Kama Soutra (trad. Lamairesse)/Titre I/Chapitre 3

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Kama Soutra, règles de l’amour de Vatsyayana.
Traduction par Pierre-Eugène Lamairesse.
(p. 16-20).
CHAPITRE III
De la possession des soixante-quatre talents ou arts de volupté enseignés par le Kama Soutra


L’homme doit étudier le Kama Soutra après le Dharma et l’Artha, et la jeune fille elle-même doit en apprendre les pratiques ; d’abord avant son mariage, et, ensuite, après, avec la permission de son mari[1].

On objecte à cela que les femmes, n’ayant point à étudier les sciences, ne doivent point non plus étudier le Kama Soutra.

À cela, Vatsyayana répond : Que les femmes peuvent, sans étudier le traité et ses explications, en connaître la pratique, puisqu’elle est tirée du Kama-Schastra (ou les Règles de l’Amour) qu’on apprend expérimentalement, soit par soi-même, soit par des intimes. C’est ainsi que le Kama-Schastra est familier à un certain nombre de femmes, telles que les filles des princes et de leurs ministres.

Il convient donc qu’une jeune fille soit initiée aux principes du Kama Soutra par une femme mariée, par exemple sa sœur de lait, ou bien une amie de la maison éprouvée sous tous les rapports, ou une tante, une vieille servante, ou une mendiante qui a vécu autrefois dans la famille, ou une sœur (voir Appendice, nos 1 et 2).

Ces pratiques du Kama-Soutra sont empruntées à la partie du Kama-Shastra qui a rapport à l’union sexuelle, et que Babhravia intitule aussi les soixante-quatre arts, comme les soixante-quatre arts libéraux dont la nomenclature a été donnée ci-dessus.

Pour arriver à ce nombre de (soixante-quatre), on a divisé ce qui a rapport au rapprochement des sexes, c’est-à-dire le Kama-Shastra, en huit parties ou sujets ; et dans, chaque partie on a fait huit subdivisions principales, Il en a été de même dans le Kama-Soutra[2].

L’homme auquel sont familiers les (soixante-quatre) moyens de plaisir indiqués par Babhravya, atteint le but de son désir, et possède la femme la plus enviable.

Celui qui parle bien sur les autres sujets, mais ne connaît pas les (soixante-quatre) voluptés du Kama-Soutra, n’est point écouté avec faveur dans une réunion de savants.

Celui qui, au contraire, les possède toutes, quoique n’ayant pas d’autre science, prend la tête de la conversation dans toutes les sociétés d’hommes et de femmes.

En raison de leur prestige et de leur charme, les Acharyas, ou auteurs anciens, les plus recommandables, qualifient de chers aux femmes les soixante-quatre talents voluptueux.

L’homme, en effet, qui y est exercé, gagne le cœur de sa propre femme et celui des femmes des autres hommes et des courtisanes.

APPENDICE AU CHAPITRE III


N° 1. — Il y a dans le Kama-Soutra mille choses qui peuvent dépraver une jeune fille, et que, conséquemment, elle doit ignorer, lors même qu’elle est mariée aussitôt qu’elle a atteint l’âge de puberté, comme il est d’usage dans l’Inde.

Dans cette contrée, tout est fait pour provoquer les désirs charnels, même chez les jeunes enfants des deux sexes.

Les chars sacrés sur lesquels ou promène les images des Dieux, dans les grandes fêtes publiques, sont chargés de peintures et de sculptures d’une obscénité indescriptible, publiquement exposées à tous les regards, sans que personne songe à en éloigner les enfants.

À la jeune fille indienne s’appliquent pleinement les vers d’Horace :

« ………. Incestos amores
A tenere méditatif ungui. »

Dès la plus tendre enfance, elle rêve d’impudiques amours.

N° 2. — Sauf quelques sculptures d’un naturalisme naïf dans des cathédrales du moyen âge et quelques pratiques équivoques, restes du paganisme qui lui ont survécu, ou ne trouve rien de pareil chez les chrétiens d’aucune confession.

On lit dans le P. Gury (traduction P. Bert) :

« 417. — Les regards jetés sans raison sur des choses honteuses constituent des péchés graves ou légers, suivant l’intention de la personne, le dégré de turpitude et le danger de consentement à la débauche.

« En pratique, on excuserait difficilement d’un péché mortel un homme qui regarderait les parties honteuses d’une femme peinte, parce qu’il ne pourrait guère éviter d’y prendre un plaisir.

« 420. — 1° C’est un péché grave, en général, de parler, même par légèreté, de l’acte conjugal, de ce qui est permis ou défendu entre époux, des moyens d’empêcher la conception, de procurer la pollution ; surtout, si c’est entre jeunes gens de sexes différents.

« 2° Il y a grave péché à dire des choses honteuses par le seul plaisir qu’on trouve à y penser.

« Le confesseur ne recommande à de jeunes époux que l’abstention de ce qui pourrait aller contre le but du mariage, la procréation. »

Ainsi, la morale chrétienne est très sévère pour tout ce qui concerne la pureté.

N° 3. — L’éducation des belles par Ovide.

Les listes des (soixante-quatre) arts libéraux et des (soixante-quatre) talents de voluptés, avec les portraits de la Padmini et de la Citrini, nous donnent l’idée de l’éducation féminine dans l’Inde à l’époque de Vatsyayana ; il est très intéressant de la rapprocher de celle qu’Ovide trace pour les Romaines dans son Art d’aimer, livre III.

« Ô femmes ! ne négligez aucun soin de votre personne !

« La figure s’embellit si on la soigne ; sans soins, le plus beau visage perd sa fraîcheur, fût-il comparable à celui de la déesse du mont Ida.

« Ne chargez point vos oreilles de perles de grand prix, et votre corps de vêtements tout pesants d’or. Une élégante propreté nous charme bien davantage. Choisissez la manière d’arranger votre chevelure qui vous sied le mieux. Un visage un peu allongé demande de simples bandeaux ; une figure arrondie un nœud léger sur le sommet de la tête et qui laisse les oreilles découvertes.

« Celle-ci laissera flotter ses cheveux sur ses deux épaules ; celle-là les relèvera à la manière de Diane chasseresse.

« Tandis que vous travaillez à votre toilette, laissez croire que vous êtes encore au lit ; vous paraîtrez avec plus d’avantages quand vous y aurez mis la dernière main. Vous pouvez toutefois faire peigner vos cheveux devant nous.

« Apprenez à rire avec grâce. Ouvrez modérément la bouche ; formez sur l’une et l’autre joue deux petites fossettes et couvrez avec la lèvre inférieure l’extrémité des dents supérieures. Ne vous fatiguez point les flancs par des éclats continuels, que votre rire ait quelque chose de doux et d’agréable à l’oreille.

« Les femmes apprennent aussi à pleurer d’une manière à la fois gracieuse et intéressante ; elles pleurent quand elles veulent.

« Apprenez également à marcher, la démarche séduit ou fait fuir un homme qui ne vous connaît pas.

« Il est des femmes qui, par un mouvement de hanches étudié, font flotter leur robe au gré des vents ; elles s’avancent fièrement d’un pas majestueux. D’autres marchent à grands pas et d’un air effronté. Evitez que la première de ces démarches soit prétentieuse et que la dernière soit rustique. Cependant, laissez à découvert l’avant-bras depuis le coude jusqu’au poignet, si vous avez la peau d’une blancheur sans tache. Combien de fois j’ai été tenté de baiser un bras d’albâtre !

« Que les jeunes filles apprennent à chanter. Plusieurs ont trouvé dans leur voix un dédommagement à leur figure.

« La femme qui veut plaire doit s’appliquer à manier l’archet de la main droite et à pincer de la harpe de la main gauche.

« Apprenez par cœur Sapho ; rien de plus voluptueux que ses vers ; lisez les poésies du tendre Properce et celles de mon cher Tibulle, l’Eneïde et même mes Amours.

« Je voudrais encore qu’une belle sût danser (on ne dansait à Rome qu’au théâtre), qu’elle fût habile aussi aux jeux des osselets, des dés et des échecs. Apprenez mille jeux ; souvent, à la faveur du jeu, l’amour se glisse dans les coeurs.

Qu’une belle s’occupe de tout ce qui peut augmenter ses charmes ; qu’elle se donne en spectacle à la foule ; que partout elle soit empressée de plaire ; qu’elle ait toujours l’hameçon prêt ; dans l’endroit qu’elle soupçonne le moins, elle trouvera du poisson qui viendra y mordre.

« Les funérailles d’un époux sont souvent une occasion d’en trouver un autre. Il convient alors de paraître échevelée et de donner un libre cours à vos pleurs.

« Pour garder la pureté de vos traits, évitez la colère, partage farouche des bêtes féroces ; elle enfle le visage et fait noircir les veines où le sang s’accumule.

« Évitez aussi un air de fierté. Un regard doux et gracieux captive l’amour. Nous haïssons aussi la tristesse ; c’est la gaieté qui nous charme dans une femme.

« Ne venez aux festins que tard, lorsque les flambeaux sont allumés, vous paraîtrez toujours belle aux yeux troublés par le vin et la nuit voilera vos imperfections.

« Prenez les mets du bout des doigts (les Romains d’alors, comme aujourd’hui encore les Indiens, mangeaient avec les doigts) ; n’allez pas porter à votre bouche une main mal assurée ; ne vous gorgez pas de mets pour les vomir chez vous (usage des Romains), et mangez un peu moins que votre appétit. Il sied mieux qu’une jeune belle se permette quelques excès dans le boire. Toutefois ne vous laissez point à table aller à l’ivresse ou au sommeil, qui vous livreraient sans défense à toutes les entreprises des pires débauchés. »

  1. Dans les pays musulmans, les femmes sont éduquées en vue d’exciter les sens par la danse et la mimique, etc.
  2. Évidemment, pour les divisions, le chiffre de soixante-quatre est cher aux écrivains de l’époque ; selon les anciens commentateurs, il est consacré par les Védas.