Kenilworth/30

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Tome 15p. 347-358).


CHAPITRE XXX.

RÉCEPTION D’UNE SOUVERAINE.


Que le clocher tremble en ses fondements ; elle vient, elle vient ! Parlez pour nous, clochers ; parlez pour nous, trompettes aux sons aigus. Canonnier, à ta mèche ; que ton canon fasse autant de bruit que si le païen, coiffé du turban, s’avançait en rangs serrés pour attaquer nos remparts. Nous aurons aussi des spectacles ; mais cela demande de l’esprit, et je ne suis qu’un grossier soldat.
La Reine-Vierge, tragi-comédie.


Tressilian, lorsque Wayland l’eut quitté, comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent, était demeuré incertain de ce qu’il devait faire, quand Raleigh et Blount s’approchèrent de lui, se donnant le bras, mais, comme de coutume, se disputant avec chaleur. Tressilian, dans la situation actuelle de son esprit, ne désirait guère leur société, mais il n’y avait pas moyen de les éviter ; aussi il sentit que lié par sa promesse de ne pas voir Amy et de ne faire aucune démarche en sa faveur, ce qu’il avait de mieux à faire était de se mêler à la foule, et de laisser paraître le moins possible les angoisses et les inquiétudes qui pesaient sur son cœur. Il fit donc de nécessité vertu, et appelant ses camarades, s’écria : « La joie soit avec vous, camarades ! D’où venez-vous, amis ?

— De Warwick, comme de raison, répondit Blount. Nous sommes revenus pour changer d’habits comme de pauvres acteurs qui sont obligés de conformer leur extérieur à leurs rôles ; et vous auriez bien fait de nous imiter, Tressilian.

— Blount a raison, dit Raleigh, la reine aime ces marques de déférence, et considère comme un manque de respect de ne point se rendre sur-le-champ à son cortège et de paraître devant elle dans le négligé du voyage. Mais regarde Blount lui-même, Tressilian, pour peu que tu aimes à rire, regarde-le, et vois comme son coquin de tailleur l’a équipé, avec du bleu, du vert et du cramoisi relevés par des rubans couleur de chair et des rosettes jaunes à ses souliers.

— Et que vous faut-il donc ? dit Blount. J’ai commandé à ce voleur aux jambes croisées de faire de son mieux et de ne pas épargner la dépense ; et il me semble que tout cela ne fait pas mal, mieux même que ton costume. Je m’en rapporte au jugement de Tressilian.

— Je le veux bien, je le veux bien, répondit Walter Raleigh, pour l’amour du ciel, prononce entre nous, Tressilian. »

Tressilian, choisi pour juge, les examina tous les deux, et s’aperçut au premier coup d’œil que l’honnête Blount avait pris, sur la foi du tailleur, le costume qu’il avait plu à celui-ci de lui faire, et qu’il était aussi embarrassé de la surabondance des rubans qui garnissaient son habillement, qu’un paysan de ses vêtements du dimanche. L’habit de Raleigh, au contraire, était un habit riche et de bon goût, que celui-ci portait comme un costume trop bien approprié à son élégante personne pour être l’objet d’une attention particulière. Tressilian prononça donc que les habits de Blount étaient plus beaux, mais ceux de Raleigh d’un meilleur goût.

Blount fut satisfait de cette décision. « Je savais bien que le mien était plus beau ; si ce coquin de Double-Point m’eût apporté un pourpoint tout simple comme celui de Raleigh, je lui aurais l)risé la tête avec son carreau. Si nous devons être des fous, soyons du moins des Tous de première classe.

— Mais toi, Tressilian, pourquoi n’as-tu pas fait de toilette ? dit Raleigh.

— Je me trouve chassé de ma chambre par une singulière méprise, et pour le moment séparé de mon bagage. J’allais te chercher pour te prier de partager avec moi ton logement.

— Et tu es le bien-venu, dit Raleigh. Diable ! c’est un beau logement. Milord Leicester nous a fait cette galanterie ; il nous a logés comme des princes : si sa courtoisie lui a coûté, du moins elle a été fort loin. Je vous conseille de conter votre embarras au chambellan du comte, on vous fera justice sur-le-champ.

— Bon ! cela n’en vaut pas la peine, puisque vous pouvez me donner la moitié de votre chambre, répondit Tressilian ; je ne veux point causer d’embarras. Quelqu’un est-il venu avec vous ?

— Oui, parbleu ! dit Blount ; Varney et tout une tribu de Leicestériens, sans compter une vingtaine de nous autres, honnêtes partisans de Sussex. Nous devons tous, à ce qu’il paraît, recevoir la reine dans ce qu’ils appellent la tour de la Galerie, et assister à quelques drôleries qu’on y prépare ; ensuite nous ferons le service dans la grande salle, près de Sa Majesté, dont Dieu bénisse les pas, tandis que ceux qui l’attendent maintenant iront se nettoyer et quitter leurs habits de voyage. Le ciel me soit en aide ! si Sa Grâce m’adresse la parole, je ne saurai jamais que répondre !

— Et qu’est-ce qui les a tenus si long-temps à Warwick ? » dit Tressilian qui ne voulait pas que la conversation revînt sur ses affaires.

« Une telle succession de farces, répondit Blount, qu’on n’a jamais rien vu de pareil à la foire de Saint-Barthélémy[1]. Nous avons eu des orateurs et des comédiens, des chiens et des ours, des hommes qui faisaient les singes et des femmes qui faisaient leur propre caricature. Je m’étonne que la reine ait pu supporter tout cela. À tout moment c’était quelque chose sur l’aimable lumière de sa gracieuse figure, ou quelque niaiserie semblable. Mais allons à cette tour de la Galerie, quoique je ne voie pas ce que tu y pourras faire, Tressilian, avec tes habits et les bottes de voyage.

— Je prendrai place derrière toi, Blount, » dit Tressilian qui s’était aperçu que l’élégance extraordinaire de son ami préoccupait singulièrement son esprit ; « ta belle taille et ton brillant costume dissimuleront mon triste équipement.

— Et tu feras vraiment ce que tu dis ? ajouta Blount. De bonne foi, je suis charmé que tu trouves mon habit de bon goût, surtout à cause de ce maître espiègle ; car quand un homme fait une folie, il faut au moins qu’il s’en acquitte bien. »

En disant ces mots, Blount retroussait son chapeau, tendait le jarret, et allongeait le pas d’un air fier, comme s’il eût été à la tête de sa brigade de piquiers ; de temps à autre il abaissait avec complaisance son regard sur ses bas cramoisis et sur les énormes rosettes jaunes qui ornaient ses souliers. Tressilian le suivait, absorbé dans ses tristes pensées, sans faire à peine attention aux plaisanteries que Raleigh, dont la gaîté naturelle était excitée par la ridicule vanité de son respectable et ancien camarade, soufflait à l’oreille de son mélancolique ami.

Ils traversèrent de la sorte le Long-Pont, ou Champ-Clos, et se placèrent avec quelques gentilshommes devant la porte extérieure de la Galerie, ou tour d’entrée. Leur troupe montait à quarante personnes environ, toutes choisies dans la classe qui était immédiatement au-dessous de celle de chevaliers ; elles formaient une espèce de garde d’honneur rangée en double ligne de chaque côté de la porte, au milieu d’une haie serrée de piques et de pertuisanes, formée des vassaux de Leicester, vêtus de sa livrée. Les gentilshommes ne portaient d’autres armes que leurs épées et leurs poignards ; ils étaient vêtus avec toute l’élégance imaginable ; et comme le costume du temps permettait de déployer une magnificence somptueuse, on ne voyait partout que velours, étoffes d’or et d’argent, rubans, plumes, pierreries et chaînes d’or. En dépit des sombres pensées qui l’occupaient, Tressilian ne put s’empêcher de s’apercevoir qu’avec son costume de voyage, quelque élégant qu’il pût être, il faisait une triste figure parmi ces brillants cavaliers, et que son négligé était un sujet d’étonnement pour ses amis et de mépris pour les partisans de Leicester.

Nous ne pouvons taire ce fait, quoiqu’il semble peu d’accord avec la gravité du caractère de Tressilian ; il est certain cependant que le soin extérieur de la personne est une espèce d’amour-propre dont les hommes les plus sages ne sont pas exempts ; et nous y sommes portés d’une manière tellement instinctive, que, non seulement le soldat qui court à un trépas inévitable, mais le condamné même qui marche à une mort certaine, se montrent jaloux de paraître avec avantage. Mais ceci est une digression.

C’était vers le soir d’un jour d’été (le 9 juillet 1575) ; le soleil venait de se coucher, et chacun attendait impatiemment la prochaine arrivée de la reine. La multitude était restée assemblée depuis plusieurs heures, et elle ne cessait de grossir encore. Une abondante distribution de comestibles, de bœufs rôtis et de tonnes de bière, faite sur différents points de la route, avait entretenu la populace dans des sentiments de parfait amour et de dévouement envers la reine et son favori, sentiments qui se fussent quelque peu affaiblis si le jeûne se fût joint à l’attente. Le peuple passait cependant le temps à ses amusements chéris, à crier, huer, hurler, et à se jouer mutuellement de bons tours, ce qui formait un assemblage de sons discordants ordinaire en pareille occasion. Tout cela avait lieu sur les chemins encombrés de monde, au milieu des champs, et principalement en dehors de la porte du parc, où l’affluence du peuple était le plus considérable, quand tout-à-coup une fusée sillonna l’atmosphère, et presque au même instant le son de la grosse cloche du château se fit entendre au loin dans la plaine.

À ce signal il se fit un instant de profond silence, auquel succéda un murmure sourd d’attente formé par les voix réunies de plusieurs milliers d’individus s’efforçant tous de parler bas ; c’était, pour me servir d’une expression singulière, le chuchotement d’une immense multitude.

« Les voici, à coup sûr, dit Raleigh à Tressilian. Ce bruit a quelque chose d’imposant : nous l’entendons dans le lointain de même que les matelots, après un long voyage, entendent pendant leur quart les flots qui viennent se briser sur quelque plage éloignée et inconnue.

— Par la messe, répondit Blount, il me semble plutôt entendre le mugissement de mes vaches dans le pâturage de Wittens-West-Lowe.

— Vous allez le voir brouter lui-même tout à l’heure, dit Raleigh à Tressilian. Il ne rêve que bœufs bien gras et fertiles pâturages. Lui-même ne vaut guère mieux qu’une de ses bêtes à cornes, et il ne devient vraiment beau que lorsqu’on l’irrite et qu’on le met en fureur.

— Nous l’y verrons bientôt, dit Tressilian, si vous ne lui épargnez pas vos plaisanteries.

— Bon ! je ne m’en inquiète guère, répondit Raleigh ; mais, toi aussi, Tressilian, tu es devenu une espèce de hibou qui ne vole que de nuit ; tu as remplacé tes chansons par des cris lugubres, et abandonné la bonne compagnie pour un buisson de lierre.

— Et quelle espèce d’animal es-tu donc toi-même, Raleigh, demanda Tressilian, pour nous traiter tous si lestement ?

— Qui ? moi ! répondit Raleigh, je suis un aigle qui n’ai pas une pensée à donner à cette terre toute matérielle, tant qu’il y aura un ciel vers lequel je pourrai diriger mon vol, un soleil que mon œil pourra fixer.

— Par saint Barnabé ! voilà de belles fanfaronnades, dit Blount ; mais, monseigneur l’aigle, prenez garde à la cage et surtout à l’oiseleur. Plus d’un oiseau, qui avait volé aussi haut, a été empaillé et a servi d’épouvantail aux autres. Mais chut ! quel profond silence vient de se faire tout-à-coup ?

— C’est, dit Raleigh, la procession qui s’arrête à la porte du parc, où une sibylle, l’une des fatidicœ, doit aller au devant de la reine pour lui dire sa bonne aventure. J’ai vu les vers qu’elle doit lui présenter : ils ont peu de sel, et Sa Grâce a déjà été rassasiée de tous ces compliments poétiques. Pendant que l’assesseur la haranguait, lorsqu’elle entra sur les franchises du comte de Warwick, elle me dit tout bas à l’oreille, qu’elle était pertœsa barbarœ loquelœ[2].

— La reine lui a parlé bas à l’oreille, » dit Blount comme se parlant à lui-même. « Bon Dieu ! il ne faut plus s’étonner de rien en ce monde. »

Ici ses réflexions furent interrompues par une salve d’applaudissements qui partit du sein de la multitude, avec un bruit si terrible que le pays en retentit à plusieurs milles à la ronde. Les gardes placés en foule sur la route répétèrent ces acclamations, qui se communiquèrent comme une étincelle électrique jusqu’au château, et annoncèrent à tout le monde que la reine Élisabeth venait d’entrer dans le parc royal de Kenilworth. Toute la musique du château commença en même temps, et l’on tira des remparts une salve d’artillerie accompagnée d’une décharge de mousqueterie ; mais le son des tambours et des trompettes, celui même du canon, ne furent entendus que faiblement au milieu des cris et des acclamations répétées de la multitude.

Lorsque le bruit commença à s’affaiblir, on vit paraître près de la porte du parc un grand éclat de lumière qui, s’élargissant et devenant plus vif à mesure qu’il s’approchait, s’avança le long de la vaste et belle avenue qui conduisait vers la tour de la Galerie, et qui, comme nous l’avons déjà dit, était bordée de chaque côté par les vassaux du comte de Leicester. Le cri de : « La reine ! la reine ! silence ! à vos places ! » se répéta de bouche en bouche. La cavalcade s’avança éclairée par deux cents torches de cire, portées par autant de cavaliers, et qui répandaient un éclat de lumière semblable à celui du grand jour. Tout le cortége, mais particulièrement le groupe principal, dont la reine, vêtue avec la plus grande magnificence et resplendissante de pierreries, occupait elle-même le centre, en était éclairé. Élisabeth était montée sur un cheval blanc comme la neige, qu’elle conduisait avec une grâce et une dignité remarquables, et à sa tournure noble et imposante on reconnaissait la fille de cent rois.

Les dames de la cour, qu’on voyait à cheval auprès de la reine, avaient eu soin que leur extérieur ne fût pas plus brillant que ne le comportaient leur rang et la présente occasion, afin qu’aucun astre inférieur ne parût dans l’orbite de la royauté. Mais, à leurs charmes personnels et à la magnificence qui les distinguait, malgré la contrainte que la prudence leur avait prescrite, on reconnaissait la fleur d’un royaume célèbre par la beauté des femmes et par son faste. Les courtisans, affranchis des précautions que les dames s’étaient imposées, les surpassaient encore par le luxe dont ils brillaient.

Leicester, tout étincelant de bijoux et de drap d’or, comme une image dorée, se tenait à cheval à la droite de Sa Majesté, tant comme son hôte qu’en sa qualité de grand-écuyer. Le noir coursier qu’il montait n’avait pas un seul poil blanc sur le corps ; c’était un des chevaux de guerre les plus estimés de l’Europe, et le comte l’avait acheté à grands frais pour s’en servir dans cette occasion. Le noble animal, s’irritant de la lenteur de la marche, courbait sa tête majestueuse, rongeait son frein d’argent, et l’écume qui jaillissait de sa bouche sur ses membres élégants les parsemait de taches de neige. Le cavalier était digne de la place distinguée qu’il occupait et du superbe animal sur lequel il était monté, car nul homme en Angleterre, et peut-être en Europe, ne surpassait Dudley dans l’art de l’équitation et dans tous les autres exercices propres à son rang. Il avait la tête nue comme tous les autres courtisans qui fermaient le cortège, et l’éclat rougeâtre des torches éclairait ses longues boucles d’un noir d’ébène et ses nobles traits, auxquels la critique la plus sévère n’aurait pu reprocher autre chose que le superbe défaut, si l’on peut s’exprimer ainsi, d’un front un peu trop élevé. Pendant cette glorieuse soirée, sa physionomie était empreinte du zèle reconnaissant d’un sujet pénétré de l’honneur que lui faisait sa souveraine, et respirait l’orgueil et la satisfaction dont le remplissait un si beau moment. Cependant, quoique ni son regard, ni aucun de ses traits, ne trahît la moindre émotion étrangère à la circonstance, quelques-uns des gens du comte remarquèrent qu’il était d’une pâleur extraordinaire, et ils s’exprimèrent mutuellement la crainte que leur seigneur ne se fatiguât d’une manière qui pourrait nuire à sa santé.

Varney, comme premier écuyer du comte, le suivait tenant sa toque de velours noir, qui était ornée d’une agrafe de diamants et surmontée d’une plume blanche. Son regard était constamment fixé sur son maître, et pour des raisons qui ne sont pas inconnues au lecteur, c’était celui des nombreux gentilshommes de Leicester qui souhaitait avec le plus d’anxiété que la force et le courage du comte lui permissent de supporter convenablement les agitations d’une telle journée ; car, bien que Varney fût du très petit nombre de ces monstres qui sont parvenus à étouffer les remords de leur conscience, et qui, au moyen de l’athéisme, se procurent une espèce d’insensibilité morale semblable au repos qui est le résultat de l’opium administré pour des souffrances aiguës, il savait cependant que le cœur de son maître commençait à être en proie à cette flamme dévorante qui, une fois allumée, ne s’éteint plus, et qu’au milieu de toute la pompe et de toute la magnificence que nous venons de décrire, le comte se sentait rongé par ce ver qui ne meurt point. Néanmoins, assuré comme l’était lord Leicester, par la nouvelle que Varney lui en avait apportée, que la comtesse éprouvait une indisposition qui devait excuser suffisamment auprès de la reine son absence de Kenilworth, son astucieux écuyer ne croyait pas qu’il fût très à craindre qu’un homme aussi ambitieux se trahît en donnant des signes extérieurs de faiblesse.

Les personnes qui composaient la suite immédiate de la reine, hommes et femmes, étaient naturellement choisies parmi les plus braves guerriers, les plus belles dames, la noblesse la plus illustre et les sages les plus célèbres de ce règne remarquable, et répéter leurs noms ne serait que fatiguer le lecteur. Derrière eux venait une longue suite de chevaliers et de gentilshommes, dont le rang et la naissance, quelque distingués qu’ils fussent, étaient confondus comme leurs personnes à la suite d’un cortège à la tête duquel brillait tant de majesté.

Dans cet ordre, la cavalcade s’approchait de la tour de la Galerie, qui, comme nous l’avons observé, formait la dernière barrière du château.

Ce fut alors le tour du gigantesque portier de s’avancer ; mais l’énorme et indolent personnage était si troublé par une excessive quantité d’ale double qui avait affaibli sa mémoire loin de la fortifier, qu’il ne put que proférer un soupir lamentable en restant assis sur son banc de pierre. La reine serait vraisemblablement passée sans qu’il l’eût complimentée, si l’allié secret du gigantesque concierge, Flibbertigibbet, qui se tenait caché derrière lui, n’eût enfoncé une épingle dans la partie postérieure des courts hauts-de-chausses que nous avons décrits ailleurs.

Le portier poussa une espèce de hurlement qui ne convenait pas mal à son rôle, il se leva en sursaut avec son bâton qu’il brandit autour de lui avec vigueur ; puis, comme un cheval de carrosse qui a senti l’éperon, il se lança au grand galop dans la carrière oratoire, et à l’aide de Dickie Sludge qui le souffla très activement, il réussit à proférer, d’une voix dont les intonations répondaient à sa taille de géant, un discours dont les premiers vers devaient être adressés à la foule qui obstruait la porte, et le reste prononcé au moment de l’approche de la reine, à l’aspect de laquelle le gigantesque portier, comme frappé d’une vision céleste, laissa tomber son bâton, déposa ses clefs, et fit place à la déesse de la nuit et à son magnifique cortège. Élisabeth reçut très gracieusement l’hommage du concierge herculéen, et lui faisant une inclination de tête en remercîment passa sous la tour si bien gardée, du haut de laquelle on entendit éclater dans l’air les sons bruyants d’une musique guerrière, à laquelle répondirent des troupes de musiciens placées sur différents points des murs du château ou stationnées dans le parc. Ainsi les échos répétaient les accords qui se répondaient les uns aux autres de différents côtés.

Au milieu de ces sons mélodieux qui éclataient comme par enchantement tantôt tout près, tantôt affaiblis par la distance, et quelquefois ne formaient plus qu’un murmure doux et plaintif, Élisabeth traversa la tour de la Galerie et arriva sur le pont, d’une longueur assez remarquable, qui s’étendait depuis cette galerie jusqu’à la tour de Mortimer. Un grand nombre de torches attachées de chaque côté des palissades produisaient une lumière presque égale à celle du jour. La plupart des nobles descendirent là, envoyèrent leurs chevaux au village voisin de Kenilworth, et suivirent la reine à pied, comme les gentilshommes qui avaient été formés en troupe pour la recevoir à la porte de la tour de la Galerie.

En ce moment, et plusieurs fois dans la soirée, Raleigh adressa la parole à Tressilian, et ne fut pas médiocrement surpris de ses réponses vagues et peu satisfaisantes. Cette hésitation, la manière dont il avait quitté son appartement sans en donner aucune raison, son obstination à se montrer dans un négligé qui devait déplaire à la reine, enfin quelques autres symptômes de désordre qu’il crut remarquer en lui, tout le porta à craindre que l’esprit de son ami ne fût atteint de quelque aliénation momentanée.

Cependant la reine n’eut pas plus tôt mis le pied sur le pont, qu’elle y trouva un nouveau spectacle ; car du moment où la musique donna le signal de son approche, on vit paraître sur le lac, sortant derrière une petite héronnière qui le cachait, et se dirigeant doucement vers l’autre extrémité du pont, un radeau imaginé de manière à offrir l’aspect d’une île flottante, illuminée par une grande quantité de torches et environnée de machines mouvantes faites pour représenter des chevaux marins sur lesquels étaient assis des tritons, des néréides et autres divinités fabuleuses de la mer.

Sur cette île on découvrait une belle femme vêtue d’une mante de soie couleur verdâtre, attachée par une large ceinture, sur laquelle étaient gravés des caractères semblables aux phylactères des Hébreux. Ses pieds et ses bras étaient nus, mais elle portait aux poignets et aux chevilles des bracelets d’or d’une largeur peu commune. Au milieu de sa longue et soyeuse chevelure noire, elle portait un diadème ou guirlande de gui artificiel, et tenait à la main une baguette d’ébène dont le bout était d’argent ; deux nymphes la suivaient, vêtues comme elle d’un costume antique et symbolique.

Cette machine était si bien construite que la dame de l’île flottante ayant achevé son voyage d’une manière très pittoresque, débarqua à la tour de Mortimer avec ses deux suivantes, précisément à l’instant où Élisabeth elle-même arriva devant cette fortification. L’étrangère alors, dans un discours ingénieux, annonça qu’on voyait en elle cette célèbre Dame du Lac si renommée dans l’histoire du roi d’Arthur, qui avait pris soin du redoutable sir Lancelot dans sa jeunesse, et dont la beauté avait triomphé des enchantements et de la sagesse du grand Merlin. Depuis cette époque reculée elle était restée en possession de ses domaines aquatiques, malgré les divers personnages pleins de gloire et de puissance auxquels Kenilworth avait successivement appartenu. Les Saxons, les Danois, les Normands, les Saintlowe, les Clinton, les Montfort, les Mortimer, les Plantagenet, tout grands qu’ils étaient par leurs armes et leur magnificence, ne lui avaient jamais fait élever la tête au-dessus de la surface des eaux qui renfermaient son palais de cristal ; mais un nom plus glorieux que tous ces grands noms s’était fait entendre, et elle venait rendre hommage à l’incomparable Élisabeth et mettre à ses pieds tous les divertissements que le château et ses environs, que la terre ou l’onde, pouvaient lui offrir.

La reine accueillit aussi cette harangue avec beaucoup de courtoisie, et répondit en plaisantant : « Nous avions cru, belle dame, que ce lac appartenait à notre royaume ; mais puisqu’une personne aussi célèbre le réclame, nous serons bien aise d’avoir dans quelque autre moment un nouvel entretien avec vous sur nos intérêts communs. »

Après cette gracieuse réponse, la Dame du Lac disparut, et Arion, qui était parmi les divinités maritimes, parut sur son dauphin. Mais Lambourne, qui était chargé de ce rôle en l’absence de Wayland, se trouvant tout transi d’être resté plongé dans un élément dont il n’était nullement l’ami, n’ayant d’ailleurs jamais su son discours par cœur, et ne possédant pas comme le portier l’avantage d’un souffleur, paya d’impudence, et arrachant son masque, il se mit à jurer par son âme et ses os, qu’il n’était ni Orion, ni Arion, mais l’honnête Michel Lambourne, qui avait bu à la santé de Sa Majesté, depuis le matin jusqu’au soir, et qui était venu pour lui présenter ses hommages à Kenilworth.

Cette bouffonnerie impromptu remplit probablement mieux le but que la harangue préparée d’avance ne l’aurait fait. La reine rit de tout son cœur, et jura à son tour que c’était le meilleur discours qu’elle eût encore entendu. Lambourne, qui s’aperçut à l’instant que sa plaisanterie avait sauvé son dos, se hâta de sauter à terre, et, donnant un coup de pied à son dauphin, il déclara qu’il ne voulait plus avoir rien à démêler avec les poissons, à moins que ce ne fût à table. Ce fut au moment où la reine allait entrer dans le château qu’on tira sur la terre et sur les eaux ces mémorables feux d’artifice pour la description desquels maître Lancham, déjà cité, a épuisé toute son éloquence.

« Tel fut, dit le greffier de la chambre du conseil, l’éclat des dais enflammés, la lueur des étoiles étincelantes, les pluies de feu, les torrents d’étincelles ardentes, les éclairs de feu grégeois, les éclats de la foudre qui se succédaient avec une rapidité et une violence effrayante, que le ciel gronda, les eaux se soulevèrent, et la terre en tressaillit. Et quant à moi, tout hardi que je suis, j’en éprouvai une frayeur mortelle[3]. »


  1. Foire de Londres. a. m.
  2. Fatiguée de ce langage barbare. a. m.
  3. Voyez la relation de Lancham, des fêtes données à la reine au château de Kenilworth en 1575, opuscule très amusant, écrit par le plus grand fat qui ait jamais barbouillé du papier. L’original est extrêmement rare ; cependant il a été réimprimé deux fois : la première dans la collection très curieuse et très intéressante que M. Nichols nous a donnée des marches, voyages et processions publiques de la reine Élisabeth, volume Ier ; et la seconde, plus récemment, dans le 1er numéro d’un ouvrage intitulé Kenilworth décrit, magnifiquement imprimé à Chiswick pour Meridaw de Coventry et Radcliff de Birmingham, ouvrage qui, s’il est continué avec le goût et le soin qu’on y a apportés jusqu’ici, sera une des plus belles publications en fait d’antiquité qui aient paru depuis long-temps.