreuses surprises de la Mort ! Moi qui ne vous aurais approché, de mon vivant, ni pour or ni pour argent, me voici à vos côtés parce qu’on n’a pu payer pour moi que le prix de la « troisième catégorie » !

― Ah ! je vous reconnais à la voix. Il y avait, dans le tiroir de ma caisse, une jolie note à vous réclamer !

― C’est un peu fort et assez bête de venir ici réclamer le payement d’une facture. Retournez là-haut faire vos plaintes à ma nièce : c’est mon héritière.

― Mais par où passerai-je, à présent ? Nous voici bien finis tous les deux, morts tous deux en état de péché, égaux devant Dieu jusqu’au jugement dernier.

― Égaux au point de vue des péchés, mais non autrement, riposta dédaigneusement la dame. Et n’essayez pas de faire la conversation avec moi, je ne le souffrirais pas.

― Oh ! oh ! oh ! clama encore la voix rude. Toutefois le boutiquier obéit à la dame.

― Ah ! fit le « conseiller », il lui cède ici-même ?

― Et pourquoi, dit le général, n’obtempérerait-il pas ?

― Mais Votre Excellence ignore donc qu’ici les choses ne se passent pas comme dans le monde que nous avons quitté ?

― Et comment se passent-elles donc ?

― Il n’y a plus de rang ni d’égards dus, chez nous, maintenant, puisqu’on affirme que nous sommes morts.

― Quand nous serions mille fois plus morts, il n’en faudrait pas moins de préséances, un ordre social !

Ces gens-là me consolèrent. Si l’on n’est pas amis dans ce funèbre sous-sol, que peut-on demander à l’étage supérieur ?

Je continuai à écouter.

____________


— Non ! moi, je vivrai ! Non ! Je vous dis que je vivrai ! cria une autre voix encore inentendue qui partait de l’espace qui séparait la tombe du général de celle de la dame susceptible.

— Entendez-vous, Excellence ? C’était la voix du conseiller. Voilà notre homme qui recommence ! Tantôt il passe des trois jours sans souffler mot, tantôt il nous assomme continuellement de sa phrase bête : « Non ! moi je vivrai ! » il est là depuis le mois d’avril et il en revient toujours à déclarer qu’il va vivre !

— Vivre ici ! Dans ce lieu lugubre !

— Il est vrai que l’endroit manque de gaîté, Excellence. Aussi, si vous voulez, pour nous distraire, nous allons taquiner un peu Avdotia Ignatievna, notre susceptible voisine.

— Pas moi ! Je ne puis souffrir cette hautaine pimbêche.

— C’est moi qui ne puis vous supporter ni l’un ni l’autre ! s’écria la pimbêche. Vous êtes assommants tous les deux. Vous ne ressassez que des niaiseries. Voulez-vous, général, que je vous raconte quelque chose d’intéressant ? Je vous dirai comment un de vos domestiques vous a chassé de dessous un certain lit, avec un balai…

— Exécrable créature que vous êtes ! grinça le général.

— Oh ! petite mère Avdotia Ignatievna ! s’écria le boutiquier, tirez-moi d’un doute, je vous en prie ! Suis-je victime d’une horrible illusion ou est-elle réelle, l’atroce odeur qui m’empoisonne !

— Encore vous ! Mais c’est vous qui dégagez une affreuse puanteur quand vous vous retournez…

— Je ne me retourne pas, ma chère dame, et ne puis exhaler aucune odeur. Mes chairs sont encore intactes ; je suis en parfait état de conservation… Mais au fait, ma petite mère, c’est vous qui êtes déjà un peu… touchée. Vous répandez une senteur insupportable, même pour l’endroit ! C’était par politesse que je me taisais jusqu’à présent…

— Ah ! l’être répugnant ! Il empeste et dit que c’est moi !

— Oh ! oh ! oh ! que le temps vienne bien vite du service qu’on célébrera quarante jours après ma mort ! Au moins j’entendrai tomber sur ma tombe les larmes de ma veuve et de mes enfants !

— Bah ! vous croyez que c’est sur ça qu’ils vont pleurer. Ils se boucheront le nez et se sauveront bien vite…

— Avdotia Ignatievna, dit le fonctionnaire d’un ton obséquieux, bientôt les derniers venus commenceront à parler.

— Et y a-t-il parmi eux des gens jeunes ?

— Il y a des jeunes gens, Avdotia Ignatievna. Il y a même des adolescents.

— Eh quoi ! Ils ne sont pas sortis de léthargie ? interrogea le général.

— Votre Excellence sait bien que ceux d’avant-hier ne se sont pas encore éveillés. Il y en a qui demeurent inertes des semaines entières. Hier, avant-hier et aujourd’hui on en a apporté un certain nombre. Autrement dans l’espace de dix sagènes autour de nous, tous les morts seraient de l’année dernière. Aujourd’hui, Excellence, on a enterré le conseiller privé Tarassevitch. J’ai entendu les assistants le nommer. Je connais son neveu ; celui qui conduisait le deuil a prononcé quelques paroles sur la tombe.

— Mais où est-il ?

— Tout près ; à cinq pas de vous, sur votre gauche. Si vous faisiez connaissance avec lui, Excellence ?

— Oh ! moi, faire la première démarche ?

— C’est lui qui la fera de lui-même. Il en sera même très flatté, fiez-vous en à moi, et je…

— Ah ça ! interrompit le général, qu’est-ce que j’entends là ?

— C’est la voix d’un nouveau venu, Excellence. Il ne perd pas de temps ; les morts sont plus longs que cela à se secouer d’habitude !

— On dirait la voix d’un jeune homme ? soupira Avdotia Ignatievna.

— Si je suis ici, c’est bien grâce à cette diablesse de complication qui a tout bouleversé en moi. Me voici mort et si soudainement ! gémit le jeune homme. La veille au soir encore Schultz me disait : « Il n’y a plus à craindre qu’une complication possible », et crac ! le matin j’étais mort.

— Eh bien, jeune homme, il n’y a rien à faire à cela, observa le général assez cordialement. Il semblait ravi de la présence d’un « nouveau ». Il faut en prendre votre parti et vous habituer à notre vallée de Josaphat. Nous sommes de braves gens ; c’est à l’user que vous nous apprécierez… Général Vassili Vassilievitch Pervoiedov, pour vous servir…

— J’étais chez Schultz… Mais cette sale complication de grippe quand j’avais déjà la poitrine malade !… Ç’a été d’un brusque !

— Vous dites la poitrine ? fit doucement le fonctionnaire, comme pour encourager le « nouveau ».

— Oui, la poitrine. Je crachais beaucoup. Puis, brusquement, les crachats cessent, j’étouffe et…

— Je sais, je sais… Mais si vous étiez malade de la poitrine, c’est bien plutôt à Ecke qu’à Schultz qu’il fallait vous adresser.

— Moi je voulais tout le temps me faire transporter chez Botkine et voilà que…

— Hum ! Botkine, mauvaise affaire, interrompit le général.

— Pas du tout ; j’ai entendu dire qu’il était très soigneux de ses malades…

— C’est à cause du prix des services de Botkine que le général disait cela, remarqua le fonctionnaire.

— Vous êtes dans l’erreur ! Il n’est pas cher du tout ; et scrupuleux dans ses auscultations !… Et minutieux dans la rédaction de ses ordonnances ! Voyons, messieurs, me conseillez-vous d’aller chez Ecke ou chez Botkine ?

— Qui ?… Vous ? Où cela ? Le général et le fonctionnaire se mirent à rire.

— Ô le charmant, le délicieux jeune homme. Je l’aime déjà ! s’écria, enthousiasmée, Avdotia Ignatievna. Que ne peut-on le placer à côté de moi  ?

Je compris peu cet enthousiasme. Ce « nouveau » était un de ceux que l’on avait enterrés devant moi. Je l’avais vu dans sa bière découverte. Il avait bien la plus répugnante figure qu’on pût imaginer. Il ressemblait à un poussin crevé de peur.

Dégoûté, j’écoutai ce qui se disait d’un autre côté.

──────────

Ce fut d’abord un tel tohu-bohu que je ne pus entendre tout ce qui se disait. Plusieurs morts venaient de s’éveiller d’un seul coup. Parmi eux un conseiller de cour qui entreprit bientôt le général pour lui communiquer ses impressions au sujet d’une nouvelle sous-commission nommée au ministère et d’un mouvement de fonctionnaires. Sa conversation parut intéresser énormément le général ; j’avoue que, moi-même, j’appris ainsi beaucoup de choses que j’ignorais, tout en m’étonnant de les apprendre par une semblable voie. Au même moment s’étaient éveillés un ingénieur qui, un bon moment, ne fit que bredouiller des sottises, et la grande dame qu’on avait inhumée le jour même.

Lebeziatnikov, — c’était le fonctionnaire voisin du général, — s’ébahissait de la promptitude avec laquelle ces morts retrouvaient la parole.

Peu de temps après, d’autres morts commencèrent à donner de la voix. Ceux-ci étaient des morts de l’avant-veille. Je remarquai une toute jeune fille qui ne cessait de ricaner stupidement…

— M. le Conseiller privé Tarassevitch daigne s’éveiller, annonça bientôt au général le fonctionnaire Lebeziatnikov.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? balbutia faiblement le conseiller privé.

— C’est moi, ce n’est que moi, Excellence, reprit Lebeziatnikov.

— Que voulez-vous ? Que demandez-vous ?

— Je ne désire que prendre des nouvelles de Votre Excellence. Généralement le manque d’habitude fait qu’au début chacun ici se sent un peu à l’étroit… Le général Pervoiedov serait honoré de faire votre connaissance et espère…

— Pervoiedov ! Jamais entendu parler de Pervoiedov…

— Que votre Excellence m’excuse, le général Vassili Vassilievitch Pervoiedov.

— Vous êtes le général Pervoiedov ?…

— … Pas moi, Excellence. Je suis le conseiller Lebeziatnikov, pour vous servir, et le général…

— Vous m’ennuyez ! Laissez-moi tranquille !

Cette amabilité calma le zèle de Lebeziatnikov, auquel le général lui-même souffla : « Laissez-le ».

— Oui, général, je le laisse, répondit le fonctionnaire. Il n’est pas encore bien éveillé… Prenons cela en considération… Quand ses idées seront plus claires, je suis sûr que sa politesse naturelle…

— Laissez-le ! répéta le général.

──────────

— Vassili Vassilievitch, eh vous, Excellence ! clama du côté d’Avdotia Ignatievna une voix encore inconnue, une voix affecté d’homme du monde, je vous écoute depuis un bon moment. Je suis ici depuis trois jours. Vous souvenez-vous de moi, Vassili Vassilievitch ? Je me nomme Klinevitch. Nous nous sommes rencontrés chez Volokonsky, dans la maison duquel, je ne sais pourquoi, on vous laissait aussi entrer.

— Comment ? Le comte Piotr Petrovitch ? C’est vraiment vous ?… Si jeune ! Combien je regrette…

— Moi aussi, je regrette ! Bah ! Après tout, cela m’est bien égal. Je l’ai eue courte et bonne !… Vous savez, je ne suis pas comte, rien que baron. Et nous sommes de tristes barons dans la famille, valets d’origine et peu recommandables, mais je m’en f… pardon ! je m’en moque. Moi je valais un peu moins que rien, — j’étais un polichinelle du soi-disant grand monde, où l’on m’avait fait une réputation de charmant polisson. Mon père était un malheureux général quelconque et ma mère a été autrefois… reçue en haut lieu. — Avec l’aide du juif Zifel, j’ai fabriqué, l’année dernière, pour cinquante mille roubles de billets de banque. J’ai dénoncé mon complice, et tout l’argent c’est Julie Charpentier de Lusignan qui l’a emporté à Bordeaux. Imaginez-vous qu’à l’époque j’étais fiancé à Mlle Stchevalevszkaïa, qui avait seize ans moins trois mois et ne sortait guère encore de son pensionnat. Elle possédait quatre-vingt-dix mille roubles de dot… Avdotia Ignatievna, quand j’étais un page de quatorze ans, vous rappelez-vous comment vous m’avez débauché ?

— Ah ! c’est toi, vaurien ! Tant mieux que Dieu t’ait envoyé par ici ! Sans cela l’endroit devenait intolérable.

— À propos, Avdotia Ignatievna, c’est bien à tort que vous accusiez votre voisin le boutiquier d’empester vos alentours. C’est moi qui pue, et je m’en vante ! On m’a fourré dans le cercueil alors que j’étais déjà très avarié.

— Ah ! mauvais drôle ! Mais c’est égal, je suis contente que vous soyez près de moi. Si vous saviez comme c’est morne et bourgeois dans ce coin-ci !

— Je m’en doute et vais introduire un peu de fantaisie dans la bourgade. Dites donc, Excellence ; ce n’est pas à vous que j’en ai, Pervoiedov, c’est à l’autre que je parle, au nommé Tarassevitch, conseiller privé. Je parie que vous avez oublié que c’est moi, Klinevitch, qui, pendant un carême, vous ai emmené chez Mlle Furie ?

— Je vous entends, Klinevitch, et — croyez-bien…

— Je ne crois rien du tout et je m’en f… moque. Je voudrais, tout simplement, mon cher vieillard, vous embrasser, mais n’en puis rien faire, grâce à Dieu ! Mais savez-vous, Messieurs, eh ! les autres ! savez-vous ce qu’il a fait, ce grand-papa ? Quand il est mort, il y a deux ou trois jours, il a laissé un déficit de quatre cent mille roubles dans le trésor. Cette somme était destinée à des veuves et à des orphelins, mais c’est lui qui a empoché le magot, de sorte que pendant huit ans on n’a rien distribué de ce côté-là. Il est vrai qu’il n’y a pas eu de vérification entre temps. Je me figure les nez que font les veuves et entends d’ici les noms d’oiseaux dont notre Tarassevitch est gratifié. J’ai passé toute ma dernière année à m’ébaubir de la force que conservait encore ce vieux roquentin quand il s’agissait de faire la noce. Et il était goutteux, le vieux drôle ! Je connaissais depuis longtemps le coup des veuves et des orphelins. C’était Mlle Charpentier qui m’avait vendu la mèche. Or, un beau jour, un peu gêné, je suis venu le… taper de vingt-cinq mille roubles en le menaçant… amicalement, de manger le morceau s’il ne casquait pas. Savez-vous ce qu’il avait encore en caisse ? Treize mille roubles ! pas un kopek de plus ! Ah ! il est mort à propos, le vieux ! Sacré grand-papa, va ! Vous m’entendez, Tarassevitch ?

— Mon cher Klinevitch, je ne veux pas vous contrarier, mais vous entrez dans de tels détails !… Et si vous saviez toutes les infortunes que j’ai dû soulager, et voilà comme j’en suis récompensé ! — Enfin je vais trouver ici le repos, peut-être le bonheur…

— Je parie qu’il a flairé, tout près de lui, Katiche Berestova !

— Katiche ? De qui parlez-vous ? marmotta fébrilement et bestialement le vieillard.

— Ah ! ah ! Quelle Katiche ? C’est une jeune personne qui a trouvé son gîte à dix pas de vous, à votre gauche. Et si vous saviez, grand-papa, quelle petite saleté ça faisait ! Ça appartenait à une bonne famille, ça avait reçu de l’éducation, de l’instruction en masse, ça avait quinze ans, mais quelle petite gourgandine, quel monstriot ! Eh ! Katiche ! réponds donc !

— Hé ! hé ! hé ! rauqua une voix éraillée de jeune fille.

— Et c’est une bl…on…de ? balbutia le vieux.

— Je vous crois !

— Hé ! hé ! hé ! râla encore la jeune fille.

— Oh ! par exemple ! bredouilla le barbon, moi qui ai toujours rêvé de… dire deux mots à une petite blonde de quinze ans, — tout juste de quinze ans ! — dans un décor comme celui-ci !

— Vieux misérable ! s’écria Avdotia Ignatievna.

— Ne nous indignons pas, trancha net Klinevitch. Le principal est de savoir que nous avons de la gaîté sur la planche. On ne va pas s’ennuyer ici !… Deux mots, Lebeziatnikov, vous, le fonctionnaire !

— Oui, Monsieur… Lebeziatnikov… conseiller… à votre service… Très heureux de…

— Je me f… moque un peu que vous soyez heureux de ci ou de ça. Mais il me semble que je vous connais. Et puis, expliquez-moi quelque chose, vous, le malin. Nous sommes morts et pourtant nous causons, nous remuons, ou plutôt nous paraissons causer et remuer, — car il est clair que nous ne faisons ni l’un ni l’autre…

— Ah ! Demandez cela à Platon Nikolaïevitch, il pourra vous renseigner mieux que moi.

— Quel est ce Platon ?

— Platon Nikolaïevitch est notre philosophe, un ex-licencié ès sciences et ancien barbacole. Il a jadis publié quelques brochures philosophiques ; mais le pauvre garçon est ici depuis trois mois et ne parle plus guère. Il s’endort lui-même quand il discute ; vous comprenez ! Il lui arrive, une semaine ou l’autre, de jaboter quelque chose d’inintelligible… et c’est tout… Il me semble pourtant l’avoir entendu essayer d’expliquer notre situation. Si je ne me trompe, il croit que la mort que nous avons subie n’est, au moins immédiatement, que la mort du corps, et incomplète ; qu’il subsiste un reste de vie dans notre conscience spirituelle et même corporelle, si j’ose m’exprimer ainsi ; que, pour l’ensemble, il se maintient une sorte de vie… par la force de l’habitude, — par inertie, dirais-je, s’il ne semblait y avoir là une espèce de contradiction… Pour lui, cela peut durer trois, quatre, six mois ou même plus… Nous avons ici, par exemple, un brave mort en presque absolu état de décomposition ; eh bien ! ce macchabée se réveille encore environ une fois par six semaines pour murmurer un mot dépourvu de sens, un mot idiot : Bobok, Bobok, répète-t-il alors. Cela prouve qu’il demeure en lui comme une pâle étincelle de… vie !

— Assez stupide, en effet… Mais comment se fait-il qu’avec une faible… conscience corporelle, je sois si fortement affecté par la puanteur ?

— Ah ! ici notre philosophe s’embrouille, devient terriblement nuageux… Il parle de puanteur morale ; la puanteur de l’âme, voyez-vous cela. Mais je crois qu’il est alors atteint d’une sorte de delirium, disons mystique. C’est pardonnable dans sa situation. Enfin, vous constaterez que, comme dans notre récente vie, si lointaine et si proche, nous passons notre temps à dire des bêtises. En tout cas nous avons devant nous une courte ou longue période de conscience ou de demi-conscience. Le mieux est de l’employer le plus agréablement possible, et pour cela il faut que tout le monde y mette du sien. Je propose de parler tous franchement, en abolissant complètement les vaines pudeurs.

— C’est une idée ! Allons-y carrément ! Laissons la comédie de la honte aux vivants.

Beaucoup de voix firent chorus, des voix, même, que l’on n’avait jamais entendues. Et ce fut avec un empressement tout particulier que l’ingénieur, maintenant tout à fait lucide, donna, en grognant, son consentement. Katiche, elle, éclata de rire.

— Ah ! comme il me sera doux de ne rien cacher ! s’exclama Avdotia Ignatievna.

— Entendez-vous ? Ce sera du joli si Avdotia Ignatievna rompt tout pacte avec l’hypocrisie !

— Dans l’autre vie, Klinevitch, je n’étais pas aussi hypocrite que vous voulez bien le dire : j’avais réellement honte de certaines de mes actions, et je me réjouis de répudier ce sentiment gênant.

— Je comprends, Klinevitch, que vous voulez organiser ce qui nous sert de vie d’une façon plus simple, plus naturelle.

— Je m’en contrefiche ! Je veux m’amuser voilà tout ! Et pour cela j’attends deux mots de Koudeiarov, que l’on apporta hier. C’est un personnage, celui-là ! Nous avons aussi, par ici, un licencié ès sciences, un officier et, si je ne me trompe, un feuilletoniste venu, chose touchante, presque en même temps que le directeur de son journal. Rien que notre petit groupe, d’ailleurs, c’est déjà coquet. On va s’arranger en frères. Moi, pour mon compte, je ne veux mentir en rien. Ce sera mon principal souci. Sur la terre il est impossible de s’arranger sans mentir : vie et mensonge sont des synonymes. Mais ici nous raconterons tout. Je vais commencer ma petite histoire ; je me mettrai tout nu, si l’on peut dire…

— Tous tout nus ! Tous tout nus ! clamèrent des voix.

— Je ne demande pas mieux que de me mettre toute nue ! s’écria Avdotia Ignatievna.

— Ah ! ah ! Je vois que ce sera plus gai que chez Ecke.

— Moi, je vivrai encore ! je vivrai !

— Hé ! hé ! hé ! ricana Katiche.

— Marchez-vous aussi, grand-papa ?

— Je ne souhaite que cela : marcher ! Mais je voudrais que Katiche nous fît part tout d’abord de sa biographie.

— Je proteste ! Je proteste de toutes mes forces ! cria violemment Pervoiedov.

— Excellence, il vaut mieux laisser faire, susurra le conciliant Lebeziatnikov.

— Ce sera infect… ces filles !…

— Il est préférable de laisser dire, je vous le jure.

— On ne sera même pas tranquille dans son tombeau !

— D’abord dans le tombeau on ne donne pas d’ordres, et ensuite nous nous fichons de vous, scanda Klinevitch.

— Monsieur, ne vous oubliez pas !

— Oh ! vous ne me toucherez pas. J’ai donc toute liberté de vous taquiner comme si vous étiez le petit chien de Julie. Vous étiez général, là-haut, mais ici vous êtes… pouah !

— Je ne suis pas… pouah !

— Ici vous êtes en train de pourrir ! Qu’est-ce qui peut demeurer de vous ? Six boutons de cuivre !

— Bravo ! Klinevitch ! hurlèrent les voix.

— J’ai servi mon empereur !… j’ai une épée…

— Avec votre épée, vous pourrez pourfendre les rats du cimetière. Et puis, vous ne l’avez guère tirée, votre épée !

— Bravo, Klinevitch !

— Je ne comprends pas à quoi peut servir une épée, grogna l’ingénieur.

— L’épée, Monsieur, c’est l’honneur…

— Mais j’entendis mal ce qui suivit. Un affreux hurlement s’éleva. C’était Avdotia Ignatievna, l’hystérique, qui s’impatientait. Quand elle se fut un peu calmée :

— Voyons ! on n’en finit pas avec cette discussion ! quand va-t-on, décidément, tout raconter sans pudeur ?…

À ce moment j’éternuai : je fis tous mes efforts pour m’en empêcher, mais j’éternuai ! Tout devint silencieux comme dans les cimetières peuplés d’hôtes moins bavards.

J’attendis cinq minutes… mais pas un mot, pas un son !

Je pensai que quoi qu’ils eussent dit, ils avaient quelques secrets, entre eux, qu’ils ne voulaient pas révéler, du moins aux vivants.

Je me retirai, mais non sans me dire :

— « Je reviendrai faire une visite à ces gens-là quand ils ne seront plus sur leurs gardes. »

Certes les paroles de tous ces morts me poursuivirent ; mais pourquoi fus-je surtout hanté par ce mot : Bobok ! Je ne sais pourquoi il y a pour moi quelque chose d’horriblement obscène, de cynique, d’effrayant dans ces deux syllabes, surtout prononcées par un cadavre en pleine décomposition. Un cadavre dépravé ! Oh ! c’est horrible !

… Bobok !!!

… En tout cas j’irai revoir et entendre à nouveaux ces morts. Ils ont promis leurs biographies, je dois les recueillir. C’est pour moi un cas de conscience. Je les porterai au Grajdanine ! peut-être ce journal les insérera-t-il ?