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Journal d’un écrivain/1877/Avril, III

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III


LE SANG VERSÉ PEUT-IL SAUVER ?


« Mais c’est toujours du sang et encore du sang ! » répètent les sages. Tout cela c’est des mots ! Tous ces gens qui gémissent sur l’humanité font souvent trafic de cette même humanité. Sans la guerre, on verserait peut-être plus de sang. Croyez que, dans certains cas, peut-être dans tous (s’il ne s’agit pas de guerres civiles), la guerre est un procès par lequel, avec un minimum de sang versé, on peut arriver à la tranquillité internationale.

Il est clair que c’est triste ! Mais que faire, si c’est ainsi.

Mieux vaut tirer le glaive une fois que souffrir sans fin. La paix actuelle rend l’homme plus féroce que la guerre. Ce genre de paix, on l’achète toujours ; elle produit la stagnation intellectuelle. Ce ne sont que les exploiteurs de l’humanité qui s’engraissent pendant une longue paix. On répète que la paix produit la richesse ; quelle richesse ? Celle de la dixième partie des hommes infectés de tous les vices morbides qu’enfante cette richesse. Cette minorité transmet ses germes de corruption aux neuf autres dixièmes de l’humanité, mais sans l’enrichir. L’accumulation des capitaux entre les mains d’un petit nombre d’individus développe chez les privilégiés la grossièreté des sentiments. Chez les ploutocrates, la sensualité s’accroît sans cesse ; la sensualité fait naître la lâcheté et la férocité. L’âme malpropre et basse d’un voluptueux est plus cruelle que toute autre. Tel sybarite qui s’évanouit à la vue du sang qui coule d’une blessure au doigt ne pardonnera pas un pauvre débiteur insolvable et le ferai jeter en prison pour une dette insignifiante. Un ploutocrate, par souci de sa sécurité pécuniaire, est capable de crimes. Il ne connait plus la solidarité humaine et promulgue sans honte des maximes dans ce genre : « Chacun pour soi ».

On vous dira que les arts prospèrent toujours pendant les longues périodes de paix. Mais si les arts prennent du développement aux époques pacifiques, c’est uniquement parce qu’ils réveillent les âmes de leur somnolence abêtissante. Une trop longue paix fait naître le besoin de la guerre et souvent ce qui sortira d’une inaction prolongée, ce ne sera plus une lutte entreprise pour de nobles motifs, mais une campagne guerrière ayant pour but l’acquisition de nouvelles richesses, une campagne faite dans l’intérêt des boursiers, des exploiteurs. Une guerre de cette espèce est profondément corruptrice, elle peut même perdre un peuple, tandis que la lutte tentée pour délivrer des opprimés, la lutte désintéressée et sainte purifie l’air, guérit l’âme d’une nation, chasse la poltronnerie et la mollesse. Une telle guerre fortifie les esprits par la conscience du sacrifice, par l’union de tout le peuple d’un pays.

Voyez comment ils ont débuté, nos humanitaires : ils ont fait preuve d’une férocité inhumaine en refusant tout secours à des malheureux martyrisés qui criaient à l’aide.

Leur thèse favorite était : « Médecin, guéris-toi d’abord toi-même ! » Dédaigneux de la volonté nationale, ils nous reprochaient de vouloir sauver les autres alors que nous mêmes ne savions même pas créer des écoles. Mais, ô humanitaires, nous allons lutter un peu aussi pour nous guérir nous-mêmes. Les écoles, certes, sont utiles, mais elles ont besoin avant tout d’une direction. Eh bien, c’est dans cette guerre que nous allons chercher l’esprit de décision qui nous manque. Nous reviendrons avec la conscience d’avoir accompli une œuvre désintéressée, d’avoir servi l’humanité en versant notre sang, avec la légitime fierté de notre force rajeunie. Nous allons communier avec le peuple, nous lier plus étroitement avec lui ; c’est en lui seul que nous trouverons la guérison de notre maladie, de notre faiblesse improductive de deux siècles. Oui, la guerre est utile à quelque chose ; elle est bienfaisante, elle fortifie l’humanité. Cela paraît honteux si l’on pense de façon arbitraire, mais dans la pratique on peut constater que la paix, si belle, si féconde qu’elle paraisse, arrive à débiliter les nations.

Encore une fois je ne parle pas des guerres intéressées. Nos enfants verront comment finira l’Angleterre.