Kenilworth/29

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 338-347).


CHAPITRE XXIX.

LES GARDIENS.


Adieu donc, mon maître… Si les bons services ne sont récompensés que par de mauvais traitements, coupez la remorque, et que nos barques sillonnent l’immensité des mers chacune de son côté.
Parnell. Le Naufrage.


Tressilian se promenait dans la cour extérieure du château, ne sachant que penser de son entrevue aussi étrange qu’inattendue avec Amy Robsart, et doutant s’il avait bien fait, lui, à qui le père de cette malheureuse personne avait délégué son autorité, de donner aussi solennellement sa parole de l’abandonner à sa seule direction pour un laps de temps aussi long. Pourtant, comment aurait-il pu se refuser à sa demande, Amy s’étant rendue dépendante de l’autorité de Varney, comme il n’était que trop probable ? Tel fut le raisonnement qui s’offrit naturellement à sa pensée. En poussant Amy à de fâcheuses extrémités, il pouvait compromettre son bonheur futur ; et puisque le pouvoir de Tressilian ne pouvait l’arracher à la puissance de Varney, en supposant que celui-ci dût la reconnaître pour sa femme, quel droit avait-il de détruire l’espoir de paix domestique qui restait encore à cette infortunée, en semant la discorde entre elle et son époux ? Tressilian résolut donc de tenir scrupuleusement la promesse qu’il avait faite à Amy, d’abord, parce qu’il avait donné sa parole, ensuite parce que, plus il réfléchissait à cette singulière entrevue, plus il reconnaissait qu’il n’eût pu refuser ce qu’elle lui demandait, sans blesser la justice et les convenances.

Sous un certain rapport, il avait fait un grand pas vers son but, d’assurer une protection efficace à cet objet encore chéri de ses premières affections. Amy n’était plus renfermée dans une retraite éloignée et solitaire, sous la surveillance de personnes d’une réputation équivoque : elle était dans le château de Kenilworth, sous la police de la cour, à l’abri de toute crainte de violence, et à portée de paraître devant Élisabeth au premier appel. C’étaient autant de circonstances qui ne pouvaient que seconder puissamment les efforts qu’il aurait occasion de faire en sa faveur.

Tandis qu’il pesait ainsi les avantages et les périls qui résultaient de la présence inattendue d’Amy à Kenilworth, Tressilian fut tout-à-coup accosté par Wayland qui, après s’être écrié précipitamment : « Grâce à Dieu ! je trouve enfin Votre Honneur ! » commença à lui conter à l’oreille, avec toutes les précautions du mystère, que la jeune dame s’était échappée de Cumnor-Place.

« Et elle est à présent dans ce château, ajouta Tressilian ; je le sais et je l’ai vue. Est-ce de son propre mouvement qu’elle a cherché un refuge dans ma chambre ?

— Non, répondit Wayland ; mais je ne pus imaginer d’autre moyen de la mettre en sûreté, et je fus trop heureux de trouver un huissier en second qui savait où vous étiez logé… La belle société vraiment ! d’un côté la grande salle et la cuisine de l’autre.

— Silence ! ce n’est point le moment de plaisanter, » répondit Tressilian d’un ton sévère.

« Je ne le sais que trop bien, répliqua l’artiste, car j’ai passé ces trois derniers jours comme si j’avais eu la corde au cou. Cette dame ne sait pas ce qu’elle veut elle ne veut pas de votre assistance… elle ne veut pas entendre parler de vous… et elle est sur le point de se remettre aux mains de lord Leicester. Je n’eusse jamais obtenu d’elle qu’elle se cachât dans votre chambre, si elle avait su à qui elle appartenait.

— Est-il possible ? dit Tressilian. Mais elle peut avoir l’espoir que le comte emploiera en sa faveur l’influence qu’il a sur son méprisable serviteur.

— Je n’en sais rien, dit Wayland ; mais je crois que si elle se réconcilie avec Leicester ou avec Varney, le côté du château de Kenilworth qui sera le plus sûr pour nous, sera le côté extérieur, d’où nous pourrons fuir le plus vite. Je compte bien ne pas y rester un instant après avoir remis à Leicester la lettre que je ne voulais pas lui faire parvenir avant d’avoir pris vos ordres. Tenez, la voilà… Mais non… peste soit d’elle !… Je l’aurai laissée dans mon chenil, au grenier à foin dans lequel on m’a logé.

— Mort et furie ! » s’écria Tressilian sortant de son caractère ordinaire, « tu n’as pas perdu, j’espère, cette lettre d’où dépend peut-être un objet plus important que mille vies comme la tienne ?

— Perdue, » répondit vivement Wayland, « ce serait par trop plaisant ! Non, monsieur, je l’ai soigneusement renfermée avec mon sac de nuit et quelques objets à mon usage. Je vais la chercher de ce pas.

— Vas-y, dit Tressilian ; sois fidèle, et tu seras bien récompensé. Mais si j’ai quelque sujet de te soupçonner, un chien mort vaudrait mieux que toi. »

Wayland s’inclina, et quitta Tressilian avec un air de confiance et de légèreté, mais, dans le fond, troublé et inquiet au dernier point. La lettre était perdue, le fait était constant, nonobstant l’excuse qu’il avait donnée à Tressilian pour calmer son emportement. Elle était perdue… elle pouvait être tombée en des mains hostiles… alors elle dévoilerait entièrement l’intrigue dans laquelle il avait été engagé ; quoique, dans aucun cas, il ne vit la possibilité qu’elle demeurât secrète. En outre, il se sentait vivement blessé de l’accès d’impatience de Tressilian.

« Vraiment, pensa-t-il, si l’on paie de cette manière des services où il y va de ma vie, il est bien temps que je pense à moi-même. J’ai offensé mortellement, j’en suis convaincu, le seigneur de ce magnifique château, dont un seul mot peut aussi sûrement faire tomber ma tête que le moindre souffle peut éteindre une chandelle ; et tout cela pour une jeune folle et son mélancolique amant qui, pour la perte d’un chiffon de papier plié en quatre, porte la main à son poignard et jure mort et furie ! Joignez à cela le docteur et Varney… Mieux vaut me tirer de leurs griffes. La vie est plus précieuse que l’or ; fuyons donc sans plus tarder, quoique je laisse ma récompense derrière moi.

« Je me soucie fort peu de M. Tressilian, se disait-il ; j’ai fait plus que je ne m’étais engagé à faire, et j’ai amené sous sa main sa dame errante, de telle sorte qu’il peut veiller sur elle par lui-même ; mais je crains que cette infortunée créature ne coure de grands dangers au milieu de ces esprits fougueux. Je vais monter à sa chambre et lui raconter ce qui est arrivé à sa lettre, afin qu’elle puisse en écrire une autre, si elle le juge convenable. Elle ne peut manquer de messager, il me semble, dans un endroit où il y a tant de laquais qui peuvent porter une lettre à leur maître. Je lui dirai aussi que je quitte le château, en la laissant à la garde de Dieu, à sa propre direction et aux soins de M. Tressilian. Peut-être se rappellera-t-elle la bague qu’elle m’a offerte… Je l’ai bien gagnée, je crois… Mais, après tout, c’est une aimable créature, et… le diable emporte la bague ! je ne voudrais pas m’avilir pour un si mince objet. Si dans ce monde je suis dupe de ma bonté, j’aurai une chance d’autant meilleure dans l’autre. Ainsi donc allons trouver la dame, et ensuite en route. »

Le pied léger et l’œil ouvert comme le chat qui emporte sa proie, Wayland reprit le chemin de la chambre de la comtesse, se glissant le long des cours et des couloirs, observant tout ce qui se passait autour de lui, et mettant tous ses soins à échapper à toute observation. De cette manière il traversa les cours extérieures et intérieures du château, et le grand passage voûté situé entre les cuisines et la grande salle, qui conduisait au petit escalier tournant par lequel on montait aux chambres de la tour de Mervyn.

L’artiste se félicitait d’avoir échappé aux divers périls de ce voyage, et déjà il se disposait à monter les degrés deux à deux, quand il aperçut une ombre d’homme projetée par une porte qui se dessinait sur le mur opposé. Wayland se retira avec précaution, redescendit dans la cour intérieure, se promena environ un quart d’heure, dont la durée lui parut au moins quadruple, et retourna ensuite à la tour, dans l’espoir que l’homme aux aguets aurait disparu. Il monta jusqu’à l’endroit où la peur l’avait pris ; il n’y avait plus d’ombre sur le mur… Il gravit quelques marches de plus… La porte était encore entr’ouverte, et comme il délibérait s’il avancerait ou rétrograderait, la porte tout-à-coup s’ouvrit toute grande, et Michel Lambourne s’offrit aux regards étonnés de Wayland. « Qui diable es-tu, que cherches-tu dans cette partie du château ? avance dans cette chambre ; viens, qu’on te pende !

— Je ne suis point un chien pour répondre au premier qui siffle, » dit l’artiste, affectant une confiance que démentait le tremblement de sa voix.

« Est-ce à moi que tu par les ainsi ?… Approche, Lawrence Staples ! »

Une espèce de colosse mal bâti, au regard sinistre, et haut de plus de six pieds, parut aussitôt à la porte, et Lambourne continua : « Puisque tu aimes tant cette tour, mon bon ami, tu pourras bien en visiter les fondations à une douzaine de pieds au-dessous du fond du lac ; c’est un lieu charmant, habité par une aimable réunion de crapauds, de serpents et d’autres animaux du même genre dont la compagnie te plaira singulièrement. Or donc, je te le demande encore une fois, qui es-tu ? que viens-tu chercher ici ? »

« Si la porte du cachot se ferme derrière moi, pensa Wayland, je suis un homme perdu. » Il répondit donc d’un air soumis, qu’il était le pauvre escamoteur que Son Honneur avait rencontré la veille en bas de Weatherly.

« Et quel tour d’escamotage viens-tu jouer dans cette tour ? Ta bande est logée de l’autre côté, près des bâtiments de Clinton.

— Je suis venu ici pour voir ma sœur, qui est ici-dessus, dans la chambre de M. Tressilian.

— Ah, ah ! » dit Lambourne en souriant, « voilà le fin mot… Sur mon honneur, pour un étranger, ce M. Tressilian en use chez nous fort à son aise ; il meuble sa cellule fort joliment et fort commodément. Écoute-moi, drôle… ce sera une charmante histoire à raconter sur ce vertueux M. Tressilian, et elle fera autant de plaisir à certaine personne que m’en ferait une bourse remplie de bonnes pièces d’or. Écoute, maître fripon, » continua-t-il en s’adressant à Wayland, « il ne faut pas que tu fasses lever le lièvre, nous voulons le prendre au gîte. Ainsi donc, décampe avec ta piteuse figure de mouton, ou je te jette par la fenêtre de la tour pour voir si avec ta science d’escamoteur tu sauras garantir tes os.

— Votre Excellence n’aura point l’âme aussi cruelle, j’en suis sûr, dit Wayland ; il faut laisser vivre les pauvres diables. J’espère que Votre Honneur me permettra de parler à ma sœur.

— Sœur du côté d’Adam, je parie, répondit Lambourne ; ou s’il en est autrement, tu n’en es qu’un plus grand coquin. Mais qu’elle soit ta sœur ou non, je le tais mourir comme un renard, si tu reviens encore fureter dans cette tour. Mais j’y pense, mille morts et mille poignards ! il faut que je te voie au plus tôt hors de ce château, car ceci est une affaire plus sérieuse que tes jongleries.

— Mais, n’en déplaise à Votre Excellence, dit Wayland, je dois représenter Orion dans la fête qui a lieu ce soir même sur le lac.

— Je le jouerai moi-même, par saint Christophe ! dit Lambourne. Orion, dis-tu ? je représenterai Orion avec son baudrier, et ses sept étoiles par dessus le marché. Allons, canaille, suis-moi… Mais non… Lawrence, emmène-moi ce drôle. »

Lawrence saisit par le collet de son habit le jongleur peu disposé à résister, tandis que Lambourne, d’un pas précipité, se dirigeait vers la porte dérobée par laquelle Tressilian était rentré au château, et qui était pratiquée dans le mur occidental, à peu de distance de la tour de Mervyn.

Pendant qu’il traversait rapidement l’espace qui séparait la tour de la poterne, Wayland se mettait en vain la cervelle à la torture pour trouver quelque moyen de secourir la pauvre dame pour laquelle, malgré son propre danger, il ressentait le plus vif intérêt. Mais quand il eut été jeté hors du château, et que Lambourne lui eut déclaré, avec un effroyable jurement, qu’une mort prompte suivrait la première tentative qu’il ferait pour y rentrer, il leva les mains et les yeux au ciel comme pour prendre Dieu à témoin qu’il n’avait cessé qu’à la dernière extrémité de s’employer à la défense de l’opprimée. Puis il tourna le dos aux superbes tours de Kenilworth, et s’en alla chercher un refuge plus humble et plus sûr.

Lawrence et Lambourne, après avoir suivi un instant Wayland de leurs regards, reprenaient le chemin de la tour, quand le premier adressa en ces termes la parole à son compagnon : « Le diable m’emporte, monsieur Lambourne, si je devine pourquoi tu as expulsé ce pauvre hère du château, au moment même où il allait jouer un rôle dans le spectacle qui va commencer, et le tout pour une femme.

— Ah ! Lawrence ! répondit Lambourne, tu penses à la noire Joan Jugges de Slingdon, et tu compatis aux faiblesses humaines. Mais courage, très noble duc des cachots, puissant seigneur des limbes, tu ne vois pas plus clair dans cette affaire qu’on n’y voit dans tes domaines de Mal-à-l’aise. Mon révérendissime seigneur des pays-bas de Kenilworth, apprenez que le très considérable maître Richard Varney donnerait pour trouver un trou dans le manteau de ce M. Tressilian autant d’argent qu’il nous en faudrait pour passer cinquante nuits à riboter, et avec cela, le plein pouvoir d’envoyer promener l’intendant s’il voulait nous faire quitter trop tôt nos gobelets.

— Oui dà ! S’il en est ainsi, tu as raison, » dit Lawrence Staples, le gardien en chef, ou, en style ordinaire, le premier geôlier du château de Kenilworth. « Mais comment vous arrangerez-vous, maître Lambourne, pour assister à l’entrée de la reine ; car il me semble que vous deviez y accompagner votre maître ?

— Eh bien ! toi, mon honnête prince des prisons, tu feras la garde en mon absence. Laisse entrer Tressilian, s’il le veut, mais veille à ce que personne ne sorte. Si la donzelle essayait de faire une sortie, comme il ne serait pas impossible, fais-lui rebrousser chemin, en lui parlant durement ; après tout, ce n’est que la maîtresse d’un mauvais comédien.

— Oh ! quant à cela, répondit Lawrence, je n’ai qu’à fermer sur elle la grille de fer qui est en dehors de la double porte, et, bon gré mal gré, elle sera obligée de se tenir tranquille.

— De cette façon, Tressilian ne pourra arriver jusqu’à elle, » dit Lambourne après un moment de réflexion. « Mais n’importe… on la trouvera dans sa chambre, et c’est tout ce qu’il nous faut. Avoue cependant, vieux geôlier aux yeux de chauve-souris, que tu as peur de garder à toi seul la tour de Mervyn.

— Quant à la peur, je ne m’en embarrasse pas plus que d’un tour de clef ; mais d’étranges choses ont été vues et entendues dans cette tour. Quoique vous ne soyez que depuis peu de temps à Kenilworth, on n’aura pas manqué de vous dire qu’elle est hantée par l’esprit d’Arthur Mervyn, ce chef farouche qui fut pris par le terrible lord Mortimer, quand il était un des commandants des frontières de Galles, et assassiné, à ce qu’il paraît, dans cette tour qui porte son nom.

— Oh ! j’ai entendu faire ce conte cinq cents fois, dit Lambourne, et raconter comment l’esprit n’est jamais plus bruyant que quand on fait bouillir des poireaux ou frire du fromage dans les régions culinaires. Santo diavolo, mon brave, retiens ta langue ; je sais tout ce qu’il en est.

— Oui ; mais pourtant tu ne retiens guère la tienne, quelque sage que tu veuilles te faire. Ah ! c’est une horrible chose que d’assassiner un prisonnier dans son cachot !… Toi qui, peut-être, as donné quelque coup de poignard à un homme dans une rue obscure, tu ne sais point cela. Appliquer à un prisonnier mutin un bon coup de clef sur la tête, et le prier de se tenir tranquille, voilà ce que j’appelle maintenir l’ordre dans la prison ; mais tirer l’épée et le tuer, comme fit ce seigneur gallois, cela vous fait surgir un fantôme qui rend pendant un siècle votre prison inhabitable pour tout honnête prisonnier. Avec cela, j’ai tant d’égards pour mes prisonniers, les pauvres diables ! que j’ai toujours mieux aimé loger à cinquante pieds sous terre les bons gentilshommes ou les gens comme il faut qui avaient battu la grande route, médit du lord Leicester, ou commis quelque autre faute du même genre que de les enfermer dans cette chambre d’en haut, qu’on appelle le cabinet de Mervyn. En vérité, par le bon saint Pierre-ès-liens, je m’étonne que mon noble maître, ou M. Varney, aient songé à y loger un hôte ; et si ce M. Tressilian a pu trouver quelqu’un pour lui tenir compagnie, et surtout une femme, sur mon honneur, je pense qu’il a eu raison.

— Je te dis, » ajouta Lambourne en s’avançant dans la chambre du porte-clefs, « que tu n’es qu’un âne… Va fermer le guichet au bas de l’escalier, et ne t’embarrasse pas des esprits. Donne-moi un coup de vin, mon brave ; je me suis un peu échauffé en mettant tout à l’heure ce drôle à la porte. »

Tandis que Lambourne buvait à longs traits un pot de claret, ce qu’il faisait sans se servir d’un verre, le gardien continuait à justifier sa croyance aux apparitions.

« Tu n’es que depuis quelques heures dans ce château, et pendant tout ce temps-là tu t’es enivré tellement, que tu es à la fois sourd, muet et aveugle. Mais tu ferais moins de bravades, si tu devais passer la nuit avec nous à l’époque de la pleine lune ; car c’est alors que l’esprit est le plus remuant, et surtout lorsque le vent souffle avec violence du nord-ouest, qu’il tombe quelques gouttes de pluie, et que de temps en temps l’on entend gronder le tonnerre. Grand Dieu ! quels craquements, quels ébranlements, quels gémissements, et quels hurlements se font entendre alors dans la chambre de Mervyn, juste au dessus de nos têtes ! c’est à tel point, que deux quartes d’eau-de-vie ne suffisent pas pour nous soutenir, mes garçons et moi.

— Bah ! l’ami, » répondit Lambourne, sur qui ce dernier coup, joint aux accolades réitérées qu’il avait données antérieurement au pot, commençait à opérer quelque changement ; « bah ! tu parles des esprits comme un homme qui n’y connaît rien. Personne ne sait au juste ce qu’il faut en dire, et, bref, moins on en parle mieux on fait. Ceux-ci croient une chose, ceux-là une autre… Tout cela est pure imagination. J’en ai connu de toute espèce, mon cher Lawrence Ferme-Porte, et même des hommes d’esprit. Il y a un grand seigneur, je tairai son nom, Lawrence, qui a foi aux étoiles et à la lune, aux planètes et à leur cours, et qui va jusqu’à croire qu’elles ne brillent que pour lui ; quand, foi d’homme à jeun, ou plutôt d’homme ivre, elles ne luisent, mon brave Lawrence, que pour empêcher d’honnêtes garçons comme moi de tomber dans l’eau. À la bonne heure, qu’il se passe ses fantaisies, il est assez grand pour pouvoir le faire. Et puis, vois-tu, il y en a un autre, un homme instruit, je t’assure, qui crache du grec et de l’hébreu, comme moi du latin de cuisine ; il a un système de sympathies et d’antipathies ; il prétend changer du plomb en or, etc. Mais laissons-le payer de ses transmutations ceux qui sont assez fous pour le prendre pour comptant… Puis tu viens après eux, toi aussi, grand homme, qui n’es ni savant ni noble, mais qui as six pieds de haut, et je te vois, aussi peu clairvoyant qu’une taupe, croire aux esprits, aux revenants, et autres choses semblables… Il y a encore un grand homme, c’est-à-dire un petit homme, ou plutôt un petit grand homme, mon cher Lawrence, et son nom commence par un V… Celui-ci, que croit-il ? rien sur la terre, ni dans le ciel, ni dans l’enfer ; et, pour ma part, si je crois qu’il y a un diable, c’est seulement parce que je pense qu’il doit y avoir quelqu’un pour empoigner notre ami par les épaules, « quand l’âme et le corps se sépareront », comme dit la ballade ; car il ne peut y avoir d’antécédent sans conséquent… rarò antecedentem… avait coutume de dire le docteur Breham. Mais ceci est du grec pour toi, mon brave Lawrence, et, au fait, la science est une chose insipide… Donne-moi encore le pot.

— Sur ma foi, Michel, si tu bois davantage, dit le geôlier, tu te trouveras dans un fâcheux état, soit que tu joues Orion, soit que tu accompagnes ton maître dans cette soirée de grande solennité ; et je m’attends à tout moment à entendre la grosse cloche nous appeler à la tour de Mortimer, pour y recevoir la reine. »

Tandis que Staples lui faisait ses remontrances, Lambourne buvait ; mais quittant enfin le pot, qui était presque vide, il dit, en poussant un profond soupir, et d’une voix sourde qui bientôt s’éleva à mesure qu’il parlait : « N’aie pas peur, Lawrence : si je suis ivre, je sais ce que j’ai à faire pour que Varney ne s’en aperçoive pas. Mais, comme je te l’ai déjà dit, n’aie pas peur, Lawrence, je sais porter mon vin. D’ailleurs, je dois aller sur l’eau comme Arion, et je m’enrhumerais si je ne prenais d’avance quelques réconfortants. Je ne jouerai pas Arion ! Certes le plus habile braillard qui ait jamais fatigué ses poumons pour douze sous, n’aurait pas l’avantage sur moi. Que m’importe qu’ils me voient un peu gris ? Y a-t-il un seul homme qui doive s’abstenir de boire aujourd’hui ? réponds-moi : c’est une affaire de loyauté que de se mettre en gaîté… et j’ajoute qu’il y a des gens dans ce château qui, s’ils ne sont pas gris quand ils ont bu, n’ont guère de chance de l’être quand ils restent à jeun. Je ne nomme personne, Lawrence ; mais ton broc de vin est un excellent spécifique pour faire éclater la gaîté et la loyauté. Huzza pour la reine Élisabeth ! pour le noble Leicester ! pour le digne M. Varney !… et pour Michel Lambourne qui pourrait les faire danser autour de son doigt. »

En disant ces mots, il descendit l’escalier, et traversa la cour intérieure.

Le geôlier le suivit des yeux, hocha la tête, et tout en fermant et verrouillant la grille de fer, qui, placée au milieu de l’escalier, rendait impossible de monter plus haut qu’à l’étage immédiatement au-dessous du cabinet de Mervyn, ainsi que s’appelait la chambre de Tressilian, il se dit à lui-même : « C’est une bien excellente chose que d’être favori. Un jour je faillis perdre ma place parce que le matin M. Varney crut s’apercevoir que je sentais l’eau-de-vie ; et ce drôle peut paraître devant lui, ivre comme le vin, sans s’exposer à être grondé. Mais c’est un coquin fieffé, un serpent pour la ruse, et on ne comprend jamais que la moitié de ce qu’il dit. »