Katia/VI

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Traduction par Auguste-Henri Blanc de La Nautte.
Didier (p. 145-176).
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VI


Les jours, les semaines, deux mois entiers de vie solitaire à la campagne passèrent inaperçus, nous sembla-t-il ; mais il eût suffi des sensations, des émotions et du bonheur de ces deux mois pour remplir toute une vie. Mes rêves et les siens touchant la manière d’organiser notre existence ne se réalisèrent pas tout à fait tels que nous nous y étions attendus. Mais pourtant la réalité n’était pas au-dessous de nos rêves. Ce n’était point cette vie de travail strict, remplie de devoirs, d’abnégation et de sacrifices, que je m’étais imaginée quand j’étais fiancée ; c’était au contraire le sentiment absorbant et égoïste de l’amour, les joies sans motif comme sans fin, et l’oubli de toutes choses au monde. Il allait quelquefois, à la vérité, se livrer, dans son cabinet, à une occupation ou à une autre ; il se rendait quelquefois à la ville pour ses affaires et surveillait le ménage agricole ; mais je voyais avec quelle peine il s’arrachait loin de moi. Et il avouait ensuite lui-même que là où je n’étais point, tout lui paraissait tellement dénué d’intérêt en ce monde, qu’il s’étonnait d’avoir pu s’en occuper. Il en était précisément de même de mon côté. Je lisais, je m’occupais, et de musique et de maman et des écoles ; mais tout cela, je ne le faisais que parce que chacun de ces emplois, de mon temps se reliait encore à lui et obtenait son approbation, et dès que sa pensée ne se trouvait pas associée d’une manière ou d’une autre à une affaire, quelle qu’elle fut, les bras me tombaient. Lui seul existait pour moi dans l’univers et je le comptais pour l’être le plus beau, le plus pur qu’il y eût dans cet univers ; aussi ne pouvais-je vivre pour rien autre chose que pour lui, et pour demeurer à ses yeux ce qu’il m’estimait lui-même. Car, lui aussi, il m’estimait la première et la plus séduisante femme qui existât, douée de toutes les perfections possibles ; et je m’efforçais d’être pour lui cette première et cette meilleure créature du monde entier.

Notre maison était une de ces vieilles demeures de campagne où, s’estimant et s’aimant les unes les autres, s’étaient succédé plusieurs générations d’ancêtres. Tout y respirait les bons et purs souvenirs de famille qui, dès que j’eus seulement mis le pied dans la maison, devinrent aussitôt comme mes propres souvenirs. L’arrangement et l’ordre du logis étaient disposés à l’ancienne mode par Tatiana Semenovna. On ne peut pas dire que tout fût beau, élégant ; mais depuis le service jusqu’au mobilier et aux mets, dans tout il y avait grande abondance, tout était propre, solide, régulier et inspirait une sorte de respect. Dans le salon, les meubles étaient rangés symétriquement, les murailles revêtues de portraits, et le parquet couvert d’anciens tapis de famille et de paysages en toile. Au petit salon, il y avait un vieux piano à queue, deux chiffonniers de formes différentes, un divan et des tables ornées d’incrustations de cuivre. Mon cabinet, décoré par les soins de Tatiana Semenovna, renfermait les plus beaux meubles d’époques et de façons diverses, et entre autres un vieux trumeau de porte, que dans le commencement je n’osais regarder que d’un œil timide et qui dans la suite me devint cher comme un ancien ami. On n’entendait jamais la voix de Tatiana Semenovna, mais tout dans la maison marchait avec la régularité d’une horloge montée, quoiqu’il s’y trouvât beaucoup plus de monde que de besoin. Mais tous ces domestiques, portant des chaussures molles et sans talon (car Tatiana Semenovna prétendait que le cri des semelles et le trépignement des talons était une des choses du monde les plus désagréables), tous ces domestiques paraissaient fiers de leur condition, tremblaient devant la vieille dame, nous témoignaient, à mon mari et à moi, une bienveillance toute protectrice, et semblaient accomplir chacun son devoir avec une satisfaction particulière. Tous les samedis, régulièrement, on lavait les planchers et on battait les tapis ; chaque premier du mois on chantait un Te Deum avec l’eau bénite ; à chaque jour de fête de Tatiana Semenovna ou de son fils (et au mien, ce qui eut lieu cet automne pour la première fois), on donnait un banquet pour tout le voisinage. Et tout cela s’accomplissait invariablement comme aux temps, les plus anciens dont se souvînt Tatiana Semenovna.

Mon mari ne se mêlait en rien du gouvernement de la maison, se bornant à s’occuper du ménage des champs ainsi que des paysans, et s’en occupant beaucoup. Il se levait de très-bonne heure, même pendant l’hiver, de sorte que, lors de mon réveil, je ne le voyais pas. Il revenait ordinairement pour le thé, que nous prenions en tête à tête, et presque toujours, à ce moment-là, après en avoir fini avec les embarras et les désagréments de la culture, il se replongeait dans cette disposition d’esprit particulièrement joyeuse que nous avions appelée le transport sauvage. Souvent je lui demandais ce qu’il avait fait le matin, et il me racontait alors de telles folies que nous en étouffions de rire ; quelquefois je lui demandais un récit sérieux, et il me le faisait en retenant un sourire. Pour moi, je regardais ses yeux, le mouvement de ses lèvres, et je n’avais rien compris, je n’avais fait autre chose que m’amuser à le voir et s’entendre sa voix.

— Allons, que disais-je ? demandait-il : répète-le-moi.

Mais je ne pouvais rien répéter. Tatiana Semenovna ne paraissait pas jusqu’au dîner, prenant son thé seule, et ce n’était que par ambassadeurs qu’elle nous faisait souhaiter le bonjour. Aussi, avais-je peine à ne pas rire aux éclats quand la femme de chambre venait, les mains croisées l’une sur l’autre et d’un ton mesuré, nous exposer que Tatiana Semenovna lui avait ordonné de s’informer comment nous avions dormi ou comment nous avions trouvé la pâtisserie. Jusqu’au dîner nous restions rarement ensemble. Je jouais, je lisais seule ; il écrivait où il sortait de nouveaux mais pour le dîner, à quatre heures, nous descendions au salon ; maman sortait de sa chambre, et apparaissaient alors les pauvres gentillâtres, les pèlerins, dont il y avait toujours deux ou trois qui logeaient à la maison. Régulièrement, chaque jour, mon mari, suivant l’ancienne mode, offrait le bras à sa mère pour se rendre dans la salle à manger, mais elle avait demandé qu’il m’offrît son autre bras. Maman présidait le dîner, et la conversation prenait un tour sérieux et réfléchi, non sans un certain mélange de solennité. Il n’y avait que les propos plus simples échangés par mon mari et par moi qui vinssent apporter une diversion agréable à cet aspect solennel de nos séances à table. Après le dîner, maman s’asseyait au salon dans un grand fauteuil ; elle coupait les feuillets des livres nouvellement arrivés ; pour nous, nous lisions à haute voix ou nous passions au petit salon nous asseoir au piano. Nous fîmes beaucoup de lectures ensemble pendant ce temps ; mais la musique était encore la plus favorite et la meilleure de nos jouissances, faisant chaque fois vibrer dans nos cœurs des cordes nouvelles et nous révélant l’un à l’autre en quelque façon et sous un jour toujours nouveau. Quand je jouais ses morceaux de prédilection, il s’asseyait sur un divan éloigné ou je pouvais à peine l’apercevoir et, par une sorte de pudeur de sentiment, il s’efforçait de cacher les impressions que la musique lui faisait éprouver ; mais souvent, quand il s’y attendait le moins, je quittais le piano, je courais à lui et je cherchais à surprendre sur ses traits les traces de son émotion, l’éclat presque surnaturel des regards chargés d’humidité qu’il tâchait en vain de me dérober. Je revenais servir le thé du soir dans le grand salon et toute la famille se trouvait de nouveau réunie autour de la table. Cette séance solennelle auprès du samovar comme devant une sorte de tribunal, et la distribution des verres et des tasses, me troublèrent longtemps. Il me semblait toujours que je n’étais pas digne encore de ces honneurs, que j’étais trop jeune, trop étourdie, pour tourner le robinet d’un si grand samovar, pour poser un verre sur le plateau de Nikita et ajouter : « pour Pierre Ivanovitch, pour Marie Minichna », en leur demandant : « Est-ce assez sucré ? » puis laisser des morceaux de sucre pour la vieille bonne et les autres anciens serviteurs. « Parfait, parfait, disait souvent mon mari ; tout à fait une grande personne ! » et cela ne faisait que m’intimider plus encore.

Après le thé, maman étalait une patience ou se faisait tirer les cartes par Marie Minichna ; puis elle nous embrassait tous deux en nous bénissant, et nous rentrions dans notre intérieur. La plupart du temps, cependant, nous y prolongions la veillée en tête à tête jusqu’au delà de minuit, et c’était notre temps le meilleur et le plus agréable. Il me racontait son passé, nous formions des plans, nous philosophions quelquefois et nous tâchions de dire cela sans bruit, afin de n’être pas entendus. Nous vivions, lui et moi, presque sur le pied d’étrangers dans cette grande vieille maison où pesait sur tous l’esprit sévère de l’ancien temps et de Tatiana Semenovna. Non-seulement elle-même, mais les gens aussi, les vieilles servantes, les meubles, les tableaux m’inspiraient du respect, quelque effroi, et en même temps la conscience que mon mari et moi nous n’étions point là tout à fait à notre place, et qu’il nous fallait y vivre avec circonspection. Autant que je m’en souviens aujourd’hui, cet ordre sévère et cette prodigieuse quantité de gens oisifs et curieux dans notre maison nous étaient difficiles à supporter ; mais cette sorte d’oppression même ne faisait que vivifier notre mutuel amour. Non-seulement moi, mais lui aussi, nous nous gardions de laisser voir qu’il y eût quelque chose là-dedans qui nous déplût. Quelquefois ce calme, cette indulgence et cette sorte d’indifférence pour toutes choses m’irritaient, et je traitais cette conduite de faiblesse.

— Ah ! chère Katia, me répondit-il une fois que je lui témoignais mon ennui, est-ce qu’on peut se montrer mécontent de n’importe quoi, alors qu’on est aussi heureux que je le suis ? Il est bien plus facile de céder aux autres que de les faire plier, voilà ce dont je me suis depuis longtemps convaincu, et, aussi, qu’il n’y a pas de situation où on ne puisse être heureux. Tout va si bien pour nous ! Je ne sais plus me fâcher ; pour moi, aujourd’hui, il n’y a rien qui soit mauvais, il n’y a que des choses tristes ou drôles. Mais, par-dessus tout, le mieux est l’ennemi du bien. Croirais-tu que, quand j’entends retentir la sonnette, quand je reçois une lettre, ou tout simplement quand je me réveille, la peur me prend, la peur de cette obligation de vivre, la peur que quelque chose vienne à changer ; car rien ne pourrait valoir mieux que le moment présent !

Je le croyais, mais je ne le comprenais pas. Je me trouvais bien, mais il me semblait que tout était comme il devait être, et n’aurait pu être autrement, qu’il en était ainsi pour tous, et qu’il y a quelque part d’autres bonheurs encore, non point plus grands, mais différents.

C’est de la sorte que deux mois s’écoulèrent, que l’hiver survint avec ses froids et ses tourbillons, et bien qu’il fût auprès de moi, je commençai à me sentir bien seule, je commençai à sentir que la vie ne faisait en quelque sorte que se répéter, qu’elle n’offrait rien de neuf, ni pour moi, ni pour lui, et qu’au contraire c’était comme si nous revenions sans cesse sur nos pas. Il se mit à s’occuper de ses affaires plus en dehors de moi que par le passé et il me sembla de nouveau qu’il y avait en lui, tout au fond de son âme, comme un monde réservé où il ne voulait pas m’admettre. Son inaltérable sérénité m’irritait. Je ne l’aimais pas moins qu’auparavant, je n’étais pas moins qu’auparavant heureuse de son amour, mais mon amour restait stationnaire et ne grandissait plus, et, en dehors de l’amour, je ne sais quel sentiment nouveau, plein de trouble, se glissait dans mon cœur. C’était peu pour moi de continuer à aimer après avoir éprouvé ce grand bonheur de l’aimer une première fois ; il me fallait l’agitation, le danger, le sacrifice de moi-même dans l’ordre des sentiments. Il y avait en moi une exubérance de forces qui ne trouvaient pas leur emploi dans notre tranquille existence, des élans de tristesse que je cherchais à lui cacher comme quelque chose de mal, et des élans de tendresse furieuse et de gaieté qui ne faisaient que l’effrayer. Il continuait observer encore mes dispositions d’esprit comme il l’avait fait jadis, et un jour il me proposa de partir pour la ville ; mais je lui demandai de n’y point aller et de ne rien changer à notre genre de vie, de ne point toucher à notre bonheur. Et, effectivement, j’étais heureuse ; mais je me tourmentais de voir que ce bonheur ne m’apportait avec lui aucun travail, aucun sacrifice, alors que je sentais languir en moi toutes les puissances du sacrifice et du travail. Je l’aimais, je voyais que j’étais tout pour lui ; mais j’avais envie que tous vissent notre amour, qu’on voulût m’empêcher de l’aimer et que je l’aimasse tout de même. Mon esprit et jusqu’à mes sentiments trouvaient leur champ d’action, mais il y en avait un toutefois, le sentiment de la jeunesse, d’un certain besoin de mouvement, qui ne rencontrait point une satisfaction suffisante dans notre vie paisible. Pourquoi me disait-il que nous pouvions aller en ville quand l’envie m’en prendrait ? S’il ne me l’avait pas dit, peut-être aurais-je compris que ce sentiment qui m’oppressait était une chimère pernicieuse, une faute dont j’étais coupable… Cependant, la pensée que je pouvais m’arracher à l’ennui, rien qu’en partant pour la ville, me traversait involontairement la tête ; d’un autre côté c’était l’arracher à tout ce qu’il aimait ; j’avais honte et en même temps il me coûtait que ce fût pour moi.

Le temps marchait, la neige s’accumulait de plus en plus contre les murailles de la maison, et nous étions toujours seuls et seuls encore, et toujours l’un vis-à-vis de l’autre ; tandis que là-bas, je ne sais où, dans l’éclat et le bruit, la foule s’agitait, souffrait ou s’amusait, sans penser à nous ou à notre existence disparue. Le pis de tout pour moi était de sentir que chaque jour la chaîne des habitudes rivait notre vie dans un moule précis, que notre sentiment lui-même allait entrer en servage et se soumettre à la loi monotone et impassible du temps. Être gais le matin, respectueux à dîner, tendres le soir. Faire le bien ! me disais-je ; c’est à merveille de faire le bien et de vivre honnêtement, comme il le dit : pour cela, nous avons encore le temps ; mais il y a d’autres choses pour lesquelles aujourd’hui seulement je me sentirais de la force. Ce n’était point ce qu’il me fallait ; ce qu’il m’aurait fallu, c’eût été la lutte : c’eût été que le sentiment nous servit de guide dans la vie, et non point que ce fût la vie qui guidât notre sentiment, J’aurais souhaité de m’approcher avec lui de l’abîme et de lui dire : Encore un pas et je m’y précipite, encore un mouvement et je péris ; et lui alors, pâlissant sur le bord de cet abîme, il m’eût saisie de sa main puissante et m’eût tenue en suspens au-dessus du gouffre, si bien que mon cœur s’en fût senti glacé, et il m’eût ensuite emportée là où il l’aurait voulu.

Cette disposition de mon âme influait jusque sur ma santé elle-même, et mes nerfs commençaient à se déranger. Un matin, je me sentis encore plus mal en train qu’à l’ordinaire ; il revint du comptoir d’assez mauvaise humeur, ce qui lui arrivait rarement ; je le remarquai aussitôt et je lui demandai ce qu’il avait ; mais il ne voulut pas me le dire, prétendant que cela n’en valait pas la peine. Comme je l’appris plus tard, l’ispravnik[1] avait fait venir plusieurs de nos paysans, par mauvais vouloir pour mon mari avait exigé quelque chose d’illégal, et lui avait fait adresser des menaces. Mon mari n’avait encore pu digérer ce procédé, et comme au fond tout cela n’avait été que ridicule et pitoyable, il n’avait pas voulu m’en parler ; mais il me parut, à moi, que s’il ne voulait m’en rien dire, c’était parce qu’il me comptait comme une enfant, et que je n’aurais, selon lui, pu comprendre ce qui l’intéressait. Je m’éloignai en silence, sans prononcer un mot, il s’en alla pour tout de bon dans son cabinet et en ferma la porte derrière lui. Dès que je ne l’entendis plus, je m’assis sur le divan et j’eus envie de pleurer. Pourquoi, me disais-je, persiste-t-il à m’humilier avec son calme solennel, à avoir toujours raison vis-à-vis de moi ? Est-ce que je n’ai pas raison, moi aussi, quand je m’ennuie, quand partout je sens le vide, quand je veux vivre, me mouvoir, ne pas rester toujours au même endroit et ne pas sentir le temps marcher sur moi ? je veux aller en avant, chaque jour, chaque heure ; je veux du nouveau, tandis que lui, il veut demeurer en place et m’y garder avec lui ! Et cependant comme il lui serait facile de me contenter ! Pour cela il n’y a pas besoin qu’il me mène à la ville ; il faudrait seulement qu’il fût comme moi, qu’il ne cherchât point à se briser, à se contraindre de ses propres mains, et qu’il vécût tout simplement. Cela il me le conseille lui-même, et c’est lui qui n’est pas simple, voilà tout.

Je sentais les larmes me gagner, mon cœur d’entreprendre et mon irritation grandir contre lui. J’eus peur de cette irritation même et j’allai le trouver. Il était assis dans son cabinet et il écrivait. En entendant mes pas, il se retourna un moment pour me regarder d’un air calme et indifférent, et continua à écrire ; ce regard ne me plut pas, et au lieu de m’avancer jusqu’à lui, je restai près de la table où il écrivait, et ouvrant un livre, je commençai à y jeter les yeux. Il se détourna alors une seconde fois et me regarda de nouveau :

— Katia, tu n’es pas dans ton assiette, me dit-il.

Je ne répartis que par un froid regard qui voulait dire : « Belle question ? d’où vient tant d’amabilité ? » Il secoua la tête, et timidement, tendrement, il, me sourit ; mais, pour la première fois, mon sourire ne répondit pas à son sourire.

— Qu’avais-tu ce matin ? demandai-je, pourquoi ne m’avoir rien dit ?

— Une vraie bagatelle ! un petit désagrément, reprit-il. Pourtant, je peux à présent te le raconter. Deux paysans ont été envoyés à la ville…

Mais je ne le laissai pas achever.

— Pourquoi ne me l’as-tu pas raconté quand je te le demandais ?

— Je t’aurais dit quelque sottise ; j’étais alors fâché.

— C’est juste à ce moment-là qu’il fallait le faire.

— Et quelle raison ?

— Pourquoi penses-tu que je ne puisse jamais t’aider en rien ?

— Ce que je pense ? dit-il en jetant sa plume. Je pense que sans toi je ne pourrais vivre. En toutes choses, en toutes, non-seulement tu es une aide pour moi, mais c’est par toi que tout se fait. Tu es bien tombée vraiment ! poursuivit-il en riant. C’est en toi seulement que je vis ; il me semble que rien n’est bien que parce que tu es là, que parce qu’il te faut…

— Oui, je le sais, je suis une gentille enfant qu’il faut tranquilliser, dis-je d’un tel ton qu’il me regarda tout surpris. Je ne veux pas de cette tranquillité ; c’en est assez d’elle !

— Allons, vois un peu ce dont il s’agissait, commença-t-il précipitamment en m’interrompant, comme s’il eût craint de me donner le temps de tout dire : et voyons ce que tu en penses ?

— À présent je ne le veux pas, répondis-je.

Quoique j’eusse bien envie de l’entendre, il m’était plus agréable, dans cet instant, de troubler sa tranquillité.

— Je ne veux pas jouer avec les choses de la vie, c’est vivre que je veux, ajoutai-je ; tout comme toi.

Ses traits, où toutes les impressions venaient se peindre si rapidement et si vivement, exprimaient la souffrance et une attention puissamment excitée.

— Je veux vivre avec toi en parfaite égalité…

Mais je ne pus achever, tant je vis une douleur profonde se refléter sur son visage. Il se tut un moment.

— Et en quoi ne vis-tu pas avec moi sur un pied d’égalité ? dit-il : c’est moi, ce n’est pas toi que regardait l’affaire de l’ispravnik et des paysans ivres…

— Oui, mais il n’y a point que ce cas, dis-je.

— Pour l’amour de Dieu, veuille bien me comprendre, mon amie, continua-t-il ; je sais que les soucis sont toujours chose douloureuse pour nous ; j’ai vécu, et je le sais. Je t’aime et par conséquent je voudrais pouvoir t’épargner tout souci. Voilà où est ma vie, dans mon amour pour toi ; c’est ainsi, ne m’empêche donc pas de vivre.

— Tu as toujours raison, dis-je sans le regarder.

J’étais froissée qu’une fois encore son âme fût sereine et tranquille, alors que j’étais ainsi remplie de dépit et d’un sentiment qui ressemblait à du repentir.

— Katia ! Qu’as-tu ? dit-il. Il ne s’agit pas de savoir qui a raison de nous deux, il s’agit de toute autre chose. Qu’as-tu contre moi ? Ne me le dis pas tout de suite, réfléchis, et puis dis-moi tout ce que tu penses. Tu es mécontente de moi, tu as sans doute raison ; mais explique-moi en quoi je suis coupable.

Mais comment aurais-je pu lui dire tout ce que j’avais au fond de l’âme ? La pensée que, d’un seul coup, il m’avait pénétrée, que je me retrouvais de nouveau comme une enfant devant lui, que je ne pouvais rien faire qu’il ne le comprit et ne l’eût prévu, m’agitait plus que jamais.

— Je n’ai rien contre toi, dis-je, seulement je m’ennuie et je voudrais ne pas m’ennuyer. Mais tu dis qu’il faut que ce soit ainsi, et encore une fois tu as raison.

Tout en disant ces mots, je le regardai. J’avais atteint mon but : sa sérénité avait disparu ; la frayeur et la souffrance étaient empreintes sur sa figure.

— Katia, commença-t-il d’une voix sourde et agitée, ce n’est point un badinage, ce que nous faisons en ce moment. En ce moment se décide notre destinée. Je te demande de ne rien me répondre et d’écouter. Pourquoi veux-tu me tourmenter ainsi ?

Mais je l’interrompis.

— N’en dis pas davantage, tu as raison, dis-je froidement, comme si ce n’était pas moi, mais quelque mauvais génie qui parlât par ma bouche.

— Si tu savais ce que tu fais là ! dit-il d’une voix tremblante.

Je me mis à pleurer et je me sentis le cœur plus léger. Il était assis près de moi en silence. J’avais pitié de lui, honte de moi-même, chagrin de ce que j’avais fait. Je ne le regardai pas. Il me semblait qu’il devait me considérer en ce moment d’un œil ou sévère ou perplexe. Je me retournai pour le voir : son doux et tendre regard, comme s’il eût invoqué le pardon, était attaché sur moi. Je pris sa main et je dis :

— Pardonne-moi ! je ne sais pas moi-même ce que je disais.

— Oui, mais je le sais, ce que tu disais, et je sais que tu disais vrai.

— Quoi donc ? demandai-je.

— Qu’il nous faut aller à Pétersbourg. Ici, nous n’avons plus rien à faire maintenant.

— Comme tu voudras…

Il me prit dans ses bras et m’embrassa.

— Tu me pardonnes ? dit-il. J’ai été coupable envers toi…

Pendant cette soirée je lui fis longtemps de la musique, et il marchait à travers la chambre tout en chuchotant quelque chose. Il avait cette habitude, et je lui demandais souvent ce qu’il marmottait ainsi ; et lui, toujours pensif, il me répétait précisément ce qu’il avait chuchoté ; la plupart du temps c’étaient des vers ou parfois quelque grosse absurdité, mais dans cette absurdité même je savais reconnaître quelle était la disposition de son âme.

— Que chuchotes-tu aujourd’hui ! lui demandai-je encore cette fois.

Il s’arrêta, réfléchit et, tout en souriant, me répondit par deux vers de Lermontoff :

Et lui, l’insensé, invoquait la tempête,
Comme si dans la tempête pouvait régner la paix !

— Non, il est plus qu’un homme ; il voit toutes choses ! pensai-je ; comment ne pas l’aimer !

Je me levai, je pris sa main et me mis à marcher avec lui, cherchant à mesurer mes pas sur les siens.

— Eh bien ! demanda-t-il en souriant et en me regardant.

— Eh bien ! répétai-je ; et je ne sais quel élan de nos âmes nous étreignit tous deux.

Au bout de deux semaines, avant les fêtes, nous étions à Pétersbourg.



  1. Le commissaire de police du district.