Jugement philosophique sur J.-J. Rousseau et sur Voltaire/Voltaire

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VOLTAIRE




L’esprit doit être distingué du génie. Celui-ci, résultat d’une mesure juste et égale entre les hautes facultés, donne la puissance de concevoir les rapports étendus qui unissent entre elles les choses grandes et importantes. L’homme de génie a pour caractère d’être à la fois grave et sensible, noble et ardent, fécond et simple, constant et animé. Descartes et Newton, Rousseau et Montesquieu, Corneille et Bossuet furent des hommes de génie.

L’esprit, tel qu’il existe dans l’homme spirituel, dans l’homme aimable et judicieux, vif et léger, ingénieux et mobile, l’esprit est le don de concevoir avec clarté, avec facilité, les rapports délicats qui unissent entre elles les choses peu étendues.

Le génie, qu’une forte imagination accompagne toujours, est sujet à dépasser le terme vers lequel il s’élance, parce qu’il a ordinairement trop d’énergie pour pouvoir aisément s’arrêter. L’esprit, lorsqu’il se maintient dans sa sphère, est presque toujours accompagné de la raison, parce que la raison consiste à voir les choses telles qu’elles sont, et que les choses d’une étendue limitée sont bien plus faciles à connaître avec exactitude que les choses vastes et composées.

Ainsi, l’homme qui a de l’esprit, et qui se borne à être un homme d’esprit, est moins exposé à l’erreur que l’homme de génie ; mais aussi il ne découvre point de grandes vérités : il n’est point créateur ; souvent même, il est mauvais juge des créations du génie, parce qu’il ne peut que rarement en atteindre l’élévation, et en sentir la chaleur. Il n’est juste appréciateur, et partisan déclaré, que de la légèreté et de la grâce.

De son côté, on l’a vu par l’exemple de J.-J. Rousseau, l’homme de génie quitte difficilement la grandeur et la force ; il semble que la légèreté et la grâce lui soient peu naturelles. Quelquefois cependant, il se montre spirituel et aimable ; mais alors il s’abandonne et se repose.

On peut dire sans exagération, que Voltaire fut une merveille d’esprit, et que jamais la nature ne prodiguera cette faculté avec plus d’abondance. Il fut aussi, de tous les hommes qui ont écrit, celui qui eut le plus fréquemment raison. Très-habile à voir le côté faux et absurde des opinions humaines, il ne lui échappa jamais un paradoxe, encore moins une absurdité ; mais il ne prononça pas non plus avec vigueur, les vérités fortes.

Quelquefois, à l’aide d’un goût très-pur, d’un jugement sain, d’une instruction très-étendue et de l’imagination la plus brillante, il se montra imitateur parfait, ou même imitateur-modèle. Il fit alors, en poésie surtout, des ouvrages très-ressemblans à ceux du génie.

Quelquefois encore, à l’aide d’une vivacité singulièrement pénétrante, guidée par une raison sûre, il s’approcha des hautes pensées ; il mit, dans des compositions philosophiques, ce que l’on pourrait appeler l’ébauche de la profondeur. Mais j’ose le répéter, par l’ensemble de ses ouvrages, de son caractère et de sa conduite, il manqua de cette mesure pleine et soutenue de cette énergie opiniâtre et imposante qui donnent au génie le sceptre de la puissance humaine. Ce sceptre éclatant, encore plus ferme, Voltaire n’aurait pu le jeter en fonte ; mais c’est lui surtout qui aurait pu l’orner et le polir.


L’esprit de Voltaire, son éducation et les circonstances firent ses mœurs et ses opinions. Par son éducation, il faut entendre principalement celle qu’il reçut dès son entrée dans le monde. Formé sous la régence, et déjà lié dans sa jeunesse avec le duc de Richelieu et la cour du régent, il prit de bonne heure une habitude, d’ailleurs facilitée par son caractère, celle de tourner en ridicule toutes les affections profondes. Aussi, à aucune époque de sa vie, pas même dans sa jeunesse, il ne fut ni religieux, ni enthousiaste, ni amoureux.

Quant à ses opinions, comme j’ai l’intention d’être vrai, d’être juste, je dois, avant de les caractériser, faire quelques réflexions générales sur l’état où se trouvaient les esprits lorsqu’il commença à les répandre.

À toutes les époques de la durée des nations, les jeunes gens qui ont de l’ardeur reçoivent leurs premiers mouvemens des impulsions régnantes. Celles-ci changent et se succèdent par opposition alternative ; les jeunes gens, devenus hommes faits, ne changent pas toujours de même ; d’ordinaire leurs premiers mouvemens les ont mis dans une situation que, par amour-propre, par intérêt, quelquefois par conviction, plus souvent par irritation contre les résistances, ils sont entraînés à soutenir.

Ce que je viens de dire, que, pendant la durée des nations, les impulsions régnantes changent et se succèdent par opposition alternative, serait constamment démontré par l’histoire générale ; car, ainsi que je l’ai dit précédemment[1], le principe des compensations est la clef de l’histoire. Mais pour me rapprocher de mon sujet, je me contenterai de retracer ici, d’une manière rapide, la succession des impulsions mutuellement opposées auxquelles les mœurs et les opinions se sont abandonnées depuis le règne de Louis XIV.

Ce monarque, dans sa jeunesse, fut d’une galanterie souvent coupable ; la vieillesse le jeta, ainsi que sa cour, dans l’excès de gravité et de dévotion. Sous le régent, cet excès fut remplacé par celui de l’étourderie et du libertinage. Au règne du régent succéda la minorité de Louis XV ; le cardinal de FIeury, qui gouverna sous son nom, releva la puissance des idées et des mœurs austères ; son autorité s’étendit sur la jeunesse de Louis XV. Sa mort sembla délivrer le prince d’une tutelle qui l’oppressait ; Louis XV se livra sans retenue à des goûts avilissans. Le règne de Louis XVI présenta d’abord les effets de la honte et de l’indignation, causées par la turpitude des mœurs précédentes ; bientôt on se lassa des intentions nobles et sages ; on s’abandonna à d’étonnantes folies ; on n’eut, en quelque sorte, pour guide, que l’imprévoyance. C’est la pente naturelle des hommes qui, par une longue possession de fortune, de pouvoir et de privilèges, ont pris l’habitude de croire qu’ils peuvent tout vouloir sans qu’on leur résiste, et tout faire sans s’exposer à en souffrir.

La révolution naquit du besoin d’arrêter tous les genres de désordre ; mais elle fut excessive comme le désordre qui l’avait amenée ; les idées revinrent en arrière ; on regretta le temps et l’empire des privilèges ; on chercha à les rétablir ; et c’est ainsi que par des efforts insensés en faveur d’institutions devenues impossibles, on ne fit que ranimer l’antagonisme révolutionnaire, et reculer, par la discorde, le règne de la modération.


Voltaire, comme je l’ai dit, fut reçu dès sa jeunesse à la cour du régent ; c’est là que, pour ainsi dire, il trempa ses premières armes ; et là, on s’excitait à se mettre, sous tous les rapports, en contraste avec la dernière cour de Louis XIV. Les opinions religieuses étaient rejetées, baffouées ; le peuple, du moins la partie saillante et oisive, suivait l’exemple de la cour. Voltaire à peine âgé de vingt ans, était vivement applaudi, lorsque dans celui de ses ouvrages dramatiques qui resta le plus fort, il disait avec rudesse :

« Les prêtres ne sont point ce qu’un vain peuple pense ;
Notre crédulité fait toute leur science. »

Ainsi, vers le commencement du dix-huitième siècle, les opinions religieuses avaient déjà reçu une atteinte violente ; c’est ce que l’on oublie lorsque l’on accuse de leur chute les écrivains qui s’élevèrent à la fin de ce même siècle. Mais, entre ces deux époques, il y eut un intervalle rempli, comme il devait l’être par des dispositions antagonistes. Le cynisme d’opinion et de mœurs ayant été porté au dernier degré d’effronterie par le régent, le cardinal Dubois et toute sa cour, l’ensemble de la nation se rejeta dans le sens opposé. Alors, par l’effet naturel de la pente vers les contrepoids, se formèrent les excès d’un ardent et odieux fanatisme ; et alors aussi la France éprouva des maux cruels, humilians, qui sont également oubliés par ceux qui blâment sans modération, la philosophie du dix-huitième siècle, et qui demandent quels sont, avant la révolution française, les maux que la France eut à souffrir.

N’était-ce pas une situation désolante que celle de ces chrétiens vertueux, timorés, tels que le respectable Coffin, successeur de Rollin à l’université de Paris, qui, au lit de la mort, étaient contraints par des prêtres fanatiques, de rétracter des maximes ou opinions qui avaient fait, toute leur vie, la base de leur conduite ; et, s’ils n’en faisaient point une abjuration solennelle, ils étaient certains d’être présentés comme des criminels, comme des hérétiques, et d’être outragés après leur mort ! Sans doute, les atrocités révolutionnaires ont été plus violentes ; mais les fureurs du fanatisme étaient sourdes, multipliées, prolongées ; elles prenaient leurs victimes au berceau, dans toutes les conditions ; elles les suivaient dans tous les âges ; elles établissaient le règne de la terreur autour des âmes faibles, et jusque dans leur sein ; et si certains hommes avaient assez de force dans l’esprit pour rejeter ces monstrueuses folies, assez d’audace dans le caractère pour braver ceux qui les dirigeaient, ils expiaient le plus souvent leur supériorité par le blâme et la haine populaires, dont on savait les faire poursuivre… N’en doutons point, si les mêmes temps et les mêmes circonstances revenaient aujourd’hui, on verrait la tyrannie du fanatisme violemment attaquée, et une révolution philosophique ardemment invoquée par ceux qui accusent aujourd’hui la philosophie, et qui se plaignent de ce que tous les hommes qui ont des opinions philosophiques ne sont point des sages, sans se rappeler que tous les hommes qui ont eu des opinions antiphilosophiques n’étaient point des sages non plus.

Si, vers le milieu du dix-huitième siècle, les parlemens, fortifiés par les philosophes, ne s’y étaient opposés, l’institution de billets de confession serait devenue, entre les mains des Jésuites, une inquisition générale, c’est-à-dire, un tribunal à la fois atroce, avilissant et absurde, versant tous les malheurs au nom de Dieu, comme les tribunaux révolutionnaires ont versé tous les malheurs au nom de la liberté.

Et c’était le gouvernement qui soutenait l’inquisition et les Jésuites ! et c’étaient les parlemens qui soutenaient la cause de la raison et de la tranquillité publiques ! et l’on s’étonne des coups terribles qui ont frappé le gouvernement, des maux affreux qui ont accablé la France ! et l’on accuse la philosophie d’avoir amené tant d’horreurs et de malheurs !

« Le tumulte, les invectives, les anathèmes accablaient les mourans. À Orléans, à Auxerre, à Langres, on laissait pendant plusieurs jours les morts sans sépulture. Les hôpitaux servaient aussi de théâtre à ces discordes ; des filles pieuses en étaient arrachées. La charité s’absentait du lit des malades. Les parlemens, occupés de résister à des évêques et de sévir contre des curés, oubliaient les plaideurs. » (Histoire de France, pendant le dix-huitième siècle, par M. Lacretelle, tom. 3, pag. 198.)

Sachons gré aux écrivains qui ont de l’Impartialité et de la sagesse, de consigner ces tableaux dans l’histoire. Les générations, à qui de telles calamités seront étrangères, se plaindront moins de celles qu’elles auront à souffrir.

Mais, dans tous les temps, les générations humaines, quoiqu’elles n’aient jamais à faire qu’un échange de peines et de souffrances, chercheront avec empressement à se délivrer de celles dont elles seront oppressées, parce que le soulagement suivra toujours la délivrance. On a très-bien dit que l’homme sur la terre devait être considéré comme un voyageur. S’il était obligé de marcher sans interruption, et toujours avec vitesse, il succomberait bientôt ; sa course ne serait qu’un malheur continu. Il est nécessaire que, de temps en temps, il se repose ; non-seulement alors il respire et reprend haleine, ce qui est, pour lui, un temps de plaisir mais il répare ses forces. Au début de sa course nouvelle, les nouveaux lieux qu’il va parcourir, quoique ressemblans à ceux qu’il a traversés, ne lui paraîtront, pendant quelque temps du moins, ni désagréables ni difficiles.

Les hommes éclairés qui vivaient en France vers le milieu du dix-huitième siècle gémissaient et frémissaient justement de la tyrannie du fanatisme. Celui-ci était excité par le progrès des lumières à prendre une ardeur plus violente même que dans les temps d’ignorance ; il sentait que toute puissance allait lui échapper. Entre ses mains, l’opiniâtreté et la chaleur des hommes simples étaient toujours prêtes à devenir des instrumens terribles. Il était pressant d’en arrêter l’emploi. Mais l’ardeur de l’intolérance échauffait à son tour celle des passions qui lui étaient opposées, c’est-à-dire que, semblable à la religion, devenue violente et dangereuse par les dispositions de la plupart des hommes qui la soutenaient, la raison, dans l’âme passionnée d’un grand nombre de ses partisans, devenait également violente et dangereuse.

Voltaire, à cette époque, fut le chef principal des défenseurs de la raison et des agresseurs du fanatisme. Son esprit, ses liaisons brillantes, ses engagemens envers la philosophie, sa renommée déjà éclatante et méritée, lui donnaient une force majeure, et faisaient naturellement, de cette force, un point de réunion. Son caractère vif, entreprenant et mobile, lui fournissait l’amour-propre et le zèle nécessaires à un chef de parti. Ses défauts même concouraient à lui donner, en faveur de ce rôle, de très-grands avantages. Très-susceptible de mouvemens multipliés, courts et rapides, mais incapable d’une chaleur profonde et soutenue, il ne se laissait point emporter par l’audace et l’enthousiasme ; mais il pouvait diriger avec adresse, et aiguillonner avec vivacité les hommes, les femmes, les jeunes gens capables de s’enthousiasmer. Se possédant toujours, et connaissant très-bien les ressorts qui mettent en jeu les passions humaines ; né pour séduire, mais non pour commander, il conduisait les succès de la philosophie comme une affaire ou une intrigue dans laquelle il s’agissait de réussir et non de s’honorer. Très-habile à manier l’ironie, le sarcasme, le ridicule, il s’était réservé le principal emploi de cette arme pénétrante. Il usait même de l’arme honteuse de la licence ; il avilissait ainsi ses talens et la littérature ; mais, pressé d’atteindre son but, il y parvenait ; il s’introduisait partout ; il descendait jusque dans les dernières classes du peuple ; il étendait son règne sur tous les genres d’esprit.

Ah ! si nous devons regretter le temps et les talens que Fénélon employa en faveur de vaines querelles du jansénisme et du quiétisme, nous devons bien regretter aussi que le talent si fécond, si brillant, si délicat de Voltaire se soit prostitué si fréquemment à des fonctions misérables qui flétriront à jamais sa mémoire par la manière dont il eut la faiblesse de les remplir. Si, à l’aide de la finesse de son esprit, de la sagacité de son jugement et de sa facilité prodigieuse, il se fût borné à soutenir la cause de la philosophie par des ouvrages d’une littérature aimable et décente, il aurait couvert l’Europe de productions pleines d’intérêt et de charmes ; il aurait moins précipité la chute des pratiques superstitieuses, de l’intolérance, du fanatisme ; par cela même, il l’aurait rendue, pour des temps postérieurs, plus entière et plus sure. Il n’aurait point fourni, aux hommes vraiment religieux, des armes puissantes, et aux hommes de mauvaise foi, des sophismes et des prétextes ; enfin, le temps serait venu où ses nombreux ouvrages, universellement goûtés, auraient pour toujours environné son nom d’affection et d’hommages.

Mais, pour prendre ce parti, si convenable à sa gloire, il aurait fallu que Voltaire eût conservé le sentiment de la vraie gloire. C’est ce qui avait été rendu très-difficile par les mœurs légères, dont il avait pris de bonne heure l’habitude. Ajoutons que son âme, beaucoup plus vive que forte, n’était point naturellement capable de s’élever, ou du moins de se soutenir une grande hauteur de pensées et de sentimens. Il différa essentiellement de J.-J. Rousseau par l’éducation et le caractère. De ces deux hommes, confondus et tempérés l’un par l’autre, on aurait fait l’homme le plus aimable, le plus admirable, le plus excellent.

Voltaire ne fut l’ennemi déclaré et redoutable que de la superstition et du fanatisme, parce que c’est principalement la liberté et la fécondité de l’esprit qui souffrent de ces deux maladies de l’espèce humaine. J.-J. Rousseau, plus sensible, plus fort, supporta impatiemment tous les genres de tyrannie ; il souffrait par toute son âme. Il secoua toutes les chaînes qui pesaient sur le caractère de l’homme. Sa révolte eut la fierté pour principe ; mais elle n’eut pas la raison pour guide. Celle de Voltaire fut accompagnée par la raison ; mais elle manqua souvent de grandeur et de fierté.

Si je voulais caractériser J.-J. Rousseau par un de ses ouvrages je choisirais l’Heloïse. Là se trouvent tous les mouvemens de l’âme portés à l’extrême ; c’est le faux, l’invraisemblable, le déréglé, l’impossible par excès d’énergie et de sensibilité.

Si je voulais montrer, par un des ouvrages de Voltaire, combien il avait de talens et de défauts, d’esprit et de faiblesse, je choisirais son Discours de réception à l’académie française. La première partie en est admirable ; on ne peut écrire avec plus de simplicité, de raison et d’abondance, sur une question importante de littérature. La fin de ce discours est misérable. Voltaire, qui voulait dissiper les préventions. de Louis XV, et s’introduire à sa cour, lui adresse des louanges d’une exagération ridicule. Il ose faire le parallèle de ce prince avec Louis XIV, et louer également l’un et l’autre par des moyens différens. Dans un grand nombre d’autres occasions, il se laisse entraîner, par son intérêt, à avilir l’esprit et la louange.

Tout éloge d’un homme puissant, qui n’est pas l’ouvrage, sinon de la vérité, du moins d’une véracité parfaite, est singulièrement honteux pour celui qui le donne et abuse rarement celui qui le reçoit. J.-J. Rousseau, emporté par l’humeur, ou si l’on veut, par l’orgueil, aurait pu adresser à un homme puissant des paroles dures, des reproches injustes. Jamais il n’aurait flatté publiquement celui qu’il n’aurait pas honoré au fond de son cœur ; et, à cet égard, les erreurs dans lesquelles il pouvait tomber par enthousiasme, par abandon et facilité de caractère, compensaient celles que, dans d’autres momens, il commettait par humeur ou âpreté.

L’opulence à laquelle Voltaire sut parvenir, et l’indigence dans laquelle J.-J. Rousseau consuma sa vie, formèrent une opposition remarquable dans la destinée de ces deux hommes extraordinaires. Cette opposition résulta de la différence extrême que la nature avait mise entre leurs caractères et leurs facultés. L’oubli des soins qui mènent à la fortune est un des défauts naturels aux hommes de génie, et l’une des principales compensations attachées à leurs avantages. Ce n’est pas qu’ils méprisent la fortune ; ce mépris, dans ceux qui le montrent, n’est que folie ou ostentation. Ils ne ressensblent pas non plus à certains hommes négligens, qui sont trop paresseux, trop faibles, trop désordonnés, pour pouvoir prendre les peines à l’aide desquelles les hommes actifs acquièrent des biens ou les conservent. Les hommes de génie ont une grande activité de pensée ; mais la direction de cette activité est à la fois très-vive et unique ; elle se concentre exclusivement sur les idées qui peuvent se prêter à des sentimens énergiques et à des méditations étendues. Tant que dure cet état de force, d’enthousiasme, de volupté féconde et tout intérieure, les hommes de génie ne souffrent point de l’obscurité, des privations de l’indigence ; ils jouissent au contraire.d’une situation qui a pour avantage de recueillir leur âme, en écartant les moyens d’éclat ; et de dissipation et cette situation même, dans laquelle ils s’enfoncent avec délices, échauffe encore leur enthousiasme ; il n’y a plus en eux de temps ni de possibilité pour la prudence ; aussi ils ne ménagent pas plus les hommes que les événemens ; leur franchise s’exalte comme toutes leurs qualités ; au plus léger mécompte, elle devient misanthropie et rudesse ; les hommes et les événemens réagissent contre cet excès : l’homme de génie est repoussé, ou au moins abandonné ; ce qui lui prépare bien des peines pour le temps où à son tour l’exaltation l’abandonne.

Je viens de résumer l’histoire de l’homme éclatant et infortuné dont j’avais déjà défini le caractère. J.-J. Rousseau, homme de génie, rival de Voltaire, homme d’un prodigieux esprit, s’affermit peut-être par le zèle secret de la rivalité, dans ses dispositions naturelles. Voltaire céda peut-être également à l’impulsion du contraste. Tandis que J.-J. Rousseau traitait les hommes et la fortune avec une brusquerie sauvage, Voltaire ménageait avec infiniment d’adresse les événemens et les hommes. L’un injuriait jusqu’à ses partisans, qu’il prenait presque tous pour des traîtres ou des flatteurs ; l’autre, pour se taire des partisans, flattait jusqu’aux écrivains les plus misérables : c’est ainsi qu’il finit par s’entourer d’une foule de cliens importuns, pour lesquels il n’avait ni affection ni estime ; tandis que J.-J. Rousseau finit par rebuter ses plus vrais amis.

Voltaire, dans sa vieillesse, fut loin de souffrir l’isolement et l’indigence ; mais que de peines d’un autre genre se multiplièrent sur ses dernières années ! Tandis que J.-J. Rousseau épuisait son âme dans le chagrin d’avoir vu toutes ses intentions méconnues, toute sa fierté blâmée ou dédaignée, Voltaire se dépitait contre la désolation de voir toutes les couronnes se flétrir sur sa tête affaiblie. Nul homme célèbre n’a mieux montré combien les jouissances enivrantes d’une grande renommée, rapidement acquise, sont expiées, à un certain terme par la difficulté de les soutenir. Pour ne pas survivre à sa gloire, lorsqu’il sentit que ses forces l’abandonnaient, Voltaire s’excita, non seulement par tous les stimulans de l’amour-propre, mais par le régime le plus propre à donner une vivacité artificielle ; il se précipita ainsi dans des souffrances pressées, obscures, continuelles ; et il fut loin de réussir à ranimer la force de son esprit ; ce fut seulement sa mobilité qu’il augmenta. Aussi toute composition d’une certaine étendue devint supérieure à sa puissance ; ses productions en ce genre furent d’une insigne faiblesse ; il n’eut plus de talent que pour le libelle et le pamphlet.

Et si nous revenons même vers le temps où il méritait, par ses travaux en tout genre, presque toutes les palmes de la littérature, nous reconnaîtrons, à l’aide de ce grand exemple, que la sagesse conseillerait à l’homme le plus ambitieux de renommée de disparaître quelquefois, de ne pas occuper sans cesse la scène du monde. Il n’est point de spectateur qui ne se lasse de la perpétuité du même spectacle, et qui même, sans être disposé à l’injustice, ne réclame avec instance un spectacle différent, dût-il être inférieur. Voltaire éprouva la peine la plus amère, lorsque, vers la maturité de son talent et de son âge, venant de produire Mérope, on s’engoua follement de Crébillon. Il se désolait ; il s’irritait ; il ne savait pas que lui seul pouvait n’être pas fatigué de l’éclat et de la durée de sa gloire.

L’homme de génie a le sentiment de sa supériorité ; c’est ce qui rend son âme inaccessible à l’envie. Il peut se plaindre, s’irriter même de ce que des productions indignes d’estime surprennent la faveur populaire ; mais il met encore plus d’empressement à reconnaître le talent, le mérite, le génie partout où ils se montrent ; ses suffrages, bien loin de lui coûter un effort, sont pour lui-même une occasion de plaisir sincère ; il les donne avec chaleur, avec abondance, souvent même avec exaltation.

J.-J. Rousseau eut ce caractère de l’homme de génie ; il l’eut surtout à l’égard de Voltaire ; et Voltaire fut bien souvent injuste à son égard ; il lui échappa même des procédés et des écrits indignes d’un honnête homme ; sa domination, assez douce tant qu’elle reposa sur une concession générale, devint une tyrannie lorsque l’on s’apprêta à ne plus la reconnaître ; semblable par son caractère à bien des femmes autrefois très-séduisantes, à mesure qu’il perdit ses droits aux hommages, il s’irrita de ne plus les obtenir ; il se déchaîna surtout avec violence contre les écrivains qui prononcèrent publiquement sur ses derniers ouvrages le jugement qui, en secret, était déjà prononcé par son goût et sa raison ; plus d’une fois alors ses expressions, ses injures, ses ressentimens eurent l’accent de la haine ; il se montra ainsi livré au supplice des âmes faibles ; mais la mobilité de son caractère réussit, par intervalles, à l’en affranchir.

Je ne dirai point de Voltaire, comme je l’ai dit de J.-J. Rousseau, qu’il fut le plus heureux et le plus malheureux des hommes ; ses jouissances furent moins élevées que celles de son rival ; ses peines furent aussi moins profondes ; il eut bien plus de partisans ; il eut bien moins d’amis et d’ennemis. Il servit avec plus de succès la cause de la raison humaine ; car il est bon de le dire encore, J. J. Rousseau, par excès d’imagination et de sensibilité, s’égara presque sans cesse ; Voltaire, dont l’esprit, quoique léger, était éminemment juste, ne s’écarta presque jamais, dans ses idées, du bon sens et de la vérité ; mais J.-J. Rousseau, par la fierté de son âme, imprima un grand mouvement à la liberté humaine ; et ce bien est le premier en force et en dignité.

Ainsi, malgré leurs divisions ces deux grands hommes se réunirent ; l’un et l’autre furent les agens immédiats de cette impulsion énergique qui, à la fin de leur siècle, se composa essentiellement de liberté et de raison, mais qui, bientôt arrêtée par de violens obstacles, se porta, pour les vaincre, à une violence plus grande encore. On ne saurait trop le répéter ; ce n’est point la liberté et la raison qui firent de la révolution française un enchaînement de calamités si effrayantes ; c’est la résistance qu’elles éprouvèrent au moment où la nécessité commandait leur triomphe. Le temps n’est pas éloigné où ce triomphe, entièrement achevé, montrera ce que, par lui-même, il a d’heureux et de paisible pour les sociétés humaines ; la raison et la liberté régneront en Europe sur les souverains comme sur les peuples : c’est-à-dire que les souverains, en Europe, élevés par leurs idées autant que par leur puissance, ne concevront point d’autre prospérité publique, d’autre force nationale, que celles qui résultent de l’ordre fondé sur la raison et la liberté. Le gouvernement des Français servira de modèle.

  1. Manuel du Philosophe.