Kenilworth/28

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 336-338).


CHAPITRE XXVIII.

LE POUR-BOIRE.


Bah ! l’ami, ne le prive pas de boire un coup quand un broc plein est sous la main et ne demande qu’à être vidé. Va, ne crains rien de moi ; car je ne me fais pas un plaisir d’épier les vices d’autrui, n’ayant moi-même aucune vertu dont je puisse me vanter. Je suis un franc vaurien. Je voudrais que tout le monde, pêle-mêle, fît les cent coups avec moi.
Le Pandœmonium.


Tressilian, dans une singulière agitation d’esprit, avait à peine descendu les deux ou trois premières marches de l’escalier tournant, quand, à sa grande surprise et à son grand déplaisir, il se trouva face à face avec Michel Lambourne, qui le regarda avec une familiarité tellement impudente qu’il éprouva une vive tentation de le jeter du haut en bas de l’escalier. Mais il se souvint du tort que causerait à Amy, l’unique objet de sa sollicitude, le moindre acte de violence de sa part, dans ce moment et dans ce lieu.

Il se contenta donc de regarder Lambourne avec dédain, comme on regarde un homme qui ne mérite pas qu’on fasse attention à lui, et il essaya de passer son chemin, sans paraître l’avoir reconnu. Mais Lambourne qui, au milieu de la profusion hospitalière de la journée, n’avait pas manqué de boire un bon coup de vin des Canaries, sans pourtant s’enivrer complètement, n’était pas d’humeur à s’en laisser imposer par le regard d’aucun homme. Il arrêta sans façon Tressilian sur l’escalier, comme s’il eût été avec lui dans les termes de la plus parfaite intimité : « Ah çà, j’espère, monsieur Tressilian, que vous ne me gardez point rancune pour nos anciens démêlés ? Pour moi, je suis homme à me rappeler plutôt une ancienne liaison qu’une querelle récente. Je vous prouverai que mes intentions sont honnêtes, bienveillantes, et, je dis plus, avantageuses pour vous.

— Je ne veux nullement de votre intimité, dit Tressilian ; réservez votre compagnie pour vos pareils.

— Voyez donc comme il est vif ! dit Lambourne, et comme ces gentilshommes qui, sans contredit, sont pétris de pâte de porcelaine, regardent de haut en bas le pauvre Michel Lambourne ! Ne prendrait-on pas en ce moment monsieur Tressilian pour le plus modeste, le plus pudibond, le plus timide soupirant qui ait jamais fait l’amour aux dames quand les chandelles étaient soufflées ? Pourquoi vouloir jouer le saint avec nous, monsieur Tressilian ? Oubliez-vous qu’en cet instant même vous avez une bonne fortune dans votre chambre à coucher, au grand scandale du château de milord ? Ha ! ha ! ha ! j’ai touché juste, monsieur Tressilian.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, » répliqua Tressilian, qui toutefois ne comprenait que trop bien que cet impudent coquin savait qu’Amy était renfermée dans son appartement ; « mais, ajouta-t-il, si tu es un des valets qui font le service des chambres, et que tu veuilles un pour-boire, prends ceci et laisse la mienne en repos. »

Lambourne regarda la pièce d’or et la mit dans sa poche, en disant : « Bien ! mais je ne sais pas trop si vous n’auriez pas plus obtenu de moi avec une parole amicale qu’avec cette bagatelle sonnante ; mais après tout il paie bien, celui qui paie avec de l’or, et Michel Lambourne n’a jamais été un boute-feu, un trouble-fête, ni rien de semblable. Vivre et laisser les autres vivre, voilà ma devise ; seulement je ne voudrais pas que certaines gens fissent les fiers avec moi, comme s’ils étaient d’or et moi d’étain. Si donc je garde votre secret, monsieur Tressilian, vous pouvez bien me regarder d’un air plus doux ; et si j’avais jamais besoin d’un coup d’épaule et d’un peu de protection pour être tombé dans une semblable peccadille, comme vous voyez que cela peut arriver à l’homme le plus parfait, hé bien ! il serait de votre devoir de m’aider. Ainsi donc, que votre chambre vous serve, et à cet aimable oiseau par-dessus le marché, peu importe à Michel Lambourne.

— Faites-moi place, monsieur, » dit Tressilian incapable de contenir son indignation, « vous avez reçu votre pour-boire.

— Hum ! » dit Lambourne en faisant place, mais en murmurant entre ses dents les paroles de Tressilian : « Faites place… vous avez reçu votre pour-boire… N’importe, je ne veux point être un trouble-fête, comme je l’ai déjà dit, mais je ne suis pas un chien à la mangeoire, entendez-vous ? »

Il parlait de plus en plus haut, à mesure que Tressilian, dont la présence lui imposait, s’éloignait davantage de la portée de sa voix. « Je ne suis pas un chien à la mangeoire, je ne veux point tenir la chandelle, entendez-vous, monsieur Tressilian ? et je veux donner un coup d’œil à cette belle que vous avez logée si commodément dans votre vieille chambre… Apparemment que vous avez peur des esprits et que vous ne voulez pus coucher seul. Si, moi, j’eusse fait une pareille chose dans le château d’un lord étranger, ce n’eût été qu’un cri : À la porte, le drôle !… châtiez-le !… faites-le rouler du haut en bas de l’escalier comme un navet !… Mais vous autres, vertueux gentilshommes, vous prenez d’étranges privilèges sur nous, qui sommes les humbles serviteurs de nos sens. Fort bien ! je suis maître de M. Tressilian par cette heureuse découverte, c’est une chose certaine ; et j’essaierai d’apercevoir sa Dulcinée, cela n’est pas moins certain. »